sous des noms vieux ou récens, ces réalités qui nous obsèdent ! En vérité, c’est cruauté ou maladresse. Comment ne comprend-on pas qu’il ne saurait y avoir pour nous de sujets moins agréables que ceux qui nous remettent ainsi en présence de nos misères ? Il est de règle de ne jamais parler devant les gens des choses qui les divisent ou les affligent. Cette règle élémentaire, le théâtre et les livres l’oublient quand ils nous retracent les révolutions qu’ont faites nos pères, ou qu’ils nous racontent celles que nous avons faites nous-mêmes.

On doit donc regretter que M. Ponsard se soit laissé séduire par le sujet de Charlotte Corday. N’est-ce pas une téméraire entreprise que de faire parler et agir sur le théâtre des personnages politiques, lorsque l’époque à laquelle ils appartiennent est assez rapprochée de nous pour nous teindre encore de ses couleurs et nous agiter de ses passions ? Pour réussir avec éclat, pour donner à son œuvre le mouvement, l’ardeur et la vie des événemens qu’il retrace ou des caractères qu’il peint, il faudrait que le poète se passionnât comme eux, qu’il fit passer dans ses vers un peu de cette fièvre étrange qui, à certains momens, déplace les notions du bien et du mal, frappe de vertige les plus vigoureuses intelligences et pousse une nation vers les hasards et les précipices ; il faudrait qu’il se rangeât franchement dans un camp ou dans un autre, qu’il fût partial comme l’est nécessairement un peuple en révolution, tant que cette révolution n’est pas finie, tant que les intérêts qu’elle menace, les inquiétudes qu’elle excite ou les espérances qu’elle attise flottent encore au gré des influences mobiles qui dominent, en ces instans, les pouvoirs établis et les conditions véritables d’ordre, et de stabilité. Mais alors quel péril pour l’écrivain qui, en désignant ainsi son ouvrage aux sympathies enthousiastes d’un parti, le désigne aux colères du parti contraire ! Quelles rumeurs, quelles collisions peut-être autour de ces peintures où chacun vient chercher l’ennemi qu’il veut haïr ou le modèle qu’il veut imiter ! Et comme ce triomphe, en supposant qu’on l’obtienne, est peu digne, après tout, du but sacré de l’art, de la paisible initiative des lettres et de la vraie mission du poète !

L’impartialité est moins dangereuse : est-elle bien possible ? Cette immobilité sereine d’un esprit ferme que rien ne fait pencher à droite ni à gauche, peut-on l’espérer sur un terrain où des ébranlemens nouveaux rappellent et continuent les secousses passées ? M. Ponsard paraît avoir voulu y croire, et rien ne nous permet de révoquer en doute sa sincérité. Dans un prologue élégamment écrit, et qui promettait des allures plus libres et plus poétiques, l’auteur de Charlotte Corday, évoquant la muse de l’histoire, a placé sur ses lèvres une sorte d’appel à cette impartialité austère qui remplace pour la postérité les passions contemporaines. Toutefois, la postérité a-t-elle bien réellement commencé pour la révolution française, et n’est-il pas beaucoup plus exact de dire que cette révolution dure encore ? Robespierre, Danton, Sieyès, les montagnards, les girondins, sont-ils bien pour nous des personnages historiques ? Ne sont-ils pas plutôt des contemporains auxquels des catastrophes récentes donnent une actualité posthume et comme une seconde vie ? Lorsque M. de Lamartine publia son livre des Girondins, les hommes clairvoyans comprirent qu’il y avait tout un élément d’agitations nouvelles dans la puissance magique avec laquelle l’historien avait tout à coup rallumé dans le présent cet incendie du passé, et quelques voix prophétiques s’élevèrent pour demander si ces pages ardentes n’évoqueraient pas bientôt dans la rue les mouvemens fébriles qu’elles ranimaient dans les esprits. Si cette impression fut réelle et sincère en 1847, lorsque rien n’était dérangé encore à l’ordre établi, ne doit-elle pas être plus vive aujourd’hui que les spectateurs du drame sont placés au même point de vue que les acteurs ? M. Ponsard ne s’est pas effrayé de cet inconvénient ; il nous a rappelé, par la bouche de Clio, sa poétique patronne, que les Athéniens, nos modèles, aimaient à voir représenter sur leur théâtre les grandes scènes de la vie politique de leur temps. Peut-être ne faudrait-il pas trop abuser de cette comparaison de la France avec Athènes depuis la république de février. Les deux républiques se ressemblent assez peu, et l’érudition la moins pédante pourrait faire là-dessus les plus complètes réserves ; en outre, il n’est guère prudent de nous rappeler que s’il y a eu en France, depuis deux ans, quelques velléités attiques, elles se sont trouvées justement chez ceux qui ne tenaient pas à faire de leur atticisme le complément de la forme républicaine, et y cherchaient, au contraire, une sorte de protestation épigrammatique contre des ridicules ou des travers plus spartiates qu’athéniens et plus béotiens que spartiates. À Athènes d’ailleurs, le théâtre offrait-il les mêmes spectacles que ceux que nous présente aujourd’hui l’histoire de notre révolution ? Lorsque Eschyle, dans un cadre dont la grandeur, le mouvement et l’audace n’ont jamais été dépassés, déroulait devant son auditoire transporté le magnifique drame des Perses, il faisait tressaillir tout un peuple au tableau de ses luttes et de ses victoires contre ses plus terribles ennemis ; mais ces ennemis étaient les Perses, ce peuple était homogène, sa république ne condamnait pas une caste au profit d’une autre, ne faisait pas de la consécration d’un principe ou d’un intérêt la ruine d’autres intérêts ou d’autres principes. Xercès ne comptait pas un ami parmi les spectateurs d’Eschyle, et la simplicité sublime de l’action, du spectacle et du langage n’était que l’expression vivante, colorée, irrésistible d’un sentiment patriotique qui vivait dans toutes les ames. Donnez une valeur poétique, une forme vraiment littéraire à ces grands drames qui retracent, sur nos scènes populaires, les épisodes militaires de l’empire ; admettez-y même, si vous le voulez, les gloires guerrières de la république : vous aurez quelque chose d’analogue à ces drames athéniens où un poète de génie éveillait les ombres glorieuses de Marathon et de Salamine ; mais Danton ! Robespierre ! Sieyès ! Vergniaud ! Louvet ! Barbaroux ! quels que soient vos efforts pour rester équitable, pour observer la proportion et la mesure, vous ne parviendrez jamais à faire de ces noms, des idées qu’ils représentent et des souvenirs qu’ils rappellent, un point de ralliement où puissent se rencontrer et s’unir les spectateurs que vous convoquez. Il y en aura, je le crains, pour qui Robespierre ne sera pas Xercès, et il y en aura aussi, je le crois, pour qui Vergniaud ne sera jamais Thémistocle.

M. Ponsard, par un sentiment moins original que méritoire, ne veut pas qu’on accuse la liberté des excès qui se commettent en son nom : c’est là une vérité pour laquelle, comme pour beaucoup d’autres, le mérite de l’à-propos nous a toujours paru indispensable. Il ajoute que les rois, si l’on y regardait de près, fourniraient aussi leur contingent de crimes, et qu’il y aurait autant d’injustice à rendre la république responsable des forfaits de Robespierre et de Marat qu’à s’en prendre à la royauté des vices de Néron, de Richard III et de Macbeth. Ce raisonnement, est plutôt d’un royaliste que d’un républicain Si le théâtre a pu, sans danger nous montrer des souverains vicieux et criminels, c’est probablement que tout le monde était du même avis sur leurs crimes, que leur exemple ne pouvait faire illusion à personne, et que ces mauvais instincts, développés par la puissance ou inhérens à des natures perverses, devenaient entre les mains de grands poètes les instrumens d’une moralité austère et d’une irréfutable leçon. Racine et Shakspeare n’ont pas, que nous sachions, failli à cette tâche, et leur œuvre venge ou rétablit ces grandes lignes, ces principes immortels que brisent ou altèrent pour un temps les crimes des rois comme ceux des peuples. En est-il de même de ces personnages sur lesquels se débattent encore les contradictions passionnées des partis ? Qui sera Macbeth ou Duncan, Néron ou Britannicus, Richard ou Édouard, dans cette poétique des drames révolutionnaires ? Vous ferez-vous, comme les poètes de Britannicus, de Macbeth et de Richard III, le vengeur de l’humanité, flétrissant les excès et les crimes, qu’ils partent d’en bas ou d’en haut ? Mais où commence-t-elle pour vous, cette humanité ? Les girondins votant sans conviction la mort du roi qu’ils auraient pu sauver vous semblent-ils beaucoup plus humains que les montagnards, parce qu’ils font de beaux discours et citent Horace ? Sieyès ajoutant à son vote cette cruauté laconique : La mort sans phrase, vous paraît-il plus humain que Danton ? Et Danton lui-même, tout sanglant encore des massacres de septembre, mérite-t-il que vous fassiez en son honneur une bien glorieuse exception ? Un écrivain très distingué, M. de Molènes, a fort spirituellement remarqué que se faire l’historien d’une révolution, c’est déjà l’accepter, y croire et s’y complaire ; nous ajouterons, que c’est en subir, à son insu, l’impitoyable logique. Il y a dans ces grandes violations du repos public, des lois établies, des institutions d’une société et d’un pays, je ne sais quel entraînement fébrile qui vous saisit, vous pousse et vous précipite aux extrêmes, dès qu’on y porte la main ou le regard. M. de Lamartine n’avait pas su se garantir de ce péril, et M. Ponsard n’y a pas échappé. Nous sommes persuadé qu’à l’instar de son brillant prédécesseur il s’était mis à l’œuvre avec des prédilections girondines : eh bien ! cédant comme lui à la force des choses, à ce crescendo révolutionnaire dont on devient le complice en le retraçant, il a fini par s’éprendre de la figure plus accentuée de Danton ; même, l’oserons-nous dire ? il y a une scène, la scène capitale du drame, où Danton pâlit, et où Marat, paraît être le seul logicien de la révolution logique de cannibale et de bête fauve, mais dont l’énergie sauvage domine la phraséologie sonore de Danton et les réticences hypocrites de Robespierre. Cette préférence, nous le savons, est bien loin de la pensée de M. Ponsard : ne suffit-il pas cependant, pour condamner son système, que les spectateurs superficiels ou vulgaires puissent un instant s’y tromper ?

Il existe, selon nous, une impartialité plus haute, plus décisive et plus féconde que celle dont M. Ponsard a fait sa muse : c’est celle qui, écartant les distinctions politiques, les querelles de partis et les passions du moment, peu soucieuse de savoir si les actions qu’elle juge émanent d’un roi ou d’un peuple, soumet ces actions aux lois éternelles qui régissent ; l’humanité, et y reconnaît, comme base de ses arrêts, tantôt la passion étouffant la conscience, tantôt la conscience triomphant de la passion. Que celle-ci soit revêtue de la pourpre souveraine ou de haillons déguenillés, qu’elle profite, pour s’assouvir, de l’omnipotence royale ou de l’omnipotence populaire, elle est toujours la même. C’est toujours le moi humain, la personnalité enivrée d’orgueil et de pouvoir, se préférant aux règles générales de la conscience. Et voilà pourquoi les révolutions sont si dangereuses, voilà pourquoi les hommes qu’elles mettent en scène méritent si rarement une admiration ou’ une sympathie sans réserve. Elles favorisent et amplifient ce règne, du moi, si cher à la vanité, à la révolte intérieure, à toutes les secrètes faiblesses de l’ame sans foi et de l’intelligence sans principes elles le substituent à ce faisceau de croyances et de devoirs qui unit dans une même tache et sous une même autorité la grande famille humaine. Abandonné à ce libre arbitre de l’individualisme émancipé, chacun s’y produit avec ses instincts, et l’homme qui mêle au mal qu’il fait ou qu’il accepte un peu, de générosité, d’enthousiasme ou de bravoure, obtient, par comparaison, par complaisance ou par peur, des hommages immérités.

C’est là ce qui explique comment certaines renommées révolutionnaires conservent plus de prestige que les autres, comment Danton, par exemple, est jugé avec plus d’indulgence que ses féroces émules, et comment les girondins ont trouvé des admirateurs parmi ceux qui flétrissent la montagne. M. Ponsard n’aurait pas dû tomber dans cette faute, et nous regrettons que Clio ne lui ait pas enseigné une impartialité moins mesquine. Celle qu’il a prise pour règle l’a gêné plutôt que servi. À tous momens, on sent, en écoutant Charlotte Corday, l’embarras d’un homme qui se préoccupe, avant tout, de l(effet que produiront sur ses auditeurs les sentimens et les idées qu’il prête à ses personnages. Chose étrange ! ce qui a refroidi le succès de ce drame, c’est que l’auteur ne s’y passionne pas, c’est que son ame n’y vibre pas dans le langage de ses héros, c’est qu’il s’est fait, pour ainsi dire, impersonnel, afin de ne heurter aucune opinion ; et en même temps, ce qui donne à sa pièce une allure si glaciale et si guindée, c’est qu’il n’y abdique jamais, qu’il ne s’en remet pas un instant à ses acteurs du soin de nous émouvoir et de nous entraîner à leur guise, qu’il est sans cesse derrière eux, calculant la portée de chaque hémistiche, donnant à tous les partis des satisfactions successives, leur distribuant une somme égale de concessions, de restrictions et de maximes, s’efforçant en un mot de contenter tout le monde, et, ainsi qu’il arrive d’ordinaire, ne réussissant à contenter personne. Or, s’il est vrai, comme l’a dit un contemporain illustre, que, parmi les ouvrages de l’esprit, les plus excellens sont ceux qui n’ont pas été écrits en vue du public, mais pour répondre à une nécessité du moment ou à une inspiration soudaine, il faut en conclure que, sous ce rapport du moins, le drame de Charlotte Corday occupe l’extrémité contraire. Non-seulement cet ouvrage a été écrit en vue du public, mais de plusieurs publics, et c’est ce qui en a altéré les conditions d’entraînement, d’émotion et d’unité.

L’auteur a-t-il réussi du moins à caractériser et à peindre son héroïne d’une façon nette et précise ? Est-il parvenu à se rendre compte de cette physionomie de Charlotte, mêlée de tons éclatans et de teintes factices dans le romanesque épisode des Girondins ? Charlotte Corday appartient à cette famille de caractères qu’il est difficile de juger d’après les lois communes. Aux belles époques, aux époques chevaleresques, où l’héroïsme n’est et ne peut être que l’expression la plus haute et la plus complète du devoir, Charlotte Corday s’appelle Jeanne d’Arc ; ses magnanimes instincts la poussent au combat ; elle se revêt d’une armure et livre bataille à l’étranger, à l’ennemi de la France. Dans les temps mauvais, dégénérés, sous la double influence de l’esprit philosophique et de l’esprit révolutionnaire, Jeanne d’Arc devient Charlotte Corday ; l’armure se change en poignard, le combat en meurtre ; au lieu d’être l’accomplissement suprême du devoir, l’héroïsme s’en isole ; il le froisse pour l’agrandir ; il manque au nécessaire en visant au superflu. Peut-être ce contraste que nous indiquons eût-il pu former la donnée historique et morale du drame de Charlotte Corday ; peut-être un penseur austère, un poète préoccupé des grandes vérités de la philosophie et de l’histoire, eût-il pu en faire jaillir une leçon salutaire et féconde ; peut-être aussi, pour nous intéresser davantage à Charlotte, eût-il suffi de nous la montrer plus simple, plus naturelle, plus jeune fille, jusqu’au moment où un éclair terrible, une force surhumaine la précipite, un couteau à la main, vers la baignoire de Marat. M. Ponsard, cédant à son goût d’accommodemens, n’a pas pris de parti décisif ; il a admis, dans la composition de ce caractère, des élémens divers qui nuisent à l’intérêt de l’ensemble. Ainsi Charlotte nous apparaît au milieu d’une prairie normande ; elle prend part aux travaux de la campagne ; elle soigne, avec une grace filiale et touchante, sa vieille tante de Bretteville, mais, en même temps, elle lit Rousseau ; elle cite l’histoire romaine, elle se livre à des déclamations ambitieuses sur la politique et la liberté, et lorsqu’arrive le moment qui la transforme en héroïne, cette transition, noyée dans un déluge de beaux vers, n’est ni assez préparée pour qu’on y reconnaisse le développement logique du caractère de Charlotte, ni assez soudaine pour qu’on y voie ce coup de foudre, cette inspiration mystérieuse qui imprime à certaines actions humaines le sceau d’une mission divine. Tel est, selon nous, le principal défaut de la Charlotte Corday de M. Ponsard : elle n’est pas assez femme, assez jeune fille ; elle nous toucherait davantage, si, avant d’être saisie de cette résolution suprême qui la condamne à immoler dans son ame tout ce qui rêve, aime ou espère, elle s’abandonnait un peu plus aux sentimens naturels, un peu moins aux déclamations politiques.

Presque partout, dans l’œuvre de M. Ponsard, ces déclamations remplacent le drame ; c’était l’écueil du sujet, et l’auteur ne l’a pas évité ; mais ne pouvait-il pas tirer meilleur parti de cette grande page d’histoire révolutionnaire ? Puisqu’il s’affranchissait, dans cet ouvrage, des entraves et des unités classiques, puisque son talent sage, mesuré, correct, séduit, j’allais dire égaré par le livre des Girondins, s’y décidait à prendre des libertés shakspeariennes, ne pouvait-il pas s’ouvrir un champ plus vaste, jeter dans le cadre qu’il avait choisi plus de variété, de mouvement et d’ampleur ? Là encore, ce qui lui manque, c’est la décision et le parti pris. Nous entendions dire par un homme d’esprit que Charlotte Corday lui faisait l’effet de l’Histoire des Girondins racontée par Théramène ; il y a du vrai dans cette saillie. M. Ponsard a trop recherché, au point de vue du procédé littéraire, cet esprit d’accommodement qu’il apportait dans ses appréciations politiques. Il a compris qu’un sujet aussi actuel, aussi voisin de notre époque, de nos passions et de nos idées ne pouvait s’arranger du rigorisme traditionnel de la forme classique ; mais, timide encore dans ses hardiesses, il n’a pas osé aborder de front l’histoire, se prendre corps à corps avec elle, en ouvrir la veine féconde, et en tirer une de ces œuvres puissantes dont la libre allure eût rappelé les tragédies nationales de Shakspeare. Il s’est borné à nous laisser entrevoir le côté extérieur, sommaire, l’abrégé de son sujet et de ses personnages, nous en donnant comme un spécimen écourté et amoindri, ici une miniature d’émeute, là un écho, de club, plus loin une musique lointaine jouant la Marseillaise dans la coulisse, ailleurs un souper girondin avec accompagnement obligé de souvenirs d’Athènes et de citations d’Horace ; enfin il a substitué trop souvent l’entretien politique à la politique elle-même, le récit à l’action, le portrait au caractère.

Faut-il s’étonner, après cela, que l’impression générale de la représentation de Charlotte Corday ait été froide, presque triste ? Ce n’est jamais impunément que le poète dramatique renonce aux sources naturelles d’intérêt, de curiosité, d’attendrissement ou d’émotion, pour demander le succès à des moyens d’un autre genre, à des idées d’un autre ordre. L’allusion politique est fatale au théâtre, soit qu’elle froisse, soit qu’elle caresse les opinions du public. On peut même, à ce propos, faire une remarque : tout ce qui tient à la passion, à l’étude sincère du cœur humain, tout ce qui repose sur une observation exacte et pénétrante est à l’instant accepté et reconnu comme vrai, comme sympathique, par ceux-là même qui sont le plus étrangers aux passions, aux sentimens, aux situations morales que le poète a décrits. Pourvu qu’il ait frappé juste, l’effet est unanime parmi toutes ces intelligences, toutes ces ames si diverses auxquelles il s’adresse ; la vibration gagne de proche en proche, à travers son auditoire, les fibres les plus rebelles. La politique, au contraire, surtout dans les temps où l’on est tourmenté de préoccupations analogues, fatigue, attriste, irrite au théâtre ceux même que l’auteur semble avoir eu le plus en vue en écrivant ses allusions et ses maximes. Pour qu’elle attire à soi les esprits sérieux, les spectateurs attentifs, il faut au moins qu’elle s’élève au-dessus des intérêts mesquins, des questions de détail, des querelles de partis, qu’elle plane dans ces hautes régions où elle cesse d’être l’expression plus ou moins contestable d’opinions passagères ou relatives, pour devenir la morale même de l’histoire, la grande voix du genre humain cherchant, comme le chœur antique, dans les événemens et les catastrophes qui nous épouvantent, un immortel enseignement. Corneille, Shakspeare, Alfieri même et Schiller ont de ces échappées soudaines, de ces généreux coups de main dans le domaine des vérités générales.

Après la représentation de Charlotte Corday, il demeure évident que certains événemens et certains hommes, abordés même avec précaution et appréciés avec mesure, trouveront toujours dans les aires une sorte de résistance inquiète, d’antipathie confuse. Ce sentiment d’anxiété et de tristesse qu’a éveillé chez les spectateurs l’œuvre de M. Ponsard a toute la portée d’une leçon qui s’adresse à d’autres encore qu’à l’auteur de Charlotte Corday. Il est bon qu’en dehors de toute dissidence, de toute récrimination de parti, une méfiance silencieuse et inflexible s’attache à ce qui ne devrait jamais être qu’un grand et douloureux avertissement donné au présent par le passé, non pas aux dépens de la liberté contre l’autorité, de l’autorité contre la liberté, des rois contre les peuples ou des peuples contre les rois, mais en honneur de cette loi imprescriptible, inaltérable, qui veut que, sous les républiques comme sous les monarchies, le mal ne puisse jamais être pris pour le bien, et le bien pour le mal. Voilà ce qu’ont oublié les personnages révolutionnaires et ce qu’oublient leurs historiens et leurs poètes. À propos de cette morale éternelle qui domine toutes les opinions politiques, comment ne pas songer à M. de Lamartine ? L’historien des Girondins n’est pas encore dégoûté du rôle d’éditeur responsable de la république de février ; il continue de se raconter à lui-même les destinées de cette république et de se montrer aussi content de son ouvrage que si nous en étions encore à la lune de miel républicaine. Les illusions paternelles ont quelque chose de respectable, et l’on éprouve une certaine répugnance à réveiller ce poétique Épiménide de la révolution de 1848, à l’avertir que nous ne sommes plus tout-à-fait au temps où sa lyre servait de symbole à la démocratie triomphante. Aussi dirons-nous peu de mots de son nouvel ouvrage : Le Passé, le Présent et l’Avenir de la République. C’est une centième variation sur ce thème obligé qui défraie les livraisons, les supplémens et les appendices du Conseiller du Peuple, et qui consiste à séparer tant bien que mal l’élément démocratique des enjolivemens démagogiques, socialistes et communistes qu’y ajoutent la marche du temps, le progrès des idées et la logique révolutionnaire. Cette séparation serait sans doute chose fort désirable, et nous serions les premiers à remercier M. de Lamartine, s’il nous la donnait. Par malheur, il ne semble pas que nous soyons en voie de l’obtenir, et il est permis de penser, au contraire, que c’est la démocratie intelligente, éclairée, civilisatrice, telle que la conçoit ou que la rêve M. de Lamartine, qui s’apprête à se fondre et à s’annuler dans la démagogie. Quoi qu’il en soit, l’obstiné poète, pour nous préserver de ce péril, nous offre ce nouveau catéchisme de la république honnête, religion bizarre dont il est à peu près le seul dieu, le seul prêtre et le seul fidèle. Sous des formes toujours brillantes, on y sent l’affaiblissement graduel d’une pensée qui s’use et s’amortit en se répétant, et puis il y a dans cette persistance à rappeler toujours la même histoire, à se glorifier dans un événement dont les conséquences funestes frappent tous les regards et navrent tous les esprits, à fouiller d’une main que rien ne lasse dans les cendres d’une gloire éteinte pour y retrouver un reste de lueur et de flamme, quelque chose de puéril qui attriste. Un critique, qui parait avoir fait de la déification hebdomadaire de M. de Lamartine une spécialité politique et littéraire, assurait l’autre jour que l’illustre écrivain était à l’égard de la république de 1848 ce qu’est le père à l’égard de son enfant qu’il engendre autant de fois qu’il lui apporte de sentimens, d’idées et de forces pour développer son existence. Plaignons M. de Lamartine des peines que son enfant lui donne et des louanges que ses flatteurs lui décernent !

Nous ne sommes pas quittes encore avec les souvenirs et les récits de février. Voici Daniel Stern et son nouvel ouvrage : Histoire de la Révolution de 1848. Quel est le but de ce livre ? Daniel -Stern a-t-elle voulu simplement se donner le plaisir de retracer la défaite d’une société qu’elle a sans doute des raisons de traiter en ennemie ? A-t-elle voulu marquer d’avance sa place parmi les sibylles démagogiques, s’assurer, en cas de victoire, les bonnes graces du socialisme ? On trouverait aisément, nous le croyons, dans les rangs de ces austères démolisseurs du vieil édifice social, de ces fervens consolateurs des souffrances populaires, bon nombre de gens que le peuple serait fort surpris et médiocrement édifié d’avoir pour auxiliaires, s’il savait ce qui lui vaut ces violentes et soudaines amitiés. Que d’anathèmes contre l’inégalité des fortunes et l’oppression des riches qui s’expliqueraient par une fortune perdue et des richesses dissipées ! Que de récriminations puritaines, jetées à tout ce que la société renferme d’abusif, de révoltant et d’immoral, dont on découvrirait la cause dans une rupture forcée avec ce monde qu’on cesse souvent de trouver digne de soi ; parce qu’on n’est plus digne de lui ! Voilà malheureusement ce que le peuple ignore et ce qu’il serait bon de lui rappeler ; il serait bon de lui redire que ces volontaires de la croisade socialiste, qui lui arrivent d’un camp opposé, ne sont pas toujours, comme il se l’imagine, de pures et nobles exceptions dans cette société égoïste ou corrompue, que ce n’est pas toujours par haine de l’iniquité, pitié pour les misères ou abnégation personnelle, qu’ils établissent ainsi un contraste entre leurs opinions et leurs intérêts apparens. Une plaie secrète, une blessure de vanité, le besoin de haïr, de calomnier et de combattre des lois qu’ils ont froissées et qui les condamnent, tel est souvent le seul mobile qui pousse ces recrues bizarres à changer de drapeau et de consigne.

Il y a d’étranges disparates dans l’ouvrage de Daniel Stern ; çà et là, il semble qu’on y retrouve l’écho lointain, le reflet fugitif d’un temps meilleur ; le nouvel historien de la révolution de février conserve encore de son passé je ne sais quelle trace confuse qui rend ses attaques plus doucereuses et plus perfides. En d’autres endroits de son livre, on se demande comment elle a pu être si bien informée, par quelles ramifications mystérieuses elle a pu pénétrer toutes ces régions souterraines de la conspiration de bas étage, avoir accès dans les coulisses de ces tristes comédies d’émeutiers, de factieux et de tribuns. Ces deux élémens singuliers, contradictoires, réminiscences de la grande dame déchue sachant encore ce qui se passe dans les palais, et initiation de la néophyte socialiste n’ignorant rien de ce qui se passe dans les clubs, se croisent et s’entremêlent dans cette Histoire de la Révolution de 1848 ; ils lui donnent un caractère particulier assez analogue au rôle même joué par l’auteur parmi les héros de cette révolution. Ces héros, elle les a vus de près, et elle nous donne successivement leurs portraits avec une complaisance de connaisseur et d’artiste. Ils y passent tous, et tous sont pris au sérieux, même M. Cabet, même M. Sue. Avons-nous besoin d’ajouter que, pour relever encore l’éclat de ces nobles figures, l’auteur a soin de leur opposer, comme contraste, les défenseurs de cette société où ses amis sont venus rétablir l’ordre, la justice, la vertu et l’harmonie ? Hélas ! la Revue des Deux Mondes a sa place dans cette galerie de personnages sacrifiés ; elle a sa part de l’indignation vertueuse de l’austère écrivain contre les corrompus st les corrupteurs. Pourquoi faut-il que cette pudeur posthume, à laquelle nous serions heureux de vouer une admiration sans mélange, soit quelque peu gâtée, dans nos souvenirs, par une circonstance que Daniel Stern a sans doute oubliée au milieu des soucis de son apostolat ? Pourquoi sommes-nous forcé, bien à contre-cœur, de nous rappeler qu’en 1844, en plein ministère Guizot, l’auteur de Nélida s’est livrée aux plus persévérans efforts pour s’introduire et se maintenir dans cette triste phalange de jeunes talens disciplinés et déprimés par la Revue ? C’est probablement qu’elle espérait nous convertir, ou qu’elle se sentait incorruptible ; car supposer que le mauvais succès de ses démarches d’alors est pour quelque chose dans son rigorisme d’aujourd’hui, qu’elle veut nous faire expier à distance le tort de n’avoir pas apprécié à leur juste valeur ses avances réitérées, ce serait donner à ses attaques rétrospectives une explication bien peu digne de ce détachement des faiblesses et des vanités humaines que doit professer un apôtre du socialisme. Qui sait pourtant ? Les blessures de la vanité sont vindicatives, et personne ne le prouve mieux que Daniel Stern. En nous parlant, dans son préambule, des signes précurseurs qui annoncèrent ou préparèrent la révolution de février, elle énumère avec une complaisance perfide ces événemens déplorables, qui, pendant les derniers temps de la monarchie, semèrent dans les salons la stupeur et l’effroi, et contribuèrent, ajoute-t-elle, « à la déconsidération des classes élevées. » Elle a soin de n’omettre aucun fait, de ne taire aucun nom, et, quand elle a bien tout cité et tout nommé, « qu’on m’épargne, s’écrie-t-elle, la triste énumération de ces hontes aristocratiques ! » Nous nous trompons ; Daniel Stern n’a pas complété cette énumération qui paraît lui être si pénible. Dans cette nomenclature où elle a fait figurer tous ceux qui ont eu le malheur de compromettre, par un acte insensé ou criminel, ces classes élevées dont le discrédit lui inspire une si honorable sollicitude, elle a oublié la patricienne douée de toutes les distinctions de la fortune et du monde, née pour être l’ornement d’une civilisation que tant de dangers menacent, que tant de haines calomnient, et se faisant la complice de ces dangers et de ces haines, reniant son sexe et son rang pour mieux froisser les devoirs de l’un et les intérêts de l’autre, et cessant d’être une femme d’élite pour devenir un sectaire et un démagogue.

Lorsqu’on voit à quels abîmes conduit l’oubli des lois positives, des règles certaines où s’abrite la conscience et le sentiment du devoir, on n’accueille plus qu’avec précaution et méfiance tout ce qui porte l’empreinte de ces théories vagues, indéterminées, où un spiritualisme superbe, mais stérile, remplace les contours arrêtés d’une religion et d’une foi. C’est là l’impression que nous avons éprouvée en lisant un roman tout nouveau, dont l’auteur nous est inconnu, et qui est intitulé Jeanne de Vaudreuil. Nous croyons ne pas nous tromper en attribuant ce livre à une femme. Tout, dans le plan comme dans l’exécution, trahit l’inexpérience, l’absence de métier littéraire poussée jusqu’au dédain ou à l’ignorance des plus simples notions du style, de l’arrangement et du récit, et cependant Jeanne de Vaudreuil n’est pas, selon nous, une œuvre vulgaire. À côté de pages mal écrites que l’on dirait pensées dans une langue étrangère ou au moins genevoise, on rencontre des passages où la finesse des aperçus révèle une observation pénétrante et une main délicate. Jeanne de Vaudreuil a d’ailleurs, à nos yeux, le grand mérite d’appartenir à cette classe de romans où l’analyse psychologique et l’étude du cœur humain sont substituées à ce talent vulgaire qui sollicite la curiosité par l’habile entassement des catastrophes et des péripéties. Il y a très peu d’événemens dans ces pages, où nous voudrions qu’il y eût aussi un peu moins de métaphysique et de dogmatisme. Jeanne, l’héroïne du livre, est une femme d’un noble cœur et d’un esprit éminent, dont l’esprit et le cœur n’ont pas cru déroger en se soumettant au joug austère de la foi et de la pratique religieuses. Elle se rencontre, dans ce milieu de piété et de traditions chevaleresques, avec le marquis de Vaudreuil. Ils s’aiment, et leur amour n’est, pour ainsi dire, que le rayonnement de ces belles croyances qui rendent leur union plus pure, plus enthousiaste et plus intime. Par malheur, M. de Vaudreuil touche à l’arche sainte ; il veut se rendre compte de ce qu’il croit : il aborde de front et d’un regard téméraire ces questions redoutables que les esprits les plus fermes n’effleurent jamais sans ébranlement et sans trouble. Cette périlleuse épreuve le conduit au doute, et le doute devient un élément de désunion et de dissidence entre sa femme et lui. Le roman pourrait devenir pathétique et touchant, lorsque M. et Mme de Vaudreuil, perdant leur unique enfant, sont de nouveau rapprochés par le lien d’une douleur commune, et placés en face l’un de l’autre, devant un berceau vide, avec un enthousiasme éteint et une affection brisée ; mais l’auteur, au lieu d’entrer franchement dans une situation si favorable au développement des émotions vraies et des sentimens naturels, continue de décrire, chez ses deux principaux personnages, des phénomènes psychologiques qui les isolent, pour ainsi dire, du drame attendrissant dans lequel ils occupent la première place. Les deux époux finissent par revenir l’un à l’autre ; hélas ! à quel prix ? Jeanne de Vaudreuil, frappée au cœur, est atteinte d’une maladie mortelle ; son ame, prête à se détacher de ce monde, voit ses horizons s’agrandir, ses croyances perdre de leur aridité dogmatique pour s’élever à l’esprit même de l’Évangile. En d’autres termes, elle cesse d’être chrétienne pour mourir spiritualiste et déiste. C’est là un triste dénoûment, et il serait, ce nous semble, plus consolant et plus vrai que, sans entrer dans toutes ces subtilités de théologien ou de philosophe, la perte d’un enfant chéri, la vue d’une femme d’élite lentement conduite au tombeau par de douloureuses dissidences, anéantissent, chez M. de Vaudreuil, toute cette froide enveloppe de raisonnemens et de systèmes, et unissent enfin les deux époux dans une même foi et une même tendresse. On le voit, ce qui manque à ce roman, c’est le naturel : nous approuvons fort que le romancier préfère aux péripéties matérielles la peinture des faits intérieurs, du drame mystérieux dont l’ame humaine est le théâtre ; mais, pour éviter un excès, il ne faudrait pas tomber dans l’excès contraire, il ne faudrait pas oublier que ce drame intime ne peut se suffire à lui-même, qu’il doit se lier aux événemens qui l’expliquent, et surtout répondre aux sentimens qu’il éveille chez ceux que l’auteur y fait assister. Ajoutons qu’il serait bien temps d’en finir avec ce lyrisme religieux qui prétend embellir la religion pour se dispenser de la pratiquer, avec ces perpétuelles invocations au grand Etre, au Réparateur, au Christ, à l’immortel et universel amour, défigurés jusqu’ici par les traditions ou les dogmes, et rendus à leur pureté primitive par de nouveaux messies qui paraphrasent, assouplissent ou enjolivent à leur guise le catéchisme et l’Évangile. Notre siècle doit savoir à quoi s’en tenir sur la valeur réelle de ces esprits nébuleux ou excessifs qui affectent d’être plus, vrais que la vérité, plus justes que la justice, plus moraux que la morale et plus chrétiens que le christianisme. Il y a d’ordinaire, entre ce qu’ils rêvent et ce qu’ils font, un contraste fort instructif : leurs pratiques se mesurent à leurs passions et leurs théories à leur orgueil.

C’est à cette famille d’esprits malades, stériles, tourmentés d’une sorte d’idéal menteur qui ne leur permet de chercher ni le vrai dans leurs idées, ni le bien dans leurs actes, qu’appartient évidemment l’auteur du petit livre intitulé la Foi nouvelle cherchée dans l’art, de Rembrandt à Beethoven. Quand même nous ne saurions pas que l’auteur de ce livre pense et écrit sous l’influence immédiate et presque paternelle d’un de nos prédicateurs de réforme sociale, philosophique et religieuse, nous le devinerions au vague de ses aperçus, au chaos de cette intelligence où les notions d’art se transforment en élémens de croyance, où l’œuvre des grands artistes devient une manière d’évangile, et où les jouissances et les chimères de l’imagination sont constamment confondues avec les lois austères de la conscience et de l’ame. Rien de mieux assurément que d’admirer Rembrandt et Beethoven, de parler de leurs ouvrages avec cet enthousiasme fécond qui n’exclut pas le discernement. Toutefois nous pensons, jusqu’à meilleur avis, que la Symphonie pastorale ou le tableau des Disciples d’Emmaüs n’ont rien à démêler avec les vérités qu’il s’agit de croire ou les devoirs qu’il s’agit d’observer. Si nous insistons sur ce point, à propos de quelques pages qui ne méritent ni discussion, ni critique, c’est que cette confusion bizarre et décevante est une des manies de notre époque et peut-être une des causes de nos infortunes. « Dieu et l’art ! » s’écrient de prétendus poètes qui ne demanderaient pas mieux que de s’adjuger à eux-mêmes les honneurs exclusifs de cette double formule d’une même divinité. « Dieu et l’art ! » répètent de prétendus penseurs, qui, incapables de rien conclure, aiment mieux tout rêver, et cherchent dans une symphonie ou dans une toile ces solutions que leur esprit superbe ne leur donnera jamais. L’artiste, l’homme toujours prêt à substituer aux véritables intérêts de l’humanité, au but sérieux de la raison, un je ne sais quoi qu’il compose de ses admirations, de ses songes et de ses vanités, voilà l’être séduisant et coupable qui, sous mille formes diverses et mille noms différens, étend aujourd’hui son influence dissolvante sur la société tout entière. On le retrouve dans la politique, dans les livres, dans l’atmosphère intellectuelle que nous respirons tous, dans les événemens qui nous passionnent, dans les catastrophes qui nous épouvantent. Il est pour quelque chose dans nos erreurs, nos déceptions et nos fautes, dans tout ce que nous avons souffert, dans tout ce que nous souffrirons encore. Il a remplacé les lois positives qui font l’homme sage et l’honnête homme par des théories flottantes, capricieuses, flexibles, baignées de lumière et d’ombre, pleines d’accommodemens et d’amorces pour les faiblesses du cœur. On comprend que cet être bizarre soit accueilli, choyé, fêté, dans les temps de prospérité et de calme, par une société qu’il charme ou qu’il amuse en l’égarant. Aujourd’hui, ces condescendances ne sont plus permises. Le péril ne s’arrange pas des à-peu-près de l’imagination ; il exige les notions droites, précises, du bien et du mal, du juste et de l’injuste, de la vérité et du mensonge. Ces notions-là, la société menacée doit les rétablir dans toute leur netteté, si elle veut reconquérir tous ses droits et toutes ses forces dans l’exercice d’une légitime défense. Autrement, la défense serait illusoire et l’attaque irrésistible.

A. DE PONTMARTIN.


V. DE MARS.