ou aile, un bon mariage ou une indemnité. Il est à craindre qu’en ceci M. Marmier ne se montre pas d’une entière impartialité. On ne juge pas un pays sur la population errante d’un bateau à vapeur ou d’un chemin de fer ; certes, en suivant ce système, les voyageurs anglais ou américains de la force et du talent de M. Marmier, par exemple, prendraient une singulière idée de nos femmes en France, s’ils les croyaient toutes semblables au personnel qui hante les chemins de fer de Sceaux ou d’Asnières, le dimanche, par trains de plaisir. Ne doivent-ils pas attendre de nous ce que nous demandons d’eux ? Les petites fantaisies de la muse familière de M. Marmier n’ajouteront donc pas une gloire de plus à son nom. Il faut qu’il se contente de son passé tout uniment ; c’est un titre que plus d’un lui enviera.


LE MYOSOTIS, par Hégésippe Moreau, nouvelle édition augmentée d’œuvres posthumes (poésies et lettres)[1]. — Le poète n’est plus à juger chez Hégésippe Moreau, à quelque point de vue qu’on se place pour l’apprécier, moral ou littéraire. Malgré mille qualités brillantes et sincères, il a manqué à Moreau ce quelque chose qui achève la gloire et la couronne, et qu’on ne peut exprimer nettement. Il le sentait lui-même. « Dieu m’est témoin, disait-il dans une lettre à l’amie qu’il appelait sa sœur, que je suis un vrai poète ; malheureusement je ne suis que cela. » Nativement doté des plus beaux dons de la muse originale, la grace piquante et fraîche, la sensibilité ardente et vraie, et se sachant poète, pourquoi ne put-il point l’être tout-à-fait ? Par une circonstance favorable, l’édition nouvelle des poésies de Moreau se trouve particulièrement propre à éclairer cette question. À côté des rouvres poétiques, enfans et témoins de la pensée de l’écrivain, elle contient des extraits de correspondance qui nous font pénétrer jusqu’au vif de l’homme, au plus secret de son ame et de sa vie. Moreau eut le tort commun aux enfans d’un siècle qui a désappris l’austère loi du devoir et la valeur morale de la souffrance ; il crut, sur la foi de la sagesse nouvelle, que le but unique de la vie est le bonheur, que la gloire est la seule fin du talent. De là ses défaillances de cœur et ses travers d’esprit, sa folie et ses misères. Connaissant mieux le sens de l’existence, il eût fait entendre moins de plaintes devant les obstacles, et eût montré plus de fermeté pour les vaincre. Mieux instruit des vertus secrètes de la douleur et des obligations où nous engage une nature choisie, loin de la maudire, on l’eût vu bénir, dans l’épreuve qui lui était envoyée, la vocation divine, et s’y élever, au lieu d’y périr. Ce ne fut point, comme il l’a dit et comme on l’a répété, le pain du corps qui lui manqua, mais le pain de l’ame, et si le poète succomba en lui, c’est que l’homme fit défaut. Plus que beaucoup d’autres, il rencontra sur son chemin appui et secours. Orphelin, il retrouva une mère ; pauvre, il reçut dans une maison religieuse, avec l’hospitalité pour ses jeunes années, l’instrument viril de l’éducation. Au sortir du séminaire, deux femmes se disputent le soin de son bonheur, deux anges qui veilleront long-temps sur lui. Il vient à Paris, et dans cette ville, où la solitude des cœurs naît de la multitude des hommes, il est accueilli par des amis et des protecteurs plus jaloux de sa gloire que lui-même. « J’attendais que mon sort changeât pour vous donner de mes nouvelles, écrit-il alors. Le moment est arrivé. Cinq ou six dames du grand monde, à qui mes vers et mes chansons ont plu, ont opéré ce miracle. Je suis maintenant bien accueilli partout, prôné, caressé, occupé… Leur but est d’inspirer à tout, le monde la haute opinion qu’elles ont de mon talent, et de me faire écrire dans toutes les publications. Malheureusement il y a à ce projet un obstacle, moi. » Les camarades de Moreau ne lui sont guère moins affectueux « La nouvelle que mes vers vont enfin être imprimés a mis en grande joie tous mes amis… Il y a si long-temps qu’ils vont partout criant mon talent, qu’ils ne sont pas fâchés de trouver à leur opinion un appui… Aussi les voilà tous copiant, arrangeant mes papiers. » Ajouterai-je que le poète, gratuitement élevé par des prêtres, qu’il eut l’ingratitude d’outrager dans ses vers un jour de mauvaise humeur, compta, entre ses bienfaiteurs les plus nobles, un homme qu’il avait eu le malheur d’offenser cruellement sans le connaître ?

Il faut donc écarter comme vaines ces lamentations banales sur les rudesses de l’existence, le froid glacé de la solitude, l’horizon noir du lendemain, l’indigence cruelle de la pauvreté, la muse qui meurt faute d’un peu de bien-être et de jour, de sympathie et de pain. Il est de notre temps, en effet, des poètes qui ont tout réuni, le luxe de la vie, l’éclat de la parole, les amitiés empressées, la renommée grande et rapide, et puis au bout se sont trouvés l’échec et la chute profonde. Ensevelis dans leur triomphe, ils ne s’en relèveront pas mieux que Moreau de son adversité. Le même écueil a amené leur naufrage commun à des heures diverses, l’écueil contre lequel, en l’absence de règle morale pour les guider, sombreront inévitablement individus et sociétés : la poursuite exclusive du bonheur humain. Quand la satisfaction est posée en but suprême, que voulez-vous que deviennent des poètes avec leurs appétits de sensualité exquise, de vanité fiévreuse ? Ils vont où va leur passion. Pauvres, la misère les tourmente et l’envie les fouette ; heureux, ils se joueront de leur talent, livré aux aventures et aux caprices de l’imagination. La cupidité du succès en fera les flatteurs très humbles des goûts les plus pervers ; ce ne seront bientôt plus que des aines damnées,- poussées, selon le vent de la fortune, de l’adoration du pouvoir oppresseur à l’idolâtrie des foules anarchiques. Ainsi, toujours en dehors de la vérité et de la sincérité, n’ayant pour boussole que l’égoïsme opiniâtre et l’orgueil persistant, ils flotteront, les uns et les autres, au courant contraire des situations et des faits, au mirage trompeur des intérêts et de l’idée, sur une vaste mer d’incertitudes et de contradictions où, pas plus que la félicité, la gloire n’a de port, — cette mer où Moreau lui-même pressentait et annonçait son naufrage dans ces vers touchans :

Berçant de rêves d’or ma jeunesse orpheline,
Il me semblait, ouïr une voix sibylline
Qui murmurait aussi : — L’avenir est à toi !
La poésie est reine ; enfant, tu seras roi !
Vains présages, hélas ! Ma muse voyageuse
A tenté, sur leur foi, cette mer orageuse
Où, comme Adamastor, debout sur un écueil,
Le spectre de Gilbert plane sur un cercueil !

Les anciens qui entendaient l’art ne le séparaient point de la morale et tenaient la vertu comme son élément vital. Pénétré de leur sentiment à cet égard, Hégésippe Moreau y eût puisé peut-être la force de vivre et la pleine possession des facultés intérieures qui, font le poète, et alors le spectre de Gilbert, par une influence secrète d’irrésistible fascination, ne l’eût point entraîné dans la tombe, au milieu de la foule mélancolique des talens avortés qui donnèrent moins de fruits que d’espérances, qui recueillirent plus de larmes pour leur souvenir que de gloire pour leur nom.


P. ROLLET.


IDEEN ZU EINEM VERSUCH DIE GRAENZEN DER WIRKSAMKEIT DES STAATS ZU BESTIMMEN (Des Limites du Pouvoir exécutif), par Guillaume de Humboldt[2]. — Depuis long-temps, la France connaît les travaux d’Alexandre de Humboldt ; il est à regretter que les écrits de son frère Guillaume n’aient point eu de ce côté du Rhin la même fortune. Les investigations philologiques de Guillaume de Humboldt l’ont placé à côté, peut-être même au-dessus de l’auteur de Cosmos, dans l’opinion du public allemand. Contemporain et en quelque sorte compagnon des Schiller, des Goethe, des Herder, M. Guillaume de Humboldt s’est associé à leurs travaux, en a commenté quelques-uns, et a résumé, en les expliquant, les tendances générales de ces grandes intelligences. Ce qui domine et dirige, malgré d’importantes et nombreuses divergences, tous les efforts et toutes les aspirations de cette mémorable époque, c’est le culte de l’humanité. L’admiration de sa grandeur dans le passé, la croyance à ses droits éternels dans le présent, l’abolition dans l’avenir de toutes les contraintes, la pratique volontaire de toutes les vertus par l’ennoblissement de tous les instincts, voilà quelle était la note souveraine dans cet harmonieux concert des intelligences germaniques ; voilà le point central vers lequel gravitaient, la plupart avec une conscience claire et pleine de ce qu’ils faisaient, les maîtres de la pensée et de la parole au-delà du Rhin. Ils marchaient, à considérer de près leur ligne et leur but, dans la même voie que les Voltaire, les Diderot et les Rousseau, mais ils y marchaient avec plus de dignité et de noblesse, ils montraient de la déférence pour les choses long-temps respectées, quoiqu’elles ne fussent pas pour eux un objet de culte et d’affection ; ils oubliaient rarement leur dignité dans la colère, et ils observaient un certain décorum jusque dans les bizarreries de leur fantaisie.

Chez les plus grands, ce culte de l’humanité trouvait d’ailleurs un correctif et un contrôle dans un bon sens vigoureux, dans le goût de l’étude et un juste sentiment des réalités de la vie. Ainsi nous voyons Goethe se plaire souvent à réprimer les écarts des imaginations trop ardentes par des sentences d’un laconisme foudroyant, et formuler avec une hauteur méprisante la conviction que « l’humanité a encore bien du chemin à faire avant d’atteindre à l’idéal. » M. Guillaume de Humboldt, au contraire, quoique l’heureuse modération de sa nature l’ait toujours préservé de vues entièrement chimériques et d’espérances par trop exagérées, s’abandonne avec une confiance admirable à l’idée d’une cité de plus en plus affranchie de la gêne des surveillances matérielles. C’est surtout dans un écrit de sa jeunesse, écrit posthume retrouvé parmi ses papiers et publié récemment, — l’essai sur le pouvoir exécutif, — que cette tendance, vivifiée et soutenue par les belles promesses de la révolution française non encore souillée, se produit avec hardiesse et avec éclat. Il est vrai que M. de Humboldt a considérablement modifié par la suite les opinions tant soit peu chimériques de ce premier essai. Le changement dans ses idées est survenu même, à ce qu’il paraît, d’assez bonne heure, puisqu’il l’a fait renoncer à la publication de l’opuscule quelques années seulement après qu’il en eut écrit la dernière page. Cette publication avait été d’abord contrariée par les circonstances, et lorsqu’un peu plus tard une occasion plus favorable se présenta, un changement trop profond s’était opéré chez M. de Humboldt pour qu’il pût accepter la responsabilité de cet écrit tel qu’il avait été premièrement conçu. Des occupations d’une nature toute différente l’empêchèrent d’en entreprendre la refonte totale, et le travail fut abandonné à l’obscurité où M. de Humboldt, après que sa première ardeur fut éteinte, l’avait relégué. Cependant, tout en apportant des modifications considérables à sa manière de voir, tout en s’écartant dans la suite sensiblement du plan de conduite qu’il avait tracé pour le gouvernement de ses rêves dans son traité sur le pouvoir exécutif, M. de Humboldt, on peut s’en assurer, a toujours respecté les principes généraux posés dans cet écrit : il a élargi seulement les limites dans lesquelles il avait d’abord circonscrit l’action de l’état ; il a tenu compte des révoltes incessantes de la réalité contre l’idéal, mais ses idées sur le but final des sociétés ainsi que sur la dignité et sur la félicité des citoyens sont restées ce qu’elles étaient.

M. de Humboldt, tel qu’il nous apparaît dans cette brochure, se montre directement contraire à l’opinion de Pascal sur l’homme ; à ses yeux, l’homme n’est pas une créature dégradée, faible, incohérente, inconséquente, remplie de vanités et de contradictions, qui, sans le secours du ciel, ne pourrait se relever de l’abjection où une première faute l’a plongée : c’est, au contraire, un être qui porte en lui les germes de toutes les perfections, qui ne se ment et n’agit que pour les développer. Il peut s’égarer et empiéter par ses égaremens sur l’existence et les droits de ses semblables ; dans ce cas, la société intervient pour réprimer et réparer ; elle rétablit l’ordre qui a été troublé et cherche à prévenir le mal par l’exemple salutaire d’une punition que M. de Humboldt ne veut pourtant pas trop sévère. Quant aux modes et moyens nombreux qui s’offrent à l’homme de donner carrière à son activité, soit pour s’assurer de ses énergies, soit pour accroître son bien-être, l’état ne doit point, selon M. de Humboldt, à moins d’une invasion trop directe dans le domaine d’autrui, se mêler de les réglementer ou s’arroger le droit de les contrôler. M. de Humboldt ne veut pas que l’état entrave, par la mise en pratique d’une théorie préférée, la liberté des transactions commerciales, ou comprime par une police préventive les manifestations de la pensée. Bien qu’il parle avec un respect profondément senti, et même avec une sorte d’enthousiasme, de l’excellence du mariage indissoluble, il est d’avis que l’autorité s’abstienne, sans négliger les droits des mineurs ou porter préjudice au progrès désirable de la population, de s’ingérer dans les relations domestiques et familiales des citoyens. Toutefois ce qui caractérise le plus nettement la personnalité de M. de Humboldt, ce sont ses idées en matière de religion, c’est ce spiritualisme indépendant et quelque peu sentimental qui a été la foi de ses années d’illusion, et qui a fait de lui l’idole de ces natures fières, délicates et doucement exaltées qu’on ne trouve peut-être nulle part en aussi grand nombre qu’en Allemagne.

Le dieu de M. de Humboldt est né dans le cœur de l’humanité, et il se perfectionne à mesure que l’homme élève son niveau de civilisation et par conséquent son idéal. Les peuples primitifs, ne prisant rien au-dessus de la force, adorent un être suprême, qui n’est qu’une personnification de la force ; les Grecs, enthousiastes de la beauté physique, ont fait de leur Olympe une galerie de types admirables pour le sculpteur et pour le peintre, et les nations modernes, s’étant élancées jusqu’à la sphère des beautés intelligibles, sont arrivées au culte chrétien du souverain bien. Il faut avouer que ce Dieu élaboré dans la conscience humaine, ce Dieu fils de l’homme et fait, pour rappeler le mot de Fontenelle, à son image, courrait grand risque de tomber dans le néant si l’humanité s’avisait un jour de ne plus le reconnaître et de renier une paternité dont les charges, portées si long-temps, auraient fini par épuiser sa patience. Il est évident que ce Dieu n’existerait plus alors, puisqu’il n’existe aujourd’hui que par la grace de l’homme, qu’il n’a qu’une existence purement idéale, par conséquent purement nominale, et que, à dire crûment la chose, il n’existe réellement pas. Il est bon, il est nécessaire d’user de courtoisie envers les personnes, il n’est pas permis d’être poli envers les choses, et, il faut le dire, cette belle théorie de M. de Humboldt, admirée et caressée par tant de généreuses intelligences de l’autre côté du Rhin, n’est, après tout, qu’un athéisme mitigé qui s’accorde fort bien avec une glorification presque socialiste de l’humanité et avec un soin orgueilleux de la soustraire partout où la chose est possible aux entraves de la règle. Cependant M. de Humboldt n’est avoué ni par les démocrates ardens, ni par les athées prononcés. Il plaît aux esprits modérés, aux esprits d’élite, qui s’indigneraient, si on les accusait d’athéisme. C’est que M. de Humboldt est un libre penseur de fort bonne compagnie, qui aime par nature les précautions et les tempéramens. Il y a d’ailleurs chez lui une haute et délicate faculté d’analyse, bien faite pour séduire le public allemand. Quant au public français, ce livre traite de questions qui lui deviennent de plus en plus familières, et il serait à désirer qu’on cherchât à populariser par la traduction ce remarquable essai d’un des penseurs les, plus distingués de l’Allemagne moderne.


v. de mars.



V. de Mars.

  1. 1 vol. in-12, chez Paul Masgana, 12, galerie de l’Odéon.
  2. Breslau, chez Édouard Trewendt ; Paris, chez Scholler, rue de Tournon. 1851.