Revue littéraire - 31 janvier 1846

Anonyme
Revue littéraire - 31 janvier 1846
Revue des Deux Mondes, période initialetome 13 (p. 563-572).

REVUE LITTERAIRE




HISTOIRE DES ÉTATS-GÉNÉRAUX DE FRANCE, par E.-J.-B. Rathery, de la Bibliothèque du Louvre[1]. — HISTOIRE COMPLÈTE DES ÉTATS-GÉNERAUX ET AUTRES ASSEMBLÉES REPRÉSENTATIVES DE FRANCE, DEPUIS 1302 jusqu’en 1626, par M. A. Boullée, ancien magistrat[2]. — Le sujet traité dans les ouvrages de MM. Rathery et Boullée avait été mis au concours en 1840 par l’Académie des sciences morales et politiques, et il faut avouer qu’il était bien choisi, car, si l’on traçait d’une manière complète l’histoire de nos assemblées représentatives, on ferait en même temps l’histoire de toutes nos institutions politiques. Ce fut, comme on sait, en 1302, sous Philippe-le-Bel, un des princes les plus despotes qui aient régné sur la France, qu’eut lieu, à propos de la querelle de ce roi avec Boniface, la première assemblée à laquelle on puisse donner le nom d’états-généraux. Elle ne trompa point l’attente de Philippe, et, comme il l’avait demandé, elle s’engagea à défendre l’indépendance de la couronne contre les prétentions de la papauté. L’influence des états grandit chaque jour avec l’importance des questions sur lesquelles ils furent appelés à se prononcer. En 1317, lors de l’avènement de Philippe-le-Long, ils déclarèrent les femmes inhabiles à succéder au trône, et empêchèrent ainsi la guerre civile d’éclater. Pendant la captivité du roi Jean, ils essayèrent, sous la direction d’Étienne Marcel, de Jean de Craon et de Robert Lecoq, d’opérer au profit de la cause populaire une révolution prématurée, que fit échouer la jalousie des provinces contre Paris. Devenus sous Charles VI les instrumens des partis qui déchiraient la France, réduits sous Charles VII et sous Louis XI à n’émettre que des avis fort peu écoutés toutes les fois qu’il s’agissait de la diminution des impôts et de la réforme des abus, ils jetèrent un moment un grand éclat, lorsqu’ils se réunirent, sous la minorité de Charles VIII, en 1484. En lisant les procès-verbaux de cette assemblée, restée célèbre dans nos annales, on ne voit pas sans surprise quels progrès les idées politiques avaient faits depuis un siècle. Quelques orateurs développèrent sans crainte des théories si hardies, qu’elles ne devaient recevoir leur application que trois cents ans plus tard : ainsi Philippe Pot, député de la noblesse de Bourgogne, osa proclamer que la royauté était « une dignité et non un héritage. » Malheureusement l’esprit étroit de localité, les haines provinciales, donnèrent beau jeu aux intrigues de la cour, qui, après avoir extorqué un vote de subsides, se hâta de dissoudre l’assemblée. Convoqués deux fois sous Louis XII, les états, dont il ne fut pas question sous François Ier, reparurent lors des guerres civiles qui signalèrent la seconde moitié du XVIe siècle. Ils furent réunis une dernière fois avant la révolution, en 1614, pendant la minorité de Louis XIII ; mais ils présentèrent alors un spectacle affligeant, et, quand on songe aux humiliations de tout genre que les ordres du clergé et de la noblesse firent chaque jour subir aux députés du tiers-état, dont l’inviolabilité même n’était pas respectée, on a besoin d’évoquer d’autres souvenirs et de se rappeler que les états de 1614 eurent pour successeurs immédiats les états de 1789. Depuis 1614, en effet ; la royauté éprouva une répugnance invincible à convoquer ces assemblées, tant elle redoutait de voir arriver l’heure fatale où, comme l’avait alors prédit le président Miron, « l’enclume devait enfin devenir marteau. »

L’histoire chronologique des états-généraux occupe une très grande place dans les ouvrages de MM. Boullée et Rathery. La tâche des auteurs avait été rendue facile par les nombreuses publications faites sur ce sujet depuis 1788. Il faut reconnaître toutefois que M. Rathery a consulté avec soin les sources originales, tandis que M. Boullée s’est borné la plupart du temps à recourir aux historiens modernes ou à des écrivains tombés depuis long-temps en discrédit, comme Anquetil et Velly. Tous deux se sont ensuite occupés de la forme et des attributions des états-généraux, et cette question, traitée fort superficiellement par M. Boullée, est certainement la partie la plus intéressante et la plus instructive du livre de M. Rathery. Voici en peu de mots le résultat des recherches auxquelles il s’est livré.

Le droit de convoquer les états-généraux appartenait au roi, au régent ou au lieutenant-général du royaume. Cette convocation se faisait deux ou trois mois à l’avance par des lettres circulaires adressées aux baillis et aux sénéchaux, et renfermant un exposé des motifs qui la rendaient nécessaire, comme le besoin de subsides, la réforme des abus, le soulagement du peuple, l’extirpation de l’hérésie. Tandis que les nobles et les ecclésiastiques étaient prévenus individuellement, le tiers-état était averti collectivement à son de trompe, par affiche ou par lecture de lettres au prône, et pour lui seulement commençait dans chaque ville et dans chaque village une série d’opérations électorales qui avaient pour but de nommer les députés chargés de présenter à l’assemblée générale du bailliage les cahiers de doléances de ces localités. Cette assemblée où le clergé et la noblesse votaient alors directement choisissait enfin les députés aux états, et refondait en un seul tous les cahiers qui lui avaient été apportés. Les suffrages se donnaient la plupart du temps à haute voix, sur l’appel nominal fait par le greffier. Des coffres fermant à clé étaient placés à la porte du lieu de la réunion pour y recevoir les réclamations. Il n’y avait du reste rien de fixé ni sur le nombre des électeurs et des députés, ni sur les conditions requises pour être électeur ou éligible. Les femmes, possesseurs de fiefs, pouvaient voter par mandataire. Certaines charges, les charges de judicature, entre autres, étaient regardées comme incompatibles avec les fonctions de député.

Avant le jour fixé pour la séance royale, les députés étaient autorisés à se livrer à des travaux préliminaires, tels que la vérification des pouvoirs, la prestation du serment, etc. Malheureusement, dans la plupart de ces réunions préparatoires, le temps se consumait en ridicules querelles d’étiquette. Ainsi, en 1560, on débattit gravement la question de savoir si le duc de Guise devait porter haut son bâton de grand-maître, et s’il n était pas injurieux pour les états qu’il le tint entre ses jambes.

Le surlendemain de la séance royale, les trois ordres commençaient séparément la rédaction de leurs cahiers de doléances, car aucune unité ne régnait dans leurs travaux. Quand la rédaction était terminée, ils députaient au roi pour lui demander le jour et l’heure où il lui plairait de les recevoir. La séance de réception des cahiers était aussi la séance de clôture ; le roi ne manquait pas de promettre une réponse favorable aux doléances qu’on lui présentait, et l’assemblée était dissoute sans avoir reçu d’autre garantie que cette promesse presque toujours illusoire, à moins que des circonstances impérieuses ne forçassent à accorder quelque satisfaction momentanée aux réclamations des trois ordres.

Ordinairement après et quelquefois avant la session, s’agitait entre les députés et leurs électeurs une question bien souvent discutée de nos jours, celle de l’indemnité due aux représentans de chaque ordre. Cette indemnité, pour les députés du tiers, variait de 4 à 10 ou même 15 livres par jour, et s’acquittait au moyen d’une taxe spéciale. Bien qu’elle fût admise en principe, elle donnait souvent lieu à des scènes fort désagréables pour ceux qui la réclamaient. En 1593, les états de Bourgogne la refusèrent, sous prétexte « qu’il n’était rien dû aux députés pour la belle besogne qu’ils avaient faite. »

Tout en rendant justice à l’ordre et à la clarté qui règnent dans le livre de M. Rathery, nous signalerons pourtant quelques lacunes importantes. On y sent trop l’absence d’aperçus généraux, et, s’il s’en rencontre par hasard, l’auteur, au lieu de les tirer de son propre fonds, les a empruntés à des écrivains modernes. Nous regrettons qu’il ait parlé aussi brièvement du vote des impôts, de l’éloquence parlementaire, et surtout de l’influence immense que les états durent exercer, à différentes époques, sur l’esprit public. M. Boullée a essayé d’envisager la question à ce dernier point de vue ; mais, comme il n’a fait que l’effleurer, nous ne pouvons guère lui savoir gré que de ses bonnes intentions ; et, bien que son ouvrage ne soit pas sans mérite, le public ratifiera certainement le jugement de l’Académie, qui a décerné le prix à M. Rathery, et seulement une mention honorable à son concurrent. L. L.


UNE SAISON AUX BAINS DU CAUCASE, traduit de Lermontoff, par M. Léouzon Le Duc[3]. — On se souvient de Pelham, ce vif et charmant portrait où il semble que Bulwer ait voulu marier la verve d’Hogarth à la grace de Lawrence. Il y a dans cette confession d’un dandy anglais des pages d’une vérité si naïve, qu’on sait bonne grace au romancier de n’ajouter aucun commentaire et de s’effacer derrière son héros. Le lecteur n’a pas besoin qu’on lui explique ce singulier caractère ; il en comprend, dès les premiers chapitres, tous les ridicules et toutes les faiblesses ; il connaît Pelham à merveille, et ne demande qu’à le voir aux prises avec la vie réelle. Les franches impressions de la comédie sont transportées dans le roman. Il y a, si nous ne nous trompons, un peu de ce charme et de cette vive manière dans le roman de Lermontoff. C’est encore une confession, et une confession de dandy, que ce livre ; mais nous ne sommes plus en face d’un rival de Brummel, d’un de ces types accomplis d’élégance et de fatuité qui ne se développent et ne triomphent à leur aise que dans la tiède atmosphère des salons. Le héros de Lermontoff mêle en lui un peu de l’impertinence de Pelham et de la fougue de don Juan. C’est un officier russe qui sait son Byron par cœur, et qui promène au milieu des loisirs élégans d’une ville de bains, au pied des monts neigeux du Caucase, je ne sais quelle exaltation superbe et fiévreuse, où se fait sentir l’inquiétude propre au génie slave. Nous ne voulons pas faire de comparaisons déplacées ni de rapprochemens ambitieux ; il y a dans ce récit, que la préface nous donne comme un extrait plutôt que comme une traduction fidèle, deux défauts auxquels on reconnaît toujours la jeunesse d’un écrivain : la tendance déclamatoire et les réminiscences. Néanmoins, tel qu’il est, avec ses imperfections même, ce petit roman mérite une attention sérieuse. Si, bien des fois, en lisant ce récit, on se souvient de Pelham et de Beppo, bien des fois aussi l’originalité du conteur russe se révèle avec puissance ; on est transporté dans un monde nouveau, et comme sous un autre ciel ; ce mélange d’élégance exquise et de grossièreté, de fadeur et de cynisme, de mollesse orientale et de farouche pétulance, ne saurait tromper le lecteur le plus distrait. Il n’y a qu’un instant, vous rêviez avec René, vous pleuriez avec Werther, tournez la page, et vous êtes en pleine Russie, entouré de moujiks hébétés et de soldats ivres, ou lancé sur une cavale furieuse dans la steppe infinie.

L’auteur de ce roman, Lermontoff, n’avait, pour écrire ce livre, qu’à puiser dans les souvenirs de sa vie. A peine sorti de l’université, il entrait comme sous-officier de hussards dans la garde impériale. Bientôt il passait lieutenant ; mais, sa nature inquiète et ardente lui ayant attiré une querelle dont les suites pouvaient être graves, un ordre impérial l’envoya au Caucase. Là encore la fatalité le poursuivit. Provoqué en duel par un officier dont il avait blessé au vif la vanité susceptible, Lermontoff tomba, mortellement frappé par la balle de son adversaire ; il avait trente ans. C’est en 1841 que la Russie perdait, si jeune encore et si plein d’avenir, ce brillant et malheureux émule de Pouchkin. Cette carrière si courte avait été bien remplie. Le poète et le romancier avaient pu se révéler par des écrits remarquables, parmi lesquels il faut placer au premier rang l’ouvrage qu’on vient de traduire en partie.

Ce roman, nous l’avons dit, est une confession. C’est Petchorin, officier russe, qui nous raconte une période curieuse et agitée de sa vie. Petchorin est la personnification de cet égoïsme insatiable et hautain qui semble une des maladies les plus communes de notre siècle. « Mon plus grand plaisir, dit-il, c’est de courber sous ma volonté tout ce qui m’entoure, c’est d’éveiller l’amour, le dévouement, la crainte. » Mais tout cela, tous ces instincts farouches, toutes ces passions indomptables, se cachent sous les gracieux dehors d’une politesse exquise et d’une élégance raffinée. C’est l’ame d’un corsaire dans le corps d’un dandy ; c’est l’orgueil de Lara doublé du flegme de Pelham. Tel se montre à nous Petchorin, quand il arrive, magnifique et ennuyé, dans une petite ville de bains située au pied du Caucase. Là, au milieu de quelques officiers blessés dans la guerre de Circassie, et de bourgeois qui viennent aux bains pour se guérir, les rares représentans de l’aristocratie russe promènent leur dédaigneuse indolence. Une certaine princesse Ligowski et sa fille Mérie sont l’objet de l’attention générale. Spirituelle et charmante, la jeune princesse a tourné la tête d’un pauvre porte-enseigne de l’armée russe, que la balle d’un Circassien a envoyé huit jours avant l’arrivée de Petchorin aux bains de Petigorsk. C’est la fatalité qui réunit dans cette petite ville Petchorin et le porte-enseigne Grouschnitski. Bien que la camaraderie militaire ait rapproché souvent ces deux hommes, Petchorin, au fond, méprise Grouschnitski, et Grouschnitski déteste Petchorin. Tôt ou tard une lutte terrible éclatera entre eux. En attendant, ils se voient, ils causent avec une cordialité apparente, et le porte-enseigne, qui n’a pas de secrets pour Petchorin, lui apprend de quelle passion malheureuse il est consumé. La fortune et la naissance ont mis un abîme entre Grouschnitski et la princesse Mérie ; mais l’amour et la vanité aveuglent le jeune porte-enseigne. La princesse paraît l’avoir remarqué ; c’en est assez pour qu’il se berce des plus folles illusions et fasse à Mérie une cour assidue. Le bonheur de Grouschnitski ne tarde pas à fatiguer Petchorin. C’est un caractère né pour la lutte et la contradiction ; l’exaltation d’un enthousiaste le rend froid comme glace, et le contact d’un flegmatique fait de lui un rêveur passionné. Petchorin veut être aimé de Mérie, il le sera ; son orgueil ne sera satisfait que quand il aura entendu avec une impassibilité railleuse la jeune princesse lui avouer son amour. Ce moment arrive, et le fat joue son rôle en acteur consommé. Jamais on n’a poussé plus loin l’insensibilité, jamais on n’a répondu avec plus de dédain à de plus tendres paroles. Du même coup Petchorin se fait deux ennemis. L’amour-propre de la princesse, la jalousie de Grouschnitski, ne lui pardonneront pas. Le roman tourne dès-lors au mélodrame, et, quel que soit l’intérêt de la dernière scène, on regrette les développemens spirituels, les agréables digressions du début. Le porte-enseigne n’imagine rien de mieux pour se venger de Petchorin que de l’attirer dans un piège : il le provoque à un duel ; mais ce duel, où Grouschnitski, grace à la complicité des témoins, ne doit courir aucun danger, est un véritable assassinat. Petchorin heureusement a deviné cette triste ruse ; il déjoue le complot de son adversaire ; on se bat suivant les règles, et Grousehnitski meurt tué par Petchorin. Le roman finit par une glorification de la fatalité où l’âpre génie du poète russe se retrouve tout entier. Ce n’est pas dans l’action, mais dans le développement des caractères, qu’il faut évidemment chercher le sens de cet étrange récit. L’élégant et superbe égoïsme de Petchorin, la violente et inculte nature de Grouschnitski, la brillante coquetterie de la jeune princesse, révèlent chez Lermontoff un véritable talent d’observateur. Aussi ce roman mérite-t-il de rester comme une étude fort incomplète sans doute, mais très intéressante, sur quelques types peu connus de la société russe au XIXe siècle.

Le roman de Lermontoff n’a pas seulement l’intérêt d’une piquante esquisse de mœurs ; il y aurait à débattre à propos de ce livre une curieuse question littéraire, à décider jusqu’à quel point l’influence de Byron et de Goethe a pénétré dans cette jeune littérature, dont Pouschkin demeure encore aujourd’hui le plus glorieux représentant. Nulle part mieux qu’en Russie on ne peut juger les différences qui existent entre le génie du Nord et le génie slave ; ces différences éclatent même dans les œuvres trop communes où l’imitation se fait sentir, et où le poète s’est le plus visiblement inspiré des muses étrangères. Nous n’en voulons d’autre preuve que ce roman de Lermontoff. Même aux pages les plus décidément byroniennes, aux endroits où l’ironie en lutte avec la passion se fait la plus large part, on reconnaît encore l’exaltation du génie slave, sa fougue généreuse et ses mystiques ardeurs. Ce n’est pas là le hardi blasphème et le doute incurable du poète anglais ; c’est une exagération de scepticisme qui déguise mal la plaie cachée, et dans la gaieté fiévreuse du conteur une douloureuse émotion se trahit. On se prend alors à regretter que tant de sève originale se perde ainsi en impuissans efforts. Cette déclamation forcenée contre la Providence, contre la société, contre la vertu, fatigue à la longue, malgré l’énergique talent qui s’y révèle. On voudrait voir l’écrivain s’abandonner plus complètement à sa riche nature, et on se demande si, en acceptant avec docilité la vivifiante influence du génie national, il ne mériterait pas une place plus glorieuse qu’en se faisant l’écho de la mélancolie britannique.


LIFE OF LA SALLE, by M. SPARKS OF CAMBRIDGE ; Massachusets. — ON THE DISCOVERY OF THE MISSISSIPI ; by Thomas Falconer : London. — Les contestations territoriales qui ont surgi entre les États-Unis et l’Angleterre ont appelé l’attention des deux pays sur les sources même de leurs titres, sur les découvertes primitives, sur les droits des nations dont ils sont aujourd’hui les héritiers. Cette étude des origines a remis en lumière les travaux d’un de nos compatriotes, Robert Cavelier de La Salle, dont nous avions presque oublié le nom. Cependant c’était son audace intelligente qui nous avait ouvert les belles vallées du Mississipi, et frayé devant nous toute la partie méridionale du continent de l’Amérique du Nord. Il découvrit le premier le cours du grand fleuve indien ; il le descendit depuis le Canada jusqu’à la mer. Il fut aussi le premier qui partit des côtes de France pour aller reconnaître dans le golfe du Mexique l’embouchure du Mississipi. Le but de ce dernier voyage ne fut pas atteint ; La Salle se porta trop vers l’ouest, et laissa le fleuve derrière lui ; mais son débarquement au Texas n’en a pas moins eu une influence considérable sur les établissemens français.

Les étrangers nous reprochent avec raison d’avoir depuis long-temps négligé la mémoire de cet intrépide pionnier qui porta quelquefois dans ses travaux l’intuition du génie. Est-ce ingratitude de notre part ? est-ce oubli des services rendus ? Non : mais, quand les honteuses faiblesses du gouvernement de Louis XV nous eurent fait perdre d’un trait de plume toutes nos vastes possessions de l’Amérique du Nord, la France, cruellement froissée, détourna les yeux de ses anciennes conquêtes, et ne chercha pas à conserver les souvenirs glorieux d’une époque que fermait si tristement le déplorable traité de 1763. Peut-être Robert de La Salle eût-il attendu long-temps un retour de justice si ceux qui ont hérité du fruit de ses découvertes n’eussent été conduits par leurs intérêts même à rassembler les élémens de sa vie et de ses voyages. Un Américain, M. Sparks, a écrit son histoire ; un Anglais, M. Thomas Falconer, vient de publier à Londres des mémoires originaux et inédits avec un récit de ses voyages au cœur de l’Amérique. Ces mémoires restaient ignorés dans les cartons du ministère de la marine ; ils sont extrêmement curieux et jettent un grand jour sur les développemens de notre puissance d’outre-mer.

On ne sait rien ni sur la famille de Robert de La Salle, ni sur l’époque de sa naissance ; on sait seulement qu’il naquit à Rouen, qu’il fut élevé dans un séminaire de jésuites, et qu’il émigra de bonne heure pour le Canada. Durant les premières années de son séjour dans la colonie, il se fit remarquer par son caractère entreprenant et par quelques expéditions courageuses. Il revint plusieurs fois en France ; les rapports des gouverneurs du Canada l’avaient recommandé au ministre de la marine. En 1675, il reçut le gouvernement et la propriété du fort Frontenac, construit en 1672 sous le nom de fort Cataraqui. Au mois de mai 1678, il fut commissionné pour entreprendre la découverte du Mississipi. Cette entreprise, heureusement conduite, devint son principal titre de gloire. Il quitta La Rochelle le 14 juillet 1678, et le 15 septembre il débarqua à Québec. Il avait emmené avec lui un compagnon fidèle, Henri de Tonty, qui nous a laissé un mémoire sur ses travaux et des détails sur sa mort tragique.

Aussitôt après son arrivée, La Salle s’occupa de préparer l’expédition dont il était chargé. Il se rendit à Niagara, afin d’y construire un petit navire. On le nomma le Griffon en l’honneur du comte de Frontenac, gouverneur de la colonie, qui portait un griffon dans ses armes. Le 7 août 1679, La Salle mettait à la voile sur le lac Erié. Diverses contrariétés entravèrent son entreprise ; après avoir été obligé de quitter son navire, il essaya vainement de le rejoindre ; il revint à Frontenac sur la glace, suivi de cinq hommes, pour chercher des informations. Nous le voyons se consumer en vaines démarches pendant la dernière partie de l’année 1680 et la première de l’année 1681. Enfin il repartit de Frontenac le 28 août 1681, après avoir fait son testament. Cet acte, dont le texte est publié par M. Falconer, avait eu jusqu’à ces derniers temps une importance historique. En le rapprochant des lettres écrites par La Salle en 1683, on pouvait s’en servir pour déterminer la date de la découverte de l’embouchure du Mississipi. M. Falconer lui-même, dans un article publié par le journal de la Société royale de Géographie de Londres, avait pris ce testament pour base de sa discussion ; mais, M. Sparks ayant retrouvé depuis et mis au jour le procès-verbal authentique de la prise de possession de la Louisiane, les dates ont pu être rétablies avec une rigoureuse exactitude, sans qu’on eût besoin de rapprocher des pièces diverses.

Au moment de son départ de Frontenac, La Salle avait avec lui vingt-trois Français, dix-huit sauvages Abenakis et Loups, dix femmes indiennes et trois enfans. Il arriva aux bords du Mississipi le 6 février 1682. Le 7 avril de la même année, il reconnaissait l’embouchure du fleuve et prenait possession du pays au nom de Louis XIV. Nous venons de parler du procès-verbal dressé dans cette circonstance. Cet important document n’a encore été imprimé qu’en anglais ; il est rédigé par un sieur Jacques de la Métairie, qui s’intitule notaire du fort de Frontenac dans la Nouvelle-France, et qui avait été commissionné pour remplir les mêmes fonctions durant l’expédition de La Salle. L’acte porte quatorze signatures ; il est daté du 9 avril 1682. Il commence par relater brièvement les principaux évènemens du voyage ; puis il constate la prise de possession au nom du très haut, très puissant, invincible et victorieux prince Louis-le-Grand, avec les cérémonies d’usage. Toute la compagnie était sous les armes ; on chanta le Te Deum, le psaume Exaudiat, l’antienne Domine, salvum fac regem, et, après une décharge de coups de fusil, La Salle attacha une croix à un arbre de la rive et prononça quelques paroles qui consacraient le nouvel établissement. On enfouit ensuite en terre une plaque de plomb portant d’un côté, les armes de France, et de l’autre une inscription latine. Quelques hymnes terminèrent cette cérémonie simple et digne, moitié religieuse et moitié politique, qui ajoutait d’immenses provinces au domaine colonial de la France. Le procès-verbal donne au pays le nom de Louisiane ; comme ce nom ne se retrouve nulle part avant cette époque, il est probable qu’il lui fut donné par La Salle.

L’expédition avait atteint son but ; son chef se remit en route pour le Canada ; mais il fut retardé d’abord par une maladie dangereuse, puis par les obstacles naturels d’une route si longue, au milieu d’un pays sauvage. Il resta sur les bords du Mississipi jusqu’au mois de septembre 1683. Les archives de la marine possèdent trois lettres originales datées de cette époque. La Salle regagna Québec vers le commencement de l’automne ; il s’embarqua bientôt pour la France, et le 18 décembre il rentrait à La Rochelle.

Colbert, dont il avait reçu sa mission, venait de mourir ; son fils, le marquis de Seignelay, occupait le poste de ministre de la marine. Ce fut à lui que La Salle adressa deux mémoires, l’un sur ses découvertes, l’autre sur le projet d’une nouvelle expédition.

La Salle proposait à M. de Seignelay de se rendre par mer dans le golfe du Mexique, de reconnaître l’embouchure du fleuve qu’il avait descendu, de profiter de l’irritation que le dur gouvernement de l’Espagne avait produite sur les Indiens, pour lui enlever une province en s’avançant vers Mexico, et de donner ainsi des bases solides à la puissance française sur le golfe. La Salle développa son plan dans un second mémoire, avec une lucidité admirable. Des vues véritablement politiques l’élèvent fort au-dessus d’un voyageur hardi ou d’un aventurier entreprenant. Il fit accepter ses idées, et il obtint l’autorisation de fonder une colonie au midi de l’Amérique septentrionale. Le gouvernement français désirait depuis long-temps de se trouver à portée des possessions espagnoles. Dans les lettres patentes de 1678 qui avaient autorisé l’expédition précédente, il était dit expressément : « Nous avons consenti à cette proposition d’autant plus volontiers que nous n’avons rien tant à cœur que la découverte de cette contrée, dans laquelle il y a apparence que l’on trouvera un chemin pour pénétrer jusqu’au Mexique. » La Salle mit à la voile, au mois de juillet 1684, avec une petite flottille composée de quatre navires. Il n’occupait aucun rang ni dans l’armée de terre ni dans la marine ; aussi, dans ses relations avec M. de Beaujeu, commandant de l’escadre, eut-il à subir diverses contrariétés. Heureusement M. de Beaujeu repartit pour la France après le débarquement sur les côtes du Texas.

L’expédition avait, sans le savoir, dépassé le Mississipi ; La Salle se hâta d’élever un fort, et se mit ensuite à chercher le cours du fleuve. On croit qu’il ne s’éloigna pas de plus d’une journée de la baie de Saint-Bernard du côté de Mexico. Après avoir construit un nouveau fort, plus favorablement situé que le premier, il se remit en route à la tête de vingt hommes, laissant le commandement à Joutel, qui l’avait accompagné dans ce dernier voyage, et qui fut pour lui un second Henri de Tonty. Ses recherches dans le pays durèrent quatre mois, après lesquels il rejoignit Joutel, et résolut de gagner le Canada en traversant tout le continent. Il prit encore vingt hommes avec lui, mais la maladie et la désertion l’obligèrent à revenir sur ses pas, et il rentra une seconde fois dans le fort, sept mois après l’avoir quitté. Tous ses voyages avaient été dirigés vers l’est, du côté du Mississipi et de l’Illinois. Une nouvelle expédition ayant été décidée, on partit le 12 janvier 1687. Deux mois plus tard, le 20 mars, La Salle périssait par une trahison odieuse. Lui qui avait vécu pendant vingt ans au milieu des cannibales, bravé leurs mœurs barbares et affronté mille dangers, fut assassiné par ses propres compagnons. Une conspiration avait été tramée par deux individus nommés Lanctot et Duhault. Il paraît que durant le voyage sur la côte La Salle avait forcé le frère de Lanctot de retourner seul au camp, parce qu’il se trouvait incapable de marcher ; les deux frères avaient en vain réclamé contre cet ordre ; en revenant au camp, le malade fut massacré par les sauvages. Lanctot jura qu’il ne pardonnerait jamais la mort de son frère ; il s’ouvrit d’abord à Duhault, puis il trouva d’autres mécontens disposés à devenir ses complices. Joutel nous apprend que les grandes qualités de son chef étaient contrebalancées par une hauteur de manières qui le rendait souvent insupportable, et par une dureté envers ses inférieurs qui souleva de profonds ressentimens. Les conspirateurs n’attendaient qu’une occasion favorable pour accomplir leurs projets de vengeance ; un hasard la fit naître. Un neveu de La Salle nommé Moranget avait profité d’une halte pour chasser le buffle dans un petit bois avec le domestique de son oncle et un sauvage indien. Il avait ordre de revenir le soir même ; comme il tardait, La Salle, inquiet, voulut envoyer à sa recherche. Lanctot et les autres s’offrirent avec empressement. Ils retrouvèrent les chasseurs fatigués, et on convint de passer la nuit dans le bois pour revenir le lendemain de bonne heure. Chacun devait faire le guet à son tour, mais les conspirateurs ne dormirent point, et ils tuèrent durant leur sommeil Moranget et ses compagnons, qui étaient dévoués à La Salle, et qui l’auraient défendu jusqu’à la mort. Au point du jour, ils entendirent des coups de fusil ; c’était La Salle, qui s’était mis lui-même à la recherche de son neveu. Quand il s’approcha, en demandant aux assassins des nouvelles de Moranget, il reçut trois balles dans la tête. On assure que la rancune des meurtriers éclata par ces mots : « Te voilà, grand pacha, te voilà ! » « Ainsi périt, dit un missionnaire qui avait suivi La Salle, notre sage conducteur, constant dans l’adversité, intrépide, généreux, engageant, adroit, habile, et capable de tout entreprendre. Il mourut dans la vigueur de l’âge, au milieu de sa carrière et de ses travaux, sans la consolation d’avoir vu les résultats de son œuvre. » Le crime reçut son châtiment ; peu de temps après, les deux chefs de la conspiration, Lanctot et Duhault, furent eux-mêmes tués par un aventurier anglais que La Salle avait affectionné, et qui trouva l’occasion, en vengeant sa mort, de satisfaire quelques ressentimens personnels. Les derniers mots qu’entendirent les meurtriers furent un reproche de leur lâche attentat : « Misérables, vous avez assassiné mon maître. »

On voit, d’après ce qui précède, que la vie de La Salle est une des existences les plus actives et les mieux remplies qu’on puisse imaginer. À peine sorti de l’enfance, il commença ses voyages, et il ne s’arrêta plus. M. Sparks a retracé avec détail la suite de ses découvertes : il a raconté toutes les aventures et, tous les incidens qu’il a pu recueillir. M. Falconer, après lui, s’est contenté d’une analyse rapide. Il voulait seulement expliquer l’importance de plusieurs documens authentiques et arriver à l’examen des prétentions territoriales de l’Angleterre et des États-Unis. Ces deux biographes ont consulté, outre divers titres originaux, les écrits de Tonty et de Joutel, le grand ouvrage de Charlevoix intitulé Histoire et description générale de la Nouvelle-France, publié en 1744, celui du père Le Clercq, missionnaire récollet, imprimé en 1691, et portant pour titre : Premier établissement de la foi dans la Nouvelle-France. Le nom de Robert de La Salle restait enseveli dans des pages oubliées ; les livres qui viennent de l’en tirer méritent d’être signalés à l’attention de la France. Ne laissons point les étrangers rendre seuls justice à l’un de nos compatriotes. La Salle a joué dans notre histoire coloniale un rôle qui est loin d’avoir été sans dévouement, sans influence et sans gloire.



  1. Un vol in-8o, imprimerie et librairie générale de jurisprudence de Cosse et N. Delamotte.
  2. Deux vol. in-8o, Langlois et Leclercq, 81, rue de La Harpe.
  3. Un volume in-8o, chez Jules Labitte, passage des Panoramas.