Revue littéraire, 1863/06



PUBLICATIONS ALLEMANDES SUR LA RÉFORME.[1]

Dans les études consacrées de nos jours à cette tradition d’apologues qui remonte aux premiers âges de l’histoire et que notre fabuliste a fixée à jamais en son œuvre immortelle, dans les travaux d’érudition ou d’art, de critique littéraire ou morale sur La Fontaine et ses devanciers, les écrivains de la France ont presque toujours négligé de faire la part de l’Allemagne. Soit que nos orientalistes, au sujet du Dolopathos ou de l’Hitopadesa, suivissent d’Asie en Europe la migration des moralités antiques, soit qu’un trop ingénieux constructeur de systèmes s’amusât à comparer le poète de Janot Lapin aux fabulistes sentencieux de l’antiquité gréco-latine et aux fabulistes conteurs du moyen âge, on ne songeait guère à découvrir des rapprochemens chez ces faiseurs d’apologues, dont la vieille Allemagne est si riche. Un docte critique déjà connu par d’utiles publications sur l’histoire littéraire de son pays, encouragé sans doute aussi par les recherches qui se multiplient autour de lui sur les écrivains allemands de la réforme, — M. Henri Kurz, — vient de nous rendre notre oubli très sensible, non par des réclamations amères et pédantesques, mais, ce qui est bien plus habile, par la publication de deux volumes où l’élégance de la forme relève encore le sérieux intérêt du fond : il s’agit du recueil de fables composé au commencement du XVIe siècle par un de ces poètes moralistes si nombreux, si hardis, qui préparèrent le mouvement de la réformation et s’y jetèrent tout naturellement. Ce poète se nommait Burkhard Waldis.

La vie de Burkhard Waldis est peu connue ; un petit nombre de renseignemens certains, quelques conjectures tirées de ses ouvrages, voilà les seuls matériaux de cette biographie, et il faut d’autant plus le regretter, que l’existence agitée du fabuliste, si nous en possédions les détails, serait sans doute un des curieux épisodes de la réformation. Burkhard Waldis naquit, selon toute vraisemblance, au village d’Allendorf, dans la Hesse, de 1480 à 1490. Quelle fut son éducation première, on l’ignore. Sortait-il du couvent ou des écoles populaires ? Était-ce un élève des moines ? Était-ce un de ces scholastici vagantes dont l’histoire vient d’être si bien mise en lumière par M. Gustave Freytag dans ses Tableaux de l’ancienne Allemagne, et plus récemment encore par M. Édouard Fick, de Genève, dans son excellente traduction de l’autobiographie de Thomas Platter ? Là-dessus point de réponse ; nous voyons seulement par ses écrits qu’il avait fait une étude assez sérieuse des lettres antiques, et nous savons qu’il se consacra d’abord au service de l’église. En 1523, il était moine franciscain à Riga. Pourquoi si loin de son pays ? À la suite de quels événemens ? Autant de mystères. La réforme faisant chaque jour de nouveaux progrès dans ces contrées, l’archevêque de Riga, Gaspard de Linden, envoya une députation de trois moines à l’empereur Charles-Quint pour implorer sa protection contre les violences des partisans de Luther. Sept ans après l’explosion de là réforme, les catholiques étaient en minorité à Riga, et les adversaires de Rome, maîtres du champ de bataille, devenaient oppresseurs à leur tour. Les trois moines ne virent point l’empereur Charles-Quint, qui venait de quitter l’Allemagne, mais ils furent bien reçus par le prince qui représentait l’autorité impériale dans les contrées germaniques, et surtout ils purent assister aux débats de la diète de Nuremberg, où catholiques et protestans se trouvaient en présence. C’est là que Burkhard Waldis fit personnellement connaissance avec le cardinal Lorenzo Campeggio, dont il parle en ses fables. Pendant ce voyage à travers des pays dévoués aux doctrines nouvelles, Burkhard Waldis, déjà préparé peut-être, comme tant d’autres moines, aux enseignemens de Luther, avait-il senti sa foi se transformer. Sont-ce les protestans de l’Allemagne du nord ou les catholiques de Nuremberg qui l’ont décidé à quitter l’église romaine ? On ne saurait le dire. Ce qui est certain, c’est que le franciscain de Livonie, à peine revenu à Riga, s’empressa d’abjurer le catholicisme. Il est fâcheux que cette abjuration ait eu lieu à la suite de l’emprisonnement du moine par les magistrats luthériens de la Livonie. M. Henri Kurz a beau affirmer, d’après les écrits du fabuliste, que les convictions religieuses de Burkhard étaient parfaitement arrêtées avant son retour à Riga ; nous avons beau être persuadé nous-même que cet emprisonnement ne fut pour lui qu’une occasion de déclarer aux yeux de tous les transformations secrètes de sa conscience : encore une fois cette occasion est fâcheuse ; on aimerait mieux le voir se lever en face du péril, comme Anne Dubourg devant le parlement de Henri II.

Sorti du couvent, Waldis gagna sa vie en travaillant de ses mains ; il se fit ouvrier, entra chez un fondeur, et par son intelligence, par son adresse, devint un des maîtres de l’industrie locale, comme l’attestent certains documens que nous possédons encore. Son commerce prit bientôt un assez grand développement ; il faisait de longs voyages, et ses pérégrinations à travers l’Allemagne n’étaient pas moins utiles à sa cause religieuse qu’aux intérêts de son industrie. On sait que la réforme, parmi les influences si diverses qu’elle exerça dans le monde, imprima une rapide impulsion à l’industrie d’une part, de l’autre à l’enseignement populaire. C’est bien une figure du XVIe siècle que ce franciscain allemand devenu ouvrier, commerçant, occupé à courir le monde pour le soin de ses affaires et la propagation de ses croyances. Du fond de la Livonie, Burkhard Waldis alla jusqu’en Italie et en Portugal. Il visita souvent la Prusse, les villes hanséatiques, la Hollande, les contrées du Rhin, la Silésie, le Tyrol, l’Alsace et la Suisse. On ignore combien d’années il demeura établi à Riga ; on ne sait pas davantage s’il habita quelque autre ville entre son départ de Livonie et son retour dans la liesse ; mais un fait hors de doute, quoique fort mystérieux, c’est qu’il eut à subir une longue et douloureuse captivité avant de pouvoir s’installer enfin dans sa patrie. Quelle fut la cause de cet emprisonnement ? Combien de temps dura-t-il ? Dans quelle ville, dans quelle contrée Burkhard Waldis avait-il rencontré des ennemis ? Était-il coupable ou victime ? Tout ce que nous savons, c’est qu’à l’époque où le poète revint dans la Hesse en l’année 1542, il avait de cinquante à soixante ans. On croit qu’il vécut d’abord chez ses deux frères Jean et Bernard ; en 1544, le landgrave de Hesse, Philippe le Magnanime, le nomma pasteur d’Abterode. Peu de temps auparavant, il avait épousé une veuve dont il eut plusieurs enfans. Les derniers renseignemens sur sa vie s’arrêtent en 1547 ; c’est l’année où, accablé par la vieillesse et les infirmités, il dut renoncer au ministère pastoral. À partir de ce moment, il semble disparaître ; on ignore la date de sa mort.

Les œuvres de Burkhard Waldis sont assez nombreuses ; on y remarque surtout une comédie morale intitulée la Parabole de l’Enfant prodigue (de Parabell vam vorlorn Szohn), imprimée à Riga en 1532, des prières en vers, des pièces satiriques contre le duc de Brunswick, des récits et moralités en prose, etc. Le plus important de tous ces ouvrages, celui qui assure une place à l’auteur dans l’histoire de la poésie allemande, c’est le recueil de fables donné sous le titre d’Esopus. L’Esopus a été l’occupation continuelle de Burkhard Waldis ; il y travaillait déjà pendant son séjour à Riga, comme on le voit par la dédicace ; il y travaillait encore après son retour dans sa patrie, et consignait dans le quatrième et dernier livre les souvenirs ou les épreuves de sa vie.

Voilà précisément ce qui fait le vivant intérêt de ce recueil. Ces réminiscences d’une laborieuse carrière, ces souvenirs du couvent des franciscains à Riga et de la mission catholique à Nuremberg, cette expérience des hommes en des conditions si diverses, ces leçons recueillies par l’ouvrier, par le maître fondeur, par le négociant hardi, par le voyageur infatigable, par le prédicateur errant et le pasteur sédentaire, ces avertissemens donnés ou reçus tour à tour, cette sagesse naïve apprise dans les livres sacrés et dans le commerce des humains, cette pensée naturellement grave qui s’arme de railleries pour la lutte, tout cela imprime aux apologues de Burkhard Waldis une véritable originalité. Certes, il n’y a rien chez lui qu’on puisse comparer à ce mélange de familier et de sublime, de finesse naïve et de dramatique vigueur, qui fait de notre La Fontaine un maître hors de pair ; quelle différence toutefois entre Burkhard Waldis et tant de fabulistes anonymes, je veux dire sans nom distinct, sans inspiration propre, qui n’ont fait que répéter la tradition séculaire. Le caractère particulier de Burkhard Waldis, c’est qu’il est le fabuliste de la réforme, et que tout se rapporte dans ses récits aux intérêts de la révolution religieuse.

En veut-on un exemple ? Il y avait dans les fabliaux allemands du moyen âge un récit intitulé la Confession, — diu Bihte, ou bien encore Pœnitentiarius ; c’est le sujet que La Fontaine a immortalisé dans les Animaux malades de la peste. Burkhard Waldis s’empare de ce thème, mais il n’y voit pas ce qu’y verra le fabuliste français du XVIIe siècle, l’occasion d’une grande peinture, d’une grande et éternelle scène de la tragi-comédie sociale ; il place la vieille moralité dans le cadre du XVIe siècle, au milieu des personnages de la renaissance et de la réforme. Dès le premier vers, le pape Alexandre VI est nommé. Ne dites pas qu’on ne s’attendait guère à voir un Borgia en cette affaire ; il faut s’y attendre sans cesse avec Burkhard Waldis. Papes et cardinaux, aussi bien que Luther et Calvin, ont leur place nécessaire dans ces fables. Donc, en l’année 1500, le pape Alexandre VI est à Rome, et comme il convoque tous les pécheurs pour la distribution des indulgences, le loup, le renard et l’âne, alléchés par ces promesses solennelles, s’empressent de partir en pèlerinage. Ici, on le pense bien, les satiriques observations ne manquent pas sur les prétentions du pontife qui se substitue à Dieu : on croirait lire un pamphlet de l’époque. Ce n’est pourtant pas à Rome que la fable nous conduit ; l’auteur ne pousse pas sa hardiesse jusqu’au bout, il lui suffit d’avoir fait à sa manière un petit tableau satirique de l’église de son temps. Fatigués du voyage, effrayés des montagnes qu’ils ont encore à franchir, les trois pèlerins se décident à se passer du saint-père et à se confesser les uns aux autres. On sait la fin de l’aventure, mais voici la morale qui est particulière à Waldis : si le loup et le renard se pardonnent aisément leurs crimes, c’est qu’ils s’entendent comme larrons en foire, étant membres de la même confrérie, prêtres du même clergé ; quant au pauvre aliboron, qui s’en va naïvement conter ses peccadilles à l’ennemi, peut-il y avoir pour lui pénitence assez dure ? Il s’est livré au renard, il s’est mis dans la gueule du loup ; qu’il y reste. Ces attaques bouffonnes n’ont plus de sens aujourd’hui ; l’église du XIXe siècle, après les épreuves qu’elle a subies, en présence des épreuves plus fécondes encore qui l’attendent, l’église épurée il y a trois cents ans par la réforme et ranimée de nos jours par la révolution, occupe une assez grande place dans le monde moral pour que les sarcasmes d’autrefois la puissent atteindre. Ses plus redoutables ennemis dans notre société en travail ne sont ni les dissidens respectueux, ni même les adversaires déclarés ; ce sont les étranges défenseurs qu’elle accepte ou qu’elle subit. Il n’en est pas moins intéressant de comparer les vieilles attaques aux nouvelles, de même qu’on opposerait utilement les apologistes d’autrefois à ceux d’aujourd’hui, sans qu’il fût nécessaire de beaucoup insister sur la signification d’un pareil contraste. Pour nous en tenir aux adversaires, et sans sortir du XVIe siècle, nous croyons que l’histoire littéraire a raison de remettre en lumière les apologues de Burkhard Waldis. On y trouvera de curieux documens sur l’état des esprits au XVIe siècle ; on y trouvera aussi les qualités d’un conteur aimable, de la finesse, de la gaîté, un style franc, joyeux, rapide, et, au milieu des libertés toutes naturelles d’une polémique désormais hors d’usage, les leçons indestructibles de la morale chrétienne.

L’Esopus de Burkhard Waldis avait été publié six fois au XVIe siècle ; la première édition est de 1548, la dernière de 1584. L’édition nouvelle que vient de donner M. Henri Kurz est un chef-d’œuvre d’élégance typographique et un modèle d’érudition sans pédantisme. Les sources auxquelles le fabuliste a puisé les imitations, les rapprochemens, tout cela est indiqué avec précision, sans que l’annotateur s’oublie jamais en des développemens indigestes selon l’ancien usage germanique. Je lui reprocherais plutôt certaines omissions graves : pourquoi cite-t-il une fois à peine les savantes recherches de M. Victor Leclerc sur nos fabliaux dans les derniers volumes de l’Histoire littéraire de la France ? Qu’il ouvre ce vaste trésor, bien des choses s’offriront à lui qu’il regrettera d’avoir négligées. Des travaux comme celui-ci peuvent et doivent aspirer à une sorte de perfection.


SAINT-RENE TAILLANDIER.


V. DE MARS.


  1. Deutsche Bibliothek : Esopus, von Burkhard Waldis ; — herausgegeben, etc., von Heinrich Kurz ; 2 volumes, Leipzig 1862.