Revue littéraire, 1863/02


parce qu’il nous montre à nu l’âme même d’un homme à qui ressemblaient beaucoup de ses contemporains. On y verra combien ces gens-là différaient de nous, quel rôle jouait dans leur vie ce qui n’est dans la nôtre que distraction d’un moment et plaisir éphémère, comment c’était à une autre source qu’ils puisaient et les plus profondes de leurs joies et leurs plus mortelles douleurs. Les vrais rois du siècle, ce sont les artistes ; c’est à protéger les arts que les souverains emploient la richesse et la puissance conquises par une longue ambition et une politique sans scrupule, par bien des années de luttes et de combats ; Este, Médicis, Rovere, Borgia, républiques et rois, bons ou méchans princes, tous sont d’accord sur ce point et rivalisent d’ardeur et d’enthousiasme. Léon X, pour achever Saint-Pierre et pouvoir donner un libre essor au génie de Bramante et de Raphaël, fait prêcher et vendre les indulgences, brave les résistances de la consciencieuse et grave Allemagne, et donne le signal de la réforme. Eût-il même prévu les conséquences de la révolte de Luther, je doute qu’elle lui eut causé une aussi vive douleur que la mort de Raphaël, enlevé avant l’âge aux merveilles que la munificence du pontife lui permettait de faire éclore sur les murs des églises et des palais de Rome.

Nous connaissons moins bien le siècle de Cimon et de Polygnote, de Périclès et de Phidias. Les plus grands des historiens anciens dédaignaient, comme étranger à la dignité de l’histoire, tout ce qui n’était point la vie publique de la cité, et Thucydide ne nous raconte que les tuttes de l’Agora et celles du champ de bataille. C’est surtout par Plutarque que nous avons, dans ses vies de Cimon, de Périclès, d’Alcibiade, de précieux détails sur la vie de cette société, sur ses goûts, ses mœurs, ses plaisirs, sur la condition des poètes et des artistes, sur les vives émotions que causaient à ces fils de l’incomparable cité les chefs-d’œuvre des lettres et des arts. L’auteur du livre sur l’Acropole d’Athènes, M. Beulé, a montré dans la Revue, à l’aide surtout de Pausanias et de Plutarque, quelle a été l’existence d’un des plus grands hommes de cet âge fécond, de ce Polygnote que Cimon avait donné à Athènes, et qui refusait de faire payer à sa patrie d’adoption les œuvres admirables dont il l’enrichissait. On sait quels furent les rapports de Périclès et de Phidias, quelle intime amitié unissait ces deux hommes extraordinaires, et de quels immenses travaux la confiance de Périclès remit la direction à l’universel génie de Phidias. Phidias eut là, pendant une dizaine d’années, quelque chose comme la situation qu’occupa Bramante à Rome pendant les dernières années de sa vie. Comme M. Beulé l’a bien montré dans ses études sur Phidias, à deux mille ans de distance, la Rome de Léon X nous aide à comprendre l’Athènes de Périclès. L’impression qu’avaient produite sur l’imagination des Athéniens et sur l’esprit des Grecs les progrès contemporains de l’architecture, de la sculpture, de la peinture, se retrouve jusque dans l’austère récit de Thucydide ; le grand historien, dans l’oraison funèbre qu’il prête à Périclès et où il fait une si profonde analyse du génie athénien, où il trace un si brillant tableau de ces jours trop rapides de jeunesse et d’espoir, les plus beaux que sa noble patrie ait jamais connus, indique comment la vie du citoyen d’Athènes s’écoulait alors dans une sorte d’enchantement perpétuel, au milieu de fêtes et de spectacles, parmi des merveilles naissantes dont la vue ne laissait pas de place au chagrin ; il peint l’Attique attirant de toutes parts un prodigieux concours d’étrangers curieux, émus et ravis, avides de prendre leur part de ces plaisirs des yeux et des oreilles, de ces joies de l’admiration ; il montre Athènes devenue « l’école de toute la Grèce. »

Dans les autres écrivains du temps, pour qui sait lire, c’est un mot, une allusion, une comparaison qui nous révèlent çà et là avec quel transport les Athéniens de Périclès jouissaient de toutes ces belles œuvres dont leur faisaient présent des artistes inimitables. Un vers me frappait l’autre jour dans l’Hécube d’Euripide, jouée probablement en 424 avant Jésus-Christ ; c’est dans le récit de la courageuse mort de Polyxène : la noble vierge veut mourir libre et sans être touchée par des mains ennemies ; debout à l’autel, « saisissant sa robe, elle la déchire depuis l’épaule jusqu’au milieu du ventre, au-dessus du nombril, et découvre ainsi son sein et sa gorge, belle comme celle d’une statue. » Le poète n’en dit pas plus, cette comparaison lui suffit pour donner et suffit au peuple pour concevoir l’idée d’une parfaite beauté : les œuvres de la sculpture grecque sont familières alors à toutes les imaginations ; chacune se reporte aussitôt vers quelque merveille de cet art vraiment né d’hier avec Phidias, de cet art qui cherche et rencontre déjà l’idéal, qui montre aux hommes des corps plus beaux que tous ceux que la nature a créés. La comparaison d’Euripide, cette « gorge belle comme celle d’une statue, » porte en elle-même sa date ; non-seulement elle est tout à fait étrangère à l’ancienne poésie épique et lyrique, mais Eschyle même n’aurait pu encore l’employer. Elle se présente au contraire tout naturellement à l’imagination d’Euripide au lendemain de l’achèvement des grands travaux de l’Acropole, au moment où Phidias, Alcamène et Agoracrite venaient de peupler de leurs ouvrages Athènes et l’Attique tout entière.

Nous n’avons malheureusement pas les Vasari de ces Bramante, de ces Michel-Ange, de ces Raphaël athéniens ; quelques anecdotes éparses dans des écrivains postérieurs de plusieurs siècles, comme Plutarque, Pline, Athénée, anecdotes souvent contradictoires et invraisemblables, voilà tout ce qui nous reste pour nous représenter la vie de ces grands hommes, leurs ardentes rivalités, le mouvement et la succession des écoles. Le plus sûr, c’est donc d’étudier leur œuvre en elle-même, dans ce que les siècles en ont épargné, dans les ruines qui surmontent encore le roc sacré de l’Acropole, dans les débris que les hasards de la guerre et des dévastations récentes ont jetés dans les musées de l’Europe, où du moins les entoure maintenant une pieuse admiration. On ne saurait prendre pour cette étude un meilleur guide que M. Beulé. Son livre, déjà connu du public, est dégagé, dans cette nouvelle édition, de tout l’appareil des citations et des preuves. La lecture est rendue ainsi plus facile et plus agréable encore, sans que l’ouvrage ait rien perdu de sa valeur scientifique, sans qu’il y manque rien de ce qui peut nous aider à refaire par la pensée l’ensemble de ces monumens sans pareils. Précis et rapide dans la discussion des points, controversés, le style s’anime et se colore dans la description de chefs-d’œuvre dont il rend à ceux qui ont eu le bonheur de les voir et de les toucher l’impression rafraîchie et comme l’illusion d’une vue réelle.


GEORGE PERROT.


V. DE MARS.