Revue littéraire - 14 août 1847

(Redirigé depuis Revue littéraire, 1847-VII)
Revue littéraire - 14 août 1847
Revue des Deux Mondes, période initialetome 19 (p. 736-747).

REVUE LITTERAIRE.




LES POESIES NOUVELLES.




On a beaucoup parlé dans ces derniers temps d’une école du bon sens, d’un parti de pacificateurs et de sages jaloux de clore la révolution littéraire par une restauration plus ou moins libérale. Sans prétendre ici le juger, sans se demander même si deux ou trois noms distingués donnent bien l’idée d’une école, il est un point sur lequel on ne saurait lui refuser approbation et estime, c’est de n’avoir pas rougi du mot dont on prétendait lui faire une injure. Cette école n’a pas caché son drapeau. Estimant le bon sens avant toute autre qualité littéraire, elle a osé le dire, et, si la pratique a sur plus d’un point manqué de vigueur, le programme a été sans réticence ; c’est là du moins une position qui, avec bien des difficultés et bien des périls, conserve tous les avantages de la franchise avec soi-même et devant le public, toute la puissance des idées arrêtées, des efforts clairement définis, en un mot des situations nettes. Malheureusement, si le juste-milieu en littérature a ses défenseurs avoués, fiers de leur cause, combien plus ne compte-t-il pas dans ses rangs d’adeptes timides qui le renient, qui souvent même combattent comme critiques dans les rangs opposés, ennemis systématiques des tempéramens et de la conciliation littéraires, que l’on voit s’y épuiser dès qu’ils échangent la plume du juge contre celle du poète ! C’est une triste vérité que de nos jours, et de plus en plus, à mesure que les esprits se calment, la littérature a ses modérés honteux, honnêtes membres du centre qui votent avec les jacobins par imitation, par peur ou par esprit-fort, gens orgueilleux et faibles, qui en fait de qualités ont la prétention de celles-là mêmes dont ils sont le plus éloignés, la hardiesse et l’indépendance, et qui font les dédaigneux à l’endroit de celles dont ils pourraient approcher le plus, la correction et le bon sens. Erreur préjudiciable, faux calcul de la vanité ! En arborant franchement la bannière de l’étude consciencieuse, en donnant à leurs pensées une direction saine et forte, où la raison, le travail et le savoir revendiqueraient la meilleure part, ils auraient quelque chance de se distinguer et de rendre aux lettres d’utiles et honorables services, ce qui serait plus digne et plus original, quoi qu’ils pensent, que de se traîner, arrière-garde fatiguée et près de battre en retraite, à la suite de la vieille armée romantique ; mais ces sages esprits se piquent particulièrement d’imagination et même d’excentricité ; ce qu’ils poursuivent, en général, c’est la fantaisie. Faut-il s’étonner si, cette fée capricieuse, qui fuit du moment qu’on la cherche, les laisse se consumer et se débattre contre le bon sens, leur seul diable au corps ?

Énumérer les causes de la faiblesse inhérente à la génération poétique éclose depuis 1830 serait une longue entreprise : une pareille tâche ne demanderait pas moins qu’une analyse profonde et détaillée des diverses influences sociales et littéraires qui se sont unies pour arrêter le développement des facultés poétiques. Je ne prétends ici en signaler qu’une seule, c’est une sorte de manie critique qui a gagné peu à peu la jeunesse. La discussion est plus à l’ordre du jour que l’admiration, et les jeunes gens dès le collége prennent feu sur les poétiques presque avant d’avoir lu les poètes. C’est un des traits de notre temps que les opinions y sont de beaucoup en avance sur les sentimens. On comprend que cette disposition soit plus propre à former des disputeurs que des poètes, et que, maintenant que les querelles littéraires ont épuisé leur premier feu et les écoles leurs plus grands excès, la critique mène vite à une certaine opinion ou, si l’on veut, à une certaine impression sur les choses de l’art, moyenne, équilibrée, où il entre plus de tempéramens, de mélange, d’impartialité, que d’unité et de passion. C’est cet esprit que reproduiront plus tard les écrits originaux ou qui prétendront à l’être. Dans l’absence d’impressions personnelles, n’ayant pour muse que la jeunesse ou la vanité, les critiques adolescens, devenus poètes, chercheront à combiner ou combineront tant bien que mal, sans s’en rendre compte, les différens systèmes, les influences les plus diverses ; ils ne seront plus, comme leurs prédécesseurs immédiats, lesquels se créaient une sorte d’originalité dans l’exagération des défauts, les disciples exclusifs de telle ou telle école, ou même de tel ou tel poète ; ils chercheront l’originalité dans le mélange ; ils voudront tout associer et réconcilier ; soit effort de travail, soit reflet naïf d’une mémoire vivement frappée qui reproduit toutes les couleurs avec une fidélité indifférente, ils se composeront une forme de toutes les formes, une manière de toutes les manières, semblables à ces écoliers qui mêlent dans un latin d’emprunt Cicéron et Sénèque, Virgile et Lucain, et inclinent à croire que ce style est le plus beau de tous les styles, puisqu’il en est en quelque sorte la quintessence. En un mot, ils seront avec plus ou moins d’ingénuité ou d’habileté plagiaires, compilateurs ; ils le seront le plus souvent avec peu de franchise, parce que leurs habitudes d’esprit comme critiques, et d’autre part la prétention naïve ou calculée à paraître originaux, les prémunissent contre cette imitation imprudente qui est, ils le savent, une marque d’infériorité. C’est de ce mélange d’une sagesse impuissante et de vaniteuses prétentions que naît cette foule de recueils qui sont médiocrement ce qu’ils ont résolu d’être, passionnés ou spirituels, en étant ce dont ils se défendent avec le plus d’ardeur, c’est-à-dire classiques par l’absence d’invention et de spontanéité, compromis énervés, où une imitation timorée, cauteleuse, sournoise, pour ainsi dire, qui fuit l’excès et met autant de soin à atténuer les couleurs qu’elle en mettait naguère à les charger, cherche à jouer et joue mal l’originalité absente, où le bon sens semble rougir de lui-même et se cache sous les dehors de la fantaisie, où enfin l’imagination, toute folle du logis qu’elle passe pour être, se comporte trop sagement pour saisir vivement dans son désordre volontaire. C’est au fond sans doute bien moins à la critique qu’à la médiocrité, toujours la même sous les changemens de formes qu’elle affecte, qu’il convient de faire le procès ; mais c’est bien la critique qui, à force de s’élever contre l’exagération et le bizarre, a contribué à mettre cette médiocrité en toute sa lumière. Le ballon ne cessait de se gonfler sous le souffle des imitateurs, elle l’a aplati à force de coups d’épingle. L’exagération s’est évanouie, le bizarre a disparu, et il est resté bien souvent des lieux communs dont plusieurs rappellent les vers d’almanach et les devises des boîtes de bonbons. Sommes-nous plus avancés ?

C’est ainsi que la poésie, après avoir gravi tous les degrés du gigantesque, semble menacée (sauf de rares exceptions qui elles-mêmes se sont formées pour la plupart, comme M. Brizeux et M. de Laprade, loin des influences de la capitale et dans un milieu tout-à-fait à part) de tomber dans l’abîme du genre ennuyeux. Sa plaie est beaucoup moins le désordonné, comme naguère, que le régulier insignifiant et prétentieux, adversaire difficile à vaincre et surtout à convaincre, parce qu’avec beaucoup d’orgueil il a peu d’ame et que ses défauts tiennent plus de la faiblesse que de l’excès. C’est sur cet ennemi que la critique doit faire porter ses principaux coups ; et puisque le ridicule lui-même, ce sot voisin du sublime, a fait place, si l’on met de côté quelques exceptions trop solidement établies pour laisser de si tôt périmer leurs droits, à je ne sais quoi d’attiédi et d’énervant, qui a perdu jusqu’à l’attrait de la singularité, c’est à elle de revendiquer les droits de l’inspiration et de l’audace, après avoir soutenu ceux de l’ordre et du sens commun. Elle aura moins aussi, en général, à attaquer l’immoralité que la fadeur. A cet affaiblissement graduel correspond en effet, chez plusieurs, comme un retour vers les sages réflexions, vers les bonnes maximes de vivre, ainsi qu’il arrive à ceux qui meurent. C’est La Fontaine qui brûle ses contes et qui n’écrit plus rien qui vaille. Florian peut sourire aux essais de plus d’un jeune poète. Il est vrai qu’en se jetant, à l’instar de ce patriarche de la littérature innocente, dans une sentimentalité non moins insipide qu’honnête, ils n’en rient pas moins de ce pauvre Florian, comme dès long-temps ils font des descriptions à la façon de Delille en se moquant de Delille, de l’imitation comme Campistron et Luce de Lancival en se moquant de Luce de Lancival et de Campistron, et du bon sens assez déguisé, il est vrai, en criant haro à M. Ponsard.

Nous savons qu’à parler ainsi on risque d’encourir, aux yeux de bien des esprits bienveillans, le reproche d’un pessimisme littéraire trop ouvert aux défauts et trop indifférent aux mérites clés œuvres contemporaines. Un tel reproche pourtant serait peu fondé. Nous le proclamons volontiers : s’il s’agissait non plus d’embrasser d’ensemble, mais de juger en détail l’état de la poésie, et de savoir, par exemple, si le niveau moyen n’est pas comparativement plus élevé qu’il ne l’était au dernier siècle ; s’il ne s’est pas produit de nos jours plus de vers lisibles, agréables, revêtus d’une expression élégante, suffisante du moins, notre langage pourrait bien changer, et cette foule de poètes, emportés chaque année par le flot de l’oubli, opposerait, je le crois, une couronne et plus épaisse et de meilleur choix à celle des poètes secondaires du XVIIIe siècle. On n’a nulle peine à admettre que la postérité de Lamartine et de Victor Hugo ait peu à faire pour être supérieure à celle de Dorat et de Saint-Lambert. Mais ce qu’on ne saurait nier, c’est que ces vers agréables composent, en fin de compte, des pièces généralement assez faibles, ces pièces faibles de médiocres recueils, et ces recueils une assez pauvre poésie. C’est dans le même sens et dans cette mesure seulement qu’on a dit, ou du moins qu’on a pu dire, que le talent n’a jamais été si commun que de nos jours. Un certain ensemble de mérites moyens, la combinaison plus ou moins ingénieuse d’élémens d’emprunt, un progrès véritable dans les qualités de procédé et pour ainsi dire de cabinet, enfin l’expression élégamment incertaine d’idées insuffisantes et de sentimens sans profondeur, voilà le talent que montre un assez grand nombre de nos jeunes poètes. Chacun, pris à part, peut quelquefois paraître valoir mieux que la masse et ne pas mériter tout le mal qu’on a raison de dire de l’école. Des traits même réguliers peuvent former un visage sans caractère. Quoi qu’il en soit, insignifiance chez la plupart, insuffisance chez les mieux doués, presque toujours attribuable aux causes que nous avons essayé d’indiquer, voilà, en résumé, le principal reproche que nous paraît mériter la jeune école. Sans nous occuper des nombreuses productions marquées du cachet de l’insignifiance, nous prendrons, parmi les derniers volumes de poésies, ceux qui donnent des nouvelles tendances poétiques l’idée la plus précise et aussi la plus complète. Plus notre conclusion doit être sévère, plus nous devons apporter de soin dans le choix des pièces destinées à la motiver.

Bien que composé de quatre recueils publiés à des époques bien différentes, le volume de M. N. Martin porte dans toutes ses parties l’empreinte de la situation que nous venons de caractériser. M. N. Martin se recommande par un sentiment vrai, par une forme d’une élégance simple et naturelle. L’inspiration des Harmonies de la Famille, d’Ariel, de Louise et des Cordes graves, n’est pas une feinte, et l’analogie qu’elle présente à quelques égards avec les poètes allemands paraît chez l’auteur plutôt conformité d’imagination que parti pris systématique, engouement ou calcul. En dépit des préventions que serait bien faite pour inspirer aux lecteurs délicats la préface des éditeurs, manière de pétition adressée à l’opinion publique et revêtue de l’apostille des personnages les plus en crédit auprès d’elle, l’auteur peut être considéré comme un des représentans les moins infatués des défauts de la jeune poésie. Si le cercle de ses inspirations est assez restreint, du moins y reconnaît-on presque toujours l’accent naïf d’une ame douce et recueillie. M. Martin donne quelque part, pour symbole à sa poésie, une fleur de mai, et ce symbole est exact. C’est au mois de mai qu’elle semble emprunter sa couronne de tendre verdure et ses doux rayons ; c’est le mois de mai qui sert de thème à ses motifs les plus aimables, à ses caprices les plus heureux. L’hirondelle, la brise, un coin du ciel entrevu seulement, parfois l’ombre d’une femme elle-même entrevue à peine et gardant toujours tous ses voiles, ces images familières à l’auteur achèvent l’idée de cette aimable et discrète inspiration qui remplit les quatre recueils dont se compose l’œuvre de M. Martin. Que manque-t-il donc à l’auteur de ces recueils pour marquer sa place parmi les poètes, pour justifier les éloges de la préface ? Une pensée nette, un sentiment fort. Quand vous aurez souri à la fraîcheur des Harmonies de la famille, ce bouton d’avril qui annonce la fleur de mai, ce prélude d’une muse de vingt ans à laquelle on n’en donnerait guère plus de seize pour la candeur, l’ingénuité adolescente et la grace un peu maladroite, n’allez pas demander à l’auteur de Louise et d’Ariel une de ces vives peintures prises dans la nature ou dans la vie morale, quelque inspiration qui jaillisse du cœur, un de ces mots du moins qui interrompent la rêverie pour élever ou attendrir l’ame. Un trait juste, heureux, mais peu pénétrant, une rêverie qui ne réussit que rarement à atteindre jusqu’à la pensée, le même horizon constamment uni, un sentiment du monde physique riant, calme, peu varié et sans grand élan, voilà ce que ne cesse de montrer M. N. Martin. Ses épanchemens contenus à l’excès se contentent d’ordinaire de quatre ou cinq petites strophes ; ses élégies sont bien souvent courtes comme des épigrammes. M. Martin partage avec la jeune école le défaut général, l’absence d’une sève vigoureuse, d’une originalité forte ; il a, de plus que la plupart de ses rivaux, la candeur et le charme.

Que dirai-je des Impressions et Souvenirs de Mme Damaris-Laurent ? Ici encore, quoique avec une infériorité marquée, la fraîcheur, la délicatesse, ne manquent pas ; mais je cherche l’originalité, l’accent, la passion, la pensée, la vie je ne trouve qu’un certain sentiment superficiel de la nature et des rêveries au lieu d’émotions. Pourtant, — qu’il nous soit permis d’exprimer cette idée, quelque défaveur qui s’attache aux femmes poètes, défaveur dont le public ne doit pas seul porter la responsabilité, — ne serait-ce pas une chose belle, touchante et j’allais dire presque naturelle, que ce rôle de trancher par l’émotion sur la situation effacée où nous voyons languir la poésie échût à une femme, loin de l’influence des écoles, par la seule impulsion d’un instinct supérieur et surtout d’une ame éprouvée ? Ce que nous demandons vainement à la jeune poésie, c’est bien moins encore l’imagination que le cœur ; or, le cœur n’est pas seulement pour les femmes une des manières d’être poète ; à vrai dire, c’est la seule. Le lyrisme, la grande description, la méditation philosophique et morale, ne sont que rarement de leur ressort : je n’en sais pas une à laquelle cette métaphysique ait réussi. C’est donc une grande duperie à elles d’aller chercher la poésie ici et là, au ciel et dans les abîmes, parmi les merveilles des mondes ou dans les secrets de la nature ; elles n’ont pas pour la rencontrer à faire un si long voyage, elles l’ont pour ainsi dire sous la main. Elles ne devraient pas s’obstiner à l’oublier : leur génie ne ressemble en rien à ce mystérieux étranger, comme on représente le génie du poète, hôte capricieux qui vient le visiter à certaines heures privilégiées, et qui, après l’avoir charmé ou exalté par d’aimables ou d’héroïques discours, le quitte ensuite, l’abandonnant à sa médiocrité et à ses misères. Moins surnaturel, mais plus fidèle, il vit avec elles, il meurt avec elles, ou plutôt il ne peut mourir, car ce génie n’est que leur ame.

On ne peut reprocher à Mme Damaris-Laurent d’avoir oublié qu’elle est femme, et l’on souscrit à cet engagement qu’elle prend d’avance avec son lecteur :

La muse que je prends pour guide
N’a rien de viril en ses traits ;
Son doux sentier n’est pas aride,
Mais le laurier n’y croit jamais.


Cependant, si elle n’a point oublié qu’elle est femme, on peut lui reprocher de ne pas s’en être assez complètement souvenue. Il y a deux mots que le genre humain commente depuis six mille ans, et qui jadis faisaient le fonds de toute poésie digne de ce nom : l’un dit amour, l’autre souffrance. On rencontre souvent ces mots, le premier surtout, dans la jeune école poétique ; quant aux sentimens qu’ils représentent, il en est à peine trace. Il était digne de Mme Damaris-Laurent, que le bel esprit ne glace pas, que la préoccupation systématique trouble fort peu, de les exprimer dans leur réalité vivante, comme il est donné aux femmes de les ressentir et de les rendre. On regrette de la voir si rarement et si timidement poser le pied dans cette poésie un peu plus riche pourtant que le langage des fleurs. Elle se contente trop facilement de la superficie du sujet poésie douce, du bout des lèvres, du bout de la plume, témoignage gracieux d’une ame délicate plutôt que vive, d’un esprit qui parait plus propre à sentir le beau qu’à l’exprimer, une de ces plantes élégantes et frêles que le soleil tue, une de ces fleurs dont le parfum suffit à embaumer une chambre close, mais se dissipe dès qu’on laisse pénétrer le grand air.

Bien que plus vive d’allure, la poésie de M. Alfred Asseline ne brille guère que de la douteuse clarté des lucioles. Si l’on se décide à suivre cette lueur errante et capricieuse, on entrevoit en courant des arbres où se jouent les étoiles, des fleuves qui reflètent ces étoiles et ces arbres, des salons dorés, des ombres qui dansent, des cavaliers à la mine fière, et surtout force grandes dames. Malheureusement, dans cette course au clocher, les objets ne laissent pas plus de trace sur l’esprit que n’en laisse sur les flots l’aile de l’oiseau dans son vol. L’auteur de Pâques-fleuries échappe à l’analyse. Ce n’est pas que je prétende appliquer à la poésie, essence légère, la méthode quelque peu compassée à laquelle Voltaire soumet les vers, et la réduire à la pure raison aussi arbitrairement qu’il met ceux-ci en prose. Bien loin de là, la fantaisie, connue même chez les anciens, quoiqu’elle soit loin d’être chez eux ce qu’elle est devenue chez les modernes, n’a pas attendu la permission de la critique pour prendre dans l’art sa légitime place ; mais la fantaisie a ses conditions propres et rigoureuses. Et d’abord de toutes les facultés poétiques elle est celle qui souffre le moins la médiocrité : rareté du plus haut prix qui unit ce qu’un nature d’élite a de plus charmant à ce que l’art a de plus fin, ou pur jeu d’esprit qui, eût-il assez de ressources pour amuser un moment, tombe vite par le faible ou le faux qui s’y mêlent. Le poète n’a pas à craindre de se livrer à la passion, car la passion n’est pas tenue d’être neuve, il suffit qu’elle soit vraie, et sa nouveauté même n’est guère qu’un degré de vérité plus profond ; il n’en est pas de même de la fantaisie ; à prodigieusement d’esprit et de goût, il faut encore qu’elle unisse des ressources infinies et une nouveauté pour ainsi dire toujours rajeunie. Joignez à ces conditions déjà si difficiles me précision suprême dans l’expression en raison même de ce qu’il y a de singulier et d’insaisissable dans la pensée. Est-il besoin d’ajoute ; que la fantaisie doit se tenir éloignée de toute ombre d’imitation ? Il en est, peut-on dire, de la fantaisie imitée comme d’un bon mot traduit. M. Asseline, versificateur souvent ingénieux, se flatte-t-il de réunir ces qualités ? Ne pourrait-on noter maint endroit où son cerveau paraît plus excité par la lecture que par cette inquiétude poétique impossible à méconnaître toutes les fois qu’elle anime le poète à écrire ? Ses visions, indécises, flottantes, vivent-elles d’une vie réelle, ont-elles tout le degré de clarté désirable ? Je suis loin de le penser. Au milieu de ces silhouettes esquissées d’un crayon léger, il n’en est pas une qui se détache, il n’est pas un type tant soit peu marqué, accusé, pas un trait significatif et profond. Les femmes y jouent un grand rôle, mais on dirait que l’auteur ne les a vues qu’au bal : elles sont pour lui plutôt une occasion de fatuité que d’inspiration : la nature y est à peine effleurée. M. Asseline, poète par la grace de la jeunesse et des vives impressions qu’ont faites sur lui les influences littéraires autant que les sentimens personnels, semble avoir épuisé cette ivresse juvénile où les sens et l’imagination à leur suite ont plus de part que l’ame. S’il ne veut pas qu’on appelle sa poésie du nom de cette beauté qui ne survit pas à ses vingt ans, et qu’on nomme beauté du diable, il lui reste à tremper dans la vie, dans la réflexion, son vers facile et souple, armure légère d’une pensée jusqu’ici sans force et sans profondeur.

Si je voulais caractériser d’un mot le genre de nos jeunes poètes, je dirais qu’ils font des arabesques, mot qui s’applique à merveille à des œuvres de caprice et de hasard, qui se proposent tout au plus un certain idéal d’élégance et de grace dans l’exécution. Ce mot, M. Eugène Bercioux l’a donné pour titre à son recueil. L’auteur des Arabesques est bien un de ces esprits tempérés et accommodans, où le plaisant et le sévère, la sentimentalité morale et l’air libertin, le bon sens et la fantaisie, le classique et le romantique vivent côte à côte, produit des influences les plus diverses, les plus contradictoires, miroir complaisant qui reflète tous les objets, imagination à la fois vive et indifférente, esprit facile et sans vigueur, qui se joue alentour de la réalité et cherche la poésie dans les poètes au lieu de la puiser dans son ame. Que chante au fond M. Eugène Bercioux ? Demandez plutôt ce qu’il ne chante pas. Il chante les vengeances de Dieu au jour du jugement dernier et les Willis, la nature agreste et les femmes de Paris, la vertu et le bal masqué. Il trouve sur tous ces sujets des choses assez pieuses, assez galantes, assez morales et assez gaies. Il prouve en vers, tour à tour sonores, ou pittoresques, ou dégagés, qu’il a été vivement frappé des Harmonies, des Orientales et des Contes d’Espagne et d’Italie. M. Eugène Bercioux estes jeune homme d’esprit qui n’a pas d’idées, et qui ne répugne absolument par là même à aucune idée. Sa valeur et sa faiblesse sont dans l’équilibre de plusieurs qualités dont pas une n’est assez supérieure pour dominer les autres et les entraîner à sa suite. On trouve dans les Arabesques une certaine dose d’imagination, d’esprit, parfois même de sentiment, des détails qui plaisent, des vers agréables ; mais où est l’ame ? où est la pensée ? où est la verve originale ? Il manque à M. Bercioux de n’avoir qu’une inspiration au lieu de vingt et de s’y tenir.

Chantre rétrospectif de la mélancolie, M. Jules Gauthier, dans ses Fugitives, affirme qu’il doute, qu’il rêve, qu’il aime, qu’il souffre ; il peut être de bonne foi, mais il faut l’en croire sur parole. J’en demande humblement pardon à tant de syllabes cadencées, à tant de rimes qui remplissent l’oreille : l’imitation règne seule ici. Où marche cette armée de vers si régulière et si bien disciplinée, qui semble défiler au pas musique en tête ? C’est le souvenir qui obsède l’esprit de M. Gauthier, et non sa pensée qui invente ou son cœur qui se répand. S’il est saisi d’un amer dégoût de l’existence, c’est presque toujours à des centons empruntés à M. de Lamartine qu’il confie le soin d’exprimer ses douleurs. S’il regrette les heures d’amour tombées dans les sombres abîmes de l’éternité, voici le Lac dont l’écho commence à murmurer dans ses vers. M. Jules Gauthier n’est guère que l’ombre d’un poète. Sa langue poétique est en général pure, vibrante, mais monotone ; ses idées nobles, bien déduites, mais sans variété. On craindrait en le jugeant de condamner M. de Lamartine sur une édition défectueuse.

Voici deux poètes qui ont du moins le mérite de trancher sur le fond monotone de ces inspirations équivoques qui prennent le plus souvent une mémoire échauffée pour l’imagination inventive, deux poètes que distinguent, sinon la force et l’éclat du talent, du moins la sincérité de l’idée première, l’unité de direction et la vérité de l’accent. Tous deux répondent avec plus ou moins de mérite, mais enfin répondent à quelque chose de réel dans notre siècle, avantage assez rare pour qu’on leur en tienne grand compte, même si l’exécution faiblit ou s’égare. L’un est le poète des mœurs faciles, désoeuvrées, telles que les ont rendues communes trente années de paix et de progrès industriel, le chantre du plaisir, non grossier, mais matériel, et, dans ses caprices élégans, au fond point trop exigeant, pourvu qu’il se satisfasse ; l’autre représente un côté tout opposé de la jeunesse, le côté sombre, irrité, misanthropique, l’utopie inquiète, ici versant le dénigrement à pleines mains, là exagérant l’espérance. Le premier est M. Coran, l’auteur des Rimes galantes ; le second, M. Laurent-Pichat, l’auteur des Libres Paroles.

Comme tout sentiment qui exprime la vie a un degré élevé, le plaisir peut avoir sa poésie : la poésie, au fond, est-elle elle-même autre chose, sous le double point de vue de la matière et de l’esprit, que la vie à son degré le plus haut ? C’est de cette manière que la fougue des sens, les emportemens de la nature sensuelle, peuvent tenir dans l’art une place aussi inférieure sans doute à l’art spiritualiste que le corps l’est à l’ame, mais pourtant légitime, puisqu’elle répond à quelque chose en chacun, puisqu’elle réunit ces deux conditions essentielles de l’art, réalité et universalité. J’avoue toutefois que la galanterie, soit qu’on la prenne pour ce semblant composé d’agrémens et de manières, lequel est à l’amour ce qu’est au dévouement la politesse, ou tout simplement pour l’amour facile, me parait de tous les mensonges ou de tous les sentimens le moins poétique. Or, ce que célèbre, fidèle à son titre, l’auteur des Rimes galantes, c’est bien la galanterie, au double sens que nous signalons. Dans les limites de ce genre, M. Coran déploie une certaine verve malicieuse de bon aloi, assez originale et divertissante. On entrevoit derrière ses vers tantôt un rire en dessous, et, comme on dit, sous cape, tantôt plus franc et à cœur ouvert, qui amène le sourire sur les lèvres. S’il était permis, suivant la mode du jour à propos de toutes les œuvres, de chercher des ancêtres à ce léger volume, nous dirions que les Marot, les Regnier, les Désaugiers, ces rieurs, ces Gaulois, se retrouvent là, bien affaiblis sans doute, et mêlés au Dorat, mais s’y retrouvent sans imitation. Il y a dans les meilleures pièces des Rimes galantes une bonne dose de cet esprit narquois allié au goût des jouissances positives, tel qu’il se conserve et se perpétue dans certaines provinces, de cet esprit picard et champenois qui s’unit ici sans trop de disparate à l’esprit précieux et aux graces un peu maniérées. Le trouvé dans le détail rachète plutôt qu’il ne couvre ce qu’il y a de hasardé et, on ne peut le dissimuler, de vulgaire dans le fond. Ce fond semble surtout être l’ingénieux commentaire d’une chanson dont, à l’occasion des Rimes galantes, il nous sera bien permis de citer du moins les premiers mots du Allons, Babet, de Béranger. J’aime mieux pour ma part, au point de vue de la réalité et comme tableaux de genre, ces petites pièces d’un goût un peu vieillot, marquées au coin de cette facilité de mœurs qui semble devenir innocente à force d’être naïve, et, de cette philosophique insouciance, double trait qui, dit-on, caractérisait nos aïeux, que ces autres pièces plus pimpantes où l’auteur prend le ton petit-maître. J’aime mieux sa muse habillée en suivante qu’en princesse d’opéra. Quant au rhythme, il ne ressemble à rien de connu : les grands, les moyens et les petits vers s’y entrelacent de la plus singulière façon, de manière à produire une espèce de balancement imitant assez bien les poses légèrement chancelantes et les discours, qui tantôt se précipitent et tantôt se ralentissent, d’une demi-ivresse doucement égayée. La muse de M. Coran ne délire pas, mais elle cause, elle cause longuement autour de la table, elle coupe ses récits par des réflexions et elle les reprend, elle est vantarde, expansive à l’excès, portée au détail, se laissant volontiers soutirer tous ses secrets après quelques façons qui sont des avances, et avec quelques réticences qui ont soin d’être des indiscrétions. Le grand écueil d’un tel genre, on le sent, c’est la monotonie. M. Coran est loin d’y échapper. On n’est pas aimable un volume de suite impunément, et une galanterie sans intermède et sans relâche, une galanterie in-octavo, est une entreprise qui vaut les travaux d’Hercule. Ce souffle un peu sec, qui, dans les Rimes galantes, ne cesse de nous apporter je ne sais quelle odeur de musc et de patchouly, arrive à impatienter notre odorat, à fatiguer nos poitrines. Nous avons besoin d’un peu d’air pur qui nous rafraîchisse, d’un peu de tristesse qui nous console. M. Coran nous montre tant de contentement, qu’à la fin, vraiment, on n’en peut plus. Il nous semble pourtant que la poésie du plaisir n’exclut nullement, çà et là, une mélancolie voilée, passagère, une larme même, une larme furtive qui naît et s’efface entre un sourire et un baiser ; l’éclair de l’idéal ne peut-il briller une seconde à travers l’enivrement du festin ? Il y a quelque chose qui ne rend pas seulement la volupté plus douce, mais qui la rend plus poétique : c’est le nuage léger qui passe sur son front, c’est l’avertissement qui ajoute à son piquant et à sa grace, c’est surtout l’idée qu’elle n’a qu’un jour : moriture Lolli. Heu ! breves rosœ. L’œil toujours sec, rame éternellement satisfaite de ses joies uniformes, en ce sens plus naïvement païenne que celle d’Horace, la muse de M. Coran a souvent une certaine originalité d’allure, un certain imprévu spirituel ; elle n’a jamais la passion, même par intervalle.

Formant un frappant contraste avec la plupart de ces poètes, bardes sourians de la tristesse ou amans trop sages ou trop peu sincères de la fantaisie, aussi bien qu’avec ce mélange de grivois vieilli et de raffinement contemporain qui distingue les Rimes galantes, M. Laurent-Pichat est socialiste, humanitaire, républicain, encyclopédiste, rêveur, sceptique, et, par-dessus tout, romantique sans réserve et sans scrupule. Voilà du moins qui est franc. M. Laurent-Pichat participe à la double nature du poète satirique et du prophète. Il crie malheur sur Jérusalem, mais il annonce la Jérusalem nouvelle qui sort des nuages de l’avenir, brillante de clarté. Institutions, philosophie, état passé et présent de la société et des lettres, il n’est rien que M. Laurent-Pichat ne passe en revue. Assurément, si les grandes prétentions faisaient les grands penseurs, et si les convictions honnêtes suffisaient à faire le bon style, nous n’aurions qu’à saluer dans l’auteur des Libres Paroles le messie attendu du socialisme et l’un des maîtres de la poésie. Malheureusement il n’en est point ainsi. Une ode politique vigoureuse, çà et là quelques fragmens d’une chaude couleur, sont la compensation rare d’une multitude de pensées dont le fond n’est pas moins contestable que la forme. Lors même que la lumière traverse ces phrases compactes comme un rayon pâle et amorti perçant le sombre, l’épais feuillage d’une forêt vierge, la vraie lumière, celle de l’ordre, fait absolument défaut. Et pourtant qui en aurait plus besoin que M. Laurent-Pichat ? Le plus souvent il ne chante pas, il prêche et il enseigne. C’est à la lettre le cours de M. Quinet mis en vers dans un style à part avec l’exagération de ses défauts poussée jusqu’au paroxisme. La papauté et Luther, la découverte de l’Amérique et l’ultramontanisme, Voltaire et le XVIIIe siècle, voilà les sujets non pas effleurés en passant, mais traités ex professo dans les Libres Paroles. Joignez-y la thèse du poète philosophe, prophète, homme d’état, tête et cœur, pensée et action, image et guide de son siècle, développée à grand renfort de preuves en plusieurs chapitres, et enfin une longue appréciation des principaux auteurs du moyen-âge et des temps modernes, marqués de traits plus remarquables par la crudité des couleurs que par la justesse du sens. Veut-on par exemple avoir, comme on dit, la formule de l’auteur sur Shakespeare, la voici :

personne n’avait encore pénétré,
Le premier, dans le cœur humain il est entré.
Comme un passant hardi met le pied dans un bouge,
Il se hasarda, lui, dans la taverne rouge,
Où, du matin au soir, buvant, cassant les pots,
Hurlant, les passions se battent sans repos.

Il dit au poète :

Notre esprit, contenu dans ses transports ardents,
A mâchonner son frein use et brise ses dents.
Délivre-le. L’esprit va loin, quand un poète
Chevauche sur ses reins, l’excite et le fouette.
Tu dois, comme un centaure, à son dos te lier ;
En route ! la monture aime le cavalier !
Dans les cieux, sur les monts, ton coursier a des ailes,
Et ses quatre sabots éclatent d’étincelles ;
Ses jarrets sont d’acier
Monte à poil, sans harnais, et sans selle et sans mors.


C’est avec ces images plus que bibliques et sur ce ton perpétuellement tendu, c’est dans un style où ce que l’abstraction du langage a de plus sec se mêle à des métaphores prolongées sans mesure, que l’auteur juge le passé, flétrit le présent et préjuge l’avenir. On en éprouve une peine d’autant plus vive, que M. Laurent-Pichat tend naturellement aux pensées grandes, et que la direction de ses idées, trop souvent fausse, est du moins sérieuse et à quelques égards élevée. Les traits énergiques, fièrement sentis, fièrement exprimés, qui se dessinent sur le fond de cette généralisation, attestent la présence de l’ame. C’est par là qu’en méritant d’être jugé très sévèrement sous le rapport littéraire, M. Laurent-Pichat se détache heureusement de la jeune école ; mnais, même dans la sphère d’idées où sa pensée habite, l’auteur des Libres Paroles aurait pu à la fois montrer plus d’art et trouver plus d’inspirations neuves et éloquentes. Le socialisme n’a servi qu’à l’égarer ; pourtant, disons-le en passant, bien que l’épreuve n’ait pas été jusqu’ici favorable, bien que le roman se soit mal trouvé des emprunts qu’il est venu leur faire, l’incompatibilité entre les idées socialistes, — non certes à titre de système., mais comme sentiment, — et la poésie nous paraît beaucoup moins radicale qu’il ne plaît de le dire à certains esprits ; il y a là, ce nous semble, tout un ordre de plaintes et d’espérances qui pourrait fournir à la poésie une féconde matière, sous la réserve expresse et difficile de la mesure, du goût et surtout de la vie. Faites des tableaux et non des déclamations. Les misères populaires crient mille fois plus haut dans le Vieux Vagabond que dans toutes vos dissertations rimées.

Maintenant qu’avons-nous rencontré dans ces volumes qu’une certaine communauté de prétentions et de défauts nous a permis de rapprocher ? L’absence de foi. Au fond de ces œuvres qui ont moins de valeur en elles-mêmes que comme symptôme, se cache une grande, une profonde et universelle indifférence pour tout ce qui est sentiment, pour tout ce qui est idée. On sent comme une grande fatigue dans tous ces écrits, œuvres de jeunes gens qui semblent porter le poids des travaux de leurs pères, et dont les bras tombent de lassitude avant d’avoir rien fait. On dirait que l’esprit a cessé de penser, l’ame de jouir et de souffrir, le cœur de battre. Ni les éternelles questions sur la destinée, ni ces sentimens de patrie, de liberté, de nationalité, qui intéressent la vie de l’espèce et qui en ce moment même remuent avec éclat ou agitent sourdement le monde, ni même ces impressions individuelles qui attestent encore la puissance de la vie, amours emportées ou tendres, haines vigoureuses, luttes du cœur en proie aux passions, ne semblent trouver et réveiller d’écho. Nil admirari, ne s’étonner de rien, n’admirer rien, n’aimer rien, voilà la devise en honneur. Ce ne sont au lieu de cela que jeux de bel esprit, fureur byzantine de combiner des formes, hardiesse à la suite et fantaisie d’après modèle. Sans dégager les individus de leur part de responsabilité, je mets en cause moins les individus que le temps. Chaque époque a son mal, que le devoir de la critique, qui forme l’opinion encore plus qu’elle ne l’exprime, est de signaler et de combattre : un des maux les plus caractéristiques de la nôtre, on l’a remarqué bien souvent, c’est la faiblesse de l’exécution faisant suite à l’emphase des préfaces, c’est l’ostentation de l’indépendance au sein de l’imitation, c’est l’ambition dans l’impuissance. La jeune poésie participe pour sa part à ces défauts. Très audacieuse de théorie et très timide de pratique, révolutionnaire en parole et en réalité fort conciliante, sa faiblesse n’est pas seulement dans ce qui lui manque au cœur, mais dans ce qu’elle croit avoir et qu’elle n’a pas. Se croire indépendant quand on est esclave est un gage infaillible de l’éternité de la servitude, se croire original quand on imite est le plus sûr moyen de perpétuer l’imitation. Il faut donc que son orgueil souffre qu’on le lui dise elle qui montrait naguère tant de colère, tant de dédaigneuse hauteur contre les tentatives d’éclectisme littéraire, son état est absolument le même que celui qu’elle prétendait stigmatiser de ses mépris. Il n’y a pas deux générations de poètes, il n’y en a qu’une. Toute la différence est en ceci que les uns cherchent à enhardir le classique, tandis que les autres émoussent le romantisme ; voilà tout. Y a-t-il donc de quoi tant faire les fiers et de quoi soi-même tant s’applaudir ? Ce qui manque de ce côté encore plus peut-être que de l’autre, ce n’est pas le savoir-faire, la mise en œuvre, l’habileté de la main, c’est cette force interne qui pousse à créer, à oser. Que faut-il pour que la vie revienne animer l’œuvre d’où elle est absente ? Ce que la critique ne donne pas, ce qu’on n’a pas le droit de lui demander, ce que l’homme ne peut trouver qu’au fond de ses entrailles, ce qui n’accuse que lui quand il ne sait pas l’en faire jaillir, un sentiment énergique, une pensée noble, un cri du cœur, rien qu’un peu de cet esprit héroïque qui fait les grands peuples et les grands poètes. Il serait, en vérité, trop triste que la poésie inscrivit sur son drapeau pour unique signe de ralliement l’ordre et la paix ; il serait trop affligeant que toute l’audace de l’esprit humain eût passé du côté de la spéculation industrielle et financière, et que, pour faire pendant aux témérités aventureuses de l’argent, on eût une poésie timide, amassant denier à denier son petit pécule et réduite pour toute vertu à celle d’une bonne ménagère. L’avenir ne trouvera-t-il à louer en nous que des qualités négatives, et, dans la stérilité commune des œuvres, n’aura-t-il à dire de cette génération rien autre chose, sinon que son humeur fut tranquille, ses idées conciliantes, ses goûts rangés et sa poésie circonspecte ? C’est aux jeunes hommes, dans quelque rang qu’ils combattent, à y aviser.


HENRI BAUDRILLART.