les autres, en sa double qualité de mécréant et d’interprète du péripatétisme.

Malgré les nombreuses éditions de ses œuvres, malgré les nombreux commentaires dont il a été l’objet, Averroès, ainsi que sa doctrine, étaient restés jusqu’à ce jour à peu près inconnus. Personne encore n’avait établi d’une manière précise ce qu’il y a d’original ou d’emprunté dans son système, personne n’avait songé à débrouiller sa pensée des subtilités du texte ; et ce texte lui-même se présentait, dès l’abord, comme un obstacle presque insurmontable, car dans les éditions imprimées des œuvres d’Averroès il n’offre que la traduction latine d’une traduction hébraïque d’un commentaire fait sur la traduction arabe d’une traduction syriaque d’un texte grec. On voit tout de suite quelles difficultés présente un semblable sujet, car il faut sans cesse lutter contre un texte obscur et tronqué, deviner Averroès par Aristote, suivre parallèlement la pensée du disciple et du maître, et pour faire comprendre l’influence que tous deux ont exercée sur le moyen âge, les replacer au milieu de ceux qui se rallient à leurs doctrines ou qui les combattent, enfin les comparer de nouveau avec la scolastique. Il est certes peu d’études à la fois plus complexes et plus ténébreuses, et en portant le premier la lumière dans ces obscurités, M. Renan a conquis, comme orientaliste et comme écrivain philosophique, un rang distingué dans l’érudition française, quoique bien jeune encore, il avait déjà marqué ses titres à ce rang par deux mémoires, dont l’un, intitulé. : Histoire et Système comparés des Langues sémitiques, a remporté, en 1847, le grand prix de linguistique, et dont l’autre, sous ce titre : De l’étude de la langue grecque dans l’occident de l’Europe depuis le Ve siècle jusqu’au XIVe, a été de nouveau couronné l’année suivante. Dans ces temps de travaux rapides et superficiels, ce sont là, on le voit, de solides débuts.

Dans une préface nette et simple, M. Renan indique la pensée de son livre, et contrairement à la méthode généralement adoptée, il ne cherche nullement à surfaire son sujet. Ce qu’il demande aux œuvres d’Averroès, ce ne sont point, il le dit avec raison, des applications pratiques, il sait qu’il ne sortira de cette étude presque rien que la philosophie contemporaine puisse s’assimiler avec avantage ; mais comme la philosophie arabe est un fait immense dans les annales de l’esprit humain, un siècle curieux comme le nôtre ne devait point passer sans avoir restitué cet anneau de la tradition, et en supposant même que la philosophie soit condamnée à n’être jamais qu’un vain effort pour définir l’infini, il faut reconnaître néanmoins que l’histoire de l’esprit humain est la plus grande réalité ouverte à nos investigations, et que toute recherche sur ce terrain prend une signification et une valeur. C’est donc avant tout un résultat historique qu’a cherché M. Renan, et quand on a suivi dans tous ses détails son œuvre, à la fois si rapide et si substantielle, on reconnaît qu’il a complètement restitué l’une des pages les plus curieuses et les plus neuves de l’histoire intellectuelle du moyen âge.

L’essai sur Averroès est divisé en trois parties ; la première contient la vie de ce philosophe ; la seconde, l’analyse de sa doctrine ; la troisième, l’histoire de cette doctrine, depuis son apparition au XIIe siècle jusqu’à la fin du XIVe. La biographie complètement dégagée des légendes et des faits apocryphes dont l’avaient surchargée la plupart des écrivains du moyen âge, et même les historiens modernes, a été rédigée d’après des document arabes. Elle contient, sur la civilisation de l’Espagne musulmane, des renseignemens d’un grand intérêt, renseignemens d’autant plus précieux qu’ils ont été puisés aux sources mêmes, et qu’ils sont beaucoup plus exacts que ceux qu’on trouve dans l’histoire de Conde, qui ne savait l’arabe que très imparfaitement et dans l’histoire plus défectueuse encore de M. de Marlès, qui, tout en compilant Conde, n’a fait qu’enchérir sur ses erreurs. Les rectifications historiques abondent dans cette partie du livre ; l’une des plus importantes se rapporte à l’opinion longtemps accréditée et reproduite par les historiens modernes de la philosophie, qu’Averroès avait le premier traduit Aristide du grec en arabe, et que c’était par la version latine de cette traduction que le philosophe de Stagyre avait été révélé au moyen âge. M. Renan établit d’une manière péremptoire, et c’est là, sous le rapport de l’altération de la doctrine primitive, un point essentiel, 1o qu’Aristote avait été traduit en arabe trois siècles avant Averroès, 2o que les traductions d’auteurs grecs en arabe ont été faites du syriaque, 3" que peut-être aucun savant musulman, et très certainement aucun Arabe d’Espagne, n’a su le grec.

Dans la partie analytique de son travail, M. Renan retrace rapidement, comme introduction naturelle du sujet particulier qui l’occupe, l’histoire du développement des sciences métaphysiques dans l’islamisme ; puis, quand il arrive aux écrits d’Averroès, il montre d’un côté leurs rapports avec ceux des autres philosophes musulmans, et de l’autre avec la doctrine péripatéticienne, et rapproche ainsi par l’analyse deux grandes civilisations séparées par la distance des siècles, le langage, la religion et les mœurs. Parlant de ce principe, qu’il est plus important de savoir ce que l’esprit humain a pensé sur une question que d’avoir un avis sur cette question même, il ne se prononce point sur les problèmes qu’il rencontre, il indique seulement comment ils ont été posés et résolus ; il ne dogmatise pas, il expose, et, suivant pas à pas son auteur par une analyse pénétrante et vive, il met a nu tous les secrets de sa pensée, et le dévoile tout entier. De cette étude neuve et approfondie résulte ce fait incontestable, à savoir que le système désigné au moyen âge et à la renaissance sous le nom d’averroïsme n’est que l’ensemble des doctrines communes aux péripatéticiens arabes, que l’homme qui a donné son nom à ce système n’a rien inventé, et que cette philosophie, dont on a beaucoup parlé sans la connaître et sans l’étudier, n’a été qu’un emprunt extérieur et sans fécondité, une imitation de la philosophie grecque, qui se rattache au prolongement péripatétique de l’école d’Alexandrie. Quoi qu’il en soit de ce manque absolu d’originalité, la philosophie arabe a su dégager avec hardiesse et pénétration les grands problèmes du péripatétisme, et en poursuivre la solution avec vigueur. M. Renan la regarde même comme supérieure à la philosophie du moyen âge, qui tendait toujours à rapetisser le problème et à le prendre par le côté dialectique et subtil.

La doctrine d’Averroès une fois expliquée aussi clairement que le comporte la profonde obscurité du sujet, M. Renan en suit l’histoire à travers les différentes écoles du moyen âge, dans les écoles juives d’abord, puis dans la scolastique, et enfin dans l’école de Padoue, son dernier asile. Ici, les difficultés du sujet semblent redoubler ; Averroès parait avec un double rôle : c’est d’une part, comme le dit l’auteur, « le grand interprète d’Aristote, autorisé et respecté comme son maître ; c’est de l’autre le fondateur d’une doctrine coupable, le représentant du matérialisme et de l’impiété. » M. Renan suit jusque dans ses moindres détails cette curieuse biographie d’une abstraction qui traverse plusieurs siècles en se partageant en deux affirmations contradictoires. Il touche, en passant, aux problèmes les plus élevés de l’histoire, et nous signalerons, entre autres, comme un morceau remarquable à tous égards, le chapitre intitulé : De l’Incrédulité au moyen âge, et les pages dans lesquelles il explique l’influence exercée par la maison des Hohenstaufen sur les croyances religieuses de leur temps.

M. Renan, dont le volume ne contient guère que trois cent cinquante pages, a donné ainsi, sous une forme concise, l’une des monographies les plus complètes qui aient été publiées dans ces dernières années, et nous croyons devoir insister d’autant plus sur le mérite de cette œuvre, qu’elle appartient à cette forte et saine école de l’érudition française dont les représentans sont de jour en jour plus rares. Quand les bonnes traditions s’affaiblissent, c’est un devoir pour la critique de rendre pleine et entière justice à ceux qui se montrent capables de les faire revivre. Des exemples trop nombreux nous ont prouvé d’ailleurs que les livres médiocres sont en général plus vivement recommandés que les bons livres. Pour réussir dans le monde, on l’a dit depuis longtemps, il faut être audacieux et fluet ; pour être loué dans les lettres ou dans les sciences, il ne faut faire ombrage ni aux parvenus ni à ceux qui veulent parvenir, et si nous voulions trouver des preuves à l’appui de cette remarque, nous n’aurions qu’à regarder autour de nous. Heureusement les travaux sérieux finissent toujours par devenir, auprès du public éclairé, la plus sûre des recommandations ; aussi M. Renan a-t-il conquis, dès le début même, un rang très honorable. Nous ne pouvons, pour notre part, que nous associer complètement à son succès : comme, orientaliste, comme écrivain philosophique et comme historien, il a fait ses preuves, et nous l’engagerons vivement à s’appliquer à une grande œuvre. Cette œuvre lui est, en quelque sorte, indiquée d’avance par la supériorité même de ses études : c’est l’histoire de la civilisation musulmane dans ses rapports avec l’Europe chrétienne au moyen âge.


CH. LOUANDRE.


V. DE MARS.