Revue littéraire, 1851/06
PUBLICATIONS BELGES.
On connaît assez mal en France et on ne suit point avec toute l’attention qu’ils méritent les travaux qui chaque année, en Belgique, viennent accuser de plus en plus, dans le domaine des études historiques, une tendance énergiquement nationale. La Belgique s’est constituée en nation il y a vingt ans à peine ; devenue, par un triste privilège, le foyer d’une industrie qui la livre fatalement aux influences étrangères, elle n’en fait pas moins, en dépit d’entraves et d’obstacles multipliés, de louables efforts pour conquérir sur le terrain des lettres et des sciences la même place que sur le terrain des intérêts matériels et politiques. C’est là une rude tâche pour les écrivains belges ; mais d’intéressans travaux sont venus prouver qu’ils sauraient l’accepter et la remplir dans toute son étendue, si le gouvernement de la Belgique savait de son côté seconder leurs efforts en les affranchissant par une honorable initiative de la pression des littératures voisines.
Deux ouvrages se signalent particulièrement à notre attention parmi ceux qui ont récemment paru en Belgique : l’Histoire du Congrès national de Belgique, par M. Théodore Juste[1], et l’Histoire du Droit des Gens, par M. F. Laurent[2]. L’Histoire du Congrès de Belgique nous retrace un des épisodes les plus curieux de l’époque contemporaine. Dans un siècle où tout tend au rapprochement des peuples, à la communauté des idées, au rapport plus étroit et plus fréquent des intérêts, on voit tout à coup un royaume se couper en deux états par le simple effet d’un déchirement intérieur. Et, chose plus étrange, à une époque où les croyances pèsent chaque jour d’un moindre poids dans les affaires humaines, en un moment où la foi et la liberté sont partout ailleurs en hostilité sourde ou flagrante, ici le principal mobile de la séparation est une cause essentiellement religieuse, et dans le combat qui sur ce motif s’engage pour l’indépendance éclate l’alliance patriotique du sentiment libéral et du sentiment chrétien.
Ainsi s’ouvre la révolution belge. À des débuts heureux d’heureuses suites succéderont-elles ? Par quelle sagesse ferme et conciliante la Belgique est-elle parvenue à conjurer les orages qui grondaient autour de son berceau ? C’est ce que va nous apprendre M. Théodore Juste en retraçant l’Histoire du Congrès national, qui, avec un tact bien rare parmi les assemblées, sut fonder dans la paix un état nouveau, et l’établir sur les bases saintes de la justice et de la liberté, de la tradition respectée et du progrès reconnu.
Trois grands services résument l’œuvre du congrès belge : la reconstitution de la nationalité belge, l’avènement d’une dynastie gardienne de l’indépendance reconquise, l’établissement d’une monarchie démocratique sans précédent en Europe. Les puissances du Nord redoutaient dans l’indépendance belge la rupture de traités qui leur étaient favorables, l’envahissement de l’esprit de révolution qui gagnait d’un pas vers eux ; l’Angleterre craignait surtout l’agrandissement de la France et la diminution de son propre commerce. Le roi Louis-Philippe apporta à la Belgique un puissant secours en cette occasion, ne l’oublions pas. Sa sagesse leva le premier obstacle à l’indépendance en faisant adopter la politique de non-intervention ; son désintéressement supprima le second, et non le moindre assurément, par la ferme résistance qu’il opposa à toute idée d’incorporation et d’ambition de famille.
Après la question de la nationalité venait celle de la forme de gouvernement, grave question qui n’a cessé d’être agitée en Europe depuis la fin du dernier siècle jusqu’à nos jours. Il est intéressant de voir par quels argumens elle fut résolue en Belgique. La république était préconisée, à différens points de vue, dans un intérêt de prochaine réunion à la France, par MM. Lardinois, David et Camille Desmet, au profit de la liberté religieuse par l’abbé de Haerne, imbu des doctrines du journal l’Avenir. L’opinion de MM. Seron, Pirson et de Robaulx, qui l’appuyèrent pour elle-même et comme la forme de gouvernement la mieux appropriée à la démocratie, a seule du prix pour nous. Ce qu’ils dirent peut se réduire à ceci : « La république, mieux qu’un autre gouvernement, réalise le bonheur commun, parce qu’elle est fondée sur la volonté de tous ; là, la loi se trouve placée au-dessus du caprice d’une personne, et jamais la passion individuelle ne se substitue aux prescriptions de la loi. Autre avantage : les mœurs se conservent simples et austères à l’abri du luxe et de la prodigalité des cours. » A leur tour, les partisans de la monarchie constitutionnelle se levèrent et combattirent la république par deux espèces de raisons, les unes tirées de la situation particulière de la Belgique, les autres prises du fond même des choses et bonnes par conséquent à méditer en tout lieu : « Aucun système de gouvernement, dit M. Devaux, ne favorise l’intervention étrangère autant que la république ; les passions des partis les rendent indifférens sur les moyens : triompher est tout pour eux. Il est presque impossible qu’ils ne finissent par s’allier ouvertement, tout au moins par sympathiser et s’unir secrètement, chacun suivant ses intérêts, l’un avec telle puissance vaincue, l’autre avec une puissance rivale. C’est une vérité dont l’histoire des républiques fait foi presque à chaque page. » Les raisons des adversaires de la république parurent décisives au congrès, et, à la majorité de 174 voix contre 13, il se prononça pour la monarchie héréditaire. Restait encore l’entreprise la plus considérable et la plus semée de périls, l’organisation des pouvoirs de l’état et des libertés publiques. Là principalement apparut la science politique, l’habileté prévoyante du congrès belge. Cette assemblée donna à la Belgique la constitution qui la régit encore. Grace à cette constitution, nul en Belgique ne conteste aujourd’hui ni le principe du pouvoir, ni la forme du gouvernement ; les partis se combattent sur le terrain légal, et les mœurs prêtent appui aux lois.
L’Histoire du Congrès belge de M. Juste révèle chez l’auteur deux des plus essentielles qualités de l’historien, l’exactitude et l’impartialité. L’ouvrage de M. Laurent sur le droit des gens nous transporte dans un ordre d’idées et de problèmes historiques très différent de celui où s’arrête M. Juste. Prouver par l’histoire que l’humanité marche vers l’association et la paix, tel est le dessein de l’honorable professeur de l’université de Gand. Il étudie successivement les peuples anciens et les peuples modernes, divisant sa tache sur l’indication précise des événemens. Des deux parties promises par M. Laurent, la première seule a paru. Elle comprend l’Orient, la Grèce et Rome. En Orient, la théocratie domine et les barrières des castes s’élèvent éternelles entre les hommes ; l’esprit humain s’émancipe en Grèce du joug sacerdotal, et la cité s’y substitue à la caste. Rome, destinée à conquérir le monde par ses armes, en effectua par ses lois l’unité politique. Tous les hommes libres alors devinrent membres de la même cité, il ne resta en dehors que les esclaves. Il n’y a rien à reprendre à ces traits généraux ; ils sont aussi exacts que bien marqués. Il y a dans le livre de M. Laurent nombre de choses très justes et bien senties sur la force et l’isolement considérés comme lois de l’antiquité. Où est la puissance, là est la justice - id oequius quod validius, disait Tacite, en cela énergique interprète des vieilles opinions. L’isolement rencontre son expression la plus haute dans le patriotisme des anciens, étroit, agressif jusqu’à flétrir tout étranger du titre de barbare, jusqu’à donner au mot étranger la même signification qu’à celui d’ennemi, jusqu’à faire résulter de la défaite l’esclavage du vaincu, de la conquête l’asservissement du pays conquis. M. Laurent ne sait pas aussi bien se garder contre l’erreur dès qu’il tombe dans le courant des systèmes du jour. Deux idées surtout le fascinent, l’entraînent et l’égarent : l’idée d’une révélation continue et progressive, dont la lumière monterait de plus en plus pure et éclatante du sein de l’humanité pour éclairer sa marche ; l’idée de je ne sais quelle solidarité de destin appelée prochainement à ne faire qu’un corps de tous les hommes, et qu’il voit de moment en moment se développer. Comme cette double illusion, propagée de toute manière par l’enseignement socialiste, tend logiquement à ruiner dans sa base la vérité chrétienne, à compromettre dans son principe l’avenir social, il importe de s’y arrêter.
Le christianisme professe, comme premier dogme, la bonté originelle de l’homme, sa prompte chute par le péché, la nécessité de la révélation divine pour le relever des suites de sa faute : les ténèbres de l’intelligence et la corruption de la chair. Long-temps la philosophie, d’accord en ce point avec la religion, a cru, elle aussi, sur le témoignage unanime du passé, à une période de bonheur et d’innocence coïncidant avec l’enfance de l’humanité. Elle s’est ravisée depuis, et il a été dit qu’il ne faut plus chercher l’âge d’or derrière nous, mais devant. La révélation, que les sages niaient jadis, ils l’affirment maintenant ; mais, en déplaçant la source, ils la font sortir de l’homme, devenu ainsi son flambeau et son dieu. Les Allemands, poursuivant de hautes imaginations, ont les premiers lancé sur terre cette hypothèse décevante. L’utopie a marché son chemin, et, à défaut de la raison, qui lui refuse net son aide, on lui a voulu un appui historique. Alors a été entrepris un immense travail ayant pour objet l’étude de l’idée religieuse à sa naissance et dans ses développemens successifs chez les diverses nations. Ce travail n’a malheureusement abouti qu’à de vagues hypothèses ou à de tristes déceptions. L’humanisme a été une seconde erreur qui a exercé une fâcheuse influence sur les études historiques contemporaines, et qui a laissé trace dans le savant ouvrage de M. Laurent. De l’humanisme à la solidarité humaine, il n’est vraiment qu’un pas. L’un m’assujétit à mes passions, l’autre aux passions d’autrui ; celle-ci me ravit mon indépendance de citoyen, celui-là mon indépendance d’homme ; tous deux me rejettent dans les chaires brisées du passé. M. Laurent aurait pu et dû remarquer, dans son Histoire du Droit des Gens, que l’association, aujourd’hui tant préconisée, ne s’élève jamais au rang d’institution publique qu’aux dépens de la liberté personnelle, qu’elle apparaît toujours au berceau des peuples ou près de leur tombeau, formée par la faiblesse ou cimentée par la tyrannie, sous l’empire constant des nécessités les plus cruelles, la lutte violente au dehors ou la dissolution intérieure des mœurs. Chez les Germains, peuplades éternellement en guerre les unes contre les autres, l’association se montre partout. À côté de l’association militaire du chef et des compagnons, sorte de communauté de périls et de gains, auprès des ghildes créées sous le serment pour l’aide réciproque des associés, se présente la famille constituée en société de défense jurée autant que d’affection naturelle, de vengeance et de secours mutuels. « Leurs armées, dit Tacite en parlant de ces peuples, ne se composent point d’hommes rassemblés au hasard, mais de familles et de parentés. » Telle est l’association quand elle naît pour un peuple jeune du besoin de la conservation : nécessaire sans doute, elle n’a rien pourtant de bien enviable ; mais combien moins l’est-elle lorsqu’elle s’établit dans un état vieilli sous prétexte du partage égal des avantages sociaux ? Quand, d’un œil interrogateur, on parcourt la vaste collection du code justinien, il vient un moment où l’on s’arrête étonné en se demandant : Qu’est devenue la vieille opulence romaine ? — Partout des champs stériles et la profondeur des solitudes. — Et les superbes fils du peuple-roi, où sont-ils ? — Dans les villes, les collèges municipaux des décurions asservis, les associations serviles des corps d’états ; dans les campagnes, les laboureurs, sous des titres divers, généralement enchaînés au sol ; en tout lieu, sur tout homme, la contrainte et l’exaction ; tels ont été les tristes fruits de l’association érigée en institution publique. Entravées par un pareil régime, l’industrie, la culture, resserrèrent peu à peu leur cercle, et l’homme se trouva trop heureux d’abandonner le sol natal pour échapper à l’oppression sociale. Quand les barbares se présentèrent aux portes de l’empire romain, ils trouvèrent des royaumes vides à se partager, inania regna !
L’ouvrage de M. Laurent, malgré quelques assertions contestables, n’en mérite pas moins d’être noté comme un des travaux historiques les plus importans qu’ait vus récemment paraître la Belgique, et une forte érudition y rachète, y corrige quelquefois les écarts de l’esprit d’utopie.
À côté des livres de MM. Laurent et Juste, d’autres publications plus légères montrent que l’esprit belge s’essaie avec non moins d’ardeur sur le terrain des lettres que sur celui des sciences. Telles sont les Fables de M. de Stassart, que recommande l’alliance d’une aimable gaieté et d’une fine bonhomie[3]. Un petit poème de M. Van Hasselt, la Mort de Louise-Marie d’Orléans[4], se distingue aussi par de vives et touchantes inspirations. Il y a au-dessus de toutes ces publications une pensée commune ; il y a entre elles un lien étroit qui les réunit : c’est un patriotisme sincère, c’est aussi un instinct sûr et profond des vraies sources de l’originalité nationale. Le mouvement littéraire qui commence en Belgique se continuera, on aime à le croire, et l’occasion d’y revenir ne nous manquera pas.
P. Rollet.