REVUE LITTÉRAIRE.

DU CANGE, ET SES BIOGRAPHES.

I. Étude sur la vie et les ouvrages de Du Cange, par M. Léon Feugère ; Paris. 1852, in-8o. — II. Glossaire de la baise latinité, cinquième édition, augmentée par MM. Henschel et Adelung ; Paris, Didot, 7 vol. in-4o. — III. Les Principautés d’outre-mer, histoire de Chypre sous les princes de la maison de Lusignan, par M. de Mas-Latrie ; Paris, 1853, tome I, in-4o.

Ce qui distingue particulièrement en France le XVIIe siècle, c’est le caractère initiateur des hommes qui l’ont illustré. Louis XIV fonde le gouvernement, Colbert l’administration, Turenne et Condé la grande guerre, Molière la comédie, Corneille l’épopée dramatique, Pascal la prose éloquente et simple, Boileau la critique littéraire, Descartes la science d’apprendre et de raisonner. Puis à côté de ces hommes que leur génie a popularisés en les immortalisant se placent des savans ou des écrivains plus spéciaux, et par cela même moins en vue, mais qui, par la nouveauté et l’importance de leurs travaux, sont dignes d’une égale admiration. Au premier rang de ces vieux illustres, il faut, nommer Du Cange, le créateur de la science du moyen âge, ou pour mieux dire, le père de notre histoire nationale. Consulté sans cesse comme un guide infaillible par tous ceux qui depuis tantôt deux siècles étudient le passé, ce savant que l’Europe nous envie sans lui trouver de rival, et qui a élevé à l’érudition le plus grand monument de l’antiquité et des temps modernes, n’a point eu à attendre de la postérité une réhabilitation tardive. Sans soupçonner lui-même la portée et l’étendue de son œuvre, il a joui vivant, de la considération qui s’attachait à sa personne et à ses travaux, et le XVIIe siècle, comme le XVIIIe, lui a rendu pleine justice. « Si l’on veut des recherches historiques, a dit Voltaire, trouvera-t-on quelque chose de plus sagace et de plus profond que celles de Du Cange ? De tels hommes méritent notre éternelle reconnaissance. » La reconnaissance n’a point fait défaut ; mais aussi longtemps que la science historique est restée concentrée aux mains du clergé, des ordres religieux et de quelques membres des universités et des académies, la renommée de l’auteur du Glossaire, toute grande qu’elle fût, dut nécessairement se trouver renfermée dans un cercle assez étroit. Il n’en est plus de même aujourd’hui. La science s’est morcelée comme la propriété féodale, et si les véritables savans sont aussi rares que par le passé, ceux qui s’efforcent de le devenir sont du moins beaucoup plus nombreux. De là la popularité toujours croissante du nom de Du Cange, qui semble, comme ses contemporains du grand siècle, grandir par la distance et surtout par la comparaison.

En 1764, l’académie d’Amiens mit au concours l’éloge du savant que cette vieille capitale de la Picardie s’honore de compter au premier rang de ses illustrations, et quatre-vingts ans après ce premier hommage, la Société des antiquaires de la même ville ouvrait une souscription pour élever une statue à l’auteur du Glossaire. La statue, œuvre remarquable d’un Amiénois, M. de Forceville, fut inaugurée le 20 août 1849. Cette circonstance, qui sans doute n’ajoutait rien à la gloire de Du Cange, rappela cependant sur sa personne l’attention publique. Au milieu des graves préoccupations qui en ce moment absorbaient tous les esprits, ce fut comme une surprise de voir l’une de nos villes les plus importantes faire trêve à la politique, et se recueillir au milieu de l’agitation générale, pour rendre hommage à l’homme dont la vie tout entière avait été consacrée à l’étude d’un passé dont l’esprit même de la révolution qui venait de s’accomplir semblait nous avoir éloignés brusquement de plusieurs siècles en un jour. Les discours académiques et les médailles sont venus interpréter la statue. M. de Falloux, alors ministre de l’instruction publique, décida que les œuvres de Du Cange les plus importantes, qui étaient restées inédites, seraient publiées aux frais de l’état. Et tout récemment a paru, sous ce titre : Étude sur la vie et les ouvrages de Du Cange, une appréciation intéressante, dans laquelle on s’attache à faire connaître à la fois l’homme et l’érudit : l’homme avec ses goûts simples et modestes, ses vertus de Camille, son attachement inviolable aux devoirs qui font le bonheur et la dignité de la vie ; l’érudit avec l’immensité de ses travaux, l’universalité de sa science, et cette sagacité divinatrice qui révéla un monde dont personne encore n’avait fait parler les ruines. Déjà l’auteur de cette étude, M. Feugère, avait publié de curieux travaux sur la littérature du XVIe et du XVIIe siècles, entre autres des Études sur la vie et les ouvrages d’Étienne de La Boëtie, sur Étienne Pasquier, sur Mlle de Gournay, ainsi que des éditions annotées de la Précellence du langage français et de sa conformité avec le grec, de Henri Estienne. C’était là, pour étudier Du Cange, une excellente préparation ; mais il est à regretter que M. Feugère, au lieu de mêler l’histoire et l’analyse des ouvrages du savant amiénois à la biographie, n’ait pas fait deux parts distinctes, et surtout qu’il n’ait point rangé en ordre méthodique les écrits de ce savant illustre. cette simple division eût donné sans aucun doute plus de relief à chaque chose, elle eût fait mieux comprendre en même temps la grandeur de l’ensemble, il est à regretter aussi qu’au lieu de disséminer çà et là dans son volume, les indications biographiques, il n’ait point dressé le catalogue complet, non-seulement des imprimés, mais encore des manuscrits, en ajoutant à ces derniers les numéros qu’ils portent dans les bibliothèques publiques. Il eût, nous le savons, plus que doublé son travail ; mais quand il s’agit du père de notre histoire, rien n’est à négliger, et le formalisme de l’érudition même la plus minutieuse est en quelque sorte obligatoire.

La famille de Du Cange, originaire de Calais, avait pris une part glorieuse à la défense de cette ville contre le roi d’Angleterre Édouard III en 1347. Expulsée par le vainqueur après s’être vue dépouillée de tous ses biens, elle vint se fixer en Picardie, où elle occupa dés le XVe siècle diverses charges de judicature. À la fin du siècle suivant, le père de notre érudit remplissait dans cette même province les fonctions de prévôt et de juge royal, comme le père de Corneille remplissait en Normandie les fonctions d’avocat du roi à la table de marbre ; nous ne ferions pas ici ce rapprochement, assez insignifiant en lui-même, si la vie et le caractère de Corneille et de Du Cange n’offraient encore sur d’autres points une conformité singulière. Malgré la sévérité de sa charge et l’aridité de ses études officielles, le père de Du Cange était un homme aimable, instruit, sans pédantisme, chose rare dans tous les temps, qui faisait agréablement des vers, et savait les langues grecque et latine comme on ne les sait plus aujourd’hui lors même qu’on les enseigne, c’est-à-dire assez pour les bien écrire et les bien parler. Du Cange, qui naquit le 18 décembre 1610, se trouva donc placé tout enfant dans un milieu qui dut nécessairement influer sur sa vocation. Par l’ancienneté et les souvenirs de sa famille, il se trouvait personnellement intéressé à l’histoire. La science de son père devait l’initier sans effort à l’antiquité classique, et les fonctions auxquelles il était destiné rendaient pour lui la connaissance de la législation obligatoire. Tout jeune encore, il fit marcher de front l’étude du droit, de l’antiquité classique et de l’histoire. À treize ans, il savait le grec, à dix-huit, il terminait son cours de droit à l’université d’Orléans, et à vingt et un ans, le 11 août 1631, il prêtait devant le parlement de Paris le serment d’avocat, comme Corneille, cinq ans auparavant, en 1627, au même âge et à la faveur de la même dispense, avait prêté le même serment devant la table de marbre de Rouen. Le savant fit d’ailleurs comme le poète, il oublia de plaider, et tandis que Corneille à Rouen s’occupait de Mélite, Du Cange à Amiens s’occupait de chartes, de chronologie, de linguistique et de législation. Isolé dans sa ville natale au milieu des livres et des manuscrits, et fortifié dans le travail par le recueillement de la vie de famille, il avait concentré sur son père, son premier maître et son guide, ses affections les plus vives. Il le perdit en 1638, et pour combler le vide que cette mort avait fait dans son cœur, il épousa la fille d’un trésorier des finances de la ville d’Amiens, Catherine Du Bos, femme aimable et douce, qui sut, ainsi que le dit M. Feugère, se prêter avec autant de grâce que de raison aux habitudes sérieuses de son mari. Plusieurs enfans étant nés de cette union. Du Cange, à qui l’érudition ne faisait point oublier ses devoirs de père, jugea que l’accroissement de sa famille lui imposait des obligations nouvelles, et en 1645 il acheta une charge de général des finances ou trésorier de France dans la généralité d’Amiens. Les soins de cette charge qu’il remplit toujours avec la plus grande exactitude, l’éducation de ses enfans qu’il fit lui-même, et l’étude du moyen âge partagèrent sa vie durant de longues années, sans qu’aucun incident en troublât la grave et calme uniformité, ce qui faisait dire à un savant du XVIIIe siècle, Duval, bibliothécaire de l’empereur d’Autriche, François Ier : — Comment peut-on avoir tant lu, tant pensé, tant écrit, et avoir été cinquante ans marié, et père de dix enfans ? — La plupart de ces enfans étant morts, Du Cange, dont les goûts étaient très simples, jugea que son patrimoine serait désormais suffisant, et contrairement à ce qui se passe de notre temps, où tant de gens ne travaillent que pour avoir une place, Du Cange quitta sa place pour travailler. Libre désormais de toute préoccupation étrangère à ses goûts, il vint se fixer à Paris, où des documens beaucoup plus abondans et plus variés donnèrent à son esprit un nouvel essor.

Modeste parce que sa science lui avait appris à douter de lui-même, il ne se préoccupait nullement de la gloire et du bruit de ses œuvres. Il étudiait, parce qu’il voulait savoir, et quand on le pressait de faire part au public du fruit de ses recherches et de ses méditations, il répondait par ce mot de l’antiquité : Mihi cano et musis. Tel était même son peu d’empressement à se produire, et sa patience à thésauriser son savoir, que ce fut seulement en 1657, c’est-à-dire à l’âge de quarante-sept ans, qu’il publia son premier ouvrage : Histoire de Constantinople sous kes empereurs français. Malgré le succès de ce livre, huit ans s’écoulèrent encore avant qu’il fît paraître un nouveau travail ; mais bientôt la source jaillit avec une abondance intarissable, et le recueil des immenses matériaux qu’il avait amassés fut pour lui comme cette bourse inépuisable de Fortunatus d’où Pierre Schlemihl retirait sa main toujours pleine. Les publications se succédèrent aussi rapidement que pouvaient le permettre non-seulement l’importance et la nouveauté des sujets, — car il cherchait de préférence ce qui était obscur ou ignoré, — mais même l’importance matérielle des volumes, qui, dans ces temps d’infatigable labeur, se produisaient presque toujours sous la forme d’in-folios compactes. Du Cange, toujours calme, toujours occupé, arriva de la sorte à l’Age de soixante-dix-sept ans, sans avoir jamais éprouvé la moindre fatigue d’esprit ou la moindre indisposition, faisant quotidiennement sa promenade à pied, jouant volontiers au jeu de balle, et ne laissant jamais deviner qu’il fût savant quand il se rencontrait avec des gens du monde, lorsque, au mois de juin 1688, une strangurie se déclara tout à coup, et il fut forcé de s’aliter. Au bout de quinze jours environ, il se trouva beaucoup mieux, et se rendit, pour visiter les bénédictins ses amis, à l’abbaye de Saint-Germain des Prés, qui était pour Paris et la France au XVIIe siècle ce que l’abbaye de Saint-Victor avait été dans le moyen âge, l’asile inviolable de l’étude et de la piété. L’amélioration qui avait permis cette visite ne fut pas de longue durée. La maladie se ranima bientôt avec une vivacité nouvelle ; de graves accidens se déclarèrent dans les premiers jours de septembre, et Du Cange sentit qu’il fallait mourir. Chrétien comme Manillon et résigné comme lui au milieu des plus vives souffrances, il mourut avec le même calme et la même piété, consolant ceux qui l’entouraient, exhortant sa famille à vivre, avec honneur et à rester unie, et gardant jusqu’au moment suprême un calme et une présence d’esprit inaltérables. Baluze, qui fut son disciple et son ami, a raconté ses derniers instans comme dom Thierry Ruinart a raconté ceux de Mabillon, avec un sentiment profond d’attendrissement et de regrets. On sent, à la sincérité de sa douleur, tout ce que valait Du Cange comme ami et comme homme privé, et en comparant les deux récits on ne peut se défendre d’une sympathie mêlée de respect pour ces hommes simples et forts, si savans et si modestes, que la foi consolait de la mort, comme le travail et l’étude les avaient consolés de la vie.

Le 25 février 1088, Du Cange fut inhumé dans l’église Saint-Gervais au milieu d’un immense concours de savans et de gens de lettres. Sa tombe, ornée d’une épitaphe latine qui rappelait ses travaux et ses vertus, était placée entre deux chapelles auprès de la sacristie. Elle a disparu depuis longtemps, et parmi tous ceux qui fouillent des ruines, personne ne sait aujourd’hui sous quel pavé de la vieille église repose cet homme qui nous a révélé le passé.

M. Feugère, en racontant la vie de Du Cange, est resté fidèle à la méthode suivie par les biographes du XVIIe siècle, c’est-à-dire qu’il a réuni une foule de petits faits qui, pour être parfois un peu minutieux, n’en sont pas moins caractéristiques. Cette manière, qui sent son vieux temps, nous parait, nous l’avouerons, bien préférable dans sa simplicité à ces considérations prétentieuses dont on surcharge trop souvent aujourd’hui les biographies des hommes célèbres. Les anecdotes, quand l’authenticité n’en est point suspecte, sont une source toujours féconde d’intérêt, et celles qui sont relatives à notre érudit ont l’avantage de le faire connaître et de le faire aimer. Suivant la juste remarque de M. Fougère, Du Cange se rattache à la fois, par ses côtés les plus saillans, au XVIe et au XVIIe siècle : il a l’esprit tenace et investigateur des savans de la renaissance, leur opiniâtreté au travail, leur infatigable curiosité ; mais il n’a rien de leur pédantisme, rien de leurs passions politiques et religieuses, et par le calme de son esprit, l’exquise politesse des manières, l’aménité des relations et surtout le bon sens pratique, il appartient tout entier à l’époque de Louis XIV, moins le jansénisme et les souvenirs de la fronde. Sans ambition, sans prétention, étranger, comme le dit Morin, à cette maladie du bel esprit qui fait qu’on se montre partout, il ne cherchait dans l’étude « qu’un passe-temps honnête et agréable, » et il répétait souvent : « si je travaille, c’est pour le plaisir du travail, et non pour faire peine à personne, non plus qu’a moi-même ; » car il savait que la science porte des fruits amers lorsqu’elle absorbe comme une passion toutes les facultés de l’âme, et que par ambition immodérée de la gloire et du bruit elle développe dans l’homme des sentimens jaloux et la douloureuse susceptibilité de l’amour-propre littéraire. Satisfait de sa fortune, toute modeste qu’elle fût, il trouvait qu’un homme d’étude est toujours assez riche, quand, assuré contre les besoins de la vie matérielle, il trouve encore dans ses épargnes le moyen d’acheter des livres. Obligeant autant que désintéressé, il pouvait dire comme La Bruyère : « Je ne suis point farouche, encore moins inaccessible ; si vous avez à me parler, venez en assurance, je quitterai volontiers la plume pour vous écouter. » Non-seulement Du Cange quittait la plume, mais il tenait à la disposition de tous ses conseils et ses travaux. C’est ainsi qu’il fit l’abandon à Baluze de notes importantes, et qu’il remit une autre fois à un savant qui le consultait sur un projet d’ouvrage tous les matériaux qu’il avait réunis sur le même sujet. Il répondit à ceux qui s’étonnaient de cette générosité excessive : « Je serai ravi que ce savant profite de mon travail ; il m’a paru avoir de bonnes idées, et c’est un point sur lequel je ne reviendrai plus… Sa modestie égalait son obligeance. Un jour un étranger vient le consulter comme l’homme qui connaissait le mieux l’histoire : « Adressez-vous, lui dit-il, à dom Mabillon. » L’étranger va trouver le bénédictin. « On vous a trompé, dit celui-ci, en me désignant à vous comme pouvant vous donner les renseignemens les plus exacts ; allez trouver M. Du Cange. — Mais, dit le visiteur, c’est de sa part que je viens. — Il est mon maître, répondit Mabillon. Toutefois, je n’en suis pas moins prêt à vous communiquer ce que je sais. » Après avoir raconté ces anecdotes et d’autres du même genre, le biographe de Du Cange dit qu’il y a là un salutaire exemple pour notre temps et un grand contraste. La remarque est juste, et si l’exemple est généralement peu suivi, le contraste est trop marqué aux yeux de ceux qui vivent dans ce que l’on appelle le monde savant pour qu’il soit besoin d’y insister.

De même que, pour bien saisir tout ce qu’il y a de puissant et d’initiateur dans le génie de Corneille, il faut lire les écrivains dramatiques auxquels il succède, de même, pour bien comprendre les immenses services rendus par Du Cange aux études historiques et saisir la grandeur de son esprit, il faut se reporter à tout ce qui s’était fait avant lui et au moment de ses débuts, puis à tout ce qui se faisait autour de lui. Nous regrettons que M. Feugère n’ait pas mis en relief ce côté important qui rehausse si bien la gloire de l’homme illustre dont il a heureusement, en d’autres points, fait ressortir redonnant mérite. Par cela même qu’elle était une réaction violente contre le moyen âge, la renaissance ne pouvait songer à l’étudier. Éblouie par les splendeurs de la civilisation païenne, elle ne voyait dans l’histoire qu’Athènes et Rome. La réforme elle-même avait contribué à fausser la notion du moyen âge. Les institutions du monde féodal, si profondément modifiées par Louis XI et par Richelieu, étaient restées inexpliquées dans leur origine et incomprises dans leur esprit. À côté de la langue latine profondément altérée et tombée pour ainsi dire à l’état de patois, il s’était formé une langue nouvelle, voisine de son apogée au temps de Du Cange, sans que personne eût songé jusqu’alors à étudier et à expliquer ces deux idiomes, l’un dans sa décadence, l’autre dans sa formation. Un grand nombre de leurs mots étaient munies oubliés, et en cessant de les parler, on avait cessé de les comprendre. La chronologie, la numismatique, l’archéologie, la paléographie, la géographie du moyen âge, n’existaient pas et n’étaient même pas soupçonnées. On avait des mémoires, des chroniques ; mais aucun travail de généralisation n’avait été entrepris, et les documens dont l’histoire positive pouvait s’autoriser se trouvaient perdus au milieu des fables. Les légendes frappaient de suspicion les écrits de la plupart des écrivains ; en un mot, tout était à créer, les recherches, la mise en œuvre, la critique et la philosophie. Par une de ces illuminations qui n’appartiennent qu’aux hommes vraiment supérieurs, Du Cange, sans se rendre exactement compte de la portée de ses intentions, conçut le projet de chercher pour l’histoire du moyen âge cette méthode, ce nouvel instrument que Bacon et Descartes cherchaient pour les sciences et la philosophie. Il les trouva dans l’analyse, comme ces grands penseurs les avaient trouvés dans l’observation, et, comprenant dès l’abord que tout se touche et s’enchaîne dans la vie des peuples, il aborda l’étude du moyen âge dans son ensemble, par les faits, la langue, les lois, les mœurs, les monumens, les croyances, la littérature. Quand on sait par expérience ce qu’il en coûte de temps et d’efforts pour élucider la question la plus simple en apparence, quand on sait combien sont grandes souvent en présence des vieux textes les difficultés de la lecture, et quand on songe au nombre infini de documens que Du Cange a consultés, qu’il a soumis le premier aux vérifications de la critique, on est effrayé de la grandeur d’un tel projet, et l’on a peine à comprendra que la vie d’un seul homme, quelque longue qu’elle soit, ait pu suffire aux détails matériels de cette œuvre immense et à plus forte raison à sa synthèse philosophique.

Les travaux de Du Cange, imprimés ou inédits, peuvent se ranger on quatre classes distinctes : 1° histoire universelle du moyen âge en Europe ; 2° histoire générale et particulière de la France ; 3° histoire byzantine ; 4° miscellanées érudites. La première de ses nombreuses publications fut, en 1657, celle de l’Histoire de l’empire français de Constantinople, qui marque le point de départ de ses études sur l’Europe orientale et la Terre-Sainte, études qui se complétèrent successivement par des éditions annotées de divers écrivains byzantins, les Familles bysantines, Constantinople chrétienne, les Principautés d’outre-mer. Ce dernier ouvrage comprend l’histoire des trois royaumes latins de Jérusalem, d’Arménie et de Chypre. C’est cette dernière histoire dont la rédaction définitive et la continuation ont été confiées à M. de Mas-Latrie, et qui se réimprime en ce moment à la bibliothèque impériale. Le Glossaire grec du moyen âge complète cette vaste série de travaux. Tout en se faisant l’éditeur des écrivains originaux, Du Cange supplée comme toujours à leur silence ; il les commente, les rectifie, les complète, et, sous les titres les plus modestes, il reconstitue l’histoire des croisades, du royaume de Jérusalem et de ses quatre baronnies, Jérusalem, Tripoli. Edesse, Antioche, — du royaume de Chypre et d’Arménie et de la Syrie sainte. Par le Familles normandes, il retrace la conquête de la Pouille, de la Calabre et de la Sicile. Par le Glossaire, il reconstitue la langue, les usages, la chronologie, la législation, l’archéologie du bas-empire, et, suivant la juste expression de M. Quicherat, la Grèce lui doit la résurrection des siècles qui rattachent son présent à son immortelle antiquité. Enfin, par Constantinople chrétienne, il rebâtit la Byzance des empereurs telle qu’elle était sous les Constantin, les Commène et les Paléologue, avec ses murailles, ses rues innombrables, ses palais, ses ports, ses cinq cents églises. Ce livre, véritable guide du voyageur ou plutôt véritable panorama vivant, peut être considéré comme l’une des reconstructions archéologiques les plus étonnantes qui aient été faites, car l’auteur n’avait point eu, comme tant d’autres l’ont eu pour Rome, le secours des ruines, la ville antique qu’il décrit ayant disparu tout entière sous le niveau de la conquête musulmane. Ce fut par la seule étude des textes qu’il parvint à la rebâtir ainsi, en complétant comme toujours l’histoire des monumens par celle des mœurs et des institutions.

Les études de Du Cange sur notre histoire nationale ne sont ni moins variées ni moins profondes. En abordant cette histoire, il fait table rase des opinions qui avaient cours avant lui, il va droit aux sources directes, et il embrasse, en encyclopédiste, le passé tout entier. Par la Description de la Gaule et la Géographie de la France, il donne une connaissance parfaite du sol en lui-même depuis les premiers temps connus, et dans ce travail immense, inachevé en quelques points, et par malheur encore inédit et décomplété, on trouve en germe la plupart des notions géographiques qui depuis ont défrayé l’érudition moderne. Cependant ce n’était là que la préface d’un ouvrage bien autrement considérable, et qui devait présenter, divisé en sept époques, le tableau complet de l’organisation sociale et politique de la monarchie française jusqu’à saint Louis. L’origine des Gaulois, leurs migrations, leurs croyances, leurs mœurs, l’ordre nouveau établi par la conquête romaine, le gouvernement des villes, les colonies, les municipes, puis sous la conquête franque l’administration des nouveaux maîtres, les origines et le développement de la féodalité, le servage, la noblesse, la chevalerie, l’état des personnes et des terres, en un mot tout ce qui constitua l’ancienne société dans ses transformations successives jusqu’au XIIIe siècle devait se dérouler dans une longue suite de dissertations. Quelques-unes sont complètement terminées ; les autres, en plus grand nombre, ne sont qu’indiquées, mais dans les seules notes qui avaient été réunies pour la rédaction définitive, on trouve encore les renseignemens les plus précieux, et nous connaissons des érudits qui de notre temps même se sont fait un nom en se bornant à mettre, en œuvre ces riches matériaux, sans jamais les citer. Le Nobiliaire, le Traité des Armoiries, l’Histoire des grandes et des moyennes Dignités, et dans la belle édition de Joinville les dissertations sur les guerres privées, les comtes palatins, l’oriflamme, la justice rendue par les rois, etc., justifient complètement ce que disait Perrault : « La postérité aura peine à croire qu’un seul homme ait possédé tant de science, et que sa vie ait suffi à tous les travaux qu’il a laissés. » et pourtant, dans l’œuvre immense de cet homme, ce ne sont là que des morceaux pour ainsi dire accessoires. Esprit profondément analytique, Du Cange sentit la nécessité, pour faire comprendre et populariser cette science du moyen âge qu’il avait découverte, de la résumer dans une somme, comme saint Thomas avait résumé la théologie, et de la donner toute faite à ceux qui viendraient après lui : nous avons nommé le Glossaire grec et le Glossaire latin. Conçus sur le même plan, exécutés avec la même sagacité divinatrice, ces deux ouvrages, qui n’avaient point de modèles et qui sans doute ne seront jamais surpassés, résument à la fois toute la science de Du Cange et tout le moyen âge. Leur mérite est égal ; mais, par sa parenté plus intime avec notre race néo-latine, le Glossaire latin devait être et a été en effet plus usuel et plus populaire. Ce glossaire s’ouvre par une préface dans laquelle l’auteur trace à grands traits l’histoire de la langue latine dans sa décadence, tout en côtoyant celle de la langue française dans sa formation. Du Cange, suivant sa méthode habituelle, épuise le sujet, et, s’il laisse quelques recoins obscurs, c’est qu’il est impossible de les éclairer. Les philologues modernes n’ont rien ajouté à cette œuvre unique et définitive à la fois, et tout ce que l’on a dit depuis sur l’universalité de la langue française et son ascendant en Europe se trouve exprimé là avec une clarté et une abondance de preuves vraiment extraordinaires.

Un catalogue biographique et bibliographique de cinq mille auteurs de la basse latinité s’ajoute à la préface, et enfin dans le glossaire se trouvent réunies cent quarante mille explications diverses de mots pris chacun dans leurs acceptions les plus variées. Au seul point de vue lexicographique, un semblable travail suffirait à la gloire d’un homme, puisqu’il offre la reconstitution d’une langue que sa décadence a pour ainsi dire complètement renouvelée, et sur laquelle aucun travail analogue n’avait été entrepris jusqu’alors ; mais ce n’est encore là que le moindre mérite du glossaire, car ce livre ne donne pas seulement le sens des mots, il donne aussi le sens intime des choses. C’est une véritable encyclopédie où l’auteur recueille sur tous les points importans, et toujours en s’appuyant sur l’autorité des documens contemporains eux-mêmes, tous les éclaircissemens désirables. Substituez à l’ordre alphabétique, que l’auteur du reste ne paraît avoir adopté que pour rendre l’usage de son livre plus commode et plus prompt, l’ordre logique des matières, et vous vous trouverez tout à coup posséder sur ce sujet une série de dissertations dont la plupart resteront le dernier mot de la science historique, comme elles en sont aussi la première révélation. Montesquieu disait de Tacite qu’il abrégeait tout, parce qu’il voyait tout. On pourrait dire avec autant de raison de Du Cange qu’il savait tout, parce qu’il avait tout lu, historiens, romanciers, poètes, historiographes, livres liturgiques, lois, coutumes, les textes imprimés comme les textes inédits. Le premier, il fait servir à l’histoire des mœurs et des arts ces registres de comptes dont on a tant usé depuis ; le premier, il tire des archives des villes le droit municipal, le droit féodal des alleux et des terriers, le costume des miniatures et des médailles. Au mot communia, vous trouverez, avec les noms des villes affranchies dans le grand mouvement d’émancipation du XIIe siècle, la complète exposition de notre ancienne organisation communale. Les mots fiefs, serrage, suffiront à vous initier à tous les secrets de la féodalité ; il en sera de même des mots monnaie, duel, jugement de Dieu, etc. Du Cange a tracé toutes les grandes lignes, il a moissonné ; nous glanons, et quand nous avons, sur ses vastes domaines, recueilli notre gerbe, nous oublions trop souvent que c’est à lui que nous la devons. L’industrie, le commerce, l’art militaire, la chevalerie, le costume, les mœurs, les croyances, les lois, l’agriculture, les hommes, la terre, les monumens, les hérésies, les sciences occultes, la liturgie, les choses matérielles et les choses abstraites, il a tout recueilli, tout exposé. Ce livre immense, comme l’appellent les bénédictins, qui traite de tout, et qui est ouvert à tous, librum amplissimum, omnibus apertum, avait cependant été fait sans préméditation, pour ainsi dire, sans fatigue et surtout sans vanité. L’auteur ne s’était pas même donné la peine de mettre au net son manuscrit, et ce fut seulement pour céder aux instances de quelques savans, auxquels il avait par hasard parlé de son travail, qu’il se décida enfin à le livrer à l’impression. « Ayant un jour fait venir quelques libraires dans son cabinet, dit un de ses biographes[1], Du Cange leur montra un vieux coffre placé dans un coin, en leur disant qu’ils y pouvaient trouver de quoi faire un livre, et que, s’ils voulaient s’en charger, il était prêt à en traiter avec eux. Ils acceptèrent l’offre avec joie ; mais, à la place du manuscrit qu’ils cherchaient, ils ne trouvèrent qu’un tas de petits morceaux de papiers, qui semblaient la plupart déchirés et hors d’usage. Du Cange sourit de leur embarras, et les assura de nouveau que le manuscrit était dans le coffre ; l’un d’eux jeta pour la seconde fois les yeux sur ces lambeaux, et les trouva chargés de remarques savantes d’autant plus faciles à mettre en ordre que chaque papier contenait le mot particulier dont l’auteur entreprenait de donner l’explication. D’après cette découverte, jointe à la connaissance qu’ils avaient du talent de l’auteur, le marché fut bientôt conclu. » Telle est, dit-on, l’origine du premier glossaire. Malgré l’élévation de son prix, ce glossaire, seul peut-être entre tous les grands recueils d’érudition, a été réimprimé plusieurs fois. Les bénédictins au XVIIIe siècle en ont fait, avec d’importantes additions et un supplément, une fort belle édition en dix volumes in-folio, et de notre temps même. MM. Firmin Didot, fidèles aux traditions savantes de l’ancienne librairie française, en ont donné une cinquième édition, dans laquelle MM. Henschel et Adelung ont fait des additions importantes.

Nous n’insisterons pas plus longtemps sur ce livre, car tout ce que nous pourrions dire n’en donnerait qu’une idée incomplète à ceux qui ne l’ont point pratiqué, et aux yeux de ceux qui le connaissent, l’éloge resterait toujours au-dessous de son mérite. Ce que nous avons voulu avant tout montrer à l’occasion du travail de M. Fougère, c’est que la gloire intellectuelle du XVIIe siècle n’est pas seulement dans ses œuvres littéraires, et que l’époque qui nous a donné le Discours de la méthode, les Provinciales, Cinna, Tartufe, Athalie et le Lutrin, a donné également par Du Cange la grande critique et la science du moyen âge non pas seulement à la France, mais à l’Europe entière. Ce que les Érasme, les Budé, les Estienne, les Scaliger, les Juste Lipse ont fait dans leurs efforts collectifs pour les dix siècles de l’antiquité grecque et romaine, Du Cange l’a fait à lui seul pour les quinze siècles de la barbarie gréco-latine. Il l’a fait sans effort, sans ambition, sans vanité, simplement, comme les grands hommes font les grandes choses. Nous félicitons vivement M. Fougère d’avoir choisi pour sujet d’étude ce savant si modeste, qui n’a pas moins honoré son pays par sa moralité sévère et ses vertus privées que par son infatigable labeur. En intéressant à ses travaux, par leur universalité même, tous les peuples dont la civilisation est née du christianisme et de la tradition grecque et latine, Du Cange s’est fait dans l’Europe savante une sorte de royauté solitaire, exceptionnelle, que personne ne conteste, à laquelle on n’oppose aucun prétendant. L’Allemagne elle-même, si fière de sa patience et de son génie polyglotte et critique, reconnaît que sur ce point elle a été devancée ; l’Angleterre, à son tour, reconnaît qu’elle a été vaincue, en s’étonnant toutefois qu’une nation aussi égère que la nôtre ait produit un esprit aussi grave et aussi pénétrant que Du Gange. »


CHARLES LOUANDRE.


LA NEERLANDE ET VENISE (NEDERLAND EN VENETIE) par M. de Jonge, archiviste, du royaume[2]. — La Hollande offre de nombreux traits de ressemblance avec l’ancienne république de l’Adriatique ; Amsterdam s’enorgueillit du nom de Venise du Nord que les touristes et les poètes lui ont décerné. À Amsterdam, connue à Venise, le touriste est frappé par la quantité et l’étendue des canaux, par la splendeur de ces palais qu’une bourgeoisie opulente a élevés et qui cachent les trésors de plusieurs siècles. Cependant la ressemblance n’est pas purement extérieure. Sorties de la mer, les deux villes y ont grandi et ont tenu pendant quelque temps le sceptre de l’océan. Leur règne à la vérité ne fut pas long. L’ancienne énergie qui avait assuré leur indépendance s’était perdue avec l’éloignement du danger. Oubliant leur élément natal, de puissances maritimes elles s’étaient transformées en puissances territoriales, et s’engagèrent dans les questions qui agitaient le continent. L’esprit étroit et exclusif de l’oligarchie, qui dominait la noblesse vénitienne comme la bourgeoisie hollandaise, provoqua de fréquentes discordes civiles, et, affaiblies au dedans comme au dehors, les deux anciennes républiques furent la proie facile de la république française.

Le tableau des rapports politiques, commerciaux et littéraires de Venise et d’Amsterdam, tel que le retrace M. de Jonge, contient des détails d’un intérêt général. Il y a un moment dans l’histoire de Venise où l’esprit de révolte contre l’autorité papale, qui avait éclaté dans le monde catholique, fut sur le point de prendre possession de cette ville. Le feu mal éteint de révolte qui s’y était manifesté dès le commencement du XVIe siècle, s’y était rallumé avec une nouvelle force en 1606, lors de la mise en interdit prononcée par Paul V contre le pays et ses habitans. Tout le monde y lisait alors avec ardeur la Bible et les écrits des réformés. L’historien Paolo Sarpi atteste que des milliers de familles furent sur le point d’embrasser le protestantisme. Une vaste conspiration s’était organisée qui étendait ses ramifications sur le nord entier de l’Italie, et qui avait pour but l’introduction du culte réformé comme culte de l’état. M. de Jonge ne nous explique point par quelle voie le saint siège prévint ce nouveau danger et conserva la république dans la soumission ; mais il nous montre avec quel empressement les états-généraux saisirent cette occasion pour se rapprocher de Venise et lui offrir leur assistance. Les documens tirés des archives d’Oldenbarnevelt, qu’il publie à ce sujet, jettent une vive


  1. Le père Daire, Histoire littéraire d’Amiens, p. 583.
  2. Un vol. in-8o ; La Haye, Belinfante frères, 1852.