Revue franco-américaineJuin à Août 1895 - nos 1 à 3 (p. 24-27).

PAUL BOURGET. — Académicien d’hier. Le plus intelligent peut-être de cette génération de romanciers français, qui est directement issue de Balzac. A appliqué à l’œuvre d’imagination les procédés et les ressources de la philosophie moderne et a écrit ainsi des livres qui sont de très curieuses, de très élégantes et de très originales hypothèses psychologiques. D’un séjour aux États-Unis, il a rapporté une étude des mœurs américaines, « Outre-Mer », qui fut vivement commentée de l’autre côté de l’Atlantique.

PRO DOMO.

À Monsieur le prince André Poniatowski,
Directeur de la Revue Franco-Américaine.
Cher Monsieur,

Vous m’offrez bien gracieusement l’hospitalité de votre Revue pour répondre, me dites-vous, aux critiques publiées sur mon Outre-Mer dans les journaux et les périodiques Américains. Laissez-moi d’abord vous remercier, et puis vous dire que je suis très embarrassé de profiter de votre offre, non pas tant à cause du « moi » toujours haïssable, qu’à cause de la nature même de mon livre. J’ai passé un peu plus de neuf mois aux États-Unis, et j’ai écrit sur eux près de sept cents pages. Ces chiffres, mis en regard l’un de l’autre, suffisent à m’enlever le droit de me plaindre si des écrivains qui, eux, ont vécu trente, quarante, cinquante ans dans le pays, qui sont du pays, qui ont la perception inconsciente, cet instinct profond et héréditaire du sol natal, me disent : « Vous vous êtes trompé. » J’aurais à relever tout au plus la façon de le dire. Mais, quoique ces neuf mois d’Amérique aient été très courts, ils m’ont suffi pour me convaincre que les différences d’éducation sont plus fortes que partout ailleurs, dans cette société en travail. J’y ai connu des lettrés exquis et d’une mesure, d’un bon gout dans la critique, incomparable. J’y ai connu aussi des « auteurs fieffés, » comme on disait autrefois chez nous, et dont la vanité n’avait d’égal que la brutalité du ton. Mes amis m’affirment que quelques-uns de cette seconde catégorie m’ont attaqué avec une rare grossièreté. C’est le cas de citer avec une toute petite variante le vers de Byron et de dire que je ne saurais en vouloir à des boxeurs littéraire :

« For yielding to their nature… »

Il y a deux points sur lesquels plusieurs parmi les critiques sérieux qui m’ont fait l’honneur de me discuter sérieusement et honnêtement me paraissent n’avoir pas été justes à mon égard, et je crois avoir le droit d’en appeler. Le premier porte précisément sur la durée avouée de mon séjour là-bas. En donner les dates exactes comme je l’ai fait, mettre en sous-titre à l’ouvrage : Notes sur l’Amérique, n’était-ce pas dire au lecteur : « Je n’ai aucunement la prétention de vous apporter un tableau vérifié du Nouveau-Monde, J’y suis allé, j’ai ouvert les yeux de mon mieux, voilà ce que j’ai vu ? » Il me semble que, posé ainsi, mon livre présentait un intérêt particulier, même dans ses erreurs, — je dirai presque, surtout dans ses erreurs. Pour ma part, si un romancier américain d’une haute valeur, un Henry James, un Howells, une Amélie Rives, un Julian Gordon, après une année passée en France, rédigeait son journal de route avec une entière sincérité, ses illusions d’optique m’intéresseraient plus que ses vues exactes. J’y voudrais voir une contre-épreuve de mes impressions à moi, Français. J’essaierais de me rendre compte des raisons qui ont faussé sa vue sur tel ou tel détail, et je ne doute pas que cette recherche ne me conduisit à mieux comprendre moi-même des mœurs auxquelles je ne prends plus trop garde, tant j’y suis habitué. Il me semble qu’à l’égard de l’auteur d’Outre-Mer, telle eût dû être l’attitude des critiques Américains qui ont cru qu’il valait la peine de s’occuper de ces deux volumes. Le chapitre sur les femmes et les jeunes filles, par exemple, qui a soulevé, lorsqu’il parut, de véritables polémiques, eût pu fournir matière à une très instructive analyse. Une Américaine très spirituelle me disait : « Vous n’avez pas su voir combien nous sommes pareilles aux femmes de chez vous. Nous ne sommes pas un troisième sexe comme vous semblez le croire… » Avait-elle raison dans sa critique ? C’est très probable. Mais pourquoi ai-je vu, — regardant comme j’ai fait, avec une entière bonne foi, — ces abîmes moraux entre l’Américaine et l’Européenne ? Voilà ce qu’il eût été intéressant de comprendre et de démêler. Cela revient à dire qu’un livre de voyage, écrit avec bonne foi, est toujours un produit du pays sur lequel il est écrit, puisqu’il résume une sensation de ce pays. Il faut l’admettre de ce point de vue, même quand on le juge très inexact, et considérer cette inexactitude comme un fait logique et nécessaire, j’allais dire comme une exactitude psychologique. C’était une justice que beaucoup de critiques Américains ne me paraissent pas m’avoir rendue.

Sur un second point, j’ai trouvé certaines personnes très injustes. Je veux parler de l’importance donnée à certaines phrases citées, isolées du contexte et qui ont donné lieu à d’innombrables lettres au Hérald, quand le livre paraissait en fragments dans ce courageux et hospitalier journal. Il y en a une notamment sur les ancêtres que vous vous rappelez sans doute et qui a pris, dans les commentaires, une proportion bien étrange. Un de mes amis parisiens m’avait dit, au sortir d’un des cottages de Newport : « Oui, ils ont des galeries de portraits historiques, mais où est le portrait de leur grand-père ? » Cette innocente épigramme, rapportée en passant, est devenue le texte d’une véritable campagne. J’ai fini par trouver dans un journal de Chicago une longue catilinaire où j’étais accusé d’avoir hasardé cette sottise : « les Américains devenus riches ont de quoi dépenser leur temps sans s’ennuyer, ils peuvent passer des journées à chercher leur grand-père. » D’autres ont commencé alors à m’assiéger d’épitres destinées à me démontrer que le nombre de vieilles familles américaines était égal, sinon supérieur à celui des vieilles familles d’Europe. Aucun de ces correspondants n’a eu l’idée de s’en rapporter au texte lui-même. Il y aurait vu d’abord que ce mot était une citation et sur laquelle je faisais de mes réserves, puisqu’il était prononcé justement à propos de luxe des nouveaux riches, et qu’il ne renfermait par conséquent, aucune opinion générale sur le pays. Enfin, en suivant le fil du raisonnement, il aurait pu observer que cette apparente critique se doublait d’un réel éloge. Ce goût des vieilles choses, des vieux tableaux, des vieux bustes, des vieux souvenirs, — j’ai justement voulu y voir la preuve que ces parvenus ne s’acceptent pas, qu’ils souhaitent du passé autour de leur luxe trop récent. Je les ai approuvés, presque admirés… et le résultat a été un vaste tollé !

Un tollé de cinq minutes, — car, pour être juste, il convient de dire que ces critiques ont surtout été provoquées par cette publication fragmentée d’une œuvre qu’il eût été plus habile, pour moi, de donner dans son ensemble. Les Américains y eussent vu tout de suite ce qu’ils y voient sans aucun doute, aujourd’hui que l’œuvre est complète, un profond respect pour leur pays, je dirai plus, un profond amour. Le plus plaisant est qu’à l’heure même où ce livre soulevait les plus vives discussions de l’autre côté de l’Océan, ici, dans le vieux monde, on me reprochait mon excessive sympathie pour le nouveau. Que de lettres j’ai reçu tandis que le Figaro publiait mes notes en feuilletons qui, toutes se résumaient ainsi : — vous ne pouvez pas aimer vraiment ces gens-là, vous qui avez tant aimé l’Italie !… » L’impartialité sympathique est une des attitudes intellectuelles les plus malaisément comprises du lecteur. Je l’ai éprouvé une fois de plus à cette occasion, et j’ai éprouvé aussi combien le vrai cosmopolitisme est encore une chose de l’ouvrier. Il en est un autre, un faux, qui ne triomphe que trop depuis cinquante ans. Vous trouverez un nombre relativement grand d’indifférents égoïstes, de ceux que l’on a si justement nommés les sans-patrie, et qui ont dépouillé le préjugé national parce qu’ils ont perdu le sentiment national. Le vrai cosmopolite, celui qui surajoute le sentiment de l’utilité de tous les génies nationaux au sentiment intense du génie de sa propre race, est un personnage excentrique et solitaire qui n’a pas de place dans notre monde moderne. Les peuples se méconnaissent les uns les autres avec une violence, d’autant moins raisonnable à l’heure actuelle, que jamais l’opportunité n’a été plus grande pour fonder les États-Unis de la civilisation. Il n’en est pas un dont la disparition ne fût un désastre pour la planète. Le voyageur sans parti-pris et qui n’a pas cessé de communier avec l’âme de son pays tout en essayant de se représenter l’âme des autres pays, arrive à cette conclusion nécessairement. Il est quelquefois triste en constatant combien peu de ces contemporains la partagent.

Somme toute, après avoir lu avec une grande attention tous les articles qui me sont parvenus sur mon livre, il me semble que les principaux reproches qui m’ont été adressés se résument dans celui-ci : ces notes sur l’Amérique sont trop peu nuancées. Elles sont groupées par masses trop fortes, par couleurs trop tranchées. Elle ne sont pas assez many-sided, comme ils disent là-bas, avec une expression si heureuse, pour indiquer les variétés des faces et des points de vue. Il n’y a pas non plus assez d’arrière-plan. C’est une peinture sommaire et un peu brutale. Je serais le premier à souscrire aux sévérités de cette critique, si elle ne mettait pas en cause l’intention même du livre. Cette intention tient tout entière dans le premier chapitre et dans le dernier. C’est une vision Française des États-Unis d’Amérique que j’ai eu l’ambition de copier, et, si le mot n’était pas trop gros, c’est une besogne civique que j’ai rêvé d’accomplir. J’ai considéré la civilisation qui est en train de s’établir de New-York, à San-Francisco, comme une gigantesque leçon de choses, offerte à l’étude de la vieille Europe, et j’ai essayé d’en dégager l’enseignement qui me paraissait le plus efficace pour mon propre pays. Considéré sous cet angle, il me semble que le livre échappe au reproche que je formulais tout à l’heure. J’ai dû ne prendre que des traits d’une saillie intense et qui pussent frapper mes compatriotes. C’est pour cela que j’ai emprunté si peu de détails à la vie de Boston. C’est pourtant la cité où j’ai fait le plus long séjour, où je compte le plus d’amis. Mais Boston est tellement saturé de littérature Européenne, que c’est un coin Européen. C’est une ville qui a déjà tant duré, que la différence de ses mœurs et des mœurs d’Europe n’eut pas été sensible à mes lecteurs de ce côté-ci de l’Océan.

Ce choix qui, nécessairement donne à l’observation, même la plus exacte un caractère un peu trop souligné, presque exclusif, — je ne suis pas sûr de l’avoir exécuté avec bonheur. Je suis sûr de l’avoir exécuté avec une entière sympathie pour les États-Unis. Encore aujourd’hui, et quoique j’aie eu pourtant bien à me plaindre des iniquités de certains journaux, voire de certaines revues, je ne peux penser à la grande République sans une espèce de nostalgie. J’ai vu, en y vivant, ce que c’est vraiment qu’un peuple libre. Cela ne s’oublie pas. J’ai vu aussi ce que c’est qu’un peuple actif et qui se conquiert un monde. C’est une éducation dont l’importance grandit pour ma réflexion à mesure que les jours succèdent aux jours et me séparent davantage de cette terre de toutes les initiatives. Et malgré les réserves justifiées, et les attaques moins justifiées que j’ai rapportées, je suis sûr que l’opinion américaine ne s’y est pas trompée et que l’on a, là-bas, senti dans mon livre un voyageur ami. Quand aux Snobs qui auraient voulu que je ne disse pas mon opinion entière, je les mets au défi de relever dans les deux volumes une ligne qui puisse blesser une personnalité, une anecdote qui soit une indiscrétion envers les hôtes que j’ai pu avoir. Il n’y a pas lieu de se vanter de cette discrétion, car c’était le simple devoir. Toutefois, j’ai cru devoir la rappeler ici, pour répondre une fois pour toutes, aux personnes qui dans des interviews, se sont permis de dire que j’avais dépassé mes droits d’observateur. Ces droits s’arrêtent aux personnes, mais ils demeurent entiers sur les mœurs. Je n’ai fait usage que de ces derniers.

Voilà, cher Monsieur, tout ce que j’avais à dire au sujet de l’accueil fait à Outre-Mer là-bas. Si vous croyez que vos lecteurs puissent être renseignés par cette lettre, publiez-la. En tout cas je vous remercie encore de m’avoir ouvert votre Revue qui m’eût été bien utile si j’avais eu le goût d’une polémique, et je vous prie de me croire votre tout dévoué collaborateur.

Paul Bourget.