Revue du Pays de Caux N°3 mai 1903/III

LE VOYAGE PRÉSIDENTIEL EN ALGÉRIE
ET EN TUNISIE



Le voyage que vient d’accomplir le président de la République à travers nos possessions de l’Afrique septentrionale marque une date importante dans leur histoire. C’est une étape qui est franchie, un cycle qui s’est clos, une période nouvelle qui va s’ouvrir. Depuis longtemps la visite du chef de l’État était attendue, mais le projet eut été difficile à exécuter plus tôt. L’Algérie que parcourut Napoléon iii était une région militaire où s’opéraient des grandes manœuvres incessantes ; on n’y voyait guère que des uniformes et des burnous ; l’avenir de la colonie demeurait incertain, son utilité contestable ; la domination Française s’y maintenait au prix de grands efforts et la continuité même de ces efforts empêchait d’en prévoir de plus étendus et de plus décisifs qui seuls eussent pu donner, à l’œuvre entreprise son orientation rationnelle et sa valeur certaine. La France d’alors était on ne peut moins coloniale ; en général les époques de richesse et de joie sont peu favorables à l’essor colonial et les Français du second empire étaient riches et joyeux.

Ce fut la troisième République, régime de dur labeur et de défrichement obstiné, qui, sans disputes ni déclamations, tira le char Algérien de l’ornière où il s’embourbait ; cela ne se fit pas, est-il besoin de le dire, sans erreurs et sans maladresses, sans temps perdu et sans traits cassés, mais enfin cela se fit. Aider les colons, calmer et rallier les indigènes ; établir à gauche un solide protectorat sur la régence de Tunis, à droite, une ferme influence sur le Maroc ; gagner vers l’intérieur de proche en proche jusqu’à rejoindre le Sénégal et la Côte d’Ivoire ; réformer enfin l’administration du haut en bas, tel était l’indispensable programme ; il est réalisé plus qu’aux deux tiers, presque aux trois quarts.

L’Afrique septentrionale ou Berbérie, appelée ainsi des peuplades Berbères qui en furent les premiers occupants, appartint successivement aux Carthaginois, aux Romains, aux Vandales, aux Arabes et aux Turcs. Contre ces envahisseurs successifs les Berbères (Libyens, Numides, Gétules, Maures, etc, etc.), luttèrent infructueusement ; ils furent repoussés vers le désert ; seuls les Kabyles et les Touaregs représentent aujourd’hui leur race vaincue. Vaincus aussi ces Carthaginois dont le nom est familier aux élèves de nos lycées à l’esprit desquels il évoque la mauvaise foi traditionnelle ; mais ceux-là du moins ont laissé derrière eux des merveilles que Flaubert avait su deviner en écrivant son fameux roman Salammbo et que la patiente archéologie nous fait toucher du doigt. Les fouilles de Carthage ont déjà fourni les détails les plus curieux sur la civilisation punique. Il y a peu de jours encore on découvrait l’ancien arsenal détruit par Scipion, contenant des milliers de projectiles en terre cuite inutilisés par les défenseurs aux abois. Plus loin, au-delà de Tunis, c’est Thugga, l’antique citadelle Numide embellie par l’art Romain. Puis la cité militaire d’Ammaedara, l’élégante et gracieuse Thysdrus, la commerçante Gighti et, dans la province de Constantine, la monumentale Timgad avec son arc de triomphe, son forum, ses sanctuaires, son théâtre — voire même un très curieux établissement de latrines publiques présentant un système d’écoulement, de « tout à l’égout » parfaitement aménagé ; à Pompéï, on avait déjà trouvé une salle de bains avec des tuyaux de plomb presque semblables aux nôtres et une trousse de chirurgien passablement complète… que n’avaient-ils pas inventé, ces Romains ?… La domination Byzantine laissa peu de traces ; il nous reste l’énorme citadelle élevée à Ammaedara par l’empereur Justinien.

Les Arabes fondèrent plusieurs royaumes. Les plus prospères furent ceux de Fez, de Tlemcen, d’Alger, de Kairouan. Mais les ports de la côte les attirèrent surtout ; ils y créèrent de terribles centres de piraterie. D’abord les Sarrazins et ensuite les corsaires Turcs firent, quatre siècles durant, régner une sorte de terreur sur la Méditerranée. Le pillage des navires n’était que le moindre de leurs méfaits ; ils opéraient sur les côtes de France, d’Italie et surtout sur celles d’Espagne et de Sicile des descentes répétées au cours desquelles ils faisaient, parmi le meurtre et l’incendie, de véritables razzias d’esclaves. Il est incompréhensible que les puissances Européennes les plus directement intéressées à voir cesser un pareil état de choses l’aient toléré si longtemps. Elles ne dirigèrent contre les forbans Algériens que de rares et insuffisantes expéditions. Chose curieuse, ce fut la jeune république des États-Unis, née de la veille, qui osa la première leur infliger un sérieux châtiment. Enfin, en 1830, la France profitant d’une insulte faite par le Dey[1], à son représentant (un coup d’éventail sur le bras), dirigea sur Alger une formidable expédition avec l’intention bien arrêtée d’en chasser le potentat et d’y établir sa propre domination. L’armée Française sous le commandement du maréchal de Bourmont débarqua à Sidi-Ferruch, battit les troupes Arabes et Turques à Staoueli et s’empara brillamment de la citadelle d’Alger, réputée imprenable. Le drapeau fleurdelisé flotta quelques jours sur les murailles blanches, puis il disparut pour jamais. Renversé par la révolution de Juillet, Charles x, en se retirant, léguait à la France, avec la gloire de Navarin, la clef d’une France Africaine.

Il s’en fallut de peu que le nouveau gouvernement n’évacuât cette précieuse conquête ; sans prestige, n’ayant ni la force que donne le vote populaire ni celle qu’assure le droit monarchique, il lui fallait à tout prix s’assurer la bienveillance de l’Angleterre, et précisément l’Angleterre, alarmée de l’expédition d’Alger, avait adressé à ce sujet des remontrances à Charles x, remontrances reçues d’ailleurs avec une hauteur telle que le cabinet Britannique jugea inutile d’insister ; mais Louis-Philippe était tenu de se montrer moins fier ; toutefois le sacrifice qu’il dut faire aussitôt à l’entente Anglaise du côté de la Belgique, en refusant le trône que les Belges offraient à l’un de ses fils, permit de laisser dormir la question d’Alger. Et, bientôt après, l’insurrection arabe se dessina avec une telle vigueur qu’à Londres on regretta moins un établissement qui paraissait de nature à rapporter plus de soucis que de profits. Dès 1832, en effet Abdel-Kader parut. Aussi brave qu’intelligent, il réussit à grouper autour de lui un nombre suffisant de tribus pour organiser la résistance. La guerre qu’il déchaîna dura quinze années (1832-1847). Elle nous forma une robuste et vaillante armée. Dès 1837, Constantine fut à nous et les Arabes se virent refoulés peu à peu vers l’intérieur et vers le Maroc. C’est en ce dernier pays qu’Abdel-Kader plaça sa suprême espérance, mais les troupes Marocaines furent battues à l’Isly (1844) par le fumeux Maréchal Bugeaud qui, avec Changarnier, Cavaignac, La Moricière, le duc d’Aumale et tant d’autres vaillants soldats, incarne dans l’histoire les légendaires exploits de notre épopée Africaine. En 1847. Abdel-Kader se rendit aux Français. Détenu à Amboise, puis libéré en 1850 par le prince-président, il garda fidèlement la parole donnée et mourut à Damas en 1883, sans avoir jamais tenté de raviver la lutte ; en 1860 même, durant les massacres de Syrie, il prit noblement le parti des chrétiens persécutés.

L’extrême division des tribus arabes qui facilitait la conquête Française, la retardait d’un autre côté ; on n’en avait jamais fini avec les nomades tour à tour retranchés dans les montagnes ou perdus dans le désert. La prise successive de Laghouat, de Ghardaïa, de Tougourt (1849-1854), conduisit nos troupes à la limite du Sahara, cependant qu’elles s’emparaient peu à peu de la Kabylie. Puis le Sahara lui-même fut entamé ; Ouargla, El Golea, enfin le Touat et Insalah furent occupés. Il reste à construire le Transsaharien qui devra mettre Alger en communication directe et rapide avec Saint-Louis.

Les géographes Français, beaucoup trop enclins à cataloguer, à diviser, à nomenclaturer et coupables, de ce chef, d’avoir donné à leurs élèves nombre d’idées fausses, distinguent en Algérie trois régions « nettement délimitées », disent-ils ; par malheur, cette netteté est purement imaginaire ; elle n’existe qu’à demi sur les cartes et s’évanouit totalement aux yeux de quiconque parcourt le pays. La vérité est plus simple que ne l’indiquent les noms de Tell, de « hauts plateaux » et de « chaînes sahariennes » ; l’Algérie est une terre tourmentée, coupée parallèlement à la Méditérannée et à une distance moyenne de 300 kilomètres de cette mer, par une haute chaîne de montagnes qui, abrupte et soudaine du côté du Sahara, s’abaisse très lentement du côté de l’Europe, formant des séries de longues terrasses incultes, puis des amas de collines cultivables coupées de torrents ; aucun de ces torrents n’est navigable, mais à l’aide de barrages on les utilise pour l’irrigation. Le caractère dominant des montagnes les plus hautes est l’aridité ; leurs cimes sont rocheuses et décharnées ; cette aridité persiste sur les plateaux ; des chotts, vastes cuvettes remplies de vase humide et de rares nappes d’eau formées pendant la saison des pluies y apportent seuls quelque humidité ; l’unique plante utile qui y pousse est l’alfa ; plus bas commence la région fertile qui s’étend presque jusqu’au rivage. Mais là même il faut le secours des ouvrages artificiels ; les Français ont repris dans ce but les beaux travaux des Romains que l’incurie Arabe avait abandonnés.

Sur trois millions d’hectares cultivés, les 200.000 colons européens cultivent environ le tiers ; 3.400.000 indigènes cultivent les deux autres tiers ; le rendement auquel ils parviennent est infiniment moindre que celui des colons. L’orge, le blé, le maïs, la pomme de terre et l’avoine réussissent ; la vigne a dépassé toute espérance ; les oliviers forment de véritables forêts ; les arbres fruitiers, les légumes en primeurs, le tabac, le coton, vont aussi se développant. L’exploitation des forêts de chênes-liège, de pins et de cèdres s’étend sur près de trois millions d’hectares. Nous avons dit que sur les plateaux la seule source de richesse était l’alfa dont on tire industriellement du papier, de la sparterie et de la toile. Celle du Sahara est le dattier ; dès qu’un puits artésien naturel ou artificiel lui procure un peu d’eau, le palmier à dattes pousse abondamment ; sa culture a pris, à Tougourt et à Ouargla, une importance considérable.

Tartarin a bien fait de mourir. Il ne trouverait plus d’animaux sauvages dignes de son courage ; lions et panthères ont à peu près disparu. Naturellement l’élevage a grandi en proportions ; le cheval et le mouton forment la base de cette industrie ; les vaches donnent peu de lait et les bœufs sont petits.

Le sous-sol Algérien contient évidemment des richesses minières assez considérables qui, connues des Romains, furent délaissées par leurs successeurs : du fer, du cuivre, du plomb argentifère, du zinc, de l’antimoine, du mercure ; il y a également des mines de sel et des gisements de pétrole, mais toutes ces exploitations sont secondaires ; il se peut que l’on en découvre de plus importantes. Jusqu’ici les couches de phosphates de la région de Tebessa, sur la frontière Tunisienne, présentent seules un caractère exceptionnellement abondant. Naturellement, la houille faisant défaut l’industrie est à peu près nulle. Les indigènes de Kabylie, formés en sorte de corporations de métiers, continuent la belle tradition des broderies arabes et, pour aider à la fabrication des tapis qui est très active dans le sud, le gouvernement général a encouragé l’établissement d’écoles professionnelles qui rendront de grands services.

Le commerce général de l’Algérie approche de 600 millions de francs, dont plus des deux tiers représentent des échanges avec la métropole. De 1888 à 1898 il a passé de 460 à 588 millions ; c’est un accroissement tardif mais rapide. Les importations dépassent de peu les exportations. Il est bon de remarquer que la valeur du commerce qui se fait par les caravanes sahariennes représente à peine quatre à cinq millions ; on le croyait jadis bien autrement élevé ; du rapprochement de ces chiffres éloquents on est en droit de conclure que toute la prospérité actuelle de l’Algérie est l’œuvre de la France. Les indigènes commencent à en être convaincus. Les insurrections de 1871, de 1878, de 1881 ont été en diminuant d’intensité et en se localisant de plus en plus ; depuis vingt ans, aucun trouble n’a eu lieu.

La province d’Oran (chiffres de 1896) comprend environ 98.000 Français, 105.000 Espagnols, 4.000 Italiens, 3.000 Allemands, 22.000 Israélites indigènes naturalisés, 75.000 arabes sujets Français et 12.000 Marocains ou Tunisiens ; celle d’Alger, 140.000 Français ; celle de Constantine, 85.000 Français, 3.500 étrangers, 10,000 Israélites naturalisés et 1.700,000 indigènes. Cette dernière est la plus peuplée au point de vue indigène ; c’est qu’elle renferme les nombreuses tribus Kabyles qui ont renoncé à la vie nomade pour la vie sédentaire et habitent non plus des tentes, mais des maisons de pierres. Ces quelques chiffres suffisent à donner une idée exacte des problèmes ethniques Algériens. Dès à présent la population Française est assez forte pour que la domination de la France soit hors de question et la formation d’une nationalité Franco-Algérienne soumise à la mère-patrie mais présentant des particularités certaines ne saurait faire de doute. D’autre part le flot des étrangers est assez considérable pour que l’on se préoccupe de le capter ou de lui résister ; il n’est pas permis d’y demeurer indifférent ; le danger Espagnol dans la province d’Oran est moindre à tous points de vue que le péril Italien en Tunisie ; il n’en est pas moins nécessaire de veiller à ce qu’il n’augmente pas ; en pareil cas il faut surtout encourager les naturalisations et décourager l’emploi de la langue natale, par tous les moyens légitimes. En troisième lieu l’éducation des indigènes et en même temps le maintien des oppositions de races ou de cultes qui les divisent doivent préoccuper les autorités. On ne peut point insuffler à des Arabes ou à des Kabyles l’esprit Français, mais on peut leur faire toucher du doigt les avantages industriels, économiques, scientifiques que notre présence apporte à leur pays ; on peut également arrêter tout mouvement — si par impossible il s’en produisait aujourd’hui — qui viserait à les unir dans la poursuite d’un idéal ou d’un intérêt commun ; on doit, en un mot, décourager tout ce qui tendrait à ramener la « guerre sainte » si dangereuse dans les pays d’Islam. Enfin le nombre des Israélites et le fait — regrettable mais irréparable — qu’ils sont devenus en bloc citoyens Français — imposent au gouvernement des obligations sérieuses à leur égard ; il faut à tout prix se préserver du néfaste antisémitisme et en même temps contenir le sémitisme en de justes limites. Tout cela n’est point aisé mais c’est faisable. Le pire obstacle est dans l’existence d’un lien politique entre l’Algérie et le parlement Français. Le fait qu’Oran a fourni à la Chambre des Députés dans la personne de M. Étienne un des hommes politiques les plus remarquables de ce temps n’atténue pas la défectuosité de l’institution. La suppression des députés d’Algérie et l’établissement d’une autonomie Algérienne sagement progressive s’imposent ; on pourra y joindre la suppression des préfets et des sous-préfets dont les bicornes émaillent inutilement de vastes régions n’ayant aucune ressemblance avec les départements de la métropole.

Placée sous le contrôle et la surveillance des fonctionnaires Français, l’administration indigène conserve ses formes anciennes ; un douar ou réunion de tentes, fait partie de la ferka que dirige un cheikh ; la tribu est commandée par un caïd et plusieurs tribus réunies ont à leur tête un agha ; mais ces titres sont plutôt honorifiques. Entre les communes indigènes et les communes dites « de plein exercice » c’est-à-dire semblables à celles de France, on a intercalé sagement des communes « mixtes » dont le maire, nommé par le gouvernement, a des pouvoirs étendus tels que son autorité ne court pas risque d’être contrebalancée par celle du conseil municipal mixte qui l’assiste. Quant aux territoires militaires ils sont divisés en Cercles et administrés par des officiers. Trois justices de paix coexistent naturellement dans l’Afrique septentrionale ; la justice civile Française, la justice des territoires militaires confiée aux commandants supérieurs et la justice indigène présidée par le cadi. De même l’enseignement indigène commence à se développer et il existe jusqu’à des écoles nomades dont les tentes se déplacent avec le douar. Des hôpitaux Français et indigènes ont été créés… en tout cela, il reste beaucoup à faire ; mais l’effort initial est donné et c’est le plus méritoire.

Au point de vue de la terre cultivée, la portion qui est soumise à la loi Musulmane représente une étendue d’environ dix mille hectares contre 1.300.000 hectares de propriété indigène soumise à la loi Française et 1.800.000 hectares colonisés par des Européens. Cette dernière portion du sol comprend les propriétés régulièrement acquises par des particuliers et aussi les concessions de terrains accordées par le gouvernement ; il reste encore à peu près 900.000 hectares à concéder. Au moment de la conquête, le régime de la propriété était on ne peut plus compliqué, on distinguait les possessions du gouvernement Turc affermées à des Arabes qui les exploitaient plus ou moins régulièrement, celles des individus (très rares celles-là), celles des tribus, enfin les biens des mosquées et des confréries religieuses ; le domaine de l’État Français se forma peu à peu tant par l’appropriation de territoires inoccupés que par l’expropriation des terres indigènes abandonnées ou appartenant à des rebelles.

Pour en finir avec ces renseignements rappelons que l’armée d’Afrique comprend aujourd’hui tout le 19e corps d’armée et la division d’occupation de Tunisie, c’est-à-dire, en outre des troupes détachées de la métropole, la légion étrangère et les corps spéciaux (zouaves, spahis, turcos, chasseurs d’Afrique). Les Français et naturalisés ne doivent qu’un an de service à condition de demeurer dix années au moins en Afrique ; les musulmans ne sont pas astreints à l’obligation ; les turcos et les spahis se recrutent par engagements volontaires avec primes. Les cavaliers et fantassins indigènes des territoires militaires sont constitués en gamme dont les officiers qui commandent ces territoires prennent la direction en cas de besoin ; dans le Sahara on a constitué des corps de tirailleurs Sahariens et de Meharistes.

M. Loubet, pendant son voyage, ne s’est point ménagé ; la chose avait son importance. En France même, la localité devant laquelle le train présidentiel passe sans stopper se console en songeant qu’une prochaine occasion lui permettra d’acclamer le chef de l’État. Les populations Algériennes ne sauraient se flatter du même avantage ; pour elles, l’occasion perdue sera longue à retrouver. Il était donc infiniment souhaitable que M. Loubet pût se laisser haranguer par le plus de municipalités possible et accepter autant de banquets que son temps et son estomac le lui permettraient. C’est ce qui a eu lieu ; et lorsqu’on songe à la longueur et souvent à l’inconfort des trajets accomplis sur des réseaux médiocres, aux fatigues d’une représentation incessante et d’un climat inhabituel, on doit savoir gré au Président de son inlassable persévérance et de sa continuelle bonne grâce. Nous lui avons un second motif plus important encore — de reconnaissance. Les paroles qu’il a prononcées au cours de voyage ont été des plus heureuses. Or si, dans la métropole, les discours présidentiels participent toujours un peu de ce qu’on a appelé avec irrévérence des « aspersions d’eau bénite de cour », ces mêmes discours adressés à des chefs arabes peuvent contribuer à orienter l’avenir dans une voie désirable ou néfaste. L’homme du désert écoute avec une religieuse attention les mots qui tombent de la bouche de ses maîtres, de celui d’entre eux surtout qui parle comme représentant supérieur de la Force par laquelle il a été subjugué ; ces mots, on peut en être certain, il les rumine ensuite en son esprit et, selon les conséquences qu’il en tire, détermine ses actes futurs. Le Président de la République a été très heureusement inspiré dans ses allocutions ; son discours de Tidi-Ouzou aux chefs kabyles et celui qu’à l’issue de la revue de Kreider il a adressé aux quatre-vingts chefs arabes réunis autour de lui sont de vrais modèles du genre et si, comme on doit l’espérer, la traduction lue immédiatement après en a rendu le sens exact, de tels discours ont dû porter. M. Loubet a fait, en termes simples, appel à des sentiments simples ; il s’est gardé de parler de liberté, d’égalité et de fraternité, mots dangereux à jeter sur une foule arabe. Il a insisté sur la force de la France et sur les bienfaits de sa domination qui sont la paix et la sécurité rendues au pays ; et il a ajouté que la France saurait reconnaître par des bienfaits de plus en plus grands, une fidélité de plus en plus complète. Son ton a été énergique sans cesser d’être paternel.

Aux colons, M. Loubet a fait entendre d’utiles appels à la concorde et il y a ajouté quelques conseils pratiques en même temps qu’il a rendu à leur activité et à leurs efforts un juste tribut d’éloges.

Pourquoi faut-il que sur toutes ces belles manifestations si réconfortantes pour l’amour-propre national, l’esprit de parti soit venu jeter une note de haine. Le scandaleux procédé par lequel le président du Conseil a, en quelque sorte, imposé au gouverneur général de l’Algérie sa démission à la veille du voyage présidentiel a été flétri comme il convenait par les élus de la colonie. Le vice-président de la Chambre des députés, M. Étienne, député d’Oran, n’a pas craint lui-même de donner au premier ministre l’avertissement public que méritait son incartade. Et nous n’avons pas ici à juger le fonds du débat ; quand bien même M. Revoil eut commis n’importe quel acte le disqualifiant moralement comme représentant de la République, traiter de la sorte le gouverneur général d’une colonie est une de ces inepties que peuvent seuls commettre les politiciens et ils sont nombreux — qui n’ont pas encore compris ce que c’est qu’une colonie. Si la Revue du pays de Caux avait existé au temps du ministère Casimir-Perier, elle eut blamé avec la même énergie le coup de télégraphe qui mit fin à la mission de M. de Lanessan comme gouverneur général de l’Indo-Chine. Mais la façon dont M. Combes a opéré rend son cas plus pendable encore et il est fâcheux que l’autorité du chef de l’État ne se soit pas interposée en cette circonstance entre un premier ministre maladroit et un gouverneur indispensable. Voilà pour le principe. Quant aux regrets que laissent aux amis de l’Algérie les qualités personnelles de M. Révoil, ils sont atténués par le fait que sa succession a pu être reprise par son prédécesseur. M. Révoil mettait en pratique le plan admirable conçu et tracé par M. Jonnart dont la haute intelligence et la noblesse de sentiments s’accordent avec une extrême connaissance des choses Algériennes.

Unie à la France depuis vingt deux ans seulement, la Tunisie nous est déjà plus familière que l’Algérie possédée depuis plus de 70 ans. Son succès rapide et indiscutable est aussi plus flatteur pour notre amour-propre. Des finances restaurées et prospères, 70 millions dépensés en travaux publics, le réseau des chemins de fer porté de 260 à 933 et bientôt à 1.357 kilomètres, 1.850 kilométres de routes, 3.147 de télégraphes, quatre grands ports construits, le commerce passant de 47 à 104 millions de francs, la valeur de la propriété décuplée, tels sont les brillants résultats du protectorat, régime illogique autant que l’on voudra, mais pratique et fécond. Le président de la République s’est plu à le constater en faisant en Tunisie une tournée que le ministre des Affaires Étrangères a complétée en son nom. La réception a été très chaleureuse ; à noter peut-être dans les allocutions prononcées par les consuls étrangers l’absence de toute mention relative à l’autorité supérieure de la France : omission involontaire sans doute, mais qui pourrait aussi ne pas l’être. Or, sur 90.259 étrangers, il y a là-bas 75.490 Italiens tandis que les Français sont 24.301 seulement ; ces chiffres sont un peu préoccupants.

Le président a visité Bizerte, bien entendu, et l’arsenal de Sidi-Abdallah ; il a vu partout la domination Française embellissant et fortifiant le pays et a recueilli les certitudes les plus consolantes sur l’avenir de richesse et de calme qui l’attend. Ainsi a pris fin ce voyage qui marque une date importante dans l’histoire de l’Afrique septentrionale et qui a produit ce double et heureux résultat d’intéresser davantage la métropole aux affaires de ses colonies méditerranéennes et d’aider à la pacification des esprits et à l’union des cœurs dans ces mêmes colonies. Ce sera pour M. Émile Loubet l’un des plus durables et des réconfortants souvenirs de sa carrière présidentielle.


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  1. Le régence d’Alger, placée sous la suzeraineté de la Turquie, était gouvernée par le Dey et divisée en trois beylicats : Oran, Titeri et Constantine.