Revue franco-américaineJuin à Août 1895 - nos 1 à 3 (p. 61-65).

LA FEMME EN FRANCE

Par Madame Anna LAMPÉRIÈRE

Dans son dernier numéro, La Revue Franco-Américaine publiait un article de M. Léopold Lacour, la Question de la Femme. En réponse à cet article, écho des plus hardies revendications féministes, Madame Anna Lampérière, dont on connait les courageuses et belles études sur la question, nous adresse les pages que l’on va lire. Il paraitra sans doute piquant à nos lecteurs d’entendre la voix d’une femme qui conçoit le rôle de la Femme, non à la révolutionnaire, comme les apôtres du féminisme, mais en vraie femme, tout simplement.


Si les femmes doivent voter, je demande qu’on commence tout de suite, par un vote sur la proposition que M. Goirand a commise, touchant le salaire des femmes : gageons, — il y a encore du bon sens et de la dignité chez nous, — que cette proposition serait repoussé, et avec une belle majorité !

Certes, c’est chose très osée que s’inscrire en faux contre un avis si éloquemment défendu par le rare polémiste qu’est M. Léopold Lacour ; mais dût-il, suivi de toutes les Olympes de Gouges, présentes et futures, demander, avec sa bonne grâce péremptoire, la tête d’une suspecte, il faut dire tout haut ce que tant de femmes pensent tout bas : les féministes devraient bien nous laisser tranquilles !

La proposition Goirand est une iniquité. Ce député modéré se fait l’écho d’une réclamation, en apparence anodine, datant des beaux jours où l’excellente Maria Deraismes menait la cohorte sainte : la Ligue du droit des femmes avait relevé cette idée, non sans succès, et une personne très aimable, très habile, — si vive et si décidée qu’un confrère a pu justement la surnommer « la petite souris » — en a fait une affaire personnelle. M. Goirand n’a pu, ni su résister à tant de sollicitations réunies : il a formulé et déposé un texte qui menace — sans succès, espérons-le ! — de consacrer un état de choses littéralement monstrueux.

Le discuter à fond serait intéressant ; mais nos féministes nous taillent de bien autres besognes : personne n’excelle comme eux à toucher à tout, à tout condamner ou tout recommander d’un trait de plume, sans plus s’arrêter aux conséquences que si la conséquence n’existait pas. Disons-le donc tout simplement : le temps et les forces de la femme mariée appartiennent à la communauté solidaire qu’est la famille ; si, d’accord avec le mari, elle fait de ce temps un emploi considéré par tous deux comme plus productif que le soin direct des enfants et de la maison, elle doit à cette communauté, dont le mari est le chef, tout le produit de son travail.

Si le mari est indigne et mésuse du pouvoir qu’elle lui a reconnu par le mariage même, la loi est là : qu’elle s’en serve. Mais tant qu’elle reste mariée, il est de sa dignité même de fier à son mari le gouvernement de leurs intérêts communs. Je n’insiste pas : toutes les femmes pour qui le mariage est chose respectée seront de cet avis.

Nos sceptiques vont rire : le mariage respecté ! Où prenez-vous cela ? — Et les féministes, dans ce concert, tiendront une note qui n’est pas la moins aigüe. C’est que tout est là, en effet : tout est dans l’idée qu’ont les femmes du mariage et de la famille ; cette idée généralement est fausse, — et mauvaises, par conséquent, sont les mœurs qui en résultent. Le mot le plus typique, peut-être, à cet égard, a été dit récemment, par une féministe de marque, à une femme, d’ailleurs largement instruite, qui déclarait vouloir se borner à suivre l’éducation de ses enfants : indignée de ce « terre à terre, » la ligueuse s’écria : « Vous nous considérez donc comme un animal inférieur ! »

Les malheureuses en sont là : cette œuvre de psychologie délicate et savante, cette intensité d’amour attentif, que demande la mission noblement entendue d’élever les enfants, c’est le « terre à terre, » c’est l’œuvre d’un « animal inférieur » ; — elles en font fi !…

Hélas, mesdames, c’est de là que vient tout le mal. Si la notion vraie de la maternité, de l’œuvre de famille, était établie en cette société qui soufre, biens des maux en seraient chassés, pour les femmes comme pour les hommes. Si la femme qui donne sa parole pour un mariage savait comprendre la gravité de la décision qu’elle prend : si elle se rendait compte de la solidarité qu’elle accepte, — solidarité d’époux à épouse, de père et de mère à enfants, d’ascendants à descendants ; — si elle comprenait que désormais, quoi qu’il arrive, l’union qu’elle contracte laissera dans l’existence commune des traces que rien ne pourra détruire ; si elle voyait, en la mère qu’elle va être, le facteur le plus décisif dans la continuation de la famille ; si elle considérait, dans l’homme dont elle fait élection, celui qui sera le père, et en qui elle fera tout elle-même avec ses enfants, — cette femme-là aurait d’elle et de son rôle une opinion qui lui attirerait un tout autre respect que celui dont elle se contente.

Tout le mal, reconnaissons-le, vient non des lois, mais des mœurs. C’est à rétablir celles-ci dans le sens de la notion rationnelle d’hérédité et de sélection, c’est à développer une idée plus haute et plus vaste de la famille, que devrait s’attacher l’action législative : au lieu de cela, la loi s’apprête, — si on écoute M. Goirand, — à trouver très bien qu’une femme continue à donner au monde des enfants d’un homme à qui elle ne confierait pas son gain de chaque jour ! C’est du joli !

Je sais bien que, pour nous consoler, l’érudit Lacour nous a montré que nous marcherions par là sur les traces d’Olympe de Gouges, la femme-volcan. — Merci bien ! ces traces-là ne nous attirent pas. Femmes nous sommes, femmes nous voulons rester, pas volcans du tout, assez pénétrées de la tâche énorme qui nous incombe, dans la famille et dans la société, pour ne point nous aviser de souhaiter une invasion dans le domaine extérieur, qui est et doit rester le domaine de l’homme. Assez forte, asse décisive, se fait l’influence de l’âme qu’est la femme sur l’action réfléchie et raisonné que représente l’homme, — pour que celles qui la comprennent s’en contentent, et s’y consacrent toutes.

IL est vrai que nos amazones réclament pour la femme le droit de vivre isolée ; mais qui le lui conteste ? Pourvu qu’isolée elle reste femme, occupée de la famille sociale dans le même ordre d’idées où elle aurait à s’occuper de la famille individuelle si elle en avait une, tout le monde s’incline devant son choix librement fait. — Elle ne peut pas vivre ? les professions des hommes lui sont fermées ?… Allons donc !

Les Américaines ont derrière elles, il est vrai, cent ans de vie démocratique, tandis que nous avons, nous, à compter avec cet héritage, encore tout récent, d’une aristocratie démoralisée, qu’on appelle la galanterie française ». En cela elles ont la vie plus facile, c’est vrai ; mais qu’y peuvent toutes les lois du monde ? Au contraire, la pratique journalière qui fait les mœurs, n’y est-elle pas toute puissante ?

C’est d’ailleurs une souveraine injustice de nier le travail qui s’accomplit en France à mesure que les femmes, cessant de compter sur leurs moyens de séduction, s’attachent à travailler sérieusement pour se faire une carrière : et celles qui, sans bruit, avec résolution, l’ont entrepris, peuvent témoigner la vérité ; à mérite égal, dans notre société pourtant tiraillée entre les excès du féminisme et les souvenirs gouailleurs de la dite galanterie, une femme est écoutée avec plus de considération qu’un homme. Des exemples sont là pour prouver à quel point l’envie qu’on essaie d’exciter à l’égard des habitudes américaines est peu justifiée : dès longtemps la Banque de France, le Crédit Foncier, la Caisse d’Épargne, le Crédit Lyonnais, et autres grandes administrations, emploient des femmes, l’enseignement leur est de plus en plus ouvert, la littérature compte des noms de femmes à livre que veux-tu ; les revues et éditeurs se disputent Th. Bentzon, Arvède Barine, et Jacques Vincent : tandis que Madame Adam et Gyp sont fêtées par la société parisienne, des émules grandissent pour qui le succès se dessine volontiers, Madame Jeanne Loiseau (Daniel Lesueur}, a forcé les portes de l’Odéon : Mademoiselle Jeanne Weill (Dick May) a trouvé bon accueil pour ses fines études psychologiques ; le récent succès de Madame Clary Santon, aux Débats, promet pour l’avenir des œuvres d’une rare énergie de pensée ; — et combien j’en passe ! — La presse ? Mais Séverine la Révolutionne ; mais Madame Yves est la reine des reporters ! Les « Héralds » de diverses cités qui, en Amérique, envoient des représentants femmes ne font rien de plus que n’a fait le Temps, à maintes reprises, sans soulever aucun étonnement. Et si un souvenir personnel peut permettre de faire la démonstration plus précise, je puis en apporter un tout récent encore : le grave journal n’a point hésité à me confier la mission de le représenter à un Congrès à Nantes ; en plein Ouest, pourtant, c’était hardi. Lors de l’arrivée, les confrères de la presse nantaise eurent de la peine à en croire leurs yeux ; mais il n’y avait pas à dire : carte, passage, tout portait : « rédacteur au Temps » : nulle mystification n’était à craindre. Alors la cordialité fut parfaite ; j’eus soin, — et je crois que c’est un devoir en pareil cas, de n’user point des privilèges de courtoisie pour usurper un tour de télégraphe ou d’imprimerie ; cette simple discrétion calma les hostilités, s’il y en eut jamais, et nos confrères furent parfaits. La seule différence qui se produisit fut dans les égards toujours rencontrés, les places d’honneur en voiture, à table, aux séances, et, au retour, une immense gerbe de fleurs dans le compartiment, tout cela n’est déjà pas si désagréable, et ne témoigne pas, que je sache, de mauvaises dispositions en ce qui concerne l’introduction des femmes. Cette expérience, je la renouvellerai volontiers, je compte bien la renouveler prochainement, — à Bordeaux, par exemple.

La meilleure tactique, en ces sortes de nouveautés, est de se taire : l’esprit s’habitue ainsi à considérer comme toutes naturelles les choses inaccoutumées ; aussi, n’était le besoin de la cause, je n’en parlerais pas. Mais un cas si probant doit être opposé aux injustes accusations des féministes envers l’esprit français.

Ce ne sera pas assez, pour nos modernes impatientes, que ces preuves, — trop rares, diront-elles ; mais si elles se rendaient un compte exact de ce qui se passe en Amérique, elles rabattraient de leurs réclamations. Aucun de nos amis de là-bas ne nous en voudra de constater les effets de la liberté absolue laissée à toute personne de s’improviser jury, comme à toute université de décerner des « degrés », eux-mêmes ; quand un individu, homme ou femme, se proclame docteur, ils ont bien soin de demander : de quelle université ? — Et dame, « les degrés » accordés par les universités de Boston, par exemple, ou de Philadelphie, ou encore de Chicago, ne sont pas d’une qualité identique à ceux qu’on ramasse dans tels districts de l’Ouest ; pourtant ceux-ci donnent raison d’exercer comme ceux la : au client de se pourvoir ! Il ne faut pas oublier que la terre de Jonathan est le pays enviable où les railways mêmes sont voie publique, si bien qu’on y apprend à ne point s’engager, en aucune route, sans avoir pris ses sûretés, ses informations personnelles, dans la connaissance de tous les risques et l’acceptation de toutes les responsabilités. Ceci corrige cela.

Certainement il reste chez nous des pas à faire dans certaines carrières dites libérales : mais c’est qu’aussi la femme n’y a point encore fait ses preuves. Mademoiselle Chauvin est la première doctoresse en droit, s’étonnera-t-elle de rencontrer des obstacles imprévus ? Les femmes médecins sont cinq ou six, et déjà elles ont franchi des barrières d’habitudes que leur mérite achèvera de renverser en s’affirmant. Le Ministère de l’Instruction publique oppose aussi une « jurisprudence constante » à toute demande de mission par une femme non fonctionnaire, ce n’est pas un dernier mot : contre les jurisprudences anciennes il ne s’agit que de créer des jurisprudences nouvelles. Déjà telle commission permanente s’est ouverte à la collaboration de femmes munies de titres universitaires ; la jurisprudence, là aussi, était contraire, mais le Ministre était un esprit délibérément actif ; quand on lui soumit cette idée, et qu’il s’informa :

— La Commission ne comprend pas de femmes, répondit l’administrateur :

— Elle n’en comprend pas, mais elle peut en comprendre : demandez ce qu’en pense le recteur.

Le recteur, chacun sait, est fort accessible aux idées justes ; il donna un avis favorable, et trois nominations furent faites, sans que cela ait causé la moindre agitation dans Landerneau.

S’il y a, en ce moment, un temps d’arrêt, ce sont des circonstances toutes particulières qui la causent ; il est naturel qu’un jeune ministre, redoutant la raillerie facile, hésite à franchir tel Rubicon de cette nature : mais quelque esprit hardi et libéral rétablira un jour ou l’autre le mouvement enrayé, sans plus de bruit que n’en ont fait les mesures passées inaperçues dans le courant créé par la force des choses.

On peut même dire très net que ce mouvement, dans son ensemble, s’accentuerait autrement si les féministes ne le compromettaient par leur turbulence insupportable et brouillonne. L’inénarrable cohue qui stupéfia si fort même le doux Bodinier, lors des conférences spéciales en sa maison, fait beaucoup de bruit, et de mauvaise besogne. Les vraies femmes qui travaillent et qui ont à se tracer une voie, à se faire elles-mêmes une situation sociale, non seulement elles ne sont pas de la Ligue du droit des femmes, mais elles la maudissent.

En effet, ce dont a le plus besoin la femme isolée, désireuse d’apporter dans sa vie le bénéfice d’un travail résolu, — ce qui lui est le plus nécessaire de trouver partout, c’est la confiance, c’est le respect. Or, ce n’est pas encore assez des vieilles suspicions laissées par des femmes d’un temps encore tout près de nous, pour qui la carrière était le prétexte et la séduction le moyen ; il lui faut encore franchir la zone du ridicule que les féministes entretiennent soigneusement autour de la question. Grâce à ce beau système, avant d’arriver à se faire prendre au sérieux, à trouver la considération tranquille dont elle veut qu’on use envers elle, la femme qui veut travailler a contre elle, chez nous, les hommes sceptiques et les amazones bruyantes. C’est trop, en vérité.

Et ceci augmente, justifie cela. — Hélas, nos plus pressantes instances n’obtiendront jamais qu’elles se tiennent tranquilles, qu’elles laissent à l’évolution féminine, étroitement liée à l’évolution sociale démocratique, le temps et la paix nécessaires à tout progrès.

Alors ? Alors résignons-nous à vivre avec le mal qu’elles nous font, et à prouver le mouvement tel que nous le savons possible, en marchant, sans défaillance comme sans précipitation, sur la route très large qui nous est ouverte.

L’impulsion bonne est donnée par le souci d’éducation qu’ont fait prévaloir les Legouvé, les Camille Sée, les Gréard.

Non que l’idéal sur ce point soit atteint : mais le fait même d’avoir reconnu la nécessité d’éclairer l’esprit féminin est une sûreté pour l’avenir. Nous y prenons le droit d’espérer, en somme et malgré tout, que la France donnera en cette matière encore la note précise de la mesure et du goût sage. Par cela seul que les femmes seront plus instruites, elles prendront une plus juste appréciation des choses : et quand elles auront toutes reçu l’éducation rationnelle et intégrale, elles ne concevront rien de plus noble ni de plus grand que leur rôle dans la famille ; et elles s’y tiendront jalousement, tout en se tenant prêtes à suppléer l’homme, si celui-ci manque aux siens. Seul, en effet, un désastre justifiera pour la femme son isolement, et elle ne le considérera que comme un cas exceptionnel, — non comme la situation normale, ainsi qu’on voudrait en ce moment l’affirmer.

Certainement, alors, les femmes ne trouveront partout que déférence, respect et portes grandes ouvertes devant l’effort réfléchi et justifié. — Il n’y a rien de tel, au contraire, que les revendications perçantes de la gent féministe, pour mettre tout le monde en méfiance et faire barricader les portes, au grand dam des honnêtes pèlerins.

Ô cordial maitre Lacour, oracle de ces dames, dites-leur donc que sur le trépied sacré vous avez entendu des voix, et que les dieux commandent le silence. — Vous nous rendriez si grand service !

Anna Lampérière.