Revue franco-américaineJuin à Août 1895 - nos 1 à 3 (p. 27-29).

ALPHONSE DAUDET. — Originator of « Tartarin », Author of « Le Nabab », « Les Rois en exil », « Sapho » and a number of other novels celebrated all over the World, has just prooved by publishing this last Winter « La Petite Paroisse », that a long and severe illness had not exhausted his youthful mind and quickness in style.


UN RATÉ LITTÉRAIRE AU XVIIIe SIÈCLE.

En 1757, un dimanche. L’auteur de Jacques le fataliste a invité quelques gens de lettres, ses collaborateurs de l’Encyclopédie, à une lecture de l’abbé Petit ; et, connaissant le personnage, ces messieurs se sont gardés de faillir au rendez-vous.

Cet abbé Petit, curé de Mont-Chauvet, en Basse-Normandie, est un pauvre desservant, maniaque et doux, d’une vanité folle en même temps que d’une platitude excessive, et prêt à supporter toutes les humiliations, tous les déboires, pourvu qu’on s’occupe de lui et de ses tragédies. Le hasard l’ayant mis sur le chemin de Diderot, le philosophe l’autorisa à lui lire une de ses pièces, David et Bethsabée. On se figure aisément la séance : Quinze ou vingt mauvais diables, aiguisés et railleurs, rangés en cercle autour du poète, se disposant à le mystifier froidement, à le rendre tout à fait fou, s’il y manque encore quelque chose. Dès les premières scènes, ce sont des compliments hyberboliques, des renversements de tête, des yeux écarquillés d’admiration. Seul, le Citoyen de Genève, toujours dogmatique et grave, se permet quelques remarques désobligeantes :

« Pardon, monsieur l’abbé ! il me semble que vous faites rimer angoisse avec tristesse…

— Certainement, monsieur Rousseau, répond l’abbé sans s’émouvoir, et cette rime ne peut être que très neuve. »

Là-dessus, la Condamine se lève et, remettant dans ses oreilles le coton qu’il en avait ôté pour mieux entendre, prend sa canne et s’en va tout fâché.

Le roi ne m’offre plus que d’innocentes charmes,

déclame le bon curé de Mont-Chauvet continuant paisiblement sa lecture. Rousseau se hérisse de plus belle :

— Mais, monsieur l’abbé, « charme » a toujours été du masculin, mille diables ! — Rassurez-vous, monsieur, dans la scène suivante vous le trouverez masculin ; j’ai essayé de contenter tout le monde… »

Puis au bout d’un moment, nouvelle interruption : « Je dois vous prévenir, monsieur l’abbé Petit, que vous faites rimer « superflu » avec « plus » ; ce n’est pas admissible. « Superflu » au singulier ne prend pas d’s.

— Pardon, monsieur Rousseau, j’en ai mis une ! » répond l’abbé avec un sourire suave.

Au fond, le pauvre homme comprend qu’on se moque de lui, devine l’ironie sous les compliments et les fleurs ; mais il se délecte quand même à ces adulations menteuses et n’a pas la force de s’y soustraire. Voilà bien les lâchetés de la vraie passion.

À quelque temps de là, il écrit de Mont-Chauvet à un de ses amis, en lui envoyant un exemplaire de sa tragédie :

« Ces messieurs ont pris de l’ombrage d’une pièce où ils ont cru reconnaître des beautés que le public y reconnaîtra peut-être : ils m’ont envié un je ne sais quoi que la nature ou le hasard m’a prodigué, et comme vous le savez, il n’est pas de discours peu décent qu’on ne m’ait tenu pour me faire volontiers jeter ma tragédie dans la Seine… Au lieu de cela, elle voit le jour actuellement, en beau papier, en caractères bien nets ; elle se vendra trente-six sous. Elle est imprimée en France, avec approbation des magistrats qui l’avaient déjà communiquée à un docteur de Sorbonne, dont la lecture lui a fait plaisir. Comme il est versé dans l’étude des livres saints, il a admis la manière avec laquelle j’ai traité ce sujet. »

L’insuccès de sa première œuvre tragique ne le décourage point, car il revient à Paris, quelques mois après, avec une tragédie nouvelle, Balthasar, précédée d’une préface dont nous reproduisons ici les principaux passages : « Le peu de succès d’une première pièce m’avait presque déterminé à ne pas en entreprendre une seconde. Cependant, je pensai que si Racine avait été découragé par la médiocrité des Frères ennemis, nous n’aurions jamais eu Iphigénie ni Phèdre, et je repris la plume que la critique m’avait presque fait tomber des mains. Je composai mon Balthasar après ma Bethsabée ».

Suit le récit de son arrivée à Paris avec cette nouvelle production de son génie échauffé, et la longue recherche à laquelle il se livre pour trouver des juges équitables dans cette ville de fausseté où l’on semble prendre à tâche de décourager ceux qui donnent quelque espérance. Heureusement qu’il rencontre le baron d’Holbach, homme distingué par sa naissance, son goût, sa probité, et surtout par l’accueil qu’il daigne faire au talent naissant. Le baron s’offre obligeamment à réunir chez lui cinq ou six des meilleurs esprits du temps, qui entendront Balthasar, le jugeront avec la dernière sévérité et apprendront à l’auteur, par le jugement qu’ils en porteront, celui qu’il devra en porter lui-même.

« L’avouerai-je ? dit le pauvre abbé, l’examen fut sanglant. Mais je réfléchis sur les observations de mes critiques. Je vis bientôt qu’il n’y avait aucune pièce au monde sur laquelle on n’en pût faire d’aussi solides. Je me dis alors à moi-même : Comment ! voilà donc à quoi se réduit tout ce que les hommes de Paris, qui passent pour avoir le plus d’esprit, trouvent de répréhensible dans mon ouvrage ? En vérité, il faut qu’il soit mieux que bien ; je me risque donc à le publier. »

De nos jours, les ratés ne sont pas moins orgueilleux qu’au temps de l’abbé Petit ; mais généralement, ils ont la dent plus mauvaise.

Alphonse Daudet.