Revue du Pays de Caux N°3 juillet 1902/II

CE QUI SE PASSE DANS LE MONDE



Tous les journalistes ont philosophé à propos des incidents de Londres. Henri Rochefort lui-même, s’est arrêté, un peu ému, en face de cette force secrète et intangible qui culbute instantanément tous les beaux plans des hommes ; bien heureux encore quand elle ne les tue pas par milliers, sans leur donner le temps de se retourner. Un volcan qui saute et un quart d’heure après, voilà une ville de 30,000 habitants qui n’existe plus. Un petit abcès qui se forme et voilà tout un peuple dans l’embarras, des millions dépensés en pure perte et je ne sais combien de princes et de grands personnages qui ont fait inutilement de longs voyages. Appelez cela la Providence, appelez cela le Hasard ; c’est tout de même une puissance ingouvernable qui échappe à vos cornues, messieurs les savants, et se rit de vos diagnostics, messieurs les médecins.

Pax Britannica.

Ce couronnement, pourtant, semblait avoir mâté le destin ; le succès s’en annonçait complet, à la plus grande satisfaction du souverain qui y avait attelé toutes ses pensées et tous ses désirs. La seule ombre dont on pût redouter la présence au centre d’un tableau si brillant, c’eut été la prolongation de la guerre Sud-Africaine ; et voici que l’habileté de Lord Kitchener et la sagesse des guerriers Boers s’étaient données le mot pour mettre fin au durable conflit. Une paix, également honorable pour les vainqueurs et les vaincus, marquée au coin de la modération et du bon sens, pleine de promesses fécondes pour l’avenir, s’est établie au Transvaal ; et, tout de suite, des paroles ont été échangées, des actes se sont accomplis qui constituent, à n’en pouvoir douter, l’aurore d’une réconciliation si nécessaire. La raison d’être de la domination Britannique, c’est la Paix, cette paix célèbre que les Romains s’enorgueillissaient de répandre dans l’univers et qu’avec une légitime fierté, ils dénommaient la paix Romaine : Pax Romana. Ce n’était pas seulement l’absence de guerre ; et même ce n’était pas cela tout à fait, car l’empire Romain entretenait une puissante armée et l’utilisait fréquemment. Les périodes étaient rares qui s’écoulaient sans expéditions aux frontières, sans incursions à repousser, sans interventions armées plus ou moins légitimes et opportunes. Mais derrière les légions, venait l’ordre, le bel ordre administratif et judiciaire appuyé sur une force tranquille et sûre d’elle-même. L’armée était l’instrument d’une brève conquête ; l’ordre public était le but d’une longue occupation. Cette très noble conception de la mission d’un grand État et de son rayonnement sur l’humanité soutint l’empire Romain à travers les âges ; elle retarda sa désagrégation fatale et glorifia sa décadence. Les Anglais sont, à beaucoup de titres, les héritiers directs des Romains ; d’autres en ont recueilli l’héritage législatif ; mais l’héritage moral et social, bien plus caractéristique, est passé dans leurs mains. Il semble qu’en allant mourir dans la lointaine York, à l’extrémité de ses fabuleuses possessions, l’empereur Septime Sévère ait enfoui dans le sol Anglais, où elles ont si vigoureusement germé depuis, les deux grandes idées qui furent les pierres angulaires de la puissance Romaine, à savoir le dogme orgueilleux de la supériorité nationale et la doctrine pratique du progrès matériel comme base de domination. Ce dogme et cette doctrine ont créé l’Australie et rallié le Canada ; c’est par eux que l’Angleterre s’est établie dans l’Inde plus solidement que d’aucuns ne le pensent ; c’est pour avoir suivi d’autres errements qu’elle a perdu jadis ses colonies d’Amérique ; c’est là que gît encore le secret de son avenir dans l’Afrique du Sud. Qu’elle perde sa foi en elle-même et qu’elle néglige d’organiser et d’enrichir ses nouveaux domaines, son prestige s’évanouira aux yeux des peuples qu’elle subjugue. Or, cette œuvre est une œuvre de paix. Pour construire des chemins de fer et des docks, des routes et des digues, des églises et des universités, des banques et des hôtels de ville, il faut la paix assurée, la paix qui seule multiplie les transactions et encourage les entreprises de longue haleine.

Un bail de Trois, Six, Neuf.

L’Autriche et l’Italie ont reloué chacune l’étage qu’elles occupaient dans la maison de l’Europe centrale. C’est un succès pour le propriétaire. Nous avons dit, l’autre jour, comment l’Autriche se trouvait hors d’état de sortir de cette maison. Se fût-elle refusée à y demeurer, la Hongrie l’y eût contrainte, à cause de la concordance d’intérêts qui l’unit à l’Allemagne. L’alliance Germano-Hongroise est pour les deux pays d’une nécessité primordiale ; il faut être aveugle pour ne point le voir ; dès lors, l’Autriche ne se trouvait pas libre de refuser le renouvellement d’un bail auquel son associée tenait si fort. L’intérêt de l’Italie dans l’affaire est moins certain ; il y avait beaucoup de bonnes raisons pour qu’à cette occasion, le gouvernement Italien reprit sa liberté ; il y en avait d’autres qui militaient en sens inverse : il est assez probable que les conseillers du roi Victor-Emmanuel ont craint de lâcher la proie pour l’ombre et ne se sont pas encore sentis assez certains de l’amitié durable de la France et de la Russie pour se détacher de l’Allemagne. Ils se sont trouvés d’autant moins enclins à le faire qu’à leurs yeux — et ils ont eu soin de le proclamer — la Triple Alliance, dépourvue de tout caractère agressif, est avant tout, une combinaison d’ajournement, une garantie de statu quo. Ce n’est pas ainsi que l’entendait Crispi, ou même Bismarck au début. Très vite pourtant, l’aspect conservateur du pacte prit le dessus et s’imposa. C’est à cela qu’il dût son extraordinaire durée. Sans remonter jusqu’à l’ancien régime, ni les coalitions de sentiment ou d’intérêt formées contre la France révolutionnaire et Napoléonienne, ni la Sainte-Alliance, ce secours mutuel des vieilles dynasties, ni l’entente Anglo-Française inaugurée par Louis-Philippe et reprise par Napoléon iii, ni aucune des grandes combinaisons qui ont dominé l’Europe depuis cent ans ne sont parvenues à terme et n’ont duré autant que leur objet. C’est qu’elles étaient toutes plus ou moins agissantes ; celles même qui se tenaient sur la défensive, appuyaient cette défensive par quelque action plus ou moins prononcée ; rien n’est plus émancipant que l’action ; on peut somnoler en commun pendant très longtemps ; agir en commun conduit généralement à se séparer pour marcher parallèlement d’abord et puis chacun de son côté, selon ce que réclament les circonstances. Si, depuis qu’elle existe, la Triple Alliance avait agi — ou résisté (la résistance est une forme de l’action) — sa décadence eût été prompte ; elle a surtout somnolé ; voilà pourquoi, malgré son âge, elle apparaît encore le visage si frais et si bien conservé.

Le double Jeu de l’Italie.

Se rapprocher de la France sans s’écarter de l’Allemagne était une tâche d’équilibriste très propre à tenter un pays et une diplomatie qui peuvent s’inspirer des exemples et des succès d’un Cavour. À vrai dire, il n’y avait là rien de cyclopéen, et la meilleure preuve, c’est qu’on y a réussi assez aisément du jour où l’on a voulu s’en donner la peine. L’intérêt de nos voisins à y réussir était évident et leur désir légitime ; il n’y a pas jusqu’à la méfiance dont nous parlions tout à l’heure qui, de leur part, ne fut excusable. S’ils n’avaient pas fait plus, le mot de double jeu, qui implique toujours une légère pointe de fourberie, ne serait pas ici à sa place. Par malheur, le récent discours de M. Prinetti laisse percer quelque chose d’un peu imprévu, d’assez inquiétant et d’inutilement retors. Il s’agit de la Tripolitaine ; tout le monde sait que la reconnaissance des droits éventuels de l’Italie sur cette portion du sol Africain a été la base des négociations qui ont abouti au rapprochement avec la France. Pourquoi M. Prinetti prend-il soin de déclarer à la tribune de Montecitorio que « l’Angleterre a donné à l’Italie les mêmes assurances relativement aux frontières orientales de la Tripolitaine que la France, relativement à ses frontières occidentales ? » Cette assimilation, entre la France et l’Angleterre, ne peut avoir d’autres résultats — et sans doute elle n’a pas d’autre but — que d’affaiblir la portée des concessions faites par la France et de diminuer, en la partageant, la dette contractée par l’Italie. C’est un procédé bien connu et que M. Perrichon eût inventé s’il n’avait existé de tout temps, que celui qui consiste à proclamer les bons offices de Paul pour éviter de trop devoir à Jacques. L’Angleterre, dont les droits en Égypte ne sont d’ailleurs pas encore absolument définis, n’a rien de commun avec la Tripolitaine dont l’Égypte est séparée par un désert épais ; le mot de frontières, appliqué à ces régions d’aspect mort et indécis, n’est là que pour les convenances diplomatiques. Bien différents sont les contacts entre la Tripolitaine et la Tunisie. Tripoli n’est pas loin de Sfax, ni même des postes avancés de l’Algérie, et en renonçant à inquiéter les visées italiennes sur ce pays, la France donne véritablement quelque chose ; l’Angleterre ne donne rien du tout, ou du moins, elle donne ce qu’elle n’a pas, procédé assez cher à ses hommes d’État, et l’un des plus habiles, il est vrai, et des plus fructueux qui se puissent employer.

La revanche de M. Delcassé.

Elle a été spirituelle, prompte et complète. Notre ministre des Affaires Étrangères, dont les querelles de parti nous empêchent de reconnaître assez la pondération, la haute intelligence et le patriotisme si éclairé est passé maître dans l’art de « retourner» une situation comme on retourne une crêpe, et d’en tirer précisément l’inverse de ce qui devait logiquement en sortir. N’ayant pu obtenir une modification dans le traité de la Triple Alliance à l’heure de son renouvellement (sans doute parce que le texte en était déjà trop vague et trop général pour qu’on pût en rien retirer), le ministre s’est fait interpeller par un député et en a profité pour faire à la Chambre une déclaration d’un extrême intérêt. Il en résulte que le gouvernement Italien a été amené à donner au gouvernement Français des explications tout à fait satisfaisantes sur la portée des engagements qu’il avait pris. Toute l’Europe sait maintenant qu’« en aucun cas et sous aucune forme, l’Italie ne peut devenir ni l’instrument ni l’auxiliaire d’une agression contre la France. » Dès lors, comme a ajouté M. Delcassé, « rien ne s’oppose plus au développement d’une amitié qui a eu déjà des conséquences fécondes. » Peut-être, à Rome, ne s’attendait-on point à une manifestation si solennelle, en plein Palais-Bourbon. Mais on en a pris son parti et d’autant mieux que le roi d’Italie allait se rendre à Pétersbourg où il devait être accueilli avec d’autant plus de sympathie que ses rapports avec l’alliée de la Russie étaient meilleurs. Comme l’a dit le ministre Français, il n’y a plus qu’à laisser aller les choses et bientôt entre les deux sœurs latines, la réconciliation sera complète. Un peu de vigilance seulement, pour que le flirt avec l’Angleterre n’entraîne pas trop loin les hommes d’État de la péninsule.

Constantinople et Jérusalem.

Il y aurait bien aussi un petit point noir à l’Orient. Le Sultan qui, depuis l’occupation de Mitylène, conserve quelque rancune envers la France, a rendu ces temps-ci un iradé reconnaissant à l’Italie le droit de protection sur ses nationaux en Terre Sainte. Il est sorti de là une situation assez étrangement paradoxale ; on voyait d’une part l’Italie aller à l’encontre du protectorat traditionnel de la France, à l’heure même où elle cherchait à se rapprocher de celle-ci ; on voyait le Pape résister aux empiètements d’un gouvernement qu’il considère comme usurpateur et travailler à maintenir les droits de la France au lendemain du jour où celle-ci, par la loi sur les associations, venait d’affecter si cruellement le chef de la religion catholique ; on voyait enfin le Sultan accorder une satisfaction importante à une puissance qui se prépare à le dépouiller d’une partie de ses états. Ce dernier point enlève à l’incident beaucoup de sa portée. En prenant la Tripolitaine, et l’Italie s’en emparera au premier jour, puisqu’elle a l’agrément de la France, celui de l’Angleterre et sans doute celui de l’Allemagne, elle s’aliènera les sympathies du Sultan bien plus profondément que n’a pu le faire la France en occupant Mitylène. Le protectorat Français en Orient n’est donc pas très menacé par l’Italie ; il l’est davantage par l’Allemagne. Nos gouvernants font leur devoir en défendant de leur mieux cet antique privilège. Maintenant ayons la franchise de reconnaître qu’il est suranné et que si d’autres s’en trouvaient investis à notre place, nous serions, avant tout, anxieux de le leur arracher. Dans le monde d’aujourd’hui, si étroitement nationalisé, il paraîtra toujours odieux à un Autrichien, à un Anglais ou à un Espagnol de se sentir protégé par le consul d’une puissance étrangère, au lieu de l’être par le représentant de son propre pays. Et c’est là un sentiment trop naturel pour n’être pas légitime.

Les voyages du prince de Bulgarie.

Le prince Ferdinand de Bulgarie n’est pas revenu bredouille de son voyage en Russie, et le fait, qu’après avoir visité Saint-Pétersbourg il s’est rendu à Paris, aurait suffi à indiquer l’importance politique des questions traitées entre lui et l’empereur Nicolas. Mais on n’a pas pris la peine de s’en cacher et la signature de la convention militaire qui unit désormais le puissant empire et la jeune principauté est connue de toutes les chancelleries. C’est en somme, l’accession pure et simple de la Bulgarie à l’alliance Franco-Russe. Il doit bien y avoir quelque accord annexe relatif à l’érection de la Bulgarie en royaume. C’est là le vif désir du prince Ferdinand ; mais le moment n’est pas encore venu d’en parler. En attendant, le futur roi met au service de la Russie, en cas de guerre, toutes les forces dont il dispose et lui assure l’usage de deux ports et le droit de créer un dépôt de charbon sur les côtes. La Russie en retour, le garantit contre toute attaque. La situation se précise donc dans les Balkans. Voilà un des grands États de la péninsule Balkanique complètement inféodé à l’un des deux systèmes Européens ; la Roumanie, déjà, incline du côté de l’autre et tend à y entraîner la Grèce ; le Montenegro est immuable dans ses préférences ; la Serbie s’est dégagée des influences viennoises et se tourne vers Pétersbourg. Avant longtemps le classement sera achevé et les États Balkaniques embrigadés. Le fait est trop grave pour qu’on ne le signale pas à l’attention de tous.

En Arménie.

La difficulté de faire quelque chose pour les Arméniens ne provient pas, comme on le croit très généralement, de la mauvaise volonté des puissances. Leur apathie est sans doute blâmable, mais elle a des excuses. Qu’est-ce, en effet, que l’Arménie ? Il y a des Arméniens répandus à travers toute l’Asie-Mineure. Nulle part ils ne sont en majorité. Ils ne forment guère que la moitié des chrétiens, lesquels forment eux-mémes moins du cinquième de la population. Il ne saurait donc être question d’autonomie, et le plus sûr moyen de compromettre une cause, en elle-même généreuse et juste, c’est d’avoir l’air de limiter aux seuls Arméniens le bénéfice des réformes qu’on réclame de la Porte. Ces réformes doivent s’appliquer non seulement aux autres chrétiens, mais aussi aux Musulmans qui sont l’énorme majorité et souffrent, à l’occasion, de véritables persécutions. Arméniens, Grecs, Albanais, Turcs même sont soumis à un régime déplorable, à la fois sanguinaire et corrompu. Il faudrait modifier du tout au tout, cet état de choses. Le gouvernement Ottoman pourrait seul y réussir. Par malheur, s’il en a les moyens, il n’en a pas la volonté. L’article 61 du traité de Berlin et le traité Anglo-Turc de 1878 ont en vain stipulé l’amélioration du sort des populations chrétiennes de l’empire Turc. Jamais aucune des réformes promises n’a été exécutée, et il est de plus en plus certain que sur ce point, le Sultan et ses Conseillers ne céderont qu’à la force. Or, pour employer la force, il faudrait une Europe unie, d’accord surtout sur la façon de régler la fameuse question d’Orient et n’ayant pas, à bien des égards, de communauté d’intérêts avec le cabinet de Constantinople. Tel n’est pas le cas. La Turquie d’Europe n’existe plus, on peut le dire ; il n’y a plus qu’une Turquie d’Asie dont la capitale est en Europe, de l’autre côté du Bosphore. Mais du jour où l’on prendrait l’initiative de jeter bas ce restant d’empire, à qui appartiendrait Constantinople ? À qui, l’Asie Mineure ?… Toutes ces objections ne reviennent pas à dire qu’il ne faille rien tenter en faveur des opprimés. Mais il est permis de croire que si les zélateurs de l’agitation Arménienne se rendaient mieux compte des données du problème, ils serviraient plus utilement la cause qu’ils défendent. Prochainement, ils doivent se réunir en congrès à Bruxelles. Un examen impartial de l’état de choses auquel on désire remédier, un choix modéré des mesures à proposer, telle est la double tâche qui s’imposerait à ce congrès. Il est à craindre qu’on s’en tienne à des protestations éloquentes et à des objurgations déclamatoires.

Une affaire Humbert en Amérique.

Bien jolie l’histoire de M. James Addison Reavis que nous rappelle la Revue des Revues dans un de ses derniers numéros. Cet admirable aventurier, ayant épousé une jeune Mexicaine d’une grande beauté, lui forgea des titres à un héritage de 500 millions de francs en restitution duquel il intenta une action contre l’État d’Arizona, devant la Cour des États-Unis. Cela dura vingt-sept ans. Les titres étaient si habilement fabriqués que les meilleurs avocats prêtèrent le concours de leurs talents et que les plus riches banquiers avancèrent joyeusement leurs deniers. James Reavis et sa femme vécurent tout ce temps aux crochets de la finance New-Yorkaise. Que n’eût-on pas fait pour un pareil client ! L’État d’Arizona, écrasé par l’évidence, suscitait mille chicanes pour faire durer le procès. De part et d’autre on avait déjà dépensé près de cinq millions lorsque le pot aux roses fut enfin découvert. L’acte fondamental, base de l’affaire, portait la signature de Philippe v et le sceau du roi d’Espagne. Paraphe et cachet, tout était faux et avec cet acte, tous les autres, tous ces titres, donations, legs, certificats dont le savant échafaudage avait trompé les hommes d’affaires les moins novices et les plus avisés. Il ne paraît pas que Reavis ait été bien lourdement châtié ; après quelques années de prison il se retira à Denver ; fatigué, il n’a plus cherché à tirer parti de son passé ; s’il eût voulu entreprendre une tournée de conférences, il en eût recueilli certainement un bon profit. On n’a pas cherché à écharper Reavis lors de sa condamnation ; après sa libération on l’eût applaudi. Les Américains adorent tout ce qui est « monumental » et cette belle escroquerie était faite pour les charmer. Qu’est-ce que cette pauvre madame Humbert, à côté des 500 millions de Reavis ? En y pensant, le Yankee, très fier, s’écrie : tout est grand chez moi — tandis que le Français gémit sottement : autour de moi, tout est pourri — Tais-toi donc, brave homme. Il y a des scélérats et des gogos partout ; mais tu geins si fort qu’on finit par croire que tu en as le monopole.

Dans l’Amérique du Sud.

Un sage traité conclu pour cinq ans a mis fin au conflit Chilo-Argentin. Les deux puissances ont convenu de laisser dormir la querelle de frontières qui les avait amenées à de sérieux préparatifs de guerre. Ce sera, sans doute, un sommeil léger auquel le moindre incident mettra fin ; mais si l’on ne pouvait pas s’entendre sur le fond, la seule chose à faire c’était de réserver l’avenir et de parer au plus pressé en écartant le péril présent. Pendant que le Chili et l’Argentine s’accordaient, une dispute éclatait entre le Brésil et la Bolivie à propos d’une concession fort imprudemment consentie par cette dernière à un syndicat Américain, lequel pourrait bien obtenir l’assistance des États-Unis, ce qui compliquerait énormément la question. Il s’agit d’un territoire mal délimité et situé dans les hautes régions du bassin de l’Amazone. L’existence, en ces parages, d’une sorte de compagnie à charte Anglo-Américaine, pourrait devenir un péril sérieux pour les républiques voisines, et le Brésil, en ce cas, ne servirait pas seulement ses propres intérêts en intervenant, mais aussi les intérêts de tous les États Sud-Américains. Peut-être que ce danger commun mettrait fin aux querelles intestines qui les divisent si fréquemment. En ce moment même, la Colombie et le Vénézuéla sont aux prises avec des difficultés aggravées par leur intervention réciproque dans les affaires l’un de l’autre. Le président de la République de Colombie qui répond au nom souple de Maroquin était en guerre avec une faction révolutionnaire soutenue par le président du Vénézuéla, M. Castro, qui, lui-même, était attaqué par un parti insurgé. On croirait entendre le Rabagas de Sardou raconter, dans sa fameuse tirade, comment le gouvernement vert mit sous clef le gouvernement rouge pour se voir ensuite supprimer par le gouvernement jaune. Aux dernières nouvelles, M. Maroquin avait le dessus, mais M. Castro avait le dessous. Enfermé dans Caracas, il était abandonné par le reste du pays qui semble s’être rallié à son adversaire M. Matos. Ce dernier peut compter non seulement sur l’appui de la Colombie si, comme on le croit, tout y rentre bientôt dans l’ordre, mais aussi sur la sympathie des gouvernements

Dans l’Amérique du Sud.
Dans l’Amérique du Sud.

étrangers qui désiraient depuis longtemps l’abolition d’un droit de 30 pour 100 sur les marchandises venant des Antilles ; ce droit maintenu par le président Castro, M. Matos en a d’avance proclamé l’abolition.

Quand cette querelle sera vidée, il faut espérer que Colombiens et Vénézuéliens se rendront compte du temps inutilement perdu, des forces sottement dépensées et qu’ils se mettront, le cœur contrit, à une besogne moins néfaste que celle à laquelle ils sont attelés depuis trop longtemps.

La Jacquerie Russe.

Les troubles dont les provinces de Pultawa et de Kharkoff ont été récemment l’objet rappelaient, à s’y méprendre, la Jacquerie d’autrefois, avec une différence pourtant qui met bien en relief l’état d’esprit extraordinairement arriéré du moujik Russe. Les bandes de 300 à 400 paysans qui parcoururent le pays en pillant, en volant, en incendiant sur leur passage, n’étaient point animées du souffle révolutionnaire. On leur avait fait accroire, une fois de plus, qu’elles servaient, par leurs désordres et leurs violences, la cause du Tzar et répondaient aux désirs de son cœur. C’est à se demander si le Chinois le moins lettré n’est pas plus éclairé sur le devoir civique que ne l’est le moujik ; on a pu trouver touchante cette foi qui se maintient inaltérable au fond des isbas ; mais il faut reconnaître que, de nos jours, elle devient ridicule et inquiétante ; elle aboutira à quelque catastrophe, car un pareil malentendu entre le souverain et ses sujets ne saurait durer indéfiniment et on ne peut gouverner un État où le pillage et l’incendie résultent d’un appel à la dévotion dynastique. L’obscurantisme Russe paraît avoir à peine reculé depuis vingt-cinq ans ; il faudrait, pour regagner le temps perdu, le combattre avec une extrême vigueur. Y songe-t-on ?

Le Canal de Panama.

L’œuvre malheureuse, et grandiose quand même — de Ferdinand de Lesseps aura été poursuivie jusqu’au bout par le sort. La nouvelle société fondée en 1894, et qui s’était proposé ce but aussi beau que chimérique d’achever le canal et de relever le crédit de l’entreprise, devait fatalement aboutir, après d’infructueux efforts, à tenter de vendre le tout aux États-Unis. Mieux eût valu s’y décider tout de suite et mettre le gouvernement Américain en présence d’une proposition immédiate ; mieux eût valu surtout constituer un groupement Sud-Américain pour mener de connivence avec la société Française, l’affaire à terme. Unie au Brésil, au Chili, au Pérou et à l’Argentine, la France eût peut-être réussi à achever son colossal travail ; en tout cas, cette concurrence inattendue aurait eu pour résultat d’exciter les ambitions des États-Unis et de hausser les prix de vente. En essayant de remonter l’affaire, chose impossible, la nouvelle Société n’a fait que souligner l’impuissance de la France à venir à bout du canal ; elle a achevé de déconsidérer l’œuvre et a rendu impossible une transaction vraiment avantageuse. Réduite aux abois, elle a dû formuler une offre et elle l’a faite le jour même où la chambre des représentants de Washington se déclarait favorable à la route du Nicaragua. On sait, en effet, que l’idée du canal de Nicaragua est contemporaine du plan de percement de l’isthme Panamien. Les deux projets eurent des partisans exclusifs et sous l’influence des entrepreneurs Américains qui considéraient la route du Nicaragua comme plus favorable à leurs intérêts, c’est cette dernière qui sembla longtemps l’emporter dans les sympathies de l’opinion transatlantique. La société Française offrit, le 9 janvier dernier, de céder la totalité de ses biens et droits dans l’isthme avec les plans et archives de Paris pour quarante millions de dollars, soit deux cents millions de francs. La chose était trop avantageuse pour que l’esprit pratique du peuple Américain la laissât échapper. Aussi sans crainte de se déjuger, le congrès se montra prêt à accepter, et c’est maintenant au président Roosevelt à dire le dernier mot. On le sait sympathique au rachat ; mais il doit négocier préalablement avec la république de la Colombie sur le territoire de laquelle se trouve le canal de Panama. On calcule que les négociations dureront quelque temps et que l’affaire ne pourra guère être terminée avant janvier 1903. Quant aux obligataires de la première société, ils auront à se partager plus des deux tiers du prix de vente ; mais cela ne représentera encore que treize pour cent à peine du capital versé par eux jadis !

Le tribunal de La Haye.

« Greffier, Greffier, s’écrie de temps à autre le président du fameux tribunal d’arbitrage créé à la suite de la Conférence de la Paix, ne vois-tu rien venir ? » Et le Greffier, comme sœur Anne, répond en gémissant du haut de son belvédère : « Je ne vois rien, que des vaches qui paissent et des moulins qui tournent ! » Une si déplorable inactivité n’est pas propre à répandre un grand prestige sur l’infortuné tribunal ; aussi clame-t-il d’allégresse en apprenant qu’enfin un certain nombre d’affaires lui vont être soumises. Il y a d’abord une question de câbles sous-marins sur laquelle l’Allemagne et la Hollande ne parviennent pas à s’entendre ; il y a aussi l’île Saint-Thomas que les États-Unis sont prêts à acheter au Danemark mais dont les conditions de vente soulèvent plusieurs détails litigieux… Ces petits conflits seront pacifiquement dénoués par l’honnête tribunal ; seulement chacun reconnaîtra qu’en aucun cas ils n’eussent dégénéré en querelles sérieuses ; depuis longtemps il est coutume, entre les puissances, de déférer à un arbitrage ce genre de désaccords sans qu’il soit besoin d’un tribunal permanent. Mais allez donc offrir à la Turquie, à l’Allemagne, à la Russie, à l’Angleterre de porter devant les juges de La Haye les problèmes Arménien, Polonais, Finlandais et Irlandais. Vous verrez si vous serez bien reçu. Ainsi en sera-t-il de tout conflit grave, et dès lors on se demande si l’existence du tribunal de La Haye est propre à servir les intérêts pacifiques en rappelant aux peuples la valeur de l’arbitrage international, ou bien si la vue de son inactivité forcée n’est pas de nature à desservir ces mêmes intérêts en soulignant l’impuissance de l’institution.

Émigration Transatlantique.

Le mouvement qui portait naguère tant d’Européens vers le Nouveau-Monde et qui se chiffrait en 1891-1892 par 623.000 émigrants, s’était beaucoup ralenti. En 1896-1897 le total des immigrations était tombé à 230.000. Or, en 1900-1901, il est remonté à près de 500.000. Ceux qui émigrent de la sorte se divisent en deux groupes ; les uns, et de beaucoup les plus nombreux, sont des travailleurs manuels presque dénués de ressources ; ils viennent d’Italie, de Russie et d’Autriche. Les autres provenant d’Angleterre, de Suède, d’Allemagne, appartiennent en général à une classe sociale relativement aisée. En 1900-1901 il est venu 134.000 Italiens et 113.000 Autrichiens, 46.000 Anglais, 30.000 Suédois, 12.000 Norvégiens, etc. Il vient aussi des Roumains, des Portugais, des Français, des Suisses, des Belges, des Hollandais, mais en petit nombre. À remarquer le chiffre très élevé proportionnellement des émigrants Grecs : près de 6.000 contre 4.000 Portugais, 3.000 Français, 2.000 Suisses et 1.600 Belges. Il est assez intéressant de noter que les Grecs se dirigent vers l’Amérique du Nord. C’est une vieille coutume de cette race à la fois la plus littéraire et la plus commerçante de l’Ancien-Monde, d’aller chercher fortune au loin et quand on se remémore combien sont devenues riches les colonies Grecques d’Alexandrie, de Marseille et de Londres, on se demande si celle de New-York n’est pas destinée à s’élever plus haut encore.

Le Campanile de Venise.

Une catastrophe artistique d’autant plus déplorable qu’elle aurait pu être évitée s’est récemment produite à Venise. Le merveilleux campanile qui s’élevait sur la place de Saint-Marc, à côté de la basilique, s’est effondré et si la basilique elle-même s’est trouvée heureusement épargnée, plusieurs statues et œuvres d’art ont été détruites. La tour sera reconstruite et tel est le prestige qu’exerce dans le monde entier la prodigieuse cité, que déjà les dons affluent de tous côtés, comme si l’Italie n’était pas assez riche pour payer la reconstruction ; mais il faut voir dans ce concours de bonnes volontés la preuve de la solidarité internationale que crée dans le monde moderne, l’œuvre d’art ; et cette solidarité est bonne et utile. Tant de choses séparent les hommes ! Il est réjouissant de constater que certains sentiments les unissent aussi fortement que d’autres les divisent. L’administration Italienne, s’il faut en croire certains chroniqueurs bien informés, ne méritait pas toutefois d’être aidée de la sorte, dans la réparation d’un désastre causé par son incurie. Non seulement la situation de Venise, à demi soutenue par des pilotis et perpétuellement rongée en dessous par les flots de l’Adriatique, nécessite que ses monuments, si nombreux et uniques en leur genre, soient l’objet d’une vigilance de tous les instants, mais le campanile, en particulier, excitait depuis longtemps des craintes trop justifiées. Voici vingt ans qu’un architecte, employé par l’État à des travaux de réfection du palais Ducal, ne se lassait pas de signaler aux autorités le danger dont il avait découvert la menace. Mais comme le campanile n’était pas dans ses attributions, on ne se donnait même pas le souci de lire ses rapports ; on les retrouvera tous intacts dans les cartons où ils furent ensevelis l’un après l’autre. Bien plus, le pauvre homme s’étant permis d’écrire à la reine Marguerite pour lui demander d’intervenir, ses chefs le destituèrent. Voilà, direz-vous, une fichue administration ! Heureusement qu’il n’y en a pas beaucoup comme cela ! Détrompez-vous, cher concitoyen, elles le sont toutes. Il paraît même que celle-ci était renommée pour son zèle et son activité ; jugez un peu de ce que valent les autres. Et de cet événement si fâcheux, retenez bien ceci : plus vous aurez d’inspecteurs et de sous-inspecteurs pour un monument ou une institution, moins bien iront les choses. Ah ! la bureaucratie, Seigneur Dieu ! Quelle lèpre pour une civilisation !

La Retraite de Lord Salisbury.

Le vieux Lord, auquel nul ne contestera, vu son âge avancé, le droit de se reposer, se retire sous un amas de fleurs dont bien peu sont méritées. Ses services, il est vrai, se recommandent par la quantité, sinon par la qualité ; il fut premier ministre pendant plus de treize ans, sans compter les cabinets dont auparavant, il avait fait partie comme ministre des Indes, puis des Affaires Étrangères ; en somme il est sur la brèche depuis près de quarante ans : comme durée, c’est une belle carrière. Il a présidé le gouvernement de son pays une année de plus que Gladstone et, dans l’histoire Britannique, on ne trouve guère que Pitt et Robert Walpole dont le séjour au pouvoir se soit prolongé davantage. Mais il suffit précisément de rapprocher son nom de ceux de si illustres devanciers, pour s’apercevoir à quel degré il leur est inférieur. L’Angleterre qu’il abandonne n’est pas seulement tout l’opposé de celle qu’il a prise ; ceci n’aurait rien d’extraordinaire ; un homme d’État a le droit et même le devoir, en certaines circonstances, de changer d’avis ; mais Lord Salisbury justement n’a pas changé d’avis ; il est demeuré, au fond de lui-même, fidèle à sa conception du monde et cette conception, il l’a desservie, en sorte que l’Angleterre d’aujourd’hui est toute différente de ce qu’il eut souhaité qu’elle fut. Hautain, sceptique et dédaigneux, il lui est arrivé maintes fois de marquer, par une plaisanterie ou un sourire ironiques, le peu de cas qu’il faisait des mesures préconisées par les membres de son cabinet ou par lui-même et la médiocre estime qu’il professait à l’égard de sa propre politique. Agissait-il ainsi par ambition, par soif du pouvoir, ne pouvant se décider à le quitter ? Nullement. Lord Salisbury, très grand seigneur en cela, aimait beaucoup les loisirs intellectuels de la vie privée dont il savait profiter et ne dissimulait pas toujours l’ennui qu’il éprouvait d’être éloigné de sa belle résidence d’Hatsfield par les labeurs de la vie publique. Alors, comment s’expliquer ces autonomies ?… Par la faiblesse caractéristique du personnage. Lord Salisbury était un grand indolent, non pas certes d’une indolence vulgaire de détail, mais de cette espèce de laisser-aller philosophique auquel l’absence de fortes convictions et de rude énergie conduit aisément un homme riche et instruit. En dernier lieu, Lord Salisbury servit de paravent à M. Chamberlain ; c’est probablement, dans sa longue carrière, ce qui l’aura le plus contrarié !

Un Ban pour Balfour !

De son neveu et successeur, nous ne dirons rien. Aussi bien, doit-on attendre un homme d’État à l’œuvre avant de le juger.

M. Balfour parait élégant, aimable, intelligent ; il est douteux qu’il soit davantage et évidemment ce ne serait pas assez pour fournir une longue carrière ministérielle. Peut-être des qualités supérieures vont-elles se révéler en lui. Son accord avec M. Chamberlain est certain et on dit d’ailleurs, que nul en ce moment n’oserait se passer en Angleterre, de l’appui du tout puissant ministre des Colonies.

Notons un détail curieux. Le jour de son élévation au rang de premier ministre, M. Balfour, à son entrée à la Chambre des Communes, a été salué par les applaudissements unanimes de l’Assemblée et par de courtes mais cordiales harangues prononcées au nom de l’opposition comme au nom du parti gouvernemental par des orateurs qualifiés. Demandez-vous, lecteurs, si la France ne gagnerait pas à ce que de telles mœurs s’établissent enfin dans le Parlement de la République.


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