Revue du Pays de Caux N°4 Juillet 1903/Texte entier

Revue du Pays de Caux

paraissant 6 fois par an

publiée sous la direction

de

Pierre de COUBERTIN



deuxième année



SOMMAIRE DU No 4

(Juillet 1903)

LE PARAPLUIE



On a donné de nombreuses définitions de la philosophie.

Pour les uns, c’est une religion laïque et la combinaison de ces deux mots met en joie les gens assez nombreux qui, ayant besoin d’un catéchisme, jugent bien plus digne d’en recueillir les préceptes de la bouche d’un monsieur en redingote que de la bouche d’un prêtre en soutane. Pour les autres, c’est la clef de toutes les sciences et le fil d’Ariane qui conduit à la Vérité (avec un grand V). Tous ceux-là s’accordent d’ailleurs à penser au fond d’eux-mêmes que la philosophie est un tabouret, à l’aide duquel ils dominent le vil troupeau humain.

Nous choisirons, si vous voulez bien, une définition plus exacte et plus pratique ; la philosophie est un parapluie, car il faut toujours l’avoir à portée, veiller à ce que le manche en soit solide et la soie intacte, l’ouvrir à l’improviste et le tenir droit. Cette définition n’aurait pas mécontenté le grand homme dont nous vous parlons plus loin ; c’est bien ainsi qu’il enseignait — et surtout qu’il mettait à exécution — sa propre philosophie.

Et n’allez pas croire que le parapluie en question, ne puisse abriter que des phrenologies extraordinaires, des cerveaux aux rouages puissants ou aux approvisionnements énormes. Tout le monde peut s’en servir, même le plus humble et le moins instruit, puisque chacun le confectionne avec les éléments dont il dispose.

Le manche, c’est la morale ; le tissu, ce sont les connaissances. Tâchez seulement que l’une soit bien dure, et les autres bien tendues ; le parapluie sera bon, même si le manche est rugueux et le tissu grossier.

Et sitôt qu’il pleut, ouvrez-la, votre philosophie, et abritez vous dessous, bien au centre, sans souci des éclaboussures.

C’est ce que fit Jules Simon, toute sa vie. Il commença de bonne heure et continua jusqu’à son dernier soupir.

Là est son mérite ; là aussi son originalité.

Car — c’est triste à dire — les philosophes ne sont pas en général, des gens que l’on puisse donner en exemple, comme ayant vécu une vie supérieure à celle du commun ; et depuis le grand Socrate jusqu’au petit Schopenhauer, leur histoire est pleine de défaillances qui soulignent le divorce des belles théories d’avec les plates réalités. Il n’est pas jusqu’à Marc Aurèle, qui n’ait quelques incidents fâcheux à son actif.

Tous ces hommes-là avaient des parapluies, mais ils ne les ouvraient pas toujours à propos, ou les tenaient de travers.

Par contre, vous croisez chaque jour de braves gens qui font de la philosophie, comme M. Jourdain faisait de la prose — sans s’en douter. À l’aide de ce qu’ils savent, ils ont réfléchi sur ce qu’ils ignorent ; ils se sont donné des règles de conduite droites et simples ; ils s’en vont, avec une fierté modeste, le long du chemin qui leur a été attribué.

Suivez ceux-là et faites comme eux. Vous serez, vous aussi, des philosophes.


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CE QUI SE PASSE DANS LE MONDE



Nous ne parlerons pas cette fois-ci, de la grande figure qui vient de disparaître. Nous avons déjà eu maintes occasions de marquer de quelle importance a été, pour l’Église et pour le monde, le pontificat de Léon xiii, et il nous sera donné d’y revenir prochainement. Les circonstances qui ont accompagné la longue agonie du pape appellent seulement une réflexion que peuvent faire tous ceux qui ne se sentent pas aveuglés par la passion sectaire, la plus rapetissante des passions : quelle place immense la papauté tient dans les conseils de l’univers, et quel regain de force et de jeunesse elle a puisé dans la suppression de ce pouvoir temporel qui la diminuait et l’entravait ! Certes, à la mort de Pie ix, les souverains et les peuples furent émus et attendirent, anxieux, le premier geste de son successeur. Mais combien cette émotion et cette anxiété sont plus grandes aujourd’hui ! C’est bien le moment en vérité, de faire fi d’une telle puissance, de la traiter pour quantité négligeable, et de ne pas chercher à l’influencer à son profit…

Le rôle de l’Italie.

Ce ne sont pas les Italiens qui se conduiraient aussi sottement. Le plus humble d’entre eux a plus d’esprit politique dans son petit doigt que tel de nos députés dans toute sa personne. Nos voisins sentent parfaitement ce que la présence du Pape à Rome, apporte à tout le royaume de force matérielle et morale ; certes, cette même présence, avec l’organisation ecclésiastique et l’indépendance souveraine qu’elle comporte, n’est pas sans engendrer des difficultés quotidiennes auxquelles il n’est pas toujours aisé de trouver des solutions. Mais que sont ces ennuis, ces soucis secondaires auprès des avantages précis et immenses qui en découlent ? La grande situation que l’Italie moderne s’est acquise, est faite, pour une large part, de la sagesse du peuple, de l’habileté des gouvernants, de l’esprit de devoir des souverains ; mais elle est faite, pour une part plus large encore, de la protection efficace qui a été accordée au Saint-Siège et de l’entière liberté qu’on a su lui laisser. Il est naturel que le Pape, quel qu’il soit, continue de protester contre la spoliation dont il a été victime, mais il lui devient difficile de se prétendre prisonnier ; sa prison en effet est volontaire et l’expérience des trente dernières années prouve, qu’entouré d’un corps diplomatique de plus en plus important et orientant à son gré la politique de l’Église, il n’a pas perdu loin de là, la moindre parcelle de sa liberté. Le fait est patent. L’Italie a su s’organiser, s’affermir, se transformer en une grande nation unie, changer de politique et de gouvernement, ainsi qu’il convient à un régime constitutionnel et parlementaire, sans que le Vatican en ait éprouvé la moindre secousse ni la moindre gêne ; exception faite pour la nuit regrettable dans laquelle les restes de Pie ix, transportés à leur sépulture définitive de Saint-Laurent hors les murs, furent insultés par des bandes dont on connaissait et dont on aurait pu décourager les intentions, aucun incident de la rue n’a troublé la Rome ecclésiastique. C’est là un résultat très remarquable et il n’est que juste qu’il profite à l’Italie, comme il a profité au Saint-Siège.

Une Francophilie imprévue.

Imprévue de ceux-là seulement qui connaissent mal l’Angleterre ; les autres n’ont pas été surpris des ovations qui ont accueilli, à Londres, le président de la République, ovations dont le caractère désintéressé et spontané n’est pas discutable. Qu’une pensée politique se dissimule derrière la résolution prise par le roi de provoquer, par sa visite à Paris et par la réception faite à M. Loubet, un rapprochement entre les deux pays, ce n’est pas douteux. Mais quand Édouard vii disait dernièrement au célèbre peintre Bonnat : « nous recevrons M. Loubet comme jamais chef d’État n’a été reçu chez nous », c’est à la foule qu’il pensait, à cette foule Anglaise dont il connaît si bien les grands et les petits côtés. Le roi et son gouvernement avaient, au début, aiguillé leur politique vers l’Allemagne répondant ainsi aux habiles avances de Guillaume ii. Mais les sentiments des Allemands envers l’Angleterre ne sont pas tendres ; ceux des Anglais envers l’Allemagne le sont, en ce moment, moins encore. Et le francophilisme britannique s’accentua de l’impopularité de l’alliance Allemande qui, dans l’affaire du Venezuela avait failli brouiller les États-Unis avec l’Angleterre. Néanmoins, pour accessibles qu’elles soient à la foule, ces considérations n’auraient nullement suffi à échauffer l’enthousiasme sur le passage du président et à le porter à un pareil diapason. Ce sont les vieilles sympathies héréditaires qui y ont réussi. Elles cherchaient depuis longtemps l’occasion de se manifester. « Si le président Carnot venait à Londres, disait-on dans la cité, il y a déjà douze ans, il y serait reçu mieux que n’importe quel souverain ». Et l’événement est d’autant plus caractéristique que, dans l’intervalle, se sont produits les énervants épisodes de Fachoda et du Transvaal aggravés encore par la malencontreuse éloquence de M. Chamberlain.

C’est en Angleterre que sont les meilleurs amis de la France — non pas dans les rangs du pouvoir qui demeure égoïste et changeant ni dans ceux de l’aristocratie que gouverne un snobisme corrompu, mais parmi les masses laborieuses, parmi les classes moyennes, cette épine dorsale de la Old England. Là, on nous a toujours aimés d’une affection cordiale et durable, faite d’éléments très divers. La magie de notre histoire y est pour beaucoup ; l’esprit Anglais se plait aux contes merveilleux, aux épopées grandioses et quoi de plus merveilleux que les aventures d’une Jeanne d’Arc ou de plus épique que celles d’un Napoléon ? Il est curieux d’ailleurs que l’Angleterre ait été mêlée intimement à ces aventures ; c’est elle qui a brûlé Jeanne d’Arc et fait périr Napoléon. Pour elle, le prince impérial a été tué au Zoulouland. Des analogies poignantes émaillent ses annales et les nôtres ; le procès et la mort de Louis XVI lui rappellent le sort qu’elle a fait subir à Charles Ier et l’exil de Charles X à Holyrood, celui de Jacques II à St -Germain.

Après les motifs historiques viennent les souvenirs des luttes géantes, de cette guerre de Cent ans qui conduisit Henri V à Notre-Dame de Paris et plus récemment de ce blocus continental par lequel Bonaparte faillit étrangler son ennemie. L’Inde Anglaise a sous les yeux la statue de Dupleix ; Montcalm et Wolfe partagent, à Québec le même monument. Partout, dans l’espace et dans le temps, les noms sont accouplés, les lauriers s’entrecroisent, le sang s’est confondu. Et, en dernier lieu, il y a la loi des contrastes. L’Anglais tenace, massif, morose adore le chant de l’alouette Française ; ce chant l’égaye et, inconsciemment, il tend l’oreille pour le recueillir.

C’est de tous ces sentiments confondus — et confus, qu’est faite la poussée d’enthousiasme dont le président de la République vient de bénéficier. En acclamant de tous leurs poumons good old Loubet, les Anglais ont prouvé à chaque instant la vérité de ce qu’avait dit dans son beau guildhall, en son costume moyen-âge, le lord maire de Londres, à savoir que, par dessus la personnalité très sympathique du chef de l’État, c’est à la France entière que s’adressaient les hommages.

Quelle sera la sanction de ce mouvement si heureux pour la paix du monde ? Arrivera-t-on à conclure un traité d’arbitrage ? Un groupe de sénateurs et de députés se sont rendus en Angleterre pour conférer avec leurs collègues Anglais à ce sujet. Même si le but n’est pas atteint, de tels pourparlers laisseront derrière eux une trace utile. Il ne faut pas trop compter sur l’arbitrage ou du moins il n’y faut compter que s’il ne s’agit point de questions vitales ; mais ce n’est pas un motif pour ne pas travailler à en rendre l’usage plus fréquent entre nations comme il le deviendra certainement entre individus.

Les élections au Reichstag.

La grande consultation électorale qui a eu lieu sur toute l’étendue de l’empire d’Allemagne constitue pour nous un vaste trompe l’œil dès que nous en prenons les résultats au pied de la lettre. La dénomination de socialistes attribuée au parti vainqueur n’est pas exacte au sens où nous l’entendons en France ; électeurs et élus, dans ce parti, tendent au socialisme d’État, c’est-à-dire que ce sont des nationalistes à tous crins ; ils se désintéressent parfaitement de ce qui se passe au dehors, dès que cela ne sert pas leurs desseins et leurs intérêts ; ils sont Allemands avant tout et ne seraient pas les moins bons défenseurs de la patrie Allemande du jour où elle se trouverait menacée. Le droit, l’humanité, la solidarité, tout cela c’est de la matière à discours pour eux et rien autre. Ils poursuivent une organisation sociale dont nous avons dit l’an passé[1] ce que nous pensions ; elle nous paraît irréalisable et nous croyons qu’elle aboutira à une diminution certaine de la production et par conséquent à une faillite complète ; à ce titre il est tout naturel que l’empereur Guillaume, au coup d’œil profond duquel rien n’échappe, s’en préoccupe et s’en inquiète, mais ce qui, en aucun cas, ne court le moindre danger, c’est l’empire lui-même. L’Allemagne impériale peut devenir le théâtre d’expériences sociales hardies et compliquées, elle ne saurait être la proie d’une révolution. Il convient qu’en France on se rende un peu mieux compte de ces choses et qu’on considère la vague « socialiste » qui vient de déferler comme une vague nationaliste n’ayant aucun rapport avec celle que M. Jaurès ou M. Viviani voudraient mettre en branle. Ces messieurs parlent comme la colombe de l’Arche et entrevoient un désarmement général et une paix perpétuelle. Leurs collègues Allemands avec lesquels ils n’ont pas deux idées communes, ont un tout autre idéal ; et pour comprendre à leur façon l’organisation de l’empire, ils n’en sont pas moins de bons serviteurs de l’empereur.

Crises Ministérielles.

Il est amusant de voir la République Française devenue le pays de la stabilité ministérielle ; le temps n’est pas si loin où nous usions deux cabinets par an et où nos voisins nous faisaient l’amitié de se moquer de nous à ce propos. La Hongrie, la Grèce, l’Italie et l’Espagne ont dansé ces temps-ci le Cake-Walk gouvernemental. En Hongrie M. de Szell s’est retiré ; le fils de feu le fameux Tisza a tenté de former un cabinet et n’y a pas réussi ; le comte Khuen-Hedervary, ban de Croatie, a été plus heureux, mais l’empereur-roi a dû lui faire la concession qu’il refusait à M. de Szell, dix jours plus tôt : belle avance ! En Grèce, M. Delyanni a démissionné parce qu’il n’avait plus la majorité dans la Chambre. M. Théotokis a pris le pouvoir et y est demeuré une semaine, un bout de laquelle, la question des raisins secs aidant, la même majorité qui venait de lâcher M. Delyanni s’est retrouvée intacte autour de son premier lieutenant, M. Ralli. Expliquez ça, si vous pouvez. En Italie, M. Zanardelli après quelque hésitation a été convié à retaper son cabinet, ce qu’il a fait aussitôt, et il faut bien convenir que cette solution était de beaucoup la meilleure ; alors à quoi bon ? En Espagne, M. Villaverde conservateur remplace M. Silvela conservateur…, toutes ces crises ministérielles constituent ce qu’on eut appelé, il y a quinze ans, des crises « à la Française » ; ce qui veut dire — dénomination peu flatteuse ! — qu’elles n’ont ni queue ni tête, ne répondent à aucun mouvement de l’opinion et portent au pouvoir des combinaisons de hasard sans programme bien défini. On peut le dire d’une façon générale, la caractéristique en tous pays est aujourd’hui l’émiettement des partis ; en Angleterre même, où le jeu de bascule parlementaire entre libéraux et conservateurs paraissait si fortement établi, ces dénominations qui subsistent ont beaucoup perdu de leur signification : il est bien difficile de savoir si Lord Rosebery est encore un libéral et M. Brodrick, un conservateur. Pendant ce temps non seulement la France a réalisé cette stabilité ministérielle qui semblait au-dessus de ses forces, mais qu’elle a atteint du même coup cette séparation en deux grands partis que les admirateurs du régime parlementaire appelaient de tous leurs vœux et qui demeurait l’apanage de ses rivales. Les Français en sont-ils satisfaits ? pas trop, et nombre d’entre eux regrettent à présent les temps plus paisibles du crépuscule politique.

C’est que l’existence de deux partis uniques se succédant au pouvoir exige que les divergences d’opinions qui les séparent ne portent sur aucune des grandes questions nationales et qu’un patriotisme uniforme subsiste à la base, pour l’un comme pour l’autre. Si les partis ont des façons trop différentes de concevoir les principes fondamentaux de la société et les intérêts supérieurs du pays, celui qui détient le pouvoir tend à l’exercer avec violence et à faire prédominer par la force ses doctrines et ses méthodes.

Discours et monuments.

Notre grand poète Rostand, pour le fameux « à propos » duquel on fut si injuste il y a trois ans, a bénéficié le jour de son entrée à l’Académie d’une indulgence exagérée. Précieux jusqu’à en être agaçant, son discours a été porté aux nues, non seulement par les assistants que pouvait charmer une diction harmonieuse, mais par le public qui dut se borner à en lire le texte dans les journaux. On approuva de même la réponse du Vte  E.-M. de Vogué. Assurément la figure du défunt immortel auquel Rostand succède a surgi très vivante de ces deux morceaux d’éloquence et les Français auxquels M. de Bornier n’avait jamais été très familier en ont appris du coup sur lui bien plus qu’ils n’en savaient de son vivant, mais si l’auteur de la « Fille de Roland » fut loué en cette circonstance d’une façon digne de son talent et surtout de son caractère, il n’en est pas moins vrai que les nouveaux académiciens ne paraissent pas aussi aptes à discourir que leurs aînés. Ils procèdent par saccades et par contrastes ; l’exquise confiture que les élus du palais Mazarin s’ingéniaient à confectionner, du temps de Jules Simon et de Pailleron, ne se fabrique plus ; la recette en est perdue.

Et il semble que l’éloquence politique change de forme, elle aussi ; la parole de M. Waldeck-Rousseau si claire, si nette, si précise, mais d’où s’est envolée toute chaleur, rallie maintenant tous les suffrages. Si l’on en excepte certains passages d’un discours prononcé cet hiver par M. Jaurès, la Chambre n’a plus entendu, depuis que M. de Mun s’est tu, de véritable manifestation oratoire du genre de celles dont la tribune Française, de Mirabeau à Gambetta en passant par Montalembert. Lamartine et Berryer, avait si souvent retenti. Nous croyons qu’il faut en rendre responsable la manière dont les Lettres sont désormais cultivées chez nous ; culture moderne, à la vapeur, avec emmagasinage hâtif et souci de production rapide et copieuse.

Divers monuments ont été élevés qui ne font guère honneur, d’autre part, à nos conceptions artistiques ; pour n’en citer qu’un, le buste en chocolat à l’eau dressé sur un socle en chocolat au lait qui déshonore l’opéra de Paris serait capable de faire sortir de sa tombe Charles Garnier. Toute l’économie architecturale de cette façade déjà mutilée par la disparition des aigles de bronze qui avaient le tort impardonnable de rappeler l’empire, se ressent de l’affront qu’on lui a fait. Et c’est vraiment une pitoyable façon d’honorer la mémoire d’un illustre architecte que d’accoler à son travail le plus parfait un appendice qu’il n’avait pas prévu et qui, sous prétexte d’exalter l’ouvrier, détériore l’œuvre.

Le steamer à turbines.

Les turbines dont il s’agit sont, en somme, des roues de moulins sur lesquelles la vapeur remplace l’eau. Ces nouvelles turbines à vapeur sont d’invention Française et depuis quelque temps déjà, on les utilise dans l’industrie ; leur rendement, leur mécanisme simple et leur nature peu encombrante les rendent préférables, en bien des cas, aux machines à vapeur ordinaires. Un ingénieur Anglais a imaginé de faire mouvoir les hélices de navires par des turbines de cette sorte, réalisant ainsi des vitesses supérieures et une série d’avantages secondaires, absence de trépidations, volume diminué, évolutions plus faciles, etc… Le premier steamer de ce genre construit en Angleterre en 1896, donna des résultats si satisfaisants que le type en fut aussitôt adopté par l’Amirauté, laquelle fut moins heureuse — par sa faute d’ailleurs — dans les essais qu’elle tenta. En 1901, le service côtier sur la Clyde fut confié à deux navires à turbines, qui s’en tirèrent fort bien ; la construction d’autres navires semblables fut décidée ; l’un d’eux, The Queen, fait maintenant le service de Douvres à Calais. C’est un superbe bateau de 95 mètres de long qui peut recevoir plus de 1.200 passagers. Les salons, cabines, salles à manger, sont établies avec un luxe considérable. Les hélices sont au nombre de neuf ; il y a trois arbres de couche mis en mouvement par trois turbines de 8.000 chevaux dont une, la centrale, marche à 700 tours par minute et les deux autres à 500. La traversée du détroit, si les espérances fondées sur ce nouveau mode de propulsion ne sont pas trompées, pourra se faire dans des conditions parfaites de confort et de rapidité ; et peut-être se trouvera-t-on bien d’appliquer le même système aux transatlantiques.

Économies mal placées.

À noter parmi les économies qui viennent d’être réalisées au budget de l’Instruction publique et des Beaux-Arts en France : 20.000 francs sur les bourses de l’enseignement supérieur ; 100.000 francs sur les bourses des lycées et collèges ; 14.500 francs sur les bourses de l’enseignement primaire supérieur ; 25.000 francs sur les secours de l’enseignement primaire ; 3.000 francs sur les encouragements aux savants et gens de lettres ; 10.000 francs sur la réfection et l’entretien des grandes eaux de Versailles ; 50.000 francs sur les travaux à faire au Louvre et 28.000 francs sur ceux de Saint-Cloud. Ailleurs, au chapitre du commerce, on relève des réductions de 1.000 francs sur le chapitre des récompenses honorifiques aux vieux ouvriers ; de 10.000 francs sur les bourses à l’École centrale ; de 14.500 francs sur les subventions et encouragements aux sociétés ouvrières, syndicats professionnels, etc… Il n’y a pas une de ces économies qui ne soit anti-démocratique au premier chef et probablement le ministre de l’Instruction publique ne s’est pas résigné sans regret à les proposer. N’y avait-il donc aucun moyen de les éviter et le budget ne peut-il s’équilibrer qu’avec ces vétilles ? Le pire de la chose est que ces sacrifices ne serviront à rien ; le prochain budget sera en déficit à son tour et on tondra de nouveau des prés déjà ras. Il en sera ainsi tant que la République et avec elle tous les états d’Europe, ne prendront pas la courageuse et indispensable initiative de tailler en grand dans la forêt du fonctionnarisme. C’est là qu’est le déplorable virus ; une fois entrée dans la voie de l’accroissement annuel du nombre des fonctionnaires, aucun salut n’est possible pour la cité moderne qu’en rétrogradant franchement.

La côte des Somalis.

La guerre dans laquelle les Anglais sont engagés n’est pas une guerre de conquête territoriale, mais avant tout de défense sociale. Un fanatique s’est levé contre eux qui aurait pu tout aussi bien se lever contre nous ou contre les Italiens et l’on sait ce que coûte toujours l’apparition d’un de ces « prophètes » musulmans qui prêchent la guerre sainte contre les chrétiens sans distinction de nationalité. L’Angleterre en cette circonstance lutte pour tous. Mais dira-t-on, que fait-elle en ces parages ? Il y a longtemps qu’elle et l’Italie se partagent l’espèce de cap gigantesque qui, à l’est de l’Afrique, s’avance dans l’Océan Indien. Ce cap n’est à l’intérieur qu’un désert affreux, mais les côtes sont considérées comme ayant quelque avenir stratégique sinon commercial. C’est pourquoi les Anglais possèdent Berbera et les Italiens, Obbia. Pour nous, nous sommes pourvus et nous possédons même le meilleur morceau. Tant par sa proximité de l’Éthiopie que par sa situation plus avantageuse sur la mer Rouge, Djibouti l’emporte de beaucoup sur les établissements de nos voisins. Cela ne veut pas dire du reste que le séjour en soit edénique, mais les Français qu’on y envoie ont du moins la conviction que leur dévouement sert les intérêts de la métropole.

À Belgrade.

Il est extrêmement douloureux de constater que rien n’est venu atténuer l’horreur des crimes commis à Belgrade le 10 juin dernier ; bien loin de là, chaque jour qui a passé a rendu les responsabilités plus lourdes et plus nombreuses. Ce sont d’abord les détails du forfait. On avait espéré que dans l’exagération du premier instant, les chroniqueurs avaient laissé leur imagination les emporter au-delà de la terrible réalité. Mais non ! tout s’est passé comme on l’a dit dès l’abord. Le roi et la reine ont été massacrés sans hésitation, odieusement mutilés, précipités par la fenêtre ; leurs corps présentaient à l’examen les marques de blessures innombrables et n’étaient plus que des loques sanglantes ; deux ministres ont été tués, chez eux, au sein de leurs familles et la fille de l’un d’eux qui voulait défendre son père est morte avec lui ; les deux frères de la reine ont été fusillés de même ; pour un peu d’autres victimes auraient été ajoutées à la funèbre liste.

Il était déjà fort triste, d’autre part, que des officiers aient sali leur uniforme dans une infamie de ce genre ; du moins, s’ils n’avaient été qu’une poignée de criminels ! Mais le doute n’est plus permis ; la conjuration était colossale ; il y avait deux cents assassins tout prêts et c’est toute l’armée Serbe qui se trouve déshonorée. Lâchement, ces hommes qui venaient de tuer des êtres sans défense et qui s’en vantaient ont tout mis en œuvre pour jeter la boue du ruisseau sur leurs victimes ; là encore, l’opinion attendait des révélations sensationnelles ; une malpropre autopsie ne suffit point à échafauder les calomnies ; il n’apparaît ni que le roi ait volé la nation ni que la reine ait donné l’exemple des pires débordements ; rien n’est prouvé et même on se rend compte que rien n’est prouvable.

Certes la joie obscène que Belgrade a témoignée le lendemain du crime, ces drapeaux, ces fleurs, ces airs de danse, cette ivresse, tout cela a été payé et commandé ; les habitants ont agi sous l’action d’un terrorisme naissant. Mais tout de même un peuple entier ne capitule pas de cette manière sans que le reste du monde ne ressente pour lui un mépris justifié. Et ce même mépris s’étend malheureusement aux premiers actes du nouveau souverain. On ne peut pas demander à Pierre Karageorgevitch de châtier les meurtriers puisque cela lui est de tous points impossible ; il y risquerait sa couronne et sa vie. Mais on avait le droit d’attendre de lui qu’il ne les exaltât point et ne répandit point sur eux les éloges et les récompenses, ce qu’il s’est empressé de faire d’une façon tout simplement scandaleuse. On ne saurait — jusqu’à nouvel ordre du moins — supposer une connivence secrète entre Karageorgevitch et ses partisans ; il est trop évident que ceux-ci ne l’avaient pas mis dans le secret de leur projet. Mais la hâte qu’il éprouve à se solidariser avec eux n’est pas faite pour jeter beaucoup de prestige sur sa royauté ; son trône surtout n’en sera point fortifié. Roi chancelant d’une nation déshonorée, il risque fort de périr lui-même comme a péri celui dont il a pris la place.

Les jours qui passent ne rendent pas non plus la conduite de l’Europe plus estimable. L’opinion s’est complue dans le télégramme sévère adressé par François-Joseph à Pierre ier et dans le noble geste du roi de Roumanie repoussant les couleurs du régiment Serbe dont il était colonel honoraire. Mais elle eut souhaité davantage. Si des troupes Russes, Allemandes et Austro-Hongroises avaient occupé Belgrade et que les trois puissances eussent commencé par châtier les assassins, l’honneur de l’Europe serait sauf et Pierre ier aurait aujourd’hui devant lui une tâche infiniment plus facile, car au lieu d’être le prisonnier de ses sujets, il pourrait être vraiment leur chef et le grand nom qu’il porte n’aurait reçu aucune éclaboussure. Mais les puissances n’ont pensé qu’à leurs intérêts propres et à leur tranquillité présente. Elles ont eu tort. Le drame de Belgrade est un spectacle suggestif et dangereux : le crime impuni a, toujours et partout, engendré le crime.

Choses polaires.

La France suit d’un regard ému la courageuse entreprise du docteur Jean Charcot qui va bientôt se diriger à la tête d’une importante mission vers le pôle Sud. Si grands que soient les dangers auxquels s’exposent les hardis navigateurs qui cherchent à percer les mystères du Nord, on s’accorde à penser que ces dangers sont bien plus considérables encore dans l’autre hémisphère. Mais précisément parce que l’inconnu y est plus terrible il a suscité de nombreux héroïsmes. Or, depuis de très longues années, aucune expédition Française n’a été conduite en ces parages. Si Charcot parvient à secourir Nordenskiold que l’on croit perdu et à éclairer la science sur quelques points du problème austral, il aura certes bien mérité de la patrie.

Pendant ce temps on inaugure, en Scandinavie, le premier chemin de fer situé au-delà du cercle polaire arctique. La ligne de Lulea à Gellivara vient d’être prolongée jusqu’à Narwick au fond du fjord Lofoten. Il met l’extrémité du golfe de Botnie en communication avec l’Atlantique, traverse la Laponie de part en part et permet l’exploitation rapide des mines de fer — très riches, dit-on — qui s’y trouvent.

Gendarmes du désert.

Ce sont des meharistes ; on sait que le mehari est un chameau de course dont les allures rapides et l’endurance extraordinaire font une monture sans égale pour les habitués du Sahara. Que pouvaient nos cavaliers contre des Touaregs juchés sur de pareilles bêtes ? On s’est enfin décidé à créer un corps de meharistes, et c’est sous la protection de cette escorte qu’une reconnaissance moitié militaire, moitié savante a été dirigée récemment sur la route de Tombouctou. Elle s’est avancée jusqu’à mi-chemin entre In-Salah et Tombouctou. Les résultats de cette expédition paraissent fort satisfaisants. D’une part, ceux qui la dirigèrent rapportent la conviction que les Touaregs ne sont plus à craindre et que leur soumission est dorénavant complète et définitive ; la chose s’expliquerait par leur nombre relativement restreint. Au lieu d’être cent mille, comme on l’avait cru à un moment donné, ils n’atteindraient pas au delà de 7 à 8.000 et dès lors l’institution des « gendarmes du désert » suffirait pleinement à les tenir en respect et à assurer la sécurité de plus en plus complète des régions Sahariennes. D’autre part, le savant distingué qui accompagnait l’expédition a eu la surprise de trouver dans ces solitudes des traces fort curieuses d’une civilisation antérieure et généralement insoupçonnée ; ce sont, outre des ruines qui, à demi enfouies dans le sable, demanderaient à être fouillées pour livrer leurs secrets, d’énormes graphites dont les bizarres contours ornent les rochers et les tranches de falaises calcaires émergeant du sol sablonneux. Des animaux et des hommes y sont représentés et l’analyse ultérieure de ces dessins ne peut manquer d’ouvrir, sur le passé de ce pays, de curieuses perspectives.

Choses d’Irlande.

Il faut ignorer totalement les Irlandais pour croire que la visite du roi Édouard et de la reine Alexandra, — visite qu’accompagne si opportunément la certitude de succès du bill agraire — les laissera indifférents ; mais nous pensons qu’il ne faut pas les connaître tout à fait pour s’imaginer que ces concessions, si larges soient-elles, suffiront à les désarmer. Et nous pouvons même ajouter qu’à notre avis, ils ne désarmeront jamais. Avec beaucoup de courage et d’audace, M. George Wyndham a proposé un règlement de la question agraire auquel le cabinet tout entier a donné son adhésion, M. Chamberlain en tête, par la raison que les députés Irlandais forment au parlement un groupe important dont les ministres se trouvent avoir besoin pour appuyer leur politique générale. On aperçoit tout de suite que si l’initiative de M. Wyndham se recommande par un généreux souci d’équité, la coopération de ses collègues s’inspire principalement d’un intérêt personnel ; les députés Irlandais ne s’y sont pas trompés ; donnant donnant ; ils prennent le bill et promettent leurs voix.

Le tenancier Irlandais aspire de tout temps à la possession de la terre, on lui en a déjà facilité l’acquisition. Cette fois l’État intervient en grand ; il achétera au landlord et revendra par annuités, au tenancier, un peu moins cher qu’il n’a acheté. L’opération, commercialement parlant, n’est pas brillante ; mais si elle devait engendrer la paix entre les deux pays, l’Angleterre n’aurait pas payé trop cher un si précieux avantage. Là, précisément, est le point douteux. Les Irlandais, considérant que le sol de leur île fut jadis arbitrairement confisqué, ce qui est exact, en réclament la restitution pure et simple entre les mains de ceux qui le cultivent aujourd’hui, ce qui est insoutenable. Réclament-ils cette mesure radicale avec ou sans arrière-pensée ? Beaucoup prétendent qu’ils font valoir ainsi un droit théorique et que dans la pratique, ils se résignent volontiers à l’acquisition. Mais étant donné le caractère Irlandais, il n’y aurait rien de surprenant à voir le paysan qui a acquis, réclamer dans la suite, le remboursement des sommes versées par lui.

La mentalité Irlandaise est excessivement curieuse. Ce peuple d’aspect léger et qu’une plaisanterie spirituellement placée console de ses pires malheurs, a d’autre part la persévérance obstinée qui nait de la routine. Il parait tenir moins à jouir des réformes désirables qu’à les réclamer. On ne le voit pas donnant quitus à l’Angleterre ; sa haine envers elle n’est pas une haine ordinaire ; il se plait à en dire du mal, à la gêner, à la harceler, à l’empêcher de dormir ; c’est son sport ; il ne saurait plus s’en passer. L’histoire lui a légué assurément, de légitimes griefs ; mais s’il n’en avait point à faire valoir, il en inventerait. Il semble s’être donné pour mission de faire payer aux Anglais, par des piqûres quotidiennes, le mal qu’il en a reçu. Et pour y parvenir, il lui faudra des siècles.

L’Irlande et l’Angleterre forment un ménage mal assorti, un de ces ménages où la femme ayant beaucoup à pardonner se croit libre de rappeler incessamment les torts de son conjoint, où toute discussion tourne à l’aigre, où l’on affecte de ne se point parler pendant de longs intervalles. Le divorce est irréalisable ; la barrière que la géographie lui oppose est bien plus infranchissable que toute autre. Il serait impossible à l’Angleterre et à l’Irlande de vivre l’une sans l’autre. Dans ces conditions le mieux est de travailler à s’entendre ; mais il ne faut pas s’illusionner sur le résultat final.

Tout ce que l’Angleterre fera de concessions à l’Irlande est justifié par les grandes iniquités qu’elle a commises jadis à son égard ; quant à ce que ces concessions amènent la paix totale, il n’y faut point compter.

Théâtres en plein air.

L’initiative si heureuse et si originale prise par M. Maurice Pottecher, le créateur du théâtre populaire de Bussang, commence à donner ses fruits ; il est acquis désormais qu’un plein succès attend les tentatives de restauration de l’ancien art dramatique, qui avait la nature pour cadre, les passions simples pour ressort et le peuple pour auditoire. On allait trop loin, vraiment, dans le chemin de l’artificiel et du quintessencié ; il était temps que les réminiscences du passé fassent éclore quelque chose de plus réel et de plus franc. La suppression de la plupart des « aides » modernes, jeux de lumière, machinerie, changements soudains, luxe de décors, oblige l’auteur à s’en tenir aux grandes sources d’émotion — toujours les mêmes et combien variées, pourtant ! — que recèle la nature humaine. C’est bien là ce qu’a fait M. Pottecher. La chose, toutefois, demande quelque préparation et pas trop de hâte. Ni à Bussang, ni ailleurs on ne peut improviser le talent des acteurs ni même l’état d’âme propice des spectateurs. Il faut opérer par gradation, avec patience et délicatesse. Le cycle des représentations (il y en a deux à trois par an) s’est ouvert en 1895 par une pièce anti-alcoolique intitulée : Le diable marchand de goutte. L’été dernier on en était à Macbeth et le chef-d’œuvre Shakespearien a soulevé un enthousiasme tel qu’il sera rejoué cette année et que d’autres hardiesses, du même genre, sont prévues pour les saisons prochaines. Ainsi, en huit années, l’œuvre a pu s’élever au sommet de la beauté dramatique ; on a trouvé des interprètes capables, et éduqué un auditoire suffisant ! — Le théâtre de Bussang est adossé à la montagne ; le fond peut s’ouvrir par des panneaux mobiles sur le décor naturel des astres et des champs. La salle comprend un parterre sur lequel est tendu un velum et qu’entourent des galeries de bois en style forestier ; un verger environne le théâtre. Déjà d’autres théâtres rustiques se sont créés sur ce modèle à l’étranger et il est impossible de ne pas voir là l’aurore d’un très grand mouvement ; il était digne du pays de Molière qu’un Français en fut l’initiateur.

Pendant qu’aux flancs des Vosges se développe cet art rajeuni, le celche théâtre d’Orange, restauré et rendu à la vie, procure à ses fidèles, l’illusion d’une merveilleuse descente dans le passé Gréco-Romain d’où nous sommes issus. Le théâtre d’Orange est le plus vaste et le mieux conservé que nous ait légué l’antiquité. Longtemps délaissé, il a été l’objet d’un déblayage et d’une consolidation opérés avec lenteur et respect. Quand on a voulu l’utiliser à nouveau on a eu la surprise de trouver intacte son extraordinaire acoustique. C’était en 1869 et l’essai fut repris en 1874. Mais Norma, Galathée ou le Chalet n’étaient guère appropriés à un cadre pareil. Le succès vînt avec Œdipe Roi et Antigone. Athalie échoua ; les Précieuses ridicules parurent intolérables. On vit ainsi, comme l’écrit M. Paul Mariéton, que « l’intrigue simple et l’action rapide de la tragédie grecque touchent plus sûrement l’âme de la foule que les complications psychologiques de la dramaturgie moderne ». Au point de vue musical le Moïse de Rossini, les Erinnyes de Massenet, diverses œuvres de Saint-Saens et surtout l’Iphigénie en Tauride de Gluck récoltèrent des ovations méritées. Essayez donc de jouer Macbeth à Orange et de chanter les Erinnyes à Bussang… Cela n’ira plus. Pourquoi ? Étrange lien de l’homme avec la nature. Ses œuvres sont tissées de soleil ou de brume, de somptuosité ou de rudesse selon les horizons qui les virent éclore ou qu’elles évoqueront. Mais brume ou soleil, le plein air est un élément de beauté. Ne l’oublions plus.

Comment les Anglais capitulent.

Un petit truc national qui réussit toujours, c’est celui qu’emploient les Anglais lorsqu’ils ont un échec quelconque à masquer ; mais il ne suffit pas que le gouvernement s’en mêle, c’est l’opinion toute entière qui doit savoir affecter la satisfaction qu’elle n’éprouve pas. On est joliment fort quand on agit de la sorte ; nous autres, nous ignorons cette manière de faire. Exemple récent : le traité de commerce entre l’Angleterre et la Perse. À Londres, on s’en montre charmé. Or, cet instrument (rédigé en Français et en Persan par parenthèse) consacre des droits de 40 et 45 % sur certaines marchandises, en remplacement du droit unique maximum de 5 % qui résultait du traité de Turcoman-Chaï conclu entre la Perse et la Russie en 1828 et dont les clauses avaient été étendues aux autres nations. Un nouveau traité a été passé l’an dernier entre le royaume du Shah et son puissant voisin ; sous couleur d’élever les droits de douanes en faveur de la Perse, il place en réalité le commerce Persan entre les mains de la Russie. Le coup a été dur pour l’Angleterre et les quelques avantages, très relatifs, qui viennent de lui être concédés ne sont pas de nature à pallier ses regrets. Mais n’est-il pas plus habile de dissimuler sous un contentement bien joué un ennui que rien ne peut vous éviter ?

La question du Latin.

Nos excellents universitaires se croient des gens ultra-modernes parce qu’ils pourchassent le latin dans tous les coins — et avec le latin, le grec et la culture classique en général. Hier encore, ils supprimaient la thèse latine pour le doctorat ès-lettres. La discussion ne paraît pas avoir été longue. On a écouté par politesse le discours de M. Gaston Boissier, mais le conseil supérieur de l’instruction publique avait son siège fait et l’éminent académicien n’a convaincu personne. En toute cette affaire, comme en beaucoup d’autres, la France qui se croit toujours « à l’avant-garde des nations » traîne en queue du cortège et si loin, qu’elle ne s’aperçoit même pas que la direction est en train de changer. La réaction — nécessaire peut-être — contre le classicisme exagéré de nos pères, touche à sa fin ; on a mesuré l’inconvénient de l’excès contraire ; on sent qu’une véritable et solide formation littéraire ne saurait s’appuyer sur une langue vivante et qu’une spécialisation scientifique trop précoce est un sûr garant de dessèchement pour l’esprit. Dans son discours d’inauguration, le président N. M. Butler, récemment élu à la direction de l’université Columbia de New-York, s’élève avec force contre le spécialisme en éducation et il en compare la nécessaire et naturelle intransigeance à celle du puritain. Ainsi l’Amérique elle-même témoigne de sa méfiance à l’égard du modernisme pédagogique dans lequel nous nous enfonçons !

Il y a un autre point de vue. Les essais de langage universel n’ont pas abouti : Volapuk, Esperanto, tout cela est voué à un prochain oubli. Et comment en serait-il autrement ? Va-t-on s’amuser à apprendre une langue de plus quand il y en a tellement aujourd’hui dont il est utile de posséder au moins la connaissance élémentaire ? Poser la question, c’est y répondre. Le latin tend de plus en plus, à servir de lien entre les sociétés savantes de différents pays, et là encore, c’est le Nouveau-Monde qui donne l’exemple.

De quoi il résulte que si nous abandonnons, nous autres Français, le sceptre de l’éducation classique sous prétexte qu’il n’est plus bon à rien, d’autres nations sont toutes prêtes à nous le prendre des mains et nous verrons ce qu’elles en sauront tirer d’avantages et de force intellectuelle et morale. Nous démolissons à coups répétés notre prestige littéraire et les éléments dont il était fait seront utilisés par d’autres quelque jour. Napoléon disait avec dédain que l’Angleterre n’était qu’une agglomération de marchands. Nous visons, nous, à ne former que des contre-maîtres. Le contre-maître c’est l’idéal ou pire ; on ne pense qu’à lui. Inconsciemment — parce qu’il représente le couronnement ordinaire d’une carrière d’ouvrier — tout tend vers lui, tout lui est subordonné et cette préoccupation d’un démocratisme mal entendu

influe jusque sur les règlements du doctorat ès-lettres.

JULES SIMON



Un dimanche de juillet on a inauguré sur la place de la Madeleine la statue de Jules Simon. C’est un monument très simple. Le socle de pierre qu’ornent deux bas-reliefs supporte un marbre qui ne vise pas à l’antique ; la silhouette est bien moderne : un homme de notre temps, debout, les bras croisés, avec le costume habituel et dans l’attitude journalière. La physionomie est à la fois douce et énergique ; il manque le regard et la voix et, chez Jules Simon, toute l’éloquence du caractère était là. N’importe ! telle quelle, cette statue satisfait les admirateurs et les fidèles amis du maître par sa simplicité d’abord et surtout par le site qu’elle occupe.

Ce site s’imposait certes. Au numéro 10 de la place de la Madeleine se dresse la maison dont l’illustre écrivain occupa, pendant les deux tiers de son existence, le dernier étage, et dont il gravit jusqu’à la fin l’escalier peu moderne. De là-haut, de ce balcon de fer qui court le long de la façade, Jules Simon, pendant plus d’un demi-siècle, observa les spectacles parisiens en même temps qu’il rêvait à sa lointaine Bretagne ; car ce Parisien était demeuré un Breton quand même et ce Breton était devenu un Parisien indéracinable. C’est là, qu’au milieu de ses chers livres, il traversa mille épreuves et surmonta mille obstacles tandis que sa plume infatigable soutenait à la fois son courage et son foyer.

Dès sa mort, l’emplacement fut choisi pour y commémorer sa mémoire et nul, au premier abord, n’eût prévu que la chose put être discutée. Elle souleva pourtant des difficultés qui parurent, un moment insurmontables. Le Conseil municipal de Paris en voulait rétrospectivement à Jules Simon de sa modération et de son libéralisme ; il fallut que les électeurs envoyassent siéger à l’Hôtel de Ville une majorité nationaliste pour que l’autorisation fut obtenue de remplacer par le monument d’un grand homme l’affreuse petite fontaine qui décorait le triangle formé à cet endroit par la place et le boulevard de la Madeleine. Voilà comment sept années se sont écoulées entre la conception du projet et son exécution.


i


Cet incident posthume est étrange et philosophique. Il continue au delà de la mort ce qui fut, en somme, la caractéristique de l’existence de Jules Simon et ce qui le fait ressembler moralement au cadran solaire autour duquel tourne l’ombre des jours. Selon l’heure, Jules Simon vit évoluer autour de lui les opinions et jusqu’à l’amitié ; rien ne lui fut fidèle ; lui seul demeura fidèle à ses convictions.

Il a raconté en des pages exquises qui furent, depuis sa mort, livrées au public l’enfance à la fois douce et pénible qui lui était échue en partage et il semble que, dès lors, se soient incrustés dans son cœur ces trois mots dont plus tard il fit sa devise et qui sont aujourd’hui inscrits sur son tombeau : Dieu — Patrie — Liberté.

Simon n’était point son nom, mais le nom de baptême de son père sous lequel on le désignait, ainsi qu’il est d’usage dans maint village Breton. La famille jadis aisée avait éprouvé de grands revers ; on était sous la Restauration ; sans cacher ses opinions, le père se tenait à l’écart ; c’était un bleu et par conséquent, un suspect ; taciturne d’ailleurs et bizarre, il laissait à sa femme le soin de diriger le ménage et l’éducation des enfants ; celle-ci, aidée du curé, un brave homme débonnaire et pas intolérant, s’occupa particulièrement du petit Jules dont l’esprit curieux et réfléchi, le bon sourire et la nature aimante attiraient tous les cœurs. Mais ces dons heureux précisément le désignaient pour un précoce exil ; il prit tout jeune, le chemin du collège où certes l’existence d’un boursier, en ces temps lointains, manquait de charmes. Le petit écolier eut beaucoup à peiner et beaucoup à souffrir ; il connut de bien bonne heure le goût des larmes mais elles lui furent salutaires ; en lui elles firent germer de la force et point d’aigreur. À quatorze ans, en seconde, comme la gêne de ses parents avait augmenté et qu’ils ne se trouvaient plus à même de lui venir en aide, il se fit répétiteur ; un des maîtres du collège lui procura huit élèves plus jeunes que lui qu’il fit travailler en dehors des classes à raison de trois francs par mois.

Quand il devint professeur à l’école normale, où dit-on sa juvénile silhouette le faisait prendre pour le condisciple de ses élèves, le charme de sa parole et l’ampleur de son érudition le mirent tout de suite hors de pair et bientôt la Sorbonne lui ouvrit ses portes. On sait comment elles lui furent fermées. C’était le 9 décembre 1851. Le lendemain, le peuple Français devait absoudre ou condamner, en un plébiciste solennel, les actes de violence par lesquels Louis-Napoléon Bonaparte avait établi sa dictature et préparé la restauration de l’empire. À l’auditoire nombreux qui suivait passionnément ses leçons, Jules Simon tint ce langage si fier : « Je suis ici professeur de morale. Je vous dois aujourd’hui non une leçon mais un exemple. Le droit vient d’être publiquement violé par celui qui avait la charge de le défendre. La France doit dire demain dans ses comices si elle approuve la violation du droit ou si elle la condamne. N’y eut-il dans les urnes qu’un seul bulletin pour prononcer la condamnation, je le revendique d’avance. Il sera mien. » Et comme les applaudissements éclataient de toutes parts : « Je prends vos applaudissements pour un serment, ajouta le vaillant professeur ; si jamais vous pactisez avec le crime pour avoir votre part dans le bénéfice, souvenez-vous que vous serez des parjures ». Ce jour-là, Jules Simon faisait à sa conscience un sacrifice bien plus grand qu’on ne l’a dit et cru depuis. Non seulement la destitution certaine à laquelle il s’exposait et qui survint tout aussitôt le laissait sans ressources, mais les circonstances lui enlevaient jusqu’au moyen de s’en créer d’autres ; la liberté de la presse allait s’éclipser avec celle de la parole et il était impossible de prévoir combien de temps durerait le régime qui venait de s’établir ; d’autant plus longtemps sans doute qu’il se bornait à museler la pensée, laissant les autres formes de l’activité humaine se manifester librement.

Cette scène mémorable de 1851 est l’objet d’un des deux bas-reliefs qui ornent le piédestal de la statue élevée sur la place de la Madeleine. L’autre rappelle le travail de l’écrivain, enseignant par ses livres en attendant que la tribune lui fut rendue. On ne lira plus beaucoup les livres de Jules Simon pour une raison très rare et très flatteuse, c’est qu’ils sont réalisés ; les idées dont il s’était fait le champion sont admises presque unanimement ; les réformes qu’il préconisait sont accomplies. Il y a même autour de nous une tendance trop marquée à traiter ces idées d’anodines et ces réformes d’insuffisantes ; on veut aller, on va déjà bien plus loin en vertu de cette disposition du caractère Français à outrer toutes choses, à suivre la route de la logique jusqu’à l’absurde, car dans la vie réelle et pratique, c’est bien à l’absurde que mène la logique. Il faudrait relire aujourd’hui ce qu’a écrit Jules Simon non plus pour y trouver le programme d’un avenir désirable vers lequel tendre, mais les limites d’un présent raisonnable auquel s’arrêter.

Par ces études d’un caractère si élevé où tant de prudence s’alliait à tant de générosité, Jules Simon se préparait au rôle politique qu’il allait jouer. Il fut un de ces fameux « cinq » que le réveil libéral envoya siéger au corps législatif impérial et qui formèrent le noyau de l’opposition. Le fardeau du pouvoir devait tomber sur eux bien inopinément et non point par le jeu régulier du gouvernement constitutionnel qu’était en train de devenir l’empire, mais dans le désarroi d’une effroyable catastrophe qui laissait la France envahie et la nation sans chef et sans guides.


ii


L’œuvre ministérielle de Jules Simon ne fut pas très longue. Il fit partie de ce gouvernement de la Défense nationale qui s’improvisa courageusement en face du péril ; il aida de toutes ses forces Thiers dans son entreprise de réorganisation nationale ; enfin il fut, sous le maréchal de Mac-Mahon, chef d’un cabinet que renversa de façon imprévue et injustifiée le demi coup d’État du 16 Mai. Ce ne fut pas assez pour dessiner une ligne de politique générale personnelle ; mais ce fut assez pour orienter le département de l’Instruction publique dans des voies nouvelles. Aussi bien Jules Simon était-il désigné par ses travaux et ses doctrines pour devenir le grand maître de l’Université dans la république renaissante. Si l’on examine aujourd’hui l’ensemble des réformes pédagogiques qu’il réalisa ou amorça, on est frappé par leur caractère nettement démocratique et obstinément libéral. Certes réclamer l’obligation et la gratuité de l’enseignement primaire, c’était, en ce temps-là surtout, atteindre à la limite des revendications légitimes de la démocratie ; Jules Simon n’y joignait aucune proposition en faveur de la laïcité. Il avait sans doute des préférences pour l’école laïque, mais il eût craint de pécher contre la liberté en excluant de l’enseignement officiel toute une catégorie de citoyens. Le même souci s’affirme dans ses circulaires relatives à l’enseignement secondaire et à l’enseignement supérieur ; partout, on relève la volonté ferme de maintenir les droits de l’État et en même temps de respecter ceux de l’individu. Il donna d’ailleurs, peu d’années après avoir quitté le pouvoir, un exemple retentissant de son attachement aux doctrines libérales. Quand le fameux « article 7 » de Jules Ferry voté par la Chambre vint en discussion devant le Sénat (1880) la lutte des partis s’établit très vive autour de cette mesure discutable dans son application plus encore que dans son principe. Ses amis pressaient Jules Simon d’apporter son concours à ce qu’ils appelaient une œuvre de défense républicaine ; bien d’autres obéissant il leur intérêt eussent acquiescé ou bien se fussent abstenus d’intervenir ; mais lui n’hésita pas ; il se jeta dans la mêlée défendant, par amour de la liberté, ces Jésuites qu’il n’aimait pas et contre lesquels était dirigé le projet de loi. Grâce à lui, à l’éloquence prodigieuse qu’il déploya, l’article 7 fut rejeté.

Sans s’apercevoir que Jules Simon venait de mettre glorieusement en pratique les idées dont il était sous l’empire l’apôtre applaudi par eux, les républicains lui en voulurent comme d’une trahison. Et la droite mit à le fêter plus de reconnaissance pour le service rendu que d’admiration pour la grandeur d’âme dont il avait fait preuve. Il avait accueilli les nouveaux amis comme il supporta la retraite momentanée des anciens avec cette aménité du vrai philosophe qui, ayant pour lui le témoignage de sa conscience, peut attendre les retours certains de la justice.

Et neuf années ne s’étaient pas écoulées qu’un nouveau chassé-croisé s’opérait autour de lui. Dès qu’il vit poindre le Boulangisme dont le véritable caractère n’apparaissait pas encore aux yeux de beaucoup de républicains, il le dénonça avec une superbe violence, s’exposant en première ligne aux représailles du futur dictateur. Et à cet âge, risquer l’exil demandait assurément une volonté et une abnégation peu communes. La campagne menée par Jules Simon ne fut pas vaine ; il eut la joie de se dire que ses efforts avaient largement contribué à sauver la patrie d’un despotisme d’autant plus inquiétant que celui au nom duquel il se fut établi était moins digne de l’exercer. Ce bel épisode de sa vie lui ramena les amis qu’avaient écartés si injustement son attitude lors de l’article 7. Les nationalistes, assez honteux d’ailleurs du naufrage Boulangiste, ne lui en voulurent pas.

Pouvait-on, désormais, en vouloir à Jules Simon ? Il était devenu le chef incontesté d’un ministère qui n’a point d’existence légale et qui n’en est pas moins l’un des plus féconds et des plus nécessaires que puisse créer une grande démocratie. Il était devenu le ministre des entreprises humanitaires. Innombrables étaient les sociétés qu’il présidait, auxquelles il apportait une direction sage, de précieux encouragements et un prestige sans égal. L’Association philotechnique dont les cours du soir ont permis à tant de travailleurs adultes de refaire l’éducation intellectuelle qui avait manqué à leur enfance, l’Alliance française, cette vaste association qui répand au loin la pratique et le culte de notre langue, l’Union des sports athlétiques consacrée à la diffusion bienfaisante des exercices physiques, les Habitations à bon marché vouées au bien-être de l’ouvrier et à la protection de son foyer, la Société d’encouragement au bien qui va chercher pour les récompenser les humbles héros du devoir quotidien, l’Hospitalité de nuit qui fournit un gîte aux désespérés de la vie, l’Office central des institutions charitables qui vise à faciliter en leur servant de lien la tâche des sociétés de bienfaisance, l’Assistance par le travail dont le but est de relever le miséreux en le secourant, le Patronage des libérés qui aide le condamné à se réhabiliter devant le monde après que sa peine a pris fin, la Ligue contre la licence des rues qui poursuit l’ignoble pornographie, le Sauvetage des naufragés, la Ligue anti-esclavagiste, enfin, le Sauvetage de l’enfance, l’œuvre qui, peut-être, était le plus sienne et lui tenait le plus à cœur, voilà quelques-unes — quelques-unes seulement — des grandes entreprises auxquelles Jules Simon voua son temps et son talent pendant les douze dernières années de sa vie. On conçoit que se sentant si utile, il n’eut plus le désir de rentrer dans la politique.

Ces occupations, ce dévouement admirable et la compétence qui en résultait désignaient Jules Simon tout autant que ses livres et sa renommée universelle pour représenter la France à la conférence ouvrière de Berlin, convoquée par l’empereur Guillaume ii. Il y concentra naturellement tous les regards ; il fut le véritable président de cette réunion mémorable dans laquelle se trouvèrent en quelque sorte consacrées les idées qu’il avait formulées ; lorsque le dernier protocole eut été signé, l’impératrice d’Allemagne dit au représentant de la France cette gracieuse parole : « Monsieur Jules Simon, voici l’Europe qui a mis sa signature au bas de l’Ouvrière ». On ne pouvait mieux exprimer combien les doctrines exposées dans ce livre célèbre avaient fait de chemin dans les esprits depuis le jour où il avait paru.


iii


Des trois termes de sa devise, le premier n’était pas celui auquel Jules Simon était le moins attaché, mais celui dont il parlait le moins. Sa crainte extrême de paraître prendre parti dans une des nombreuses querelles confessionnelles qui agitaient ses concitoyens le rendait sur ce point d’une réserve presque exagérée. Il se contentait de proclamer Dieu par cette devise même et s’enfermait pour le définir dans les profondeurs de sa conscience. On en a conclu trop généralement que ce Dieu n’était pour lui qu’une vague représentation, un Dieu sans contours et sans réalité. Cette manière de voir est tout à fait erronée ; le déisme de Jules Simon fut plus solide à l’épreuve et gouverna plus fortement sa conduite et ses pensées que maint confessionnalisme enchâssé dans les rites et les scrupules ; il était de ces grands esprits qui résident à des hauteurs proches de la Divinité et n’ont besoin ni de faire un geste pour se forcer à la prière ni de s’exciter à la vertu par la dévotion.

La forme la plus usuelle par laquelle se traduisait le patriotisme de Jules Simon était son dévouement à l’armée. À l’exception de Gambetta, aucun Français n’a su trouver depuis trente ans, pour parler de l’armée nationale, d’accents aussi pathétiques ; il l’exaltait en toute circonstance et ne manquait point surtout, lorsqu’il s’adressait à des lycéens, de leur présenter leur futur séjour à la caserne comme une période d’honneur et de salutaire effort à laquelle ils devaient consacrer tout leur entrain et toute leur bonne volonté. Quand il parlait ainsi, son ardeur juvénile était telle que l’on sentait en lui comme un regret de ne pouvoir échanger sa plume laborieuse contre un belliqueux « flingot ». Il eut fait un admirable soldat dont l’abnégation et l’esprit de discipline auraient été portés presque à l’excès.

Or, Jules Simon n’avait rien de militaire dans son tempérament, ni dans son passé, ni dans sa mentalité. Au temps de sa jeunesse et jusque sous l’empire, il avait joint à celles de ses amis de virulentes apostrophes en faveur de la suppression des armées permanentes. Il s’était laissé bercer, comme beaucoup de sa génération, par le rêve de la paix générale et de la fraternité des peuples. Les malheurs de 1870 ayant achevé de l’éclairer sur ce point, c’est désormais dans une armée solide et incontestée qu’il faisait résider la sécurité de la patrie et les seuls espoirs de paix. À cette armée il donnait tout son cœur, sans chercher à expliquer autrement que par les faits l’évolution de son esprit ; il y a des opportunismes qui sont l’expression évidente du plus pur patriotisme. Tel était celui qui avait fait de Jules Simon un fervent militariste.

Nous en avons dit assez sur sa manière de mettre en pratique ses propres doctrines pour n’avoir pas à revenir sur la leçon dont il entendait la liberté. Il la voulait aussi étendue que possible ; il ne la voulait pas absolue. Dans le remarquable discours prononcé par M. Paul Deschanel, au nom de l’Académie, à la cérémonie d’inauguration de la statue de Jules Simon se trouvent à cet égard certains passages aussi exacts que suggestifs. « Jules Simon a dit M. Deschanel, comprend qu’à un monde nouveau, né de la science et du suffrage universel, il faut une organisation nouvelle et un droit nouveau. Il passe au crible de sa lucide raison les théories socialistes. Dans Saint-Simon, dans Fourier, il discerne la part de divination, l’aperçu de génie. L’association a été compromise parce que ses premiers apôtres ont voulu l’imposer ; il dégage l’association libre de l’association forcée et par là il la sauve. Il prédit que le bénéfice remplacera le salaire. Il prévoit le grand rôle de la mutualité, instrument futur des retraites ouvrières et celui de la coopération dont l’avenir sera incalculable lorsque ses quatre espèces : production, consommation, crédit, construction se pénétreront et se féconderont les unes les autres. Il veut que l’État travaille à se rendre utile en fortifiant l’initiative privée, mais il lui demande aussi de faire tout le bien dont l’initiative privée n’est pas encore capable. Contre ceux qui vont répétant que le droit de travailler est absolu et ne peut être restreint par le pouvoir social, il établit le droit de la société à assurer le recrutement de la société, son droit à protéger le droit dans la personne des opprimés.

Ses pages sur la constitution du droit de propriété en régime communiste, sur la propriété considérée comme un démembrement de la souveraineté, où il montre l’analogie profonde entre le droit éminent de propriété sous l’ancien régime et le droit éminent de propriété dans une société propriétaire des capitaux, ces pages écrites avant l’apparition de Marx, n’ont rien perdu de leur énergie première et demeurent invincibles.

Mais, en même temps, il déclare qu’en matière de propriété comme en toute autre, le droit individuel doit compter avec la communauté ; qu’en société aucun droit n’est garanti qu’à la condition d’un sacrifice, et que la propriété ne reconnaissant aucune limite deviendrait à son tour une tyrannie. « L’argent, dit-il se coalisera contre nos besoins et contre nos bras. Il nous tuera par le monopole et par l’exploitation… L’humanité tournera dans un cercle et rétablira l’esclavage par l’exagération de la liberté. C’est donc une vérité d’évidence que la propriété, comme la liberté, doit faire des sacrifices à l’ordre ».

Ainsi, il donne pour la première fois au progrès social une doctrine, un programme et une méthode. À quarante ans de distance, il ouvre les voies où nous marchons, il indique les solutions que nous nous efforçons de réaliser : d’une part, le développement du principe d’association sous des formes de plus en plus actives ; d’autre part, une législation équitable et humaine, donnant aux travailleurs plus de confort, de loisirs, de sécurité et d’indépendance ».


iv


Le talent d’orateur et d’écrivain de Jules Simon rappelait — son talent d’orateur surtout — ces travaux d’aiguille qui superposent, aux riches dessins d’un beau tissu, des broderies d’une finesse et d’un coloris sans pareils. Le fond du discours était toujours puissamment préparé ; arguments réfléchis, gradation parfaite, conclusion logique. Mais là-dessus courait une merveilleuse improvisation tour à tour émue, ironique, égayante et entraînante ; les mots choisis — on eût dit au poids — s’équilibraient exactement : une sorte d’harmonie régnait entre la mesure de la phrase et celle de la pensée pour se prolonger dans le geste et dans le maintien. Jules Simon en était arrivé à « jouer » ses discours familiers ; on prenait un plaisir égal à le voir et à l’entendre tant il y avait d’art, et d’art naturel, dans le moindre de ses mouvements. Il aimait particulièrement les oppositions bien rythmées, la malice rapide et les grandes envolées imprévues. L’auditeur qui souriait de quelque anecdote exquise ou de quelque trait bien lancé ne savait jamais si, la minute suivante, sa gorge ne se contracterait pas d’émotion ; et souvent il en était ainsi. Les passages émouvants empruntaient à leur soudaineté merveilleuse une grande partie de leur face. De toute façon l’impression était intense et durable.

Le style épistolaire de Jules Simon rappelait son langage. Il écrivait journellement des multitudes de billets, répondant à tout lui-même et le moindre de ces billets avait une saveur extraordinaire. Ses plus longues lettres devenaient facilement des modèles à faire pâlir Madame de Sévigné dont la plume n’avait pas autant d’élégance et infiniment moins de simplicité.

Sur ses vieux jours, Jules Simon était assis en face de sa grande table surchargée de papiers dans le désordre desquels il se reconnaissait sans peine ; autour de lui étaient ses livres, couvrant les murs ; et sur une console, des bronzes et des multitudes de médailles qu’on lui avait offertes rappelaient les œuvres auxquelles il se dévouait. Une couverture de laine sur ses genoux, il abattait là de formidables besognes, ayant d’ailleurs couru l’après-midi de séance en séance et trouvant encore le temps de recommander celui-ci ou d’apostiller la demande de celui-là. Couvé par la tendresse infatigable de la femme admirable qui partagea sa vie et ne lui survécut que pour le pleurer, il recevait libéralement les visiteurs, un peu maussade au début à l’idée d’être encore une fois dérangé, mais rasséréné bien vite et les retenant alors par le charme sans égal de sa conversation si pleine de souvenirs pittoresques et de pensées généreuses.

Les amis de Jules Simon ont la crainte que sa notoriété ne soit pas dans l’avenir à la hauteur de son talent et de ses services. Les bizarreries d’un Proudhon ou le tapage d’un Boulanger se repercutent plus longtemps à travers les échos de la postérité que les conseils de la sagesse. Ils souhaitent donc que quelque ouvrage relatant le détail de sa longue existence, résumant l’enseignement si élevé qu’il a donné par ses livres et par sa parole et faisant revivre ses traits aimés soit livré au public ; ouvrage de propagande dont il faudrait tirer une édition populaire, propre à être répandue en un grand nombre d’exemplaires. Il ne suffit pas que sa statue s’élève à Paris pour rappeler son nom ; il faut encore que chacun sache pourquoi et comment il fut un grand Français.


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LA VIE ET LA MORT



Presque simultanément sont apparus aux devantures des libraires un gros bouquin qui s’intitule : essai de philosophie optimiste — et un petit bouquin qui relate la lugubre odyssée de la colonne Seymour en Chine. Un vieux savant, le docteur Metchnikoff est l’auteur du premier ; un très jeune enseigne de vaisseau, Jean de Ruffi de Pontevès est l’auteur du second.

Le livre du docteur est plein de choses gaies, très gaies même ; un critique a pu dire ces jours-ci que le conte de fée y côtoyait l’étude scientifique ; celui de l’enseigne de vaisseau est rempli de choses infiniment tristes, de massacres, de souffrances et d’angoisses. Or, quand on en a fini avec la prose de M. Metchnikoff on se sent las de la vie comme si le poids des ans vous accablait ; celle de M. de Pontevès vous laisse au contraire sous une impression saine de vigueur et de santé. Voilà un phénomène qui vaut, n’est-ce pas, quelques moments de réflexion ?

Le docteur Metchnikoff s’est indigné en constatant que le corps de l’homme était beaucoup moins bien construit qu’il n’aurait pu l’être. Il trouve que Dieu ne mérite pas un premier prix d’architecture ni même un accessit — et que ses connaissances en mécanique sont vraiment bien imparfaites. Ainsi, à quoi sert l’appendice ? c’est un organe de lapin ; heureusement la science s’est décidée à l’enlever. Il en sera de même du gros intestin et de l’estomac ; ce sont des organes de vaches. On en arrivera bientôt à perfectionner l’individu ; la chirurgie lui fera les retouches nécessaires. D’autre part, on le guérira de toutes les maladies en attendant qu’on l’en préserve. Pasteur dont se réclame le naïf savant en cette occasion, serait certes bien étonné d’être rendu responsable d’une pareille énormité. Mais M. Metchnikoff ne s’arrête pas en route ; l’image de Mathusalem l’obsède. Il nous promet des existences superposées, une jeunesse qui ira jusqu’aux environs de cent ans et un âge mûr qui prendra fin aux environs de deux cents. Que de choses on pourra faire avec tant d’heures devant soi ! Par exemple, il sera très malaisé pour un auteur fécond qui aura débuté jeune (vers 75 ans) dans la carrière des lettres, de se rappeler, au seuil de la vieillesse, le contenu des 8 ou 10.000 chapitres que sa plume aura confectionnés sans se presser. Mais l’inconvénient est faible.

De vieillesse, d’ailleurs, il n’y aura plus. La vieillesse est encore une anomalie inacceptable. Pourquoi vieillir ? Mourir, c’est une autre chose. Oui, il faut mourir, mais « rassasié d’années », comme les patriarches de la Bible. Et alors la crainte de la mort n’existera plus. On aura autant d’agrément à s’endormir du sommeil éternel qu’on en éprouve chaque soir à s’endormir dans son lit après une journée de fatigue. Nous croyons que tout le livre de M. Metchnikoff est écrit en vue de cette petite théorie anticléricale, car on entend bien que ce sont les Églises qui, d’après lui, ont institué cette crainte de la mort avec leurs récits d’enfers et de purgatoires. Laissez faire la nature en la préservant seulement du microbe et tout cela s’évanouit… Mais, brave docteur, ne sentez-vous pas que ce qui fait l’agrément du sommeil de chaque soir, c’est la confiance de se réveiller le lendemain matin ? Si vous avez un doute sérieux à cet égard, vous n’aurez aucun plaisir à vous endormir, cela est bien certain. Aussi meurt-on d’autant plus facilement, à quelque âge que ce soit, que l’on a foi dans le réveil éternel. C’est encore l’unique recette.

Les marins dont Jean de Pontevès décrit les héroïques aventures, n’en avaient point d’autres. On sait ce que fut cette colonne Seymour qui quitta Tien-Tsin le 14 juin 1900 et y rentra le 22 décimée, n’ayant pu parvenir jusqu’à Pékin et ayant soutenu dans les ruines d’un arsenal Chinois un siège extraordinaire. Les escadres de huit nations en avaient fourni le contingent et l’amiral Anglais Seymour en exerçait le commandement. C’est lui qui à l’issue d’un assaut dans lequel nos troupes avaient joué le beau rôle et pris la première place, dit au capitaine de vaisseau de Marolles : « Décidément, vous autres Français, vous êtes toujours les plus vites ». Aucune lecture n’est plus attachante que celle de ce petit volume où les actes de bravoure de l’auteur et de ses camarades, simplement contés, se multiplient de telle façon qu’on finit par oublier de s’en émerveiller.

Les jeunes octogénaires que nous promet M. Metchnikoff seront probablement beaucoup plus avares de leur sang et n’auront point de hauts faits de ce genre à narrer. Peut-être même refuseront-ils tout à fait de se battre, ne voulant pas exposer une existence qui sera devenue si confortable et si sûre d’elle-même. Mais cette vie allongée et protégée ne sera plus la vie, et ceux qui la mèneront ne seront plus des hommes. L’idéal humain en effet, ne se compose ni de jouissances, ni même d’activité ; il lui faut de toute nécessité l’esprit de sacrifice — et de sacrifice poussé jusqu’à la mort ; la mort est une des formes de la vie ; voilà pourquoi le livre de M. Metchnikoff laisse après lui un relent de fadeur et d’ennui, et pourquoi celui de M. de Pontevès est producteur de force et d’énergie.


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LE CONCLAVE



Dans le passé, les conclaves furent fréquents ; depuis un siècle ils sont devenus rares, puisque Pie ix a régné trente-et-un ans et Léon xiii, vingt-cinq ans. L’opinion n’est donc plus au courant des curieuses particularités de cette institution, laquelle ne remonte pas, comme on le croit généralement, aux premiers temps du christianisme, mais seulement à l’an 1059. Les successeurs de Saint-Pierre furent élus pendant dix siècles directement par le clergé et le peuple réunis. Il ne faut pas cependant prendre au pied de la lettre l’expression de « peuple » ; elle signifie, à proprement parler, les chefs des fidèles ; c’est le sens dans lequel l’entendent beaucoup d’églises protestantes qui associent le pasteur à ses ouailles dans le gouvernement de la communauté, mais ne considèrent comme membres de l’église que les personnes régulièrement inscrites et affiliées. Ainsi en était-il dans la Rome primitive.

Cette élection directe présentait des inconvénients croissants et le grand pape Grégoire vii s’en était déjà préoccupé. Ce fut Nicolas ii qui, en 1059, attribua définitivement la nomination du pape aux seuls cardinaux. On ne revint point sur cette importante réforme.

L’histoire des conclaves renferme plus d’un épisode intéressant. On peut citer d’abord le fameux conclave de Viterbe, chargé de donner un successeur à Clément iv (1268). En ce temps-là, les papes étaient assez voyageurs et transportaient volontiers leur résidence temporaire d’une ville à une autre ; l’élection se faisait dans la ville où le pape se trouvait avoir rendu le dernier soupir. Les cardinaux s’assemblèrent donc à Viterbe dont le séjour apparemment leur convint, car ils s’arrangèrent pour délibérer dix-sept mois durant. Au bout de ce temps, les habitants vexés instituèrent la clôture qui jusqu’alors était demeurée théorique ; on empêcha les membres du conclave de sortir du palais et on leur fit passer des vivres comme à des prisonniers. Chose étrange, cette mesure radicale fut inefficace et seize mois s’écoulèrent encore sans que le nom de l’élu sortit des urnes. Les habitants perplexes se décidèrent à enlever la toiture de la salle où délibéraient ces singuliers électeurs et, les ardeurs d’un soleil estival aidant, ceux-ci se décidèrent à choisir un pape qui, par parenthèse, n’était point cardinal et ne faisait pas partie de l’assemblée.

L’interrègne cette fois avait duré un peu moins de trois ans. Le conclave suivant fut bref, le pape Grégoire x ayant pris d’avance ses précautions en stipulant qu’au bout de cinq jours, les cardinaux ne recevraient plus pour toute nourriture que du pain et de l’eau. Mais l’usage de ces prescriptions rigoristes ne fut pas maintenu. Plusieurs conclaves eurent lieu en France, à Avignon, du temps que les papes résidaient dans cette ville ; il y en eut un à Carpentras qui fut troublé par un incendie dramatique et qui, repris à Lyon, aboutit au bout de longtemps à l’élection de Jean xxii. À partir de Clément vii, tous les conclaves durent se tenir à Rome.

Naturellement le nombre des membres de l’Assemblée varia beaucoup selon la composition du collège des cardinaux ; au conclave de Viterbe, ceux-ci n’étaient que dix-huit ; au conclave de 1623 dans lequel fut élu Urbain viii et qui se réunit au Vatican précisément à la date où s’ouvre le conclave chargé de donner un successeur à Léon xiii, les cardinaux avec leurs suites se trouvèrent entassés au nombre de deux cents dans des locaux très restreints ; la chaleur était extrême et tout de suite la malaria éclata faisant de nombreuses victimes.

Voici, d’après le Temps, quelques détails circonstanciés et intéressants sur la tenue des séances.

Après les « novemdiales » d’offices funèbres en l’honneur du pape défunt et de congrégations générales, les cardinaux se réunissent le dixième jour pour célébrer la messe du Saint-Esprit avant d’entrer en conclave. La messe est chantée par un des cardinaux les plus anciens de l’ordre des prêtres ; à la fin le prélat désigné par le Sacré-Collège prononce le sermon pro eligendo Pontifice.

Après cet office, les cardinaux retournent une dernière fois dans leur domicile particulier pour se préparer à l’entrée en conclave qui a lieu le soir. La plupart se rendent d’assez bonne heure dans l’après-midi au Vatican pour prendre possession de leurs « cellules » et s’y installer définitivement avec leurs deux conclavistes.

Le terme de « cellule » est consacré par l’usage, mais il ne répond plus à la réalité. Depuis les deux derniers conclaves, les cardinaux et leurs conclavistes sont installés dans de petits appartements ; chacun a la disposition de plusieurs pièces. À cet effet on évacue un certain nombre des locaux occupés habituellement par les bureaux ou le personnel du Vatican. D’autres, plus à envier encore, sont installés dans les loges et méditent devant leurs sublimes peintures.

Vers cinq heures du soir, tous les cardinaux se réunissent dans la chapelle Pauline, le doyen entonne le Veni creator, et, précédés de la croix, tous se rendent à la chapelle Sixtine, en traversant la salle royale, où après les prières prescrites et la lecture des constitutions papales, a lieu la prestation du serment. On introduit d’abord le prélat majordome, gouverneur du conclave, puis le maréchal du conclave avec ses quatre officiers, son gentilhomme et les personnages de sa suite. Le prince, un Chigi — la charge est héréditaire dans cette famille — à genoux devant l’autel, jure, en présence des cardinaux, de veiller à leur sécurité. Puis on reçoit le serment des officiers de la garde suisse, de la garde palatine et de la gendarmerie qui sont préposés avec le majordome et le maréchal à la garde extérieure du conclave.

Les cardinaux se retirent, mais dans la soirée le camerlingue et le cardinal-doyen reçoivent dans la même chapelle le serment des conclavistes ecclésiastiques, des conclavistes laïques et de tout le personnel attaché au service intérieur du conclave ; serment de ne favoriser aucune intelligence avec le dehors, de garder un secret inviolable sur ce que l’on peut apprendre, etc.

Les cardinaux en rentrant dans leurs « cellules », reçoivent encore les personnages de distinction, et leurs amis qui viennent les saluer avant la réclusion. Mais vers une heure de la nuit, les cérémoniaires invitent tout le monde à sortir, en agitant les sonnettes et en criant : Extra omnes.

Tous ceux qui n’ont pas à partager la captivité du conclave s’en vont. Le cardinal-carmelingue, avec les trois cardinaux chefs des ordres des évêques, des prêtres et des diacres, procèdent à la clôture intérieure formelle. Le majordome et le maréchal du conclave procèdent, de leur côté, à la clôture extérieure.

Tous les matins, les cardinaux se réunissent pour entendre la messe en commun à la chapelle Pauline ; cette messe basse est célébrée par le prélat sacriste, mais le premier jour elle est célébrée par le cardinal doyen, et tous les cardinaux reçoivent la communion de sa main. Les autres jours, ils célèbrent en particulier leur messe à des autels érigés dans la salle Ducale, mais ils doivent néanmoins assister à la messe conventuelle après laquelle ils se retirent pour s’assembler ensuite vers dix heures, dans la chapelle Sixtine, qui sert de salle de scrutin. Elle est, à cet effet, disposée de la façon suivante :

Sur la plus haute marche de l’autel, du côté de l’Évangile, est posé le fauteuil où doit prendre place le nouveau pape. Auprès est la croix. Le long des parois sont rangés les sièges des cardinaux.

Chacun de ces sièges est surmonté d’un baldaquin de soie verte pour les cardinaux créés par les prédécesseurs du pape défunt, et de soie violette pour les cardinaux créés par le défunt. Les baldaquins sont levés, mais ils peuvent se mouvoir à l’aide d’un cordon et, quand l’élection est achevée, tous les cardinaux le laissent retomber, dès que l’élu a déclaré accepter le vote. Seul, celui du nouveau pontife reste levé et les cardinaux qui sont près de lui, s’écartent en signe de respect.

Devant chaque cardinal est une petite table ornée de son écusson portant son nom en latin. Un buvard de peau noire, du papier, des plumes, de l’encre, des bougies, complètent cette installation. Le premier siège du côté de l’Évangile, appartient au cardinal-doyen. Les suivants sont occupés par les cardinaux-évêques et les cardinaux-prêtres, selon l’ordre de leur entrée dans le Sacré-Collège.

Les sièges des cardinaux-diacres partent du côté de l’Épitre.

Au centre de la chapelle sont disposées six petites tables pour les cardinaux qui craindraient d’être vus de leurs voisins, quand ils écrivent sur leur bulletin. Près de l’autel, une autre table à bulletin (schedule, cédules) ; pains à cacheter, cire, candélabres, allumettes, pelotes de cordon de soie rouge, à la disposition des électeurs, car c’est toute une affaire de plier et de sceller un bulletin selon les règles, très strictes, et sous peine de nullité. Il y a aussi un meuble en noyer, divisé en soixante-dix compartiments : chacun reçoit une boule portant le nom d’un cardinal. Ces boules sont tirées d’une bourse de soie violette, pendant les scrutins, par le dernier cardinal-diacre, par les trois cardinaux-scrutateurs, par les trois cardinaux dit « infirmiers », chargés d’aller dans les chambres recevoir les schedule des malades, et qui les placent de leur main dans l’ouverture d’une boîte fermée à clef. Cette boîte est placée sur l’autel, à côté des calices, qui font l’office d’urnes.

Derrière l’autel est construite une petite cheminée, où, après chaque scrutin l’on brûle les schedule. C’est, pendant le conclave, une occupation favorite des Romains, de venir voir matin et soir, si une fumée s’élève au-dessus de la chapelle Sixtine : cela veut dire que le scrutin n’a pas encore donné de résultat.

Les cardinaux entrent en séance dans la chapelle Sixtine, accompagnés de leurs conclavistes et les cérémoniaires leur donnent les dernières explications sur la procédure du scrutin. Puis tout le monde sort, les cardinaux restent seuls : l’un d’eux va fermer à clef la porte de la chapelle.

Les cardinaux procèdent alors à l’élection, selon l’un de ces trois modes traditionnels :

L’élection par inspiration, adoration ou acclamation.

L’élection par compromis.

L’élection par scrutin et par accession.

La première a lieu, lorsque les cardinaux, réunis dans un sentiment unanime, nomment le pape spontanément. Toute convention antérieure rendrait l’élection nulle. Une seule opposition mettrait à néant l’acclamation.

La deuxième a lieu, lorsque les cardinaux, pour mettre fin à des difficultés insurmontables, conviennent de s’en rapporter à la décision de l’un ou de plusieurs d’entre eux. Tous les cardinaux présents doivent y consentir et le « veto » d’un seul annulerait le compromis. De plus, ils doivent signer au préalable, un acte déterminant les obligations de celui ou de ceux à qui ils ont remis leur pouvoir.

Le troisième mode — le scrutin — est le plus usuel. Chaque jour, on procède deux fois à la votation. Le matin, après la messe, de neuf heures à onze heures ; le soir, de cinq heures et demie à sept heures. Les deux tiers des voix sont exigés pour la validité. Lorsqu’il n’y a pas de résultat, la votation est annulée. Les bulletins, mélangés à de la paille humide, sont brûlés dans l’âtre de la petite cheminée, et le peuple apprend ainsi que le pape n’est pas élu.

La confection des bulletins et surtout le dépouillement du scrutin, sont choses extraordinairement minutieuses. Les détails en seraient longs et peu clairs, sans une démonstration pour ainsi dire matérielle, comme une leçon de choses. Le résultat seul importe. Et voici les dernières formalités.

Dès qu’un des cardinaux, dans le cas de scrutin, a réuni sur son nom les deux tiers des voix, le dernier créé des cardinaux-diacres agite la clochette. Les trois cardinaux en chefs d’ordre et le cardinal-camerlingue s’avancent vers l’élu et lui demandent : — « Acceptez-vous l’élection qui vient d’être canoniquement faite de vous au souverain-pontificat ? » Si l’élu répond affirmativement, tous les baldaquins s’abaissent sauf le sien. Les deux cardinaux placés près de lui s’écartent par respect, et le cardinal-doyen le prie de faire connaître le nom qu’il veut prendre.

Le premier maître des cérémonies dresse procès-verbal du tout.

Le nouveau pape, assisté des deux premiers cardinaux-diacres, va à l’autel, s’agenouille, prie. Il passe ensuite derrière l’autel, où on le revêt des ornements pontificaux. Il revient à l’autel, donne la bénédiction apostolique, s’assied sur le trône et reçoit « l’adoration » des cardinaux qui, à genoux, baisent son pied, sa main, et reçoivent de lui le baiser de paix.

Le cardinal-camerlingue passe au doigt du pape l’anneau du Pêcheur et le premier-cardinal-diacre, précédé de la croix papale, se dirige vers la loge de la bénédiction, fait abattre la cloison, et dit au peuple :

Annuntio vobis gaudium magnum : habemus pontificem, etc.

— Je vous annonce un grand bonheur, nous avons un pape, l’éminentissime et révérendissime seigneur N… qui a pris le nom de N…

On ouvre les portes du conclave : le pape admet au baisement des pieds le majordome, le maréchal, les conclavistes, les prélats de la garde des tours, ses parents, ses amis, les seigneurs Romains, le corps diplomatique et les fidèles.

À l’issue des réceptions, le cardinal-camerlingue présente au pape, les clefs du palais pontifical, et le pape entre en possession de son suprême pouvoir.


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BIBLIOGRAPHIE



Ont paru dernièrement :

Chez Plon et Cie (8, rue Garancière, Paris). — Lamartine, homme politique, par Pierre Quentin-Bauchart (7 fr. 50). — Les ailes brisées, par Jacques Frehel (3 fr. 50). — Histoire du Second Empire (tome 6), par Pierre de la Gorce (8 fr.). — Lueurs et flammes, poésies, par Hélène Vacaresco (3 fr. 50). — Mariage romanesque, par Marguerite Paradowska (3 fr. 50). — Trois dots, roman, par G. d’Azambuja (3 fr. 50). — Trinagria, promenades et impressions siciliennes par A. Dry (3 fr. 50). — Portraits d’aïeules, par André Lichtenberger (3 fr. 50).

Chez Hachette et Cie (79, boulevard Saint-Germain, Paris). — Histoire de France, depuis les origines jusqu’à la Révolution, publiée sous la direction d’Ernest Lavisse, fascicule, 3 et 4 du tome ii. — Charles Jalabert, par Émile Reinaud, préface de Gerome. — Pathologie mentale des rois de France (Louis XI et ses descendants), par Auguste Brachet.

Chez Calmann-Lévy (3, rue Auber, Paris). — Les musiciens et la musique, par Hector Berlioz (3 fr. 50). — Le plus fort, roman, par Claude Ferval (3 fr. 50). — Le maréchal Bessières, par André Rabel (7 fr. 50). — Corleone, par Marion Crawford, traduit par Ch. Bernard-Derosne (3 fr. 50).

Chez Armand Colin et Cie (5, rue de Mézières, Paris). — Le travail du style, par Antoine Albalat (3 fr. 50). — Les affirmations de la conscience moderne, par Gabriel Seailles (3 fr. 50). — Fleuves, canaux, chemins de fer, par Paul Léon, avec une introduction de Pierre Baudin (4 fr.). — La mutualité, par F. Lépine, avec une lettre-préface de Frédéric Passy (3 fr. 50).

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Chez Delagrave (15, rue Soufflot, Paris). — Histoire des littératures comparées des origines au xxe siècle, par Frédéric Loliée (4 fr.). — Histoires comme ça, de Rudyard Kipling, traduites par R. d’Humières et L. Fabulet.

Chez Gauthier-Villars (Quai des Grands-Augustins, Paris). — Les turbines à vapeur et leur application à la propulsion des navires, par G. Huart, ingénieur.

Chez Perrin et Cie (35, Quai des Grands-Augustins, Paris). — Le Concordat de 1801, ses origines, son histoire par le Cardinal Mathieu (7 fr. 50). — À deux voix, psychologie de jeunes filles, par Marie Dutoit (3 fr. 50).

  1. Voir la Revue de Septembre 1902.