Que le lecteur prenne la peine de peser les termes de cet argument. Est-il possible d’imaginer une logique plus merveilleuse et plus puissante ? Vous m’accusez d’ignorance, donc vous me défendez d’étudier ! Il faut rendre les armes et s’humilier. Un enfant, il est vrai, un enfant de douze ans, conclurait autrement et dirait : Vous m’accusez d’ignorance, donc vous me conseillez d’étudier ; mais cette logique vulgaire ne convient pas au chef de l’école religieuse et traditionnelle. Il n’y a que les païens, les incrédules, qui puissent raisonner ainsi. Quand on a l’honneur d’être chef d’école, quand on se donne pour l’héritier de Bossuet, et qu’on trouve dans les salons des voix assez niaises pour le répéter, on se fait une logique à son usage. Il est donc avéré désormais qu’en accusant M. Nettement d’ignorance, en l’accusant preuves en main, je lui défends d’étudier ! Voyez pourtant ce que c’est que le génie ! Je ne me serais jamais avisé d’une pareille découverte, je n’avais pas pressenti, je n’avais pas deviné les conséquences de ma pensée ; mais je dois des remerciemens à M. Nettement, car me voilà passé empereur, et mon ambition ne s’était jamais élevée si haut. J’aurais mieux aimé me voir comparé à Marc-Aurèle ; cependant, quand il s’agit d’une couronne et d’un empire comme l’empire romain, il ne faut pas se montrer trop difficile. Que M. Nettement reçoive donc mes actions de grâce. Il est d’ailleurs clément dans sa défense, il ne m’en veut pas, il est si bon chrétien ! Il salue au contraire avec reconnaissance, avec un profond sentiment de gratitude, les pages où j’ai bien voulu m’occuper de lui, car c’est moi qui, par mes paroles étourdies, par mes injustes accusations, ai suscité ce terrible vengeur qui devrait m’imposer silence, si j’étais animé de meilleurs sentimens. Comment M. Nettement se plaindrait-il de mes attaques ? Ne pourrais-je pas lui répondre, et j’emprunte ici ses paroles élégantes et ingénieuses : Et moi, crois-tu donc que je sois sur un lit de roses ? — Quelle admirable et fine plaisanterie ! Tout à l’heure j’étais empereur romain, me voici maintenant empereur du Mexique. Couronné deux fois en un seul jour, quelle gloire, quelle prospérité ! Comment pourrai-je m’acquitter jamais envers M. Nettement ! Sa générosité me confond, et j’aurai beau faire, on me prendra pour un ingrat. Qui donc m’oblige à parler comme Gualhnozin ? qui donc m’a mis sur les charbons ardens ? Un des écrivains les plus terribles de ce temps-ci, le meilleur, le plus fidèle, le plus zélé, le plus éloquent ami de M. Nettement, M. Armand de Pontmartin ! C’est lui qui de sa main dévouée a mis le feu au bûcher sur lequel je suis étendu. Jusqu’à présent, les flammes ne m’ont pas encore atteint ; mais à moins qu’une main généreuse et compatissante ne vienne les éteindre, je serai consumé dans peu d’instans.

Un avocat vulgaire, un avocat plaidant sa propre cause, se serait contenté de ces deux formidables argumens : Julien l’Apostat et Guatimozin, N’y a-t-il pas là en effet de quoi réduire au silence l’adversaire le plus acharné ? Mais M. Nettement ne s’arrête pas en si beau chemin ; une fois qu’il s’est mis à parler, il ne s’arrête plus. Il continue donc avec une onction pénétrante : — Vous prétendez que l’église catholique ne saurait s’accommoder de la philosophie ? Vous oubliez donc le concile de Trente et le catéchisme, où ce concile reconnaît formellement que l’exercice de la raison n’est pas interdit à l’homme ? Vous dites que l’église se prononce pour l’immobilité, et pourtant le concile de Trente dresse le programme des études philosophiques. — Voilà donc qui est bien entendu : la philosophie n’est pas un cas pendable, comme la polygamie, pourvu qu’elle consente à suivre le programme du concile de Trente. Décidément M. Nettement est un grand logicien.

Vous croyez peut-être que les trésors de son argumentation sont maintenant épuisés ? Détrompez-vous. Les paroles jaillissent de sa bouche comme l’eau du rocher frappé par la verge de Moïse. — D’école religieuse, poursuit M. Nettement, n’est pas plus inhabile que l’école démocratique à pénétrer les secrets de l’histoire et de la philosophie, car notre école a produit Mabillon et saint Thomas d’Aquin. L’auteur de la Métromanie avait un frère qui vantait son esprit. C’est sans doute ce souvenir que M. Nettement a voulu évoquer en rappelant les noms de Mabillon et de saint Thomas d’Aquin. Il sait donc l’histoire de par Mabillon, et la philosophie de par saint Thomas. Saint Thomas, il est vrai, n’eût jamais confondu l’idéalisme avec l’idéologie ; mais M. Nettement, en nommant ses parrains, n’a pas besoin de prouver qu’il a lu leurs livres. Des études si arides ne conviennent qu’aux incrédules qui n’ont pas la science infuse.

Terrassé déjà par ces coups redoubles, je devais croire que mon juge me laisserait le temps de respirer. Il a cruellement déçu mon espérance. Julien l’Apostat et Guatimozin, Mabillon et saint Thomas, ne suffisent pas à sa colère. Il me crée une parenté dont je n’ai jamais entendu parler : il fait de moi le neveu de Joseph Planche l’helléniste, pour me dire que je suis plus pédant que mon oncle, sans posséder son érudition. Je demande en vain merci, il se réjouit de mes angoisses et me frappe sans pitié. Une dernière consolation me restait : je consentais à passer pour sévère, pourvu qu’on voulût bien me ranger parmi les héritiers d’Alceste, qui mettait la franchise au-dessus du mensonge ; je pardonnais à M. de Pontmartin, qui m’apportait autrefois ses manuscrits à lire et ses épreuves à corriger, de m’avoir mis sur un bûcher ; je me contentais de l’héritage d’Alceste. M. Nettement m’enlève cette dernière consolation, car Alceste était gentilhomme, et s’il eût vécu de nos jours, c’est M. Nettement qui le dit, il aurait détesté Béranger. Me voilà donc déshérité, car je suis roturier, et j’ai la sottise d’admirer Béranger. Quant au rôle de Philinte, M. Nettement n’en veut pas. Il n’a jamais flatté, il ne flattera jamais personne, nui en douterait ? qui oserait contester sa franchise farouche ? N’a-t-il pas traité avec la dernière rudesse MM. Guizot, Thiers et Mignet, MM. Cousin, Rémusat et Vitet ? Ce n’est pas lui qui leur ménage la vérité. J’avouerai pourtant que, pour accepter ses éloges, il ne faut pas se montrer difficile sur la qualité de l’encens, car M. Nettement loue avec la même ferveur M. Amédée Gabourd et M. de Conny, dont la balance s’aiguise parfois en épée. Sans doute une telle métaphore suffit pour établir la valeur littéraire de M. Nettement. Cependant, si, comme on nous l’assure, l’Académie française songe à faire de lui un lauréat pour son dernier livre, et même lui promet un fauteuil, elle fera bien d’y regarder à deux fois, car je doute que Dumarsais eût applaudi la balance qui s’aiguise en épée. C’est vraiment trop de hardiesse, même pour l’héritier de Bossuet.

GUSTAVE PLANCHE.


V. DE MARS.