Revue du Pays de Caux N°5 novembre 1903/I

CE QUI SE PASSE DANS LE MONDE



La plus grande portion du présent numéro se trouve consacrée à l’étude du grand fait historique que constitue la venue à Paris des souverains italiens — à savoir la fin du malentendu qui, depuis un demi-siècle, séparait l’une de l’autre les deux sœurs latines. Nous n’y toucherons donc point dans cette revue des événements dont l’univers a été le théâtre ces temps-ci. Aussi bien, il s’est passé beaucoup de choses — et d’un sérieux intérêt — à commencer par

La retraite de Chamberlain.

On en attendait une, mais ce n’était pas la sienne ; et, tout compte fait, on aperçoit que cet audacieux joueur a choisi, une fois de plus le parti le plus propre à servir ses desseins. Son habileté de coup d’œil s’est même doublée — et ceci est nouveau — de beaucoup de tact et de mesure dans la forme. Il a mis de son côté les plus belles cartes, du moins en apparence ; il s’est montré loyal en se retirant d’un cabinet où la majorité ne partageait pas certaines de ses idées — désintéressé en abandonnant sans hésitation le plus enviable des portefeuilles — courtois en faisant au lendemain de sa démission, l’éloge de ses ex-collègues — franc en étalant carrément devant le public anglais l’objet de la dispute et les difficultés inhérentes à son projet. Et de ce qu’il ne fut, dans l’affaire du Transvaal, ni loyal, ni désintéressé, ni courtois, ni franc, on ne saurait inférer le droit de passer sous silence ces qualités le jour où, à l’improviste, il se montre capable d’en faire preuve. Son geste — pour parler le langage précieux qu’affectent nos modernes auteurs — ne manquera pas d’agir profondément sur la foule anglaise. Sans doute cela ne suffira pas à entraîner le pays dans la voie pratiquement peu attrayante où M. Chamberlain l’appelle, mais cela adoucira pour elle la première vue des horizons protectionnistes. Elle s’habituera de la sorte à y fixer ses regards et pour l’instant, le leader impérialiste n’en demande pas davantage. À son âge avancé, il accepte encore le temps pour collaborateur ; sous forme de brochures qui sortent par millions des imprimeries de Birmingham, il sème à pleines mains le grain dont il veut ensemencer le sol ; et tranquillement, il attendra la moisson. Cette moisson viendra-t-elle ? Ce n’est pas certain ; admettons même que ce soit improbable. Quelque chose germera toujours et quelque chose d’impérialiste ; le rapprochement de la mère-patrie et de ses filles aura fait un pas de plus ; les chances de désagrégation auront encore reculé. Or, voilà, pour le monde, le fait important. Chamberlain, sans doute n’achèvera pas son travail ; mais il aura si bien enfoncé son idée dans les cerveaux anglo-saxons qu’il faudra longtemps pour que l’effet de ses initiatives s’atténue.

Le pauvre M. Balfour a perdu, dans cette crise, encore un peu de son prestige et il n’en a pas énormément à perdre. Il ressemble à ces fauteuils dont la belle dorure ancienne s’écaille au moindre choc ; un moment arrive où le nombre des éclats devient si grand qu’il faut de toute nécessité refaire la toilette du meuble et le confier au doreur. M. Balfour, bien que jeune d’âge et encore plus de renommée, devra bientôt se chercher un doreur. Pour l’instant, il a bouché les vides de son cabinet avec des personnalités de mince épaisseur ; à noter seulement que M. Austen Chamberlain est devenu chancelier de l’Échiquier, c’est-à-dire ministre des finances et que la succession de son père aux colonies n’est échue à M. Lyttleton qu’après avoir été offerte au trop fameux lord Milner. Cela prouve que le ministère n’abandonne nullement la politique impérialiste ; sur le terrain économique, M. Balfour est plus vacillant ; il a pris soin de se proclamer libre échangiste tout en s’exclamant que les temps ont marché depuis Cobden et que le moment est certainement venu de faire un peu de protection. Comprenne qui pourra. Cela fait le jeu des libéraux qui probablement arriveront au pouvoir jusqu’à ce que Chamberlain le reconquière — s’il y parvient.

L’activité du roi Léopold.

Cette même Angleterre donne beaucoup de fil à retordre à Léopold ii, non point en qualité de roi des Belges mais en celle de souverain du Congo. La campagne contre l’infortuné royaume africain coupable de barrer la route aux Anglais et de leur soustraire des recettes avantageuses, continue de plus belle, et c’est pour en neutraliser les effets que Léopold ii s’est réconcilié avec l’empereur d’Autriche en lui rendant visite à Vienne — et s’est entretenu avec le président Loubet et avec M. Delcassé, à Paris. L’appui de la France en cette occasion lui sera fort utile, et nous ne devons pas le lui marchander. La note anglaise contre le gouvernement et l’administration du Congo est probante par son néant ; rien que des bruits vagues, des accusations imprécises, des phrases sans portée. Derrière ce document apparaît nettement la pensée dont s’inspirent les instigateurs de cette détestable affaire ; ils cherchent à fournir à l’Angleterre des moyens de s’emparer d’une belle portion du territoire congolais sous prétexte d’humanité ; il est désolant que des hommes de la valeur et de la droiture de sir Charles Dilke se soient égarés en si mauvaise compagnie. Un nouveau pamphlet de M. Fox Bourne, dépassant les précédents en violences furieuses, a été distribué aux membres de la conférence interparlementaire réunie cet été à Vienne et composée comme on sait, de représentants des différents parlements d’Europe. C’était un piège habilement tendu à la conférence. Mais les délégués belges ont aussitôt mis sur le tapis la question des îles Fidji où les anglais imposent aux indigènes ce même travail forcé qu’ils s’indignent ensuite de voir les Belges réclamer parfois des Congolais. Pan ! Pan ! Bien répondu. La conférence a écarté les deux débats et s’en est tenue à des questions d’un autre ordre et de nature moins troublante, telle que la confection d’un code de droit international qui mériterait véritablement ce nom. Entre temps, il est à croire que le roi des Belges, homme d’affaires de premier ordre, aura su obtenir des financiers, avec lesquels il se met volontiers en rapports directs, des concours susceptibles d’accroître la prospérité de ses domaines exotiques — cette prospérité qui tire l’œil des Anglais d’Afrique. N’oublions pas pourtant la belle protestation de sir Harry Johnson contre les calomnies de ses compatriotes. Il les déclare non fondées et rend pleine justice à la façon dont a été organisé et administré l’état du Congo. C’est l’honneur de l’Angleterre, ces actes d’indépendance et de courage qui se produisent spontanément, ces individualités qui se posent hardiment en travers d’un courant, démentent une opinion répandue ou dénoncent une injustice intéressée. Ce sont là les Bayards du modernisme. Il en existe un peu partout, Dieu merci. Mais l’Angleterre en a produit en plus grand nombre que les autres nations et leur franchise a, en général, une crudité savoureuse.

Candidats impériaux.

Elle était déjà assez plaisante, l’aventure de M. Jacques Lebaudy cherchant une petite langue de terre sur la côte d’Afrique pour s’y proclamer empereur du Sahara ; encore que l’histoire ne semble pas au bout des amusantes péripéties qu’elle comporte, la risée publique en a déjà fait justice. Mais voici un projet bien plus curieux. Le roi de Portugal — vous entendez ? — aurait dessein de réunir l’Espagne au Portugal et de se proclamer empereur d’Ibérie… avec le concours de l’Angleterre. In cauda venenum. Sans ce dernier correctif, la chose ne serait qu’une agréable bouffonnerie. Ceci lui donne du corps ; et, mon Dieu ! puisque la Russie prend la Mandchourie avec le concours de tous les silences, pourquoi le Portugal ne prendrait-il pas l’Espagne avec l’appui de l’Angleterre ? Sans s’attarder aux différences, vous trouverez des journalistes convaincus que la chose est possible et que l’entourage du roi Édouard la discute sérieusement. Quant au roi de Portugal, il a dû s’amuser grandement en apprenant l’ambition qu’on lui suppose ; il s’amusera bien davantage à entendre, lors de sa prochaine visite à Paris, les chansons rosses que cet incident ne manquera point d’inspirer à la muse de M. Fursy.

Politique Russe.

Car, c’est un fait ; la Russie a pris la Mandchourie et personne n’a dit : ouf ! C’est le 15 octobre que devait s’opérer l’évacuation. Ni vu ni connu. La Russie, ce jour-là, s’est promenée les mains dans les poches en regardant courir les nuages et personne ne s’est risqué à lui rappeler une date de si peu d’importance et un engagement de si médiocre intérêt. Les Japonais en avaient bonne envie et l’on dit même que s’ils avaient insisté, plutôt que de les rosser, ce qui eut nui à ses prétentions pacifiques, la Russie leur eût offert la Corée en manière de dédommagement. Mais après s’être consultés avec leurs alliés britanniques, les Japonais n’ont plus bougé et tout est rentré dans un calme relatif et temporaire.

Une sorte de vice-royauté moscovite avait été créée, d’ailleurs, en ces lointains parages. C’était, à la fois, la mise en pratique d’un procédé de gouvernement qui a réussi aux Anglais mais que les Russes n’avaient pas encore employé — et l’indication très nette qu’on ne lâcherait point la Mandchourie. Cette province, en effet, se trouve enclavée entre les deux morceaux de la nouvelle vice-royauté dont la configuration géographique est, certes, des plus étranges. Elle comprend, d’une part, les immenses territoires de l’Amour et, de l’autre, l’espèce de presqu’île qui sépare le golfe du Petchili de la mer Jaune et au bout de laquelle s’allongent les canons russes de Port-Arthur. Territoires et presqu’île ont entre eux le tampon Mandchourien : les réunir sous l’autorité de l’amiral Alexeief revient à prendre possession définitive du tampon. Voilà qui est fait.

On dit que ce choix, pourtant très justifié, de l’amiral Alexeief acheva la disgrâce de M. de Witte qui n’en voulait point. On dit bien des choses qui ne sont qu’à moitié vraies ; et d’abord M. de Witte est-il tombé en disgrâce ? Les mœurs russes n’ont point de ces aspects tranchés auxquels nous accoutument l’esprit et les procédés occidentaux. Un homme est disgracié sans l’être… tout en l’étant. M. de Witte, nommé président du « comité des ministres » a avancé parce qu’il a monté en grade et reculé parce qu’il a échangé un poste actif contre une demi-sinécure. Maintenant quel est le poste qui, entre les mains de M. de Witte, pourra demeurer une sinécure ? On le nommerait gardien des mausolées impériaux qu’il trouverait encore moyen d’exercer de l’action sur la politique générale et de faire entendre de suggestifs conseils aux puissants du jour. Non vraiment, M. de Witte n’est pas en défaveur. Quand on rive la chaîne du forçat aux flancs d’un condamné politique, à peine peut-on dire là-bas que son sort est fixé car, même alors, l’espoir reste d’un retour possible. Mais quand on se borne à le nommer président du comité des ministres, de ministre des Finances qu’il était, c’est tout simplement une menotte de paille qu’on lui passe aux poignets en même temps qu’on écarte de quelques pas le tabouret qui lui servira à devenir chancelier de l’empire. M. de Witte le deviendra, soyez-en sûrs.

Les voyages du Tsar.

Il y en a qui se font et d’autres qui ne se font pas. Nicolas ii a visité l’empereur d’Autriche à Vienne et dans l’intervalle des pâtés de foies gras et des coupes de champagne, les deux potentats ont causé en regardant vers l’Orient. Ils ne se sont rien dit de ce qu’ils pensaient par la raison que François-Joseph sait fort bien que la Russie fait marcher les Bulgares comme des pantins et les pousse secrètement tout en ayant l’air de les retenir — et que, de son côté, Nicolas n’ignore pas que l’Autriche chasserait de bon cœur la Russie des Balkans si elle le pouvait. On se moque des Chinois et de leur préoccupation constante de sauver la face, c’est-à-dire les apparences. Le sultan ne fait pas autre chose et les deux empereurs non plus. Si le calme se rétablit momentanément en Orient, ce sera simplement parce que les Bulgares se seront méfiés de la Russie et que les Grecs auront intelligemment prêté leur appui à la Turquie. Les palabres de Vienne n’y auront rien fait.

Après la capitale autrichienne, le tsar devait visiter Rome. C’était une chose entendue depuis longtemps. Presque à la dernière heure une note brutale a été communiquée à la presse disant qu’en présence des discussions offensantes auxquelles se livraient les socialistes italiens, relativement à l’opportunité de manifestations désapprobatives sur le passage des souverains russes, ceux-ci se voyaient forcés de renoncer à leur voyage. Remarquez l’invraisemblance d’un tel prétexte. Si le tsar attend que les socialistes lui deviennent favorables pour visiter les capitales étrangères, il a le loisir de mourir de vieillesse avant d’être sorti de Pétersbourg. Jusqu’ici il s’en est remis aux gouvernements du soin d’assurer sa sécurité et il n’a pas eu à le regretter. Le gouvernement italien l’aurait assurée aussi énergiquement que le nôtre l’avait su faire en 1896 et en 1901. De plus, au moment où paraissait cette note, le tsar était à Darmstadt, au centre de cette Allemagne qui vient encore de donner des gages non équivoques de confiance au socialisme. Il y résidait près de la famille de l’impératrice et nul attentat n’avait menacé ses jours : en vérité, ses jours ne sont-ils pas plus menacés chez lui qu’à l’étranger ? Mauvaise raison. Et puis, pourquoi ce coup de boutoir ? La diplomatie entoure d’ordinaire de plus de précautions oratoires les arrêts que formulent ses grands-pontifes. Était-ce, comme on l’a prétendu par la suite, le souci des affaires de Mandchourie et de l’agitation japonaise qui retenait l’empereur. Mais puisqu’il était à Darmstadt pour plusieurs semaines, il pouvait bien venir à Rome pour quelques jours ?… —

Il y viendra très probablement : la courtoisie la plus élémentaire l’oblige à rendre à Victor-Emmanuel la visite que celui-ci lui fit l’an passé ; mais tout caractère de cordialité aura par avance été enlevé à cette démarche ; l’opinion ne pourra plus s’y méprendre. Et voilà ce qu’on a voulu.

Une victoire de Guillaume ii.

Qui a voulu cela ? l’empereur Guillaume. C’est lui dont les combinaisons ingénieuses ont trouvé, une fois de plus, en son frère, le prince Henri de Prusse, un intelligent intermédiaire. Beau-frère du tsar et séjournant avec lui à la cour de Darmstadt, le prince Henri a pu achever de l’influencer : Guillaume ii avait commencé à distance. Mais, direz-vous, en quoi peut-il déplaire à l’empereur d’Allemagne que l’on marque quelque empressement envers son allié le roi d’Italie ? Ô naïfs ! Ne sentez-vous point que l’Europe est en travail de combinaisons nouvelles et que la question qui prime toutes les autres en ce moment, c’est de savoir comment l’Allemagne sortira de son isolement, car elle est isolée. Les Allemands se sont montrés incapables de suivre leur empereur, de le comprendre et de l’aider. Ils ont, à force de mauvais procédés, dressé l’opinion anglaise contre eux et rejeté l’Angleterre vers la France, déjà alliée de la Russie et réconciliée avec l’Italie. Que restera-t-il à l’Allemagne ? L’Autriche affaiblie, déchirée, à la veille, peut-être, d’un cataclysme ? Cela ne saurait suffire, et le fécond génie de Guillaume ii s’emploie à jeter les bases d’un nouveau groupement entre les trois empires du centre, le sien, celui de François-Joseph et celui de Nicolas ii. Il veut en arriver à ce que la Russie soit à l’égard de la France ce que l’Italie est devenue à l’égard de l’Allemagne : une alliée de nom mais pas de fait. Les textes subsistent ; le cœur n’y est plus. Que subsiste le texte du traité franco-russe ; ce sera une garantie de plus pour la paix que chacun désire ; mais Guillaume ii se flatte, en nous laissant la main de notre alliée, de nous prendre son cœur, et c’est pourquoi il fait appel aux sentiments de solidarité monarchique et de conservatisme social auxquels un empereur de Russie ne saurait être insensible. On sait depuis quelque temps déjà que ses avances sont accueillies jusqu’à un certain point. L’ajournement du voyage à Rome a été une grande victoire ; l’entrevue de Wiesbaden en fut une autre, palliée autant que possible, à l’avance, par le séjour du chancelier russe, le comte Lamsdorf, à Paris. M. Delcassé, à qui rien n’échappe et qui est homme de ressource, s’il en fut, a entouré ce séjour d’un éclat inusité et a multiplié ses conférences avec son éminent collègue ; si même il ne s’est rien passé d’important pendant lesdites conférences, il importe que l’opinion en tire l’impression d’une entente toujours parfaite entre les deux pays.

Au pays des mandarines.

Jusqu’au jour où M. Chamberlain traversa leur île en coup de vent et tonna superbement contre leur ignorance de la langue anglaise, les Maltais vécurent tranquilles ; leur conseil de gouvernement se composait de dix membres nommés par le roi d’Angleterre et de treize membres élus par eux-mêmes. Le nombre de ces derniers a été réduit à huit et, par cette soustraction bien simple, on se flattait d’annihiler les résistances du patriotisme maltais ; naturellement on les a exaspérées et huit protestataires ont été désignés par les électeurs avec mission de rendre la vie aussi dure que possible aux conseillers royaux. Il semblerait que le gouverneur se soit rendu compte de l’inutile danger présenté par cette ligne de conduite agressive ; il est allé à Londres plaider la cause de ses administrés : sans doute la retraite de M. Chamberlain, auteur de tout le mal, lui a paru une occasion favorable. Puisse-t-il réussir. Nul intérêt si capital n’exige que la langue anglaise s’implante dans l’île et le déracinement de la langue italienne, par contre, ferait perdre aux Anglais l’estime et la confiance qu’ils ont acquise. Malte est une place forte et ne sera jamais une colonie. Pourquoi les éleveurs de mandarines parleraient-ils anglais ?

Le krach du socialisme allemand.

Nous l’avons annoncé — seuls, ou à peu près dans la presse — au lendemain du scrutin triomphal qui avait envoyé siéger au reichstag une imposante délégation socialiste ; et voici que le congrès de Dresde a montré bien vite à quel point est peu fait pour la victoire un parti dont toute l’autorité repose sur un mirage et sur une fiction. Il ne la supporte point ; la précision du fait le trouble et le désorganise, éparpille ses forces et disjoint ses liens. Les réunions de Dresde ont été édifiantes ; le prophète Bebel y a déployé toute son éloquence et accompli des prodiges oratoires. Il ne voulait point qu’à l’exemple de Jaurès, un socialiste allemand se portât candidat à l’une des vice-présidences du reichstag comme la force numérique de son groupe lui en donnait le droit. Et pourquoi ? Parce qu’il aurait fallu que ce vice-président mit une culotte pour aller saluer l’empereur. En France, c’est bien différent ; comprenez donc ! on met un pantalon et on salue M. Loubet. M. Loubet n’a pas de casque, encore que malheureusement, les cuirassiers de son escorte en possèdent ; et quant à la culotte, malgré l’abus qu’en font de nos jours les cyclistes, il paraît qu’elle demeure l’emblème d’une vile courtisanerie. Bebel et son tonnerre ont triomphé, mais sans rétablir l’harmonie dans l’olympe socialiste, aussi troublé désormais que celui des anciens dieux. On s’y querelle, on s’y injurie, que c’est un bonheur ! Dès à présent le krack du socialisme allemand est commencé, c’est-à-dire qu’en Allemagne, comme ailleurs, les socialistes se scindent en deux groupes : les révolutionnaires obstinés dont le nombre et l’influence vont en diminuant à mesure que se répandent le bien-être et les connaissances — et les politiques, lesquels par là même qu’ils entrent en pourparlers avec les partis « bourgeois » et participent au gouvernement, acceptent l’éternelle loi des actions et des réactions et abdiquent leur caractère d’apôtres d’une religion nouvelle. L’invasion du nationalisme dans les rangs socialistes se marque chaque jour, du reste, par des faits significatifs : telle cette défense faite aux ouvriers polonais par les chefs socialistes allemands de participer à l’agitation en faveur du maintien de la langue polonaise dans les provinces annexées à l’Allemagne. Que ces gens-là viennent donc parler ensuite de liberté, d’internationalisme et de respect des patries. C’est le cas de leur répondre, en style presque académique : vous vous f… du peuple !

Le congrès des Trades-Unions.

Et les « bourgeois », pour continuer d’utiliser cette appellation qui bientôt n’aura plus de sens, ont si bien conscience de leurs forces renaissantes, qu’en Angleterre ils prennent l’offensive. Ils ont déclaré la guerre à la puissante organisation des trades-unions, bien peu révolutionnaire pourtant dans ses allures et qui avait même fini par être considérée comme un élément conservateur de la société anglaise, grâce à la façon modérée et respectable dont elle soutenait les plus raisonnables parmi les revendications ouvrières. Poussée à la lutte un peu malgré elle et très surprise d’une hostilité dont elle s’était depuis longtemps déshabituée, elle a néanmoins affirmé, dans un récent congrès, ses résolutions belliqueuses ; elle a refusé d’appuyer un projet visant la constitution de cours d’arbitrage obligatoire composées en nombre égal d’ouvriers et de patrons ; naguère, ce même projet eût certainement obtenu ses faveurs.

La corruption victorieuse.

Les élections municipales récentes ont replacé New-York — devenue, par sa réunion avec Brooklyn, la plus populeuse cité du monde — sous le joug infernal de Tammany Hall. Ce nom désigne l’association à moitié anonyme et à moitié criminelle qui, depuis des années, s’était emparée de l’administration de la ville et dont l’habile tactique consistait à s’appuyer parfois sur des gens d’une honnêteté patentée pour distribuer plus efficacement des places à ses créatures. Comment, direz-vous, d’honnêtes gens acceptent-ils le patronage d’une pareille association ? Comment, cette fois-ci, notamment, M. Mac Clellan, fils de l’illustre général de la guerre de sécession, est-il devenu le candidat d’une bande de filous ? Mystères de la conscience américaine. Certes, les Américains reconnaissent que Tammany Hall est fondée sur un principe malhonnête et que le déshonneur y coule à flots ; mais ils ont pour cette gigantesque entreprise de corruption, l’admiration que leur inspire toute œuvre de dimensions inusitées et de fortune heureuse. De plus, un autre sentiment se superpose à celui-là ; toujours appréciateurs de ce qui est pratique, ils estiment que Tammany Hall représente pour le citoyen une économie probable d’argent — en tous cas, de temps, — et le temps, c’est de l’argent. Le tribut qu’elle prélève a beau être énorme, l’immoralité la plus flagrante a beau régner dans ses conseils, elle n’en accélère pas moins la marche des choses et n’en assure pas moins le fonctionnement des rouages publics mieux que ne saurait le faire l’initiative individuelle, occupée ailleurs. New-York n’est-il pas rempli de fils téléphoniques, télégraphiques, conducteurs de force et de lumière qui appartiennent à des particuliers et ont été posés sans autorisation ? Chaque année, presque à date fixe, la police en revise le nombre et, sans pitié, les coupe ; le lendemain, les intéressés les ont rétablis et ce régime bizarre leur paraît plus « pratique » que de demander une autorisation et de l’attendre. Ce simple petit fait en dit long sur l’état d’âme de ces travailleurs pressés ; c’est sous le même angle qu’ils envisagent le gouvernement municipal de leur métropole.

Perturbations magnétiques.

Où étiez-vous le 31 octobre et qu’avez-vous ressenti ce jour-là ?… Comment ! rien du tout ? Sachez qu’il convenait pour le moins, de souffrir de quelque douleur névralgique, située n’importe où et concordant avec la déviation de 1° 40′ que l’aiguille aimantée s’est permis, en trois minutes de temps, de subir dans sa déclinaison. Et les cables télégraphiques de refuser aussitôt leur service, en sorte que les employés du télégraphe ont eu un petit congé supplémentaire et imprévu. Ce n’est pas tout ; tremblements de terre, aurores boréales, etc…, ont accompagné et souligné le phénomène ; depuis lors, toutes les académies de savants discourent sur ce qui s’est passé et, malheureusement, les clartés des aurores boréales n’ont pas suffi à éclairer la question. Tout cela reste très mystérieux. Sur l’origine de ces perturbations générales qui ne sont point si rares qu’on pourrait le croire (il y en a eu en 1860, en 1862, en 1870, en 1882) l’opinion semble être unanime pour attribuer au soleil le rôle principal. On a remarqué qu’elles coïncident toujours avec une période de grande activité solaire, c’est à dire que les taches visibles à la surface de l’astre sont alors particulièrement nombreuses et de dimensions inusitées. Autrement dit, c’est la chaleur émise par le soleil qui augmentant, provoque de véritables orages magnétiques. Ainsi parlent les astronomes. Nous autres, ignorants, nous avons une façon bien simple de contrôler leurs assertions. Si la chaleur solaire s’accroît, l’évaporation des océans s’accroît également et, partant, les pluies deviennent plus fréquentes encore et plus considérables qu’elles ne l’ont été ces temps-ci. C’est ce que prévoit notamment l’éminent abbé Moreux, directeur de l’observatoire de Bourges. Ouvrons donc nos aimables pepins et voyons s’il pleuvra dessus plus que de coutume.

L’Angleterre au Thibet.

Quand le gouvernement, chez nous, prépare une expédition lointaine et dangereuse, il y est en général poussé par l’opinion, et il y a bel âge que l’opportunité en est discutée à droite et à gauche ; si bien que ceux contre lesquels on la dirige, quelque isolés et ignorants soient-ils, finissent toujours par en avoir vent et qu’ils ont le loisir de s’y préparer, à moins que la lenteur de nos mouvements ne les rende incrédules et ne fortifie leur insolence en même temps que leur confiance. La méthode anglaise est exactement inverse. Jamais le public et les chambres ne se trouvent plus à court de communications que lorsque les ministres ont décidé de frapper un grand coup ; et l’annonce même de leur décision revêt des allures si simples et si modestes, qu’on doit y regarder à deux fois pour se rendre compte de la grandeur de l’entreprise. Celle qui nous dicte ces réflexions est de taille géante, s’il en fut. L’Angleterre s’attaque au Thibet, la région fantastique qu’on appelle le « toit du monde » et que défendent à la fois les rigueurs d’un climat épouvantable et la puissante organisation d’un fanatisme sans pitié. Au mépris de souffrances indicibles, et, grâce aux ruses les plus savantes et à l’entêtement le plus indomptable, quelques explorateurs ont pénétré jusqu’à Lhassa, la mystérieuse capitale du grand Lama ; ils n’y ont point aperçu les fabuleux trésors que l’imagination de nos pères y entassait, aussi bien d’ailleurs que dans Tombouctou ; la ville africaine aux maisons de torchis n’en est pas moins un carrefour commercial dont l’avenir s’impose ; de même pour Lhassa. Certes, on ne peut comparer les deux cités ; il est certain que les lamaseries thibetaines, ces étranges couvents fortifiés, qu’il faudra plus tard assiéger un à un, contiennent des documents dont la valeur historique est inestimable. Mais ce n’est pas pour livrer à la science ces précieuses archives, que le colonel Younghusband, envoyé du roi d’Angleterre, s’apprête à franchir les Himalayas, à la tête d’une « escorte » dont les effectifs rappellent plutôt ceux des armées conquérantes que ceux des missions de parade. Du moment, au reste, qu’on décide d’aller au cœur du Thibet, la prudence la plus élémentaire exige que l’on emmène de quoi se défendre — et pouvoir en revenir. Nul ne saurait dire, en effet, comme sera accueilli le colonel Younghusband. Assurément les Lamas pressentent l’impossibilité de maintenir éternellement intacte la solitude d’antan ; ils n’eussent pas sans cela envoyé une ambassade porter des présents à Nicolas ii. Cette initiative toutefois ne fut pas très habile ; elle devait inquiéter l’Angleterre et provoquer de sa part quelque tentative du genre de celle qui se prépare. S’il ne s’agissait que de découvrir les secrets d’un passé majestueux, une rivalité coûteuse ne risquerait pas de s’établir entre l’empereur des Indes et l’empereur de Sibérie ; il s’agit d’autre chose. Le Thibet sépare l’Hindoustan de la Chine ; c’est tout le commerce d’un continent qui peut se faire par là ; hors de ce pont colossal, il n’y aurait eu qu’une passerelle sur la droite, par le haut Tonkin ; cette passerelle a été occupée par les Français, du temps que les Anglais s’occupaient en Égypte. Il n’y a plus à y revenir. Alors on se décide à prendre le taureau par les cornes et à tenter de se frayer un passage vers le nord. À tout prendre, l’intérêt de l’Angleterre en ces parages, est beaucoup plus vif que celui de la Russie. Mais la politique russe n’en consiste pas moins à prendre pied sur la future route anglaise ; c’est un Fachoda conçu et exécuté à temps, c’est un élément avantageux d’échange et de transaction pour l’avenir. Qui vivra verra.

I’n’a pus d’Panama.

Ce refrain de café-concert qui eut jadis sur nos boulevards, la même popularité que « En voulez-vous des z-’homards ? » est plus que jamais de saison. C’est au président Marroquin qu’il s’adresse, et son peuple peut le chanter sous les fenêtres de ce magistrat qui porte mal son nom et s’est montré « relié en veau ». Impossible d’avoir plus absurdement conduit la galère nationale ; il est vrai qu’elle n’est pas très facile à conduire et que, pour continuer la comparaison, le territoire de l’isthme Panamien était attaché à la Colombie, comme une chaloupe à un navire : le lien en était aisé à trancher et difficile à rétablir. D’inextricables forêts, des montagnes, des marécages fiévreux interceptent les communications terriennes entre Bogota et Panama ou Colon. La Colombie ne pourrait donc agir aujourd’hui que sur mer, et pour cela il faudrait que nulle force navale étrangère ne s’opposât à son action. Or, les États-Unis se sont empressés de reconnaître la petite république de Panama et de lui promettre aide et assistance. Rien à redire à cela, c’est tout simple. Il ne parait pas du tout que le cabinet de Washington ait suscité le mouvement séparatiste qui a abouti à la formation de cet état minuscule. Ce mouvement a été préparé par un ingénieur français, M. Buneau-Varilla, et exécuté de bon cœur, par les habitants de l’isthme. La conduite de ces derniers s’explique d’elle-même. Par ses absurdes tergiversations et l’espèce de chantage qu’il exerçait vis-à-vis des États-Unis, le gouvernement colombien faisait le plus grand tort à la population panamienne ; on avait eu l’imprudence, à Bogota, de laisser périmer, sans le voter, le traité permettant aux États-Unis de terminer le canal. Tout faisait craindre dès lors que le projet du canal de Nicaragua ne l’emportât définitivement à Washington, ce qui eut trompé cruellement les espérances les plus légitimes des Panamiens et les eut quasi ruinés. Que leur importe après tout d’être Colombiens ou indépendants, ou même annexés quelque jour aux États-Unis ; leur patrie, c’est le canal. Voilà pourquoi ils se sont révoltés et ont fait appel à l’oncle Sam. Quant à M. Buneau-Varilla, le pur patriotisme français l’a inspiré. Si le projet nicaraguen l’emporte, c’est l’échec définitif d’une entreprise à laquelle le nom de la France reste et restera toujours attaché ; si au contraire les Américains achèvent le percement commencé par nous, la gloire en rejaillira sur notre pays. Ingénieur de la compagnie de Panama, M. Buneau-Varilla a fait naguère l’impossible pour la relever. Battu de ce côté-là, il prend une brillante revanche ; il a agi en bon Français, et nous espérons que le gouvernement l’en récompensera.

Échec radical en Norwège.

Le radicalisme s’était si bien implanté en Norwège que l’échec récemment subi par lui est fait pour surprendre. À vrai dire le tempérament essentiellement radical du pays n’a pas changé ; il s’agit plutôt d’une de ces coalitions momentanées qui se nouent parfois entre partis adverses, dans le but de faire aboutir quelque réforme déterminée et dont la durée est nécessairement limitée à l’objet pour lequel elles se sont formées. En l’espèce, il s’agit toujours des relations extérieures que la Norwège prétend régir à son gré, indépendamment de la Suède. Non seulement il lui faut des consulats distincts, des consuls à elle — réforme dont la diversité géographique des deux pays et, partant, de leurs intérêts commerciaux explique la réelle importance — mais elle voudrait encore un ministre et un ministère spéciaux. Ceci, comme nous avons déjà eu l’occasion de le dire, ne rime à rien. D’une part, la politique générale de la Suède et celle de la Norwège ne diffèrent pas sensiblement l’une de l’autre ; toutes deux doivent suivre une ligne sincèrement et loyalement favorable au scandinavisme ; d’autre part, s’imagine-t-on en quel grabuge le gouvernement et la royauté se trouveraient précipités s’il arrivait à la Norwège et à la Suède de rechercher au dehors des alliances contradictoires ou de s’orienter dans des voies opposées ? L’opinion Norwégienne n’a pas su encore se rendre compte de ces dangers ; elle en veut aux radicaux de n’avoir pas satisfait ses ambitions ; c’est pourquoi libéraux et conservateurs se sont entendus pour faire échec au radicalisme ; il est probable qu’ils arriveront simplement à imposer à sa domination un temps d’arrêt bref et inutile.

« Étranger distingué »

C’est en ces termes que le comte Étienne Tisza, premier ministre du roi de Hongrie, vient d’apostropher M. de Kœrber, premier ministre de l’empereur d’Autriche : et toute la Hongrie d’applaudir. Viendra-t-on encore nous dire que le démembrement de l’empire Habsbourg est une chimère et qu’au fond du cœur, les sujets de François-Joseph s’entendent mieux qu’on ne pense ? Jamais, sans doute, une pareille parole n’avait été échangée entre deux moitiés d’une même monarchie ; elle en dit très long sur les sentiments séparatistes qui s’agitent dans les masses. Il est vrai que M. de Kœrber avait manqué de tact et de prudence en traitant à la tribune du reichsrath autrichien des questions purement hongroises et sur un ton raide et cassant. Qu’à Budapest, on ait senti le besoin de revendiquer les prérogatives nationales, rien de surprenant. Mais, comme l’on dit, c’est le ton qui fait la chanson. Étrangers distingués ! Voilà où ils en sont. Une nation, composée de peuples qui se traitent ainsi, a cessé depuis longtemps d’être une nation et ne saurait même plus former une fédération. Mais les Français, prenant leur désir pour la réalité, s’obstinent à ne point voir « le problème de l’Europe centrale ».


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