Revue franco-américaineJuin à Août 1895 - nos 1 à 3 (p. 69-73).

PAUL ADAM. — One of the most artistic, alert and voluminous of modern writers, M. Adam has already at the age of thirty, produced twenty novels and over two hundred stories and essays. Blinded for a while by the glare and glitter of general Boulanger he nearly lost hist way in politics, but, fortunately, stopped half way and returned safe and sound to literature.

LES DEUX ROIS.

Un midi, à la fin de sa seizième année et comme, devant une fenêtre ouverte sur les feuillages des tilleuls, elle achevait, la langue tirée par application, de traduire un passage français de Montesquieu, Elsa eut peur en voyant entrer son père, le prince de Lippe-Holstein, accouru subitement de Berlin en dix heures d’express. Sans retirer même son cache-poussière, le vieillard lui conseilla d’épouser, avant trois semaines, Ludwig de Gotha, désigné par les diplomates pour le trône de Béotie, à cause de son insignifiance qui n’inquièterait aucune politique.

Enchantée d’être reine, l’enfant embrassa son rude père, se laissa emballer dans des robes précieuses venues de Vienne et de Paris, partit de sa province rhénane avec une joie épeurée. Les lumières des salons d’abord ahurirent ses yeux. L’époux, quadragénaire, veuf et père de six filles, lui parut moins séduisant que Siegfried ou Parsifal. Cuirassier sanguin en tunique de drap blanc, il se montra bonasse pour la petite fille. Il lui passait des séries de bijoux aux doigts. L’empereur la fit danser. Elle n’osa trop voir alors la main morte que le souverain maintenait dans la dragonne de son sabre. Elle palpita contre les décorations de l’uniforme suprême, elle palpita, balbutia, tourna, s’esquiva dans une révérence dont les vieilles dames applaudirent, du murmure, la grâce.

Plus tard, elle ne trouva point dans les splendeurs du règne, les acclamations de la police, ou le chatoiement théâtral de l’escorte albanaise, une compensation à son ennui d’accueillir le militaire époux qui la priait obstinément de mettre au monde un fils. Admirateur de Bismarck, il se promenait seul en compagnie d’énormes dogues, et donnait l’alerte aux garnisons pour contenter l’empereur d’Allemagne.

Elsa se comparait à la Walkyrie qui dort, par magie, entre les flammes incapables de la brûler. Ludwig de Gotha était, pour elle, cet incendie dont l’approche ne l’échauffait pas. Impériale et froide, elle assistait aux parades, recevait les légations, visitait les hôpitaux, admettait une noblesse hargneuse pour les préséances, à certaines heures de certains jours. Cela se réglait ainsi qu’un travail administratif. Parmi ses dames d’honneur, elle connut des ambitieuses, des susceptibles, des rivales, des espionnes commentant ses rhumes ou ses migraines. Elle étouffa des querelles, exclut des indignes, dispersa des coteries, devint odieuse, et dédaigna.

Comme son père, son mari la traitait en petite fille. Il réprima les caprices par des claustrations. Trop fière pour se plaindre, elle boudait. Le roi l’envoyait alors, sous prétexte de santé, dans le domaine rural. Elle eut bien de la peine à réprimer de grosses envies de pleurer pendant les hivers qu’elle passa au château d’été, sur le faîte de montagnes tristes, ou dans les appartements intimes du palais dont les windows révélaient un parc désert, borné de sapins noirs et de grosses roches brillantes, au bout des pelouses. L’économie l’obligeait à des calculs. Sa fortune, considérable, pour laquelle l’avait épousée Ludwig de Gotha en forçant l’ambition du prince de Lippe-Holstein à y joindre son bien propre, suffisait mal à compléter la maigre liste civile. On redoutait les échéances annoncées par les banques de Londres. La Béotie est un pays pauvre, sans industrie ni commerce. Le roi offrait, sur sa caisse particulière, les canons à l’artillerie, et les chevaux aux escadrons. Ainsi gardait-il son trône garanti par les puissances européennes, à charge, pour lui, d’entretenir une armée capable de défendre la neutralité des Balkans. La reine Elsa porta la même robe d’intérieur pendant trois années, hanneton et noir.

Peu à peu, la monotonie de cette pauvreté aigrit la jeune femme. Elle détesta le roi, son orgueil à l’égard des inférieurs, sa platitude devant les injonctions de l’Angleterre ou de la Russie. Il fallut que son père répondît à des lettres désespérées par le rappel de la fierté obligatoire à la race. « Oui, mon père, répondit-elle, je sacrifierai, jusqu’au bout, ma vie à vos désirs ambitieux, puisque vous l’ordonnez. Vous demeurerez le père d’une reine, mais si vous pouviez voir votre fille calculant, le soir, comme une petite boutiquière, les dépenses et les rentrées, le prix des choses accessoires pour les fêtes, puis rognant ici et là afin de pouvoir verser un à-compte aux fonderies Krupp, ou payer les diamants des plaques que le roi distribuera le jour des S.S. Pierre et Paul, votre ambition s’amoindrirait, mon père… »

Un cancer ancien, tout à coup vigoureux, voua en deux semaines, le roi Ludwig à des funérailles inattendues que signalèrent l’abstention des députés libéraux, l’affluence de la nation accourue en cafetans sombres des vallées et des cimes au passage insolite de la pompe héraldique, et qui se répandit ensuite par les bas quartiers de la capitale, envahit les cabarets, les bouges, remplit la ville d’ivresse, de rixes et d’émeutes contre quoi dut charger la garde Klephte avec des sabres encore garnis de crêpe.

Cette mauvaise tenue du peuple en une heure solennelle justifia, pour la conscience de la veuve, son excessive joie de se dire libre. Le défunt avait sans doute aussi peu compris l’âme des sujets que celle de l’épouse.

Par un printemps douceâtre elle abandonna le pays des Balkans, avec une satisfaction si entière que, sur les marches du wagon-salon prêt à fuir, elle oublia le discours préparé par le protocole en réponse aux adieux des dames d’honneur débitant leurs larmes officielles et remettant aux laquais des bouquets venus de Vienne, sur commande collective payée par cotisations. Le glissement du rapide laissa le royaume dans l’horreur des montagnes glacées.

Pendant les dix-huit mois de deuil, Elsa préparait, chez son père, une vie nouvelle. Elle put reconquérir sur le trésor de Béotie certains remboursements. Des ambassades furent remuées. Les manigances de la procédure occupèrent le vieux prince qui voyagea, très âpre à reconstituer leur bien. En y réussissant, il engraissa, rajeunit et teignit de roux sa barbe grise. Lorsqu’elle pointa sur le calendrier d’ivoire le dernier jour du deuil, la reine dansa toute seule devant les glaces du boudoir intime. Elle retroussa légèrement sa robe, afin de mieux apercevoir ses menus pieds en escarpins : elle contempla sa preste allure, et la torsade de ses cheveux bruns pesant sur la ligne creuse du dos parfait. Ayant scellé les dernières paperasses relatives aux affaires de sa liquidation, elle quitta le château féodal avec son père, qu’elle tenait par le prestige de sa fortune et de sa joyeuse jeunesse.

Telle qu’une pensionnaire à la sortie du couvent, elle se réjouit de visiter le monde en compagnie de nobles dames connues dans les ambassades. Derrière elles s’empressait le prince, redevenu poivre et sel depuis sa richesse, à peine quinquagénaire, et vêtu en cockney. À trois amies contentes, elles se firent cosmopolites, goutèrent tout ; s’alanguirent devant des paysages, dissertèrent à propos des ruines en Italie, eurent des crises de piété à Rome, d’art en Hollande, de littérature en France.

Dans Paris le théâtre, le coaching, et l’amour des toilettes possédèrent Elsa. Elle eut cent robes : soie, orfroi et pierreries. Elle donna tant d’argent à son noble père, qu’il se rajeunit jusqu’à se compromettre avec des cantatrices. On en rit beaucoup. Un archiduc, petit et brun, bedonnant, lui fit la cour. Le comte de Berwick, solennel et blême, rivalisa. Leurs courtisans, leurs amis, les snobs imitèrent de si nobles maîtres. Aux raouts, la douairière de Béotie se réjouissait de paraître avec une suite, reine encore, mais libre causeuse. Elle flirta dans les lumières. Son mail-coach l’enchanta comme sa première voiture à poupées. Elle connut la splendeur de vivre, jolie, puissante, révérée. Elle lança les robes Charles X, et Lippe-Holstein, son père, les bottines de cuir rouge. Leur vie fut un soleil de fête.

Il arriva que le mail ayant failli verser, un jour, la peur qu’elle en ressentit lui donna de la fièvre. Au cours du délire, la figure massive de Ludwig de Gotha, sa couperose, ses moustaches en fils de cuivre, et le regard lugubre de son œil bleu, la hantèrent. Elle cria qu’on le fît sortir. Il persista de son front énorme, osseux. Quand elle fut guérie, le souvenir de l’apparition ne s’effaça point. Il gâta les plaisirs. Toute la mémoire des temps moroses se dressait entre le bonheur et la reine.

Les toilettes, le coaching, Berwick et l’archiduc, Lippe-Holstein et ses frasques lassèrent. Enlevé par une danseuse italienne, le père fut habiter Milan. Au bout d’une saison Elsa vécut seule dans le palais de l’Avenue Kléber. Effrayée elle appela du monde, offrit des réceptions sans pouvoir écarter de sa vision la face sinistre du cuirassier dont l’œil bleu la considérait lugubrement. Des voyages ne dissipèrent pas l’idée fixe. La palpitation lumineuse de la mer, les richesses antiques des villes, la merveille des jardins aux frondaisons taillées, aux eaux jaillissantes, ne parvinrent à la distraire, non plus que les tableaux, les statues, les livres. Son imagination, plus forte que sa volonté, rappelait la face et la stature du roi, les inflexions de sa voix bonasse, le bruit des bottes se frôlant quand il était assis le matin devant la table de travail, avant de monter à cheval. Elle sentit auprès d’elle l’influence constante d’une plainte. Évidemment on lui reprochait le manque d’affection. Mais lui-même n’avait pas insisté, dans la vie, pour la chérir. Inconnus l’un à l’autre, ils s’étaient unis sur le conseil des cours, s’étaient arrangés au mieux dans les tracasseries des honneurs et les ennuis d’argent. Pouvait-elle savoir, alors, si jeune, la nécessité de l’amour dont parlent les romances et qu’elle n’avait d’ailleurs pas éprouvé ni devant le roi, ni devant les autres. Ses flirts l’avaient égayée comme une comédie de salon que l’on joue. Elle s’était exercé l’esprit dans des dialogues littéraires, mais sans passion, ni vérité.

À Scheveningue, en Hollande, contre la mer blanche et déserte, l’image du mort s’affirma. Elsa le vit courir, figure horizontale, sous la surface des eaux. Son lugubre œil bleu, où une ombre dans le haut mettait un deuil, gagnait le ciel. À mesure que les semaines passaient, l’œil grandissait, absorbant peu à peu le monde. Il était une conscience formidable qui jugeait. Elle se rua dans les fêtes, l’aperçut derrière des épaules. Un battement d’éventail rappelait l’haleine du roi, un clignotement des lumières, le regard. Pour manger elle en vint à fermer les paupières. Il ne la quittait plus. Contre sa chair elle le sentit frôleur avec les rugosités même que garde la paume d’un rude sportsman habitué à l’aviron. Une fois, se réveillant, elle avait cru à l’écrasement contre sa lèvre, de la moustache odorante et dure. Et parce qu’il l’obsédait ainsi, elle le regretta. Vivant il eût été pour elle, l’ami un peu brusque, galant du reste admis à son intimité. Mort il devenait le fantôme atroce, l’hallucination qui annonce la folie. Elle le regretta de toute sa sincérité. La maladie la menait de délire en pleurs, de fièvres en lassitudes. Elle habita Nice sur le conseil des médecins. Au premier jour de meilleure aise, elle souhaita la vue de la mer. L’angoisse de redouter le roi dans les eaux, comme à Scheveningue, ne l’empêche point de consentir à l’envie de tenter l’épreuve. Peut-être ne l’apercevrait-elle pas, et serait-elle guérie.

Avant qu’elle parvînt jusque la ligne des palmiers, elle le reconnut dans un homme élégant qui se promenait seul. D’abord elle ne constata que la similitude de la taille et de la carrure. Le passant lui tournait le dos. Mais il portait un covert-coat presque pareil à celui du roi, le jour où ils avaient quitté Berlin pour leurs états de Béotie. Elsa entendit le tocsin dans son cœur. Elle s’avançait avec sa dame de compagnie. L’homme se retourna. C’était lui, mais Ludwig jeune. Un bandeau de cheveux blonds marquait la forte face blanche sous le bord du chapeau de feutre. Pour plus lointaine que celle des corps, la ressemblance des visages n’en existait pas moins.

La reine se persuada que cette rencontre n’advenait pas sans préparation mystérieuse. S’étant informée, elle apprit le nom du voyageur : Davidson de Baltimore. Fils d’un pionnier heureux du Far-West, le jeune homme, bien qu’il ne comptât point trente ans, avait établi déjà d’immenses cultures, fondé des filatures pour utiliser la récolte du coton, mis en exploitation des mines d’étain. D’un pays inculte, au Nord, il avait en dix ans, formé une province riche, pleine d’hommes heureux, actifs dans les phalanstères institués selon ses connaissances économiques. Des steamers venaient prendre au port de David-City, les sucres, les tissus, les métaux de sa fabrication, et les emportaient par les mers en Europe. On le disait un personnage bizarre, philanthrope. Les usines produisaient seulement les objets d’usage immédiat qu’emploient les ménages pauvres. À cause de tout une organisation adroite, il vendait à moitié prix dans les villes d’Europe ces choses, allégeant ainsi la misère des hommes.

Elsa le revit encore, cavalier domptant une bête de race, et qui passait dans un galop. Ensuite, elle le sut, cette province civilisée par Davidson valait trois fois en étendue la pauvre Béotie, que tant de rois ne tiraient pas d’une barbarie misérable, malgré un illustre passé et les ressources des diplomaties.

Elle se le fit présenter, dans un salon mixte : car, depuis sa rencontre, la vision du mort ne la pourchassait plus, comme si le but de cette persécution eût été atteint. Il lui parut franc et muni de cette aise que donne à l’homme fier l’indépendance d’une fortune considérable. Comme elle comparait, pour le séduire, le triste état de la Béotie à la prospérité de l’entreprise américaine, et comme elle l’interrogeait sur les moyens, il répondit : « Au lieu d’acquérir des canons, j’ai eu des charrues à vapeur, des troupeaux au lieu de chevaux, des machines à la place des caissons, des outils au lieu de fusils, des fabriques pour des forts. J’ai préparé la paix et non la guerre, la multiplication de la vie et non celle de la mort, Madame…… — Et cependant, assura-t-elle, vous ressemblez à Ludwig de Gotha, ainsi qu’un jeune frère. Vous commandez les hommes. — Je me sens peut-être plus puissant que lui, affirma-t-il. »

En effet, à quelque temps de là, sans doute pour étonner la reine, il fit acheter par des banques toute la rente d’un petit État, qui perfectionnait ses armements afin de prendre en Europe une importance belliqueuse, et d’entraîner dans la guerre les puissances fortes, par des machinations. La rente revendue, d’un coup, dans toutes les Bourses, perdit sa valeur. La banqueroute imminente contraignit le petit État à cesser les armements. « Madame, dit Davidson à Elsa, voici nos victoires à nous. Nous empêchons la marche de la Mort. »

Sa joie était belle d’avoir triomphé. Elsa comprit l’erreur des traditions, celle de son règne, celle de toute la vieille Europe barbare. Vraiment Davidson lui parut un Parsifal réel, venant élever sur les peuples, le graal de paix. « Il ne convient pas de haïr, ni de tuer, répétait-il, mais de vivre facilement. »

Elle eut voulu qu’il l’adorât. Sans se dérober précisément, il ne fit pas d’avances. Elle n’osa soumettre son orgueil à son désir. Ils ne se dirent pas qu’ils se choisissaient, encore que les y invitât la beauté de l’air et des plantes. Mais leurs esprits se lièrent passionnément.

Un jour on le montra sur le pont du yacht l’emmenant vers la lumière de la mer et du ciel. Ce ne fut pas une douleur pour Elsa. Il lui laissait une âme en paix, pleine de morales suaves et de grands désirs de bonté.

Depuis, dans les années, il n’y eut plus, à ses yeux, d’autre apparition d’homme. En accomplissant des œuvres humanitaires, elle croit que Ludwig de Gotha, pour avoir éprouvé dans la mort la tristesse de laisser à l’épouse une image déchue, voulut la récompenser du regret qu’elle finit par ressentir, et se montra, de la sorte, sous une apparence plus royale.

Paul Adam