Revue littéraire, 1853


REVUE LITTÉRAIRE.


L’HISTOIRE ET LA LITTÉRATURE EN DANEMARK.


Nous avons signalé tout récemment[1] quel ascendant avait acquis en Danemark, pendant l’année qui vient de s’écouler et pendant celles qui l’ont précédée immédiatement, les études d’archéologie et de statistique. La littérature religieuse, et celle qu’on peut appeler la littérature d’imagination, c’est-à-dire le poème, le roman, le théâtre, n’y sont pas restées stériles. Sincèrement protestante, la presse danoise publie chaque année un grand nombre de dissertations théologiques, de sermons et d’exégèses, sans égaler pourtant sous ce rapport l’activité un peu diffuse des presses américaine et anglaise. Cette littérature religieuse a surtout produit dans les dernières années les nombreux ouvrages de MM. Kierkegaard et Martensen, le premier animé d’une foi profonde et appliquant la méthode socratique à l’enseignement d’un dogme rigoureusement observé, le second se rapprochant davantage des méthodes du rationalisme, tous deux ennemis des systèmes sceptiques de l’Allemagne et tous deux popularisant leurs idées par le charme d’un style pur et élevé. Avec ces deux écrivains de talent, des hommes de mérite, comme le fougueux M. Grundtvig et le vénérable évêque de Copenhague, M. Mynster, donnent à la parole évangélique en Danemark la dignité et l’éclat. L’histoire religieuse, étudiée par de nombreux théologiens, y produit de nombreux mémoires, destinés soit aux différens recueils théologiques, soit à la section historique et philosophique des Actes de la société royale danoise. C’est dans ce dernier recueil qu’a paru tout récemment, pour être ensuite publié à part, un beau travail de M. Scharling, professeur de théologie à l’université de Copenhague, sur les doctrines, l’influence et la vie si peu connues de Molinos[2].

Le livre de M. Scharling mérite qu’on s’y arrête. Les luttes religieuses de l’époque dont il s’occupe ont été trop rarement étudiées. Le XVIe siècle avait été pour l’église une époque d’agitations et de déchiremens : le siècle suivant amena un grand mouvement de ferveur et de foi. Parmi les protestans, c’était une ardeur de néophytes ; quant à l’église romaine, elle s’était réformée elle-même en présence de la réforme luthérienne : de part et d’autre, les âmes se rattachaient plus fortement au dogme et à toutes les prescriptions du culte extérieur. Contre cet ascendant qui semblait ennemi de toute liberté d’esprit, on vit s’élever, pendant la seconde moitié du XVIIe siècle, une réaction dont les effets, qui se sont produits dans le protestantisme aussi bien que dans le sein de l’église romaine, ont pris les différens noms de quakerisme, piétisme, jansénisme et quiétisme. Le quiétisme en particulier, sans offrir la même élévation de doctrine que la plupart des systèmes mystiques sur lesquels il croyait cependant renchérir, en offrait tous les dangers. Il n’atteignait pas à leur hauteur, car il ne donnait pas à l’âme le ressort nécessaire pour un pareil élan ; mais il la détachait également des liens qui lui sont salutaires. L’âme a besoin, non à cause de sa nature tout indépendante et divine, mais à cause sans doute de son alliance avec le corps, que certaines attaches la maintiennent dans la voie où notre intelligence peut l’accompagner et la suivre. C’est justement le sens précis du mot religion de signifier que le dogme et le culte extérieur sont destinés à remplir ce rôle nécessaire. M. Scharling, habile théologien, nous semble pourtant avoir tenu trop peu de compte de ces principes dans son récent travail sur Molinos. Le théologien danois ne refuse pas à l’église catholique le droit dont elle a usé de condamner et de réprimer les erreurs du quiétisme, mais il considère volontiers Molinos comme une sorte de saint qui tenta, au XVIIe siècle, d’introduire dans l’église romaine une réforme consistant à ramener les âmes du culte extérieur à la religion intérieure. M. Scharling appellerait volontiers Molinos un protestant au milieu de l’église romaine ; il pense que Molinos a dissimulé, afin d’échapper le plus longtemps possible à toute condamnation. Il va jusqu’à croire qu’il n’était pas véritablement mystique ou quiétiste, et qu’il a feint cette hérésie pour faire passer sous une apparence peu redoutée les doctrines destinées à régénérer l’église catholique dans le sens protestant. Il le nomme un Hamlet religieux. — Cependant M. Scharling sait fort bien que Hamlet, à force de contrefaire la folie, est devenu fou lui-même, et que la contagion de sa démence a coûté la vie à la pauvre Ophélia. Que Molinos ait feint ou non d’être quiétiste, ce serait donc tout un pour ce qui le concerne et pour ses disciples. L’a-t-il été en effet, et ses doctrines étaient-elles réellement dangereuses ? Nous ne croyons pas qu’il soit possible de le nier.

Une chose entr’autres peut expliquer que M. Scharling soit devenu partial pour son héros, c’est qu’il en a étudié la vie et toutes les pensées avec un soin curieux. Nous ne possédions pas de biographie exacte de Molinos avant ce travail si complet, dont la lecture éclairera plusieurs points de l’histoire religieuse du XVIIe siècle. M. Scharling s’est montré, dans ce travail, non pas seulement théologien disert et délié, mais historien sévère. Il a recueilli dans des livres et des manuscrits peu connus nombre de témoignages sur Molinos qui voient le jour pour la première fois, et, ce qui ne gâte rien, il met habilement en scène les épisodes dramatiques de la vie de son héros, qu’il suit jusqu’aux derniers momens.

Le sentiment religieux, toujours présent, donne au livre de M. Scharling sur la vie de Molinos une valeur plus grande encore que celle qu’il emprunte à l’étendue et à l’exactitude des documens nouveaux rassemblés par l’auteur. C’est ce même sentiment, souvent profond, presque jamais mystique, chez les écrivains danois, qui a plus d’une fois inspiré les poètes contemporains. Il a dicté tout récemment à M. C.-H. Thurah une intéressante paraphrase du Cantique des Cantiques, Sarons Rose. Nous le retrouvons surtout comme le trait principal d’un curieux poème : l’Adam Homo, de M. Paludan-Muller. M. Muller s’est surtout appliqué à donner, dans son récit presque épique, une peinture exacte et piquante de la vie réelle ; mais, malgré les spirituelles couleurs et la finesse de son pinceau, souvent satirique, j’aime mieux relever d’abord ce que la pensée religieuse donne d’élévation à sa conception poétique. Adam Homo, après une enfance naïve et un pur amour contracté au village, voit la ville et le grand monde ; il y perd ses croyances et le sentiment d’une passion qui était généreuse et que partageait la douce Alma. Ses aventures dissipent ses belles années et lui ravissent, après l’espoir du bonheur, celui de la fortune. Il retrouve à son lit de mort cette Alma qu’il a abandonnée, qui s’est vouée au soin des malades, et qui, devenue son bon ange, inspire les dernières comme les premières pensées de son âme. Il meurt avec la conscience amère d’une vie perdue, il meurt misérable, mais du moins il emporte aux cieux le souvenir de cette amie qu’il avait délaissée sur la terre. Alma le suit elle-même de près, et ici vient se placer, dans le douzième et dernier chant, l’épisode le plus curieux du poème. Adam Homo est appelé pour le jugement. L’avocat de l’enfer vient l’accuser, et son plaidoyer est une curieuse satire de la société mortelle au milieu de laquelke Adam a vécu. Un céleste avocat défend sa cause, l’excuse en rappelant sa bonne volonté, ses bonnes intentions, difficiles à mettre en pratique entre tous les périls de la terre. Les argumens de l’accusation l’emportent ; déjà l’âme coupable se sent entraînée par la force irrésistible du châtiment vers les ténèbres éternelles, quand tout à coup brille à ses yeux une belle étoile ; elle approche : c’est l’âme d’Alma, qui vient d’échapper à ses liens mortels ; elle aussi vient plaider la cause de celui qui l’a aimée, ou plutôt elle l’absout et le sauve en s’offrant pour lui, en déversant sur lui les mérites de son véritable et constant amour, de son dévouement et de son sacrifice, et elle l’entraîne victorieuse vers le purgatoire, d’où elle saura encore lui faire conquérir les cieux. — Voilà l’issue singulière de cette épopée, inspirée plus d’une fois par la vraie poésie. Elle a surpris, elle a ému les compatriotes protestans de M. Paludan-Muller. Nous ne voyons cependant pas que, pour s’être approchée du dogme catholique, elle se soit éloignée du type éternel de l’élévation poétique et de la beauté morale.

L’esprit de nationalité, plutôt que l’idée religieuse, a guidé M. Goldschmidt dans la composition de son roman le Juif. Son héros abandonnerait sans doute la loi de Moïse, si ses coreligionnaires n’étaient persécutés. Ce spirituel ouvrage nous fait connaître une des faces, non la moins singulière, de la question religieuse dans le Nord. Le sentiment d’une nationalité menacée récemment et sauvée par des prodiges de valeur est devenu d’ailleurs pour le Danemark, depuis 1850, la source de toute une littérature, comprenant beaucoup d’écrits de polémique, — tels que la série des Fragmens anti-slesvig-holsteinois, publiée par les soins de M. Krieger, et dont la plupart des livres de M. Wegener font partie, — puis des ouvrages de stratégie sur chacune des batailles gagnées ou perdues, des récits anecdotiques, dont quelques-uns sont devenus promptement populaires, comme les Tableaux de guerre, Krigs-Billeder, de M. W. Holst ; enfin des chansons et des poésies, comme la marseillaise danoise intitulée : le Vaillant Fantassin danois (d’en Tappre Landsoldat), et encore le joli poème de M. H.-P. Holst, le Petit Trompette (den Lille Hornblœser). Ce petit ouvrage doit autant sa popularité à l’élégance de son style et au charme de ses descriptions qu’aux circonstances qui l’ont fait naître, et puisque le texte en est danois, sans que des traductions soient venues encore, que nous sachions, le répandre en Angleterre ou en Allemagne, il convient ici de compléter l’analyse par quelques citations. Jean-Pierre s’est engagé pour aller sonner de la trompette contre les Allemands. « Le roi, lui a-t-on dit, lui donnera sa nourriture, 12 skillings, et le galon sur la manche. D’ailleurs le roi a besoin de lui… Je ne te ferai pas honte, petit père. Toi, bonne mère, ne pleure pas. La mauvaise herbe ne meurt pas facilement, et puis je ferai bien attention à moi. — Dès le lendemain, le navire l’Hékla enfle ses voiles pour aller à Slesvig. Il tarde au beau navire d’essayer vraiment ses forces. Il ne s’est encore abandonné qu’en jouant à des périls imaginaires ; il ne connaît pas le déchirement furieux des gros canons tonnans. Il n’a pas tremblé sous la bordée ennemie ; le boulet ennemi n’a pas encore béni sa carcasse pour les combats. Il n’a pas entendu à travers le fracas les cris des mourans, et son blanc tillac n’a pas vu le sang couler dans les flots. Comme la jeune fille qui va pour la première fois à la danse, il est impatient et rejette l’écume à droite et à gauche. — Écoutez ! Du fort un salut d’adieu résonne, et du navire la réponse retentit, pendant qu’on agite les chapeaux. Jean-Pierre, au premier rang, crie hourra pour son père et sa mère, hourra pour son beau vaisseau. Il part ; à travers les larmes, sa mère suit le navire, jusqu’à ce que le haut des mâts disparaisse sous la courbe des flots. — Jean-Pierre a pleuré, lui aussi ; mais le vent sèche ses larmes, et son jeune courage triomphe de son cœur. Pendant qu’il s’élance dans la vie pour y disperser son chagrin, sa mère retourne lentement chez elle, et conserve fidèlement sa douleur. Le chagrin fuit le pied rapide et léger du jeune homme ; mais il alourdit la marche de ceux que la vie a fatigués. Il s’envole loin de celui qui se lance gaiement sur la scène mobile de la vie, tandis qu’il établit sa demeure chez celui qui vit seul et abandonné… » - On aborde au nouveau rivage. Alors commence la vie des camps et des bivouacs… « Pendant qu’un feu clair, qui pétille dans le silence de la nuit, se reflète sur les arbres de la forêt et sur les vedettes placées à l’entour, tout à coup on entend à distance un pas pressé ; c’est un officier qui s’approche. Chacun de secouer le sommeil et de se lever aussitôt. C’est un grand et bel homme, son œil brillant sourit avec majesté et douceur ; mais sur ses lèvres repose une expression de tristesse. Il remplit un des gobelets qui sont encore à terre : — Buvons cette nuit, mes enfans, demain nous nous battrons… - Nous nous battrons demain ? s’écrie toute la troupe. Eh bien ! hourra pour la bataille ! — À notre première victoire ! dit l’officier, et souhaitons à qui tombera au sort une joyeuse mort de soldat. — Puis il s’en alla, doux et grave ; nos soldats entonnèrent le chant national. Le chant s’élevait sous la voûte des arbres, la flamme montait claire et pétillante ; tous s’endormirent avant le matin, mais celui qui dormit le dernier, ce fut Jean-Pierre. Plus les autres avaient chanté, plus il était devenu silencieux. Il songeait aux paroles du capitaine, à son regard profond, et mille diverses images se présentaient à ses yeux. Il écoutait ces chants du Danemark, il les avait chantés bien souvent dans son enfance ; cependant combien ils lui paraissaient nouveaux, et comme il les comprenait pour la première fois ! Puis sa pensée fatiguée se réfugia en arrière, vers sa mère et son foyer… et, lasse de réflexion, elle jeta l’ancre dans la maison paternelle, dans Nyboder… et il sommeilla doucement, jusqu’à ce que le bruit du camp et la fraîcheur du matin vinssent le tirer du sommeil… » Suivent les récits de la bataille, de la captivité, de la trêve, enfin du retour dans la patrie, écrits avec âme et avec une connaissance parfaite des circonstances locales qui fait dire à chaque Danois : « J’y étais ! mon fils, mon frère, mon père y était ! » De pareilles qualités font vite un bon livre, et un livre pareil, qui s’apprend par cœur et inspire le plus humble, ressemble fort à un acte de patriotisme, à une bonne action.

L’année 1852 a vu se multiplier en Danemark, à la suite de celles que nous venons de citer, les publications relatives à la guerre des duchés. Outre un petit recueil de nouveaux Contes, par M. Andersen, et quelques œuvres dramatiques originales, comme un Episode (de la vie d’Ewald), par M. Ch. Juul, et la Jeunesse de Tycho-Brahé, par M. Hauch, — l’année littéraire a vu aussi se produire de nouvelles et belles éditions, comme celles des œuvres d’OEhlenschlseger et d’OErsted[3], d’Ewald et de Hauch[4]. On a continué d’importans ouvrages, comme le Dictionnaire des auteurs danois, par M. Erslew. Si on ajoute à ces travaux les incessantes recherches des sociétés savantes du Danemark, si justement renommées, on reconnaîtra dans ce petit royaume une singulière activité littéraire, au moment où, à peine délivré des tristes diversions d’une guerre redoutable, il rencontre encore dans la politique intérieure une nouvelle cause de préoccupations.


A. GEFFROY.


V. DE MARS.


  1. Voyez la livraison du 15 janvier.
  2. Michael de Molinos, Et Billede fra det 17 de Aarhundredes Kirke Historie (Michel de Molinos, Épisode de l’Histoire ecclésiastique du dix-septième siècle), in-4o, Copenhague, 1852.
  3. Chez le libraire Hœst à Copenhague.
  4. Chez le libraire Reitzel.