REVUE LITTERAIRE.

LE DEVOIR, par M. Jules Simon[1]. — C’est le privilège de la morale de ne laisser aucune place au scepticisme et de réunir en un même sentiment tous les esprits honnêtes, quelque divisés qu’ils soient d’ailleurs sur les choses divines et humaines. De là ce phénomène, assez ordinaire dans l’histoire de la philosophie, d’une foule de nobles âmes qui n’ont cru qu’à la vertu. Quand l’Aristote des temps modernes, Kant, porta la critique à la racine même de l’esprit humain, résolu de ne s’arrêter que devant l’inattaquable, il ne trouva rien de bien clair que le devoir. En face de cette révélation souveraine et irréfutable, le doute ne lui fut plus possible. Et voyez la merveilleuse efficacité du devoir pour édifier et pacifier les âmes : sur cette unique base, l’inflexible critique reconstruit tout ce qu’il avait renversé d’abord : Dieu, la religion, la liberté, que la raison ne lui avait donnés qu’enveloppés de contradictions, lui apparaissent maintenant en dehors du champ de la controverse, dans une belle et pure lumière, assis non sur des syllogismes, mais sur les besoins les plus invincibles de la conscience humaine et à l’abri de toute discussion.

Il faut féliciter M. Jules Simon d’avoir compris, et compris à propos, cette puissance de l’idée du devoir pour opérer le rapprochement des esprits. Le livre qu’il vient de nous donner est la meilleure preuve de l’unanimité de la nature humaine, sur ce grand et principal objet de la foi. Toutes les haines de parti, toutes les passions, tous les dissentimens expirent sur le terrain où il a eu l’heureuse hardiesse de nous porter. Lui-même tout le premier en recueille le fruit dans l’accord des voix les plus diverses, qui se réunissent pour approuver la pensée de son livre et reconnaître le talent élevé avec lequel il a traité ce beau et difficile sujet.

Les livres de morale rencontrent dans l’esprit de certaines personnes un préjugé en apparence assez fondé. On leur reproche d’être stériles, de n’enseigner au lecteur que ce qu’il savait déjà, s’il est honnête homme, et ce qu’il n’apprendra jamais, s’il ne l’est pas. Cette objection peut atteindre en effet les moralistes pédantesques qui aspirent à donner un formulaire complet de la vie humaine, ou qui prétendent démontrer par de longs raisonnemens ce que l’homme ne découvrira jamais, s’il ne le trouve dans l’inspiration immédiate de sa conscience ; mais elle n’infirme en rien l’opportunité et la valeur réelle du livre de M. Simon. Le devoir, il est vrai, ne s’enseigne pas directement, et l’on peut affirmer d’ailleurs que c’est bien rarement faute, de connaissances théoriques que le mal se commet ; mais il y a une sorte d’influence bienfaisante qui résulte de l’accenl général du discours, de l’onction spiritualiste et d’un certain parfum d’honnêteté. Voilà le grand enseignement qui sort du livre de M. Simon : mais je l’avoue, il ne prouve rien qui ne fût déjà parfaitement démontré pour un galant homme ; mais il met l’âme dans cette disposition générale qui fait aimer le devoir. Les vérités sur lesquelles repose la morale, — la liberté humaine, par exemple, — sont tellement claires, si on les prend dans leur simplicité, qu’elles n’ont pas besoin de démonstration, ou tellement obscures, si on veut les soumettre à l’analyse ; qu’elles deviennent alors des nids de sophismes sans fin. L’argumentation est donc ici tout à fait déplacée : ennoblir les âmes, inculquer une certaine manière élevée de prendre la vie, coopérer en un mot à cette longue éducation du sens moral qui fait du bien une habitude pour l’homme, et éloigne de son esprit jusqu’à la pensée de mal faire, telle est la tache du moraliste. Elle est parfaitement remplie dans le livre de M. Jules Simon. Après l’avoir lu, on est meilleur, non par l’effet de tel ou tel raisonnement, mais par l’effet du livre tout entier.

La morale aspirant à régler la vie, c’est-à-dire la chose du monde qui consent le moins à se renfermer dans les catégories « le la scolastique, est plus obligée que toute autre étude, à se tenir éloignée des systèmes. Un système en effet, quelque ingénieux qu’il soit, n’embrassant qu’un côté des choses, ne saurait tenir compte de l’infinie variété de nuances avec laquelle les faits se présentent dans la réalité. La science entière de la morale peut se résumer en deux mots : pas de système, pas de paradoxe ; tout principe poussé à l’extrême aboutit au renversement de la morale. Le principe du devoir lui-même s’est évanoui quand on a voulu le soumettre à une inquiète analyse, et les théories du probabilisme sont venues prouver qu’avec un peu de subtilité et un bon directeur, on peut se croire tenu à bien peu de choses. La conscience interrogée, avec calme et simplicité peut seule, couper court aux sophismes que la dialectique soulève sur ces délicates questions de l’obligation morale : nulle part la modération d’esprit, le tact qui fait deviner et préférer les nuances moyennes, ne sont plus nécessaires. M. Simon réalise pleinement cette condition essentielle du moraliste : on ne saurait être plus orthodoxe, plus éloigné de tout excès ; s’il y avait un index en philosophie, un tel livre, le mettrait en défaut. D’un bout à l’autre, pas une nouveauté, et certes, en un pareil sujet, c’est là un éloge ; il n’y a pas de découverte à faire en morale, mais des vérités toujours bonnes à dire, quand, on les dit avec autant d’élévation et d’autorité que le fait M. Simon.

M. Simon ne sépare pas dans son livre la morale des croyances de la religion naturelle, et nous l’en approuvons. Nous pensons comme lui que ces deux termes sont inséparables, et qu’en réalité chacun a de morale ce qu’il a de religion, et de religion ce qu’il a de morale. On peut douter cependant que les formes particulières sous lesquelles M. Simon présente sa pensée religieuse, aient le don de satisfaire tous les esprits. M. Simon ne cache pas sa prédilection pour cette théologie simple et raisonnable, qui, sous des noms très divers, est devenue depuis un siècle une sorte de religion commune à l’usage des esprits éclairés. Je ne suis pas précisément de ceux qui pensent que c’est là une croyance définitive, destinée à absorber et à réunir toutes les autres, et ayant le droit de s’imposer comme une démonstration scientifique. L’essence du sentiment religieux est d’être libre dans sa forme. Lorsqu’une société d’hommes consent à abdiquer son indépendance religieuse, comme cela a lieu dans le catholicisme, rien de plus facile que de faire régner un symbole sur un grand nombre de consciences ; mais dès que chacun prend au sérieux le devoir de se former à lui-même sa croyance, il n’y a pas un symbole qui puisse rigoureusement satisfaire deux personnes, car il n’y a pas un symbole qui corresponde rigoureusement à la manière dont deux personnes se représentent l’déal. Depuis le fétiche jusqu’au Dieu indéterminé, dont on se demande : Est-il ou n’est-il pas ? depuis le Dieu des bonnes gens jusqu’au premier moteur abstrait de la scolastique, c’est toujours un même instinct de la nature humaine qui se traduit par des formes inégalement belles et pures, mais aspirant toutes à exprimer la même chose, et toutes presque également éloignées de l’infini qu’il s’agit d’exprimer. On est religieux dès qu’on admet l’objet idéal et divin de la vie humaine : l’athée, c’est l’esprit étroit, qui, fermé à l’amour désintéressé des bonnes el belles choses, ne voit dans ce monde que matière à jouir, et ne s’élève jamais au-dessus de ses vues basses et égoïstes.

Dieu me garde, en faisant cette réserve, de prétendre élever une objection contre les excellentes doctrines du livre de M. Simon ! Une fois qu’il est bien entendu qu’on est libre dans les choses divines de faire plus ou moins grande la part de l’image et de la métaphore, je ne vois rien dans la formule religieuse de M. Simon qui ne doive, comme sa morale elle-même, rallier tous les esprits bien faits. Ah ! le beau et enviable privilège que celui d’écrire un livre sur lequel tout le monde est d’accord ! Maintenant surtout, au milieu des attaques dirigées contre l’esprit moderne, il faut s’unir ; or l’on ne s’unit que par les grandes vérités inattaquables, en se sacrifiant mutuellement les paradoxes et les opinions individuelles. L’aristocratie dont les temps modernes ont besoin, celle des nobles âmes, se recrutant à peu prés également dans tous les ordres de la société, ne se formera que quand tous ceux qui ont un peu de sens et d’honnêteté se donneront la main, et, tout en gardant une entière liberté sur les formes particulières de leur croyance, s’embrasseront sur le terrain commun de la raison éclairée et du devoir.


ERNEST RENAN.


HISTOIRE DE CENT ANS, par César Cantu, traduite par.M. Am. Renée[2]. — Les résumés et les abrégés sont sans aucun doute, parmi les ouvrages historiques, ceux dont la composition présente le plus de difficultés, quand ils ne sont point conçus, comme l’excellent livre du président Hénault, d’après la méthode strictement chronologique. Il faut en effet raconter et juger tout à la fois, et faire tenir, si l’on peut parler ainsi, en quelques pages les idées, les travaux, les souffrances, la gloire et les désastres de plusieurs siècles. Cette tache, toute rude qu’elle soit, est possible encore lorsqu’il s’agit d’un seul peuple ; mais lorsqu’il s’agit de tous les peuples, c’est à désespérer vraiment les travailleurs les plus infatigables. Aussi devons-nous féliciter d’abord M. Cantu de l’avoir entreprise, tout en nous réservant sur certaines parties de son travail une entière liberté de discussion.

M. Cantu est l’un des écrivains italiens qui, de notre temps, ont obtenu le plus de succès et de popularité. Son Histoire universelle a eu plusieurs éditions en Italie ; elle a été reproduite dans la plupart des langues de l’Europe, et traduite en français par MM. Aroux et Leopardi. Son Histoire de Cent Ans, moins volumineuse et par cela même accessible à un plus grand nombre de lecteurs, a été accueillie avec une égale faveur, et M. Amédée Renée en a donné récemment une bonne traduction, accompagnée de notes, de commentaires et surtout de rectifications importantes, car, tout en reconnaissant le mérite de l’œuvre de M. Cantu, il était, ce nous semble difficile qu’un traducteur français aussi bien renseigné que M. Renée sur notre histoire nationale laissât passer sans les combattre certaines affirmations qu’on peut regarder comme peu conformes à la vérité historique, et surtout comme injustes pour la France.

Considérée sous le point de vue littéraire, l’Histoire de Cent Ans est un livre bien conçu et bien exécuté. Quoique l’auteur se soit lancé à travers les annales de l’ancien et du nouveau monde, il a toujours marché d’un pas ferme et sûr dans le dédale immense des faits, en embrassant tout à la fois la politique, la guerre, la science, la littérature, les arts, l’industrie, l’économie sociale, et il serait difficile, nous le pensons, de condenser plus de choses en moins de pages. Il entraîne le lecteur par la rapidité d’une exposition toujours nourrie et soutenue, mais souvent, quand il juge les hommes ou les choses, il se montre à l’égard de certains personnages, ou de certaines doctrines sociales et politiques, d’une sévérité qui nous a paru tant soit peu systématique. Son livre s’ouvre par un tableau de l’Europe dans la première moitié du XVIIIe siècle, et ce qu’il dit de la France à cette époque ne nous parait point toujours conforme à l’exacte vérité. En attribuant exclusivement, comme il le fait, la décadence des mœurs publiques à la littérature dite du XVIIIe siècle, il commet, nous le pensons, une grave erreur, car la régence est de beaucoup antérieure à cette littérature, et nous croyons avoir démontré, en rendant compte ici même[3] des Mémoires de l’avocat Barbier, que la corruption était déjà dans les mœurs, avant d’être dans les livres ; que cette corruption d’ailleurs ne fut point, comme on se plaît à le dire, indistinctement répandue dans toutes les classes de la nation ; que si des hommes perdus de vices, comme le cardinal Dubois, déshonorèrent le titre vénérable dont ils étaient revêtus, les membres du clergé inférieur restèrent, quant à l’immense majorité, sévèrement fidèles aux véritables traditions chrétiennes. S’il est donc injuste de juger à cette date l’église gallicane d’après quelques hommes que cette église elle-même a toujours répudiés, il n’est pas moins injuste de juger la nation elle-même d’après quelques cercles et quelques coteries. Comme un trop grand nombre d’historiens, M. Cantu a eu le tort de prendre une partie de la littérature et de la noblesse pour le peuple Français et Paris pour la France. Il a de même, en jugeant Les écrivains du XVIIIe siècle, confondu dans une égale réprobation la portion purement littéraire de leurs œuvres avec la portion purement dogmatique. Qu’il blâme sévèrement Voltaire de ses attaques aussi injustes que passionnées contre la religion chrétienne, tout le monde sera de son avis ; mais parce que Voltaire s’est obstiné avec un aveuglement déplorable, à méconnaître tout ce qu’il y a d’incomparable dans cette religion sublime, il ne s’ensuit pas que le Siècle de Louis XIX soit un livre sans valeur, écrit par un panégyriste qui ne sait qu’admirer. Il ne s’ensuit pas non plus que l’Essai sur les Mœurs ne soit qu’une thèse contre le pouvoir ecclésiastique. Voltaire, quoi qu’on en ait dit, avait un savoir immense, et quand il voulait être de bonne foi, il avait toutes les qualités qui font les grands historiens. Les nombreuses publications qui ont été faites de notre temps sur le grand roi n’ont fait que confirmer la plupart de ses jugemens, et en ce qui touche les faits généraux et la juste appréciation des événemens, on a peu de chose à dire après lui. Dans l’Essai sur les Mœurs, il a jeté en prenne une foule d’idées historiques neuves et fécondes, et s’il a quelquefois, comme le dit avec raison M. Cantu, substitué ses opinions aux faits réels, il n’en a pas moins restitué en bien des points aux événemens leur véritable caractère. De plus, il a eu le mérite de constituer chez nous en histoire la méthode analytique et critique, méthode qui, en définitive, a ouvert la voie aux travaux de l’école contemporaine. S’il a été aveugle dans sa haine contre le christianisme, s’il en a méconnu, nous ne dirons pas seulement les vérités éternelles, mais même les vérités sociales et pratiques, il n’en a pas moins fait preuve d’une sagacité singulière toutes les fois qu’il a cherché à pénétrer dans la réalité des faits purement humains.

Ce qui nous étonne après le jugement sévère de M. Cantu sur Voltaire, c’est son jugement sur Rousseau. Suivant l’auteur de l’Histoire de Cent Ans, Rousseau s’efforça de substituer à l’esprit raisonneur les sentimens religieux ; il représente le mouvement du peuple vers l’avenir ; seul il vit qu’une grande catastrophe était imminente, et qu’il n’était possible d’en prévenir les effets qu’en revenant à l’ancien culte, et en sauvant la morale du naufrage où périssait le dogme. Tel est, ajoute M. Cantu, le but de l’Emile ; telle est la pensée du Contrat social. Mais quel est donc cet ancien culte vers lequel Rousseau voulait ramener le monde ? Évidemment ce n’était point le catholicisme primitif ; c’était le culte de Voltaire, c’est-à-dire le pur déisme, et par cela même M. Cantu, qui est sincèrement catholique, n’aurait point dû, sans s’exposer à être taxé d’inconséquence, condamner l’un en se montrant indulgent pour l’autre. Quand il parle en termes sévères de l’œuvre de démolition entreprise par les écrivains du XVIIIe siècle, il devait faire à chacun sa juste part, et reconnaître, ce qui est incontestable, que Rousseau y a travaillé au moins autant que Voltaire. La Profession de foi du Vicaire savoyard est la préface de cette déclaration célèbre : Le peuple français reconnaît l’Être suprême, et la révolution ne s’y est point trompée ; en proclamant le déisme comme religion de l’état, elle associa, sous le dôme du Panthéon et dans une même apothéose, Voltaire et Rousseau. Il y a plus encore : quand M. Cantu dit que Rousseau représente le mouvement du peuple vers l’avenir, il aurait dû préciser plus nettement sa pensée, car, en comparant en bien des pages les théories du Contrat social aux théories les plus aventureuses du socialisme moderne, on reconnaît entre elles une incontestable parenté, et il nous parait peu probable que M. Cantu, qui n’est ni révolutionnaire ni socialiste, ait voulu donner ces faits comme une excuse en faveur du philosophe genevois. Les parties du livre de M. Cantu qui se rapportent à l’histoire économique et politique de la seconde moitié du XVIIIe siècle sont traitées d’une manière plus ferme et plus nette. On lira surtout avec intérêt ce qui concerne le développement de la Russie sous Catherine, les rapports de la tsarine avec les écrivains français, et l’histoire des divers partages de la Pologne, en sa qualité d’étranger complètement désintéressé dans le débat, M. Cantu montre dans toutes ces questions l’équitable impartialité de l’historien, et il y a là, il faut en convenir, des faits regrettables pour l’honneur de notre ancienne diplomatie et pour l’honneur de nos écrivains les plus célèbres. Voltaire, complètement mystifié par le philosophisme hypocrite de Catherine, applaudit au partage de la Pologne ; il traite ceux de ses compatriotes qui désapprouvent cet acte de spoliation de don Quichottes welches. Le cabinet de Versailles, pendant ce temps, laisse tout faire, et quand l’acte d’iniquité est accompli, il donne pour excuse qu’il n’a été prévenu de rien. Seul parmi les souverains de l’Europe qui restèrent en dehors du partage, le sultan Mustapha III comprit l’immense portée de cet acte, et voulut faire la guerre ; mais il resta complètement isolé ; et ce qui se passe, aujourd’hui sous nos yeux n’est sans doute que la conséquence directe des fautes qui furent commises à cette date par le gouvernement français. La France du XVIIIe siècle, en encourageant la Russie dans la voie des conquêtes, imposait fatalement à la France d’aujourd’hui la nécessité d’agir ; car c’est une loi de l’histoire européenne que, chaque fois qu’un état cherche à dominer et menace l’équilibre général, il retrouve en face de lui, comme adversaires, ceux que dans d’autres temps il avait comptés pour alliés, et qui même avaient aidé à ses premiers succès.

Lorsqu’il arrive à l’époque de la révolution et de l’empire, M. Cantu, tout en restant un narrateur distingué, tout en groupant et en résumant avec art des faits très complexes, M. Cantu, disons-nous, ne garde pas à l’égard de la France la même impartialité. Heureusement pour le lecteur, M. Renée ne perd jamais de vue la stricte vérité de l’histoire, et à chaque assertion hasardée il ajoute une note rectificative. On a de la sorte sur une foule de faits importans deux opinions souvent très opposées, qui représentent l’une la tradition de l’esprit italien, l’autre la tradition de l’esprit français, et nous devons dire que les notes de M. A. Renée sont toujours assez précises pour ne laisser aucun doute. S’agit-il, par exemple, du rôle de la France en Italie ? M. Cantu ne nous épargne point les reproches. Il accuse Napoléon d’avoir divisé, démembré, vendu l’Italie, après avoir promis aux Italiens qu’ils ne seraient ni Français, ni Allemands, et il ajoute qu’en se rappelant la campagne de Marengo à Sainte-Hélène, il regrettait, avec un remords en vain dissimulé, de n’avoir point fait alors à cette patrie de ses aïeux le bien qu’il aurait pu lui faire ! « L’Italie, répond justement M. Renée, a-t-elle donc perdu la mémoire ? " En effet, si jamais depuis de longs siècles une seule chance lui a été offerte de devenir un état puissant, ne l’a-t-elle pas due à la France et à Napoléon ? En promettant aux Italiens qu’ils redeviendraient un peuple, le vainqueur de Marengo ne leur a-t-il point recommandé avant tout de rester unis ? Ont-ils suivi ce conseil ? Cette unité italienne que rêve M. Cantu, comme la rêvait Machiavel, quelle autre nation que la France a jamais cherché à la constituer ? A la fin du XVIIIe siècle, l’esprit militaire était complètement éteint, et dans les quinze premières années du siècle suivant, les Italiens, disciplinés et aguerris, s’étaient associés glorieusement à nos luttes et à nos victoires. Et qui donc leur avait rendu la conscience de leur courage, si ce n’est la France et Napoléon, qui seuls aussi pouvaient constituer chez eux une armée nationale ? La France n’est-elle pas, je ne dirai point justifiée, mais glorifiée, lorsque l’on compare sa politique dans la péninsule avec celle de Ferdinand, de Ruffo, de Nelson, et qu’on la voit détruire les brigands, quand ceux qui se disaient ses maîtres légitimes ou ses alliés les prenaient pour auxiliaires. M. Cantu blâme en termes amers la destruction de la république de Venise ; mais il n’oublie qu’une chose essentielle, c’est qu’au moment même où cette république prodiguait à la France des assurances d’amitié, elle complotait à Vérone le massacre de nos soldats. Le rôle et l’influence de la France dans les événemens qui se sont accomplis récemment sont aussi parfois l’objet de reproches non moins immérités. Ainsi, dans le chapitre intitulé les Espérances de l’Italie ; chapitre écrit d’ailleurs avec une verve remarquable, l’auteur de l’Histoire de cent ans, en énumérant les différens systèmes qui se sont produits de notre temps sur l’organisation de l’unité italienne, parle des opinions de Balbo et de Gioberti, qui voulaient fonder une fédération dont Rome eût été le cœur et le Piémont l’épée, et il ajoute que le grand obstacle à la réalisation de ce projet fut l’influence des idées françaises, hostiles à la royauté et à l’église. Puis, quelques pages plus loin, dans le chapitre intitulé Revers des Italiens, il se charge lui-même d’absoudre la France, en disant que ceux qui marchaient en tête du mouvement avaient oublié d’apprendre au peuple la nécessité des grands sacrifices. Il ne s’agit point ici des sacrifices imposés par la lutte des champs de bataille, car à Milan. à Venise, à Brescia, l’Italie a noblement prouvé que ses enfans savaient combattre et mourir ; il s’agit surtout du sacrifice des vieilles rancunes, des divisions intérieures, des discordes guelfes et gibelines, des rivalités des grandes villes et de celles des petits états ; ce sacrifice, que demandait Napoléon, l’Italie en a-t-elle compris la nécessité ? Non certes, et pour s’en convaincre, il suffit de citer les deux chapitres que nous venons d’indiquer. On y voit se produire l’un à côté de l’autre les systèmes les plus contradictoires, et, il faut le dire aussi, les plus bizarres, car des écrivains qui ont joui pendant quelque temps d’une grande influence sur les affaires de leur pays ont été jusqu’à proposer d’offrir à l’Autriche des provinces turques comme dédommagement dans le cas où elle viendrait à perdre la Lombardie. Le secret des revers de l’Italie est là tout entier en quelques pages, comme le secret de son indépendance et de son unité est dans ces nuits de Napoléon : « Restez unis. »

Les jugemens de. M. Cantu sur la littérature française au XIXe siècle, et principalement sur les écrivains contemporains, ont donné lieu, comme ses jugemens politiques, à de nombreuses rectifications de la part de son traducteur, M. Renée. La critique de l’historien italien est souvent, malgré sa forme très-affirmative, indécise et vague ; le traducteur, dans ses notes, le ramène à des données plus précises, et sur bien des points il le combat vivement. Quand M. Cantu frappe d’un blâme sévère un grand nombre de nos romans et de nos drames, quand il fait peser sur quelques-unes de ces compositions la responsabilité la plus grave, et qu’il les rend complices de la désorganisation sociale à laquelle nous avons assisté, M. Cantu a trois fois raison ; mais il n’en est pas de même en ce qui touche les autres branches de notre littérature : ici, nous devons le dire. M. Cantu se montre d’une extrême partialité, ce qui fournit à son traducteur l’occasion de notes pleines de justesse. Ainsi, dans une note du chapitre intitulé : École romantique, M. Renée se demande pourquoi, après avoir cité longuement une foule de poètes qui sont à peine connus dans leur patrie, M. Cantu s’abstient, lorsqu’il s’agit de la France, de nommer Béranger, C. Delavigne, Alfred de Musset, Sainte-Beuve. La même remarque se reproduit à propos des historiens ; M. Cantu ne mentionne pas même par un mot MM. Daunou, Michelet, Amédée Thierry, Henri Martin, Bazin, Saint-Priest. Continuateur de Sismondi, M. Renée s’étonne vivement de voir traiter avec dédain un homme à la fois savant et modeste, qui a voué sa vie tout entière à l’une des œuvres historiques les plus importantes et les plus mûrement étudiées de notre temps, et à cette occasion, il n’épargne point la critique à M. Cantu ; cette fois encore, nous sommes complètement de l’avis de M. Renée. Les jugemens de M. Cantu, on le voit par ce que nous venons de dire, donnent lieu à des objections assez nombreuses ; mais grâce aux rectifications toujours très positives du traducteur, la vérité est pour ainsi dire en face de l’erreur, et par l’immense quantité de faits qu’elle renferme, l’Histoire de cent ans présente une lecture à la fois attachante et instructive.


CH LOUANDRE.


LE DÉSERT ET LE SOUDAN, par M. le comte d’Escayrac de Lauture[4]. — Nous possédons en ce temps deux espèces fort distinctes de relations de voyages. Nous avons des voyageurs d’une race inconnue aux autres siècles, qui se recrutent généralement parmi les poètes ou les romanciers fantaisistes dont la fantaisie est à l’agonie. Redoutant avec raison la rude application du proverbe que « nul n’est prophète en son pays, » ils courent dans les pays étrangers, pour en revenir annoncer à leurs compatriotes qu’ils ont été prophètes dans les contrées lointaines. Ces sortes d’excursions ne sont que la marche triomphale et burlesque d’une personnalité orgueilleuse, l’apothéose de cette personnalité à l’aide des facilités que le proverbe accorde à celui qui vient de loin. Heureusement il y a d’autres espèces de voyages ; il y en a qui sont entrepris dans l’intérêt de la religion, de la civilisation, de l’art ou de la science, rêvés par de hautes intelligences, menés à bien par des cœurs virils, et qui demandent, pour être réalisés, la foi en une vocation, l’âme ardente, l’énergie invincible. Ces voyages se résument, eux aussi, en des livres, et ces livres véridiques, clairs et modestes, ne font pas toujours à leur début ce bruit que la fantaisie émeut pour un instant autour d’elle, mais ils vivent par leur valeur réelle, et ils restent pour leur utilité et leur intérêt sérieux. Ces livres sont comme ces traces de leur passage et ces monumens de leur audace que les pionniers laissent au milieu des déserts : monumens simples sans doute, mais traces indestructibles que les descendans retrouveront un jour, lorsqu’ils s’en iront conquérir définitivement les lieux explorés par leurs ancêtres.

L’ouvrage que vient de publier M. d’Escayrac de Laulure est un de ces livres. M. d’Escayrac a parcouru pendant huit ans le sol de l’Afrique, particulièrement ces immenses espaces, à peine connus jusqu’ici, qui s’étendent depuis l’Algérie, jusqu’au 10° degré de latitude, sous le nom de Sahara et de Soudan. La relation qu’il publie est le résumé de ces huit années d’explorations, et c’est un spécimen fort curieux de ce que j’appellerais la géographie transcendante, si ce mot pouvait se concilier avec l’intérêt qui est un des côtés de ce récit. La première et la dernière partie du livre de M. d’Escayrac s’adressent plus particulièrement aux savans, aux voyageurs, aux commerçans ; elles donnent des renseignemens importans et de précieux conseils, tels qu’on peut les attendre d’une expérience aussi prolongée, aussi bien servie d’ailleurs par les qualités intellectuelles. Les trois autres parties s’adressent à tout homme intelligent, au philosophe, au politique, à l’historien, à ceux-là surtout qui sont appelés à quelques relations avec nos possessions d’Afrique. Elles contiennent des considérations nouvelles et originales sur l’islamisme, une curieuse étude sur les diverses races qui peuplent cette immense portion du continent africain, et dans cette étude rien ne semble avoir échappé aux remarques du voyageur. Tout ce qui regarde le passé et l’avenir de ces races, leur religion, leur politique, leurs mœurs, leur caractère, tout est analysé et groupé d’une façon attachante. Cette partie du livre est pleine d’observations générales d’une haute portée sur les instincts, les habitudes, les lois de ces peuples dans leurs rapports avec le climat et les nécessités qu’il impose. Nous y avons remarqué, entre autres, une fort complète étude sur la barbarie et sur les divers degrés par lesquels passe l’homme partant de l’état sauvage pour arriver jusqu’à notre civilisation. Sans doute nous n’adoptons pas toutes les idées de l’auteur, mais nous reconnaissons que dans toutes les questions, même celles qu’il ne fait qu’effleurer, il apporte la preuve d’un instinct droit, d’une intelligence ferme, lucide, presque novatrice parfois, mais à force de bon sens.

Il ne faut pas oublier que M. d’Escayrac a voyagé en savant, en penseur, non en poète ; son livre le prouve à chaque page, et cette observation explique tout son style, comme elle donne la clé de toutes ses qualités intellectuelles. Le style est remarquablement clair, vif et précis, fréquemment coupé, excellent dans la partie scientifique, un peu raide dans la narration, et dans les descriptions scientifiquement complet, mais grave et sévère. On devine dans le voyageur un esprit ferme, froid, énergique, une vue droite et nette, peu respectueuse pour les préjugés reçus, plutôt comptant sur sa propre force et ses propres observations que confiante en autrui. Peut-être des études d’une nature positive, une intelligence active et investigatrice, une tendance particulière, à la précision mathématique, ont-elles entraîné M. d’Escayrac à porter trop souvent les procédés de la logique absolue dans le domaine de l’histoire morale et religieuse. En résumé pourtant, le seul conseil que nous voulions donner à M. d’Escayrac pour un prochain récit de voyage, c’est de se mettre personnellement plus souvent en scène : quelques aventures trop rares, racontées avec simplicité et d’une façon charmante, nous prouvent qu’il réussirait encore avec cette nouvelle méthode. Il nous semble en effet qu’on peut donner un intérêt de vie aux relations de voyage sans tomber dans les fantaisies et les vanités de quelques ridicules touristes. En rattachant ainsi ses courses, ses pensées, ses observations à une personnalité toujours en scène, l’auteur du Désert et le Soudan atteindrait un double but : ce serait pour ses études le lieu le plus naturel, et pour ses lecteurs un nouvel élément d’intérêt.


C.-D. D’HERICAULT.


V. DE MARS.


  1. 1 vol. grand in-8o, chez Hachette.
  2. Paris, Didot, 4 vol. in-18.
  3. Voyez la livraison du 15 juin 1852.
  4. Paris, Dumaine, passage Dauphine.