Revue du Pays de Caux N°2 mai 1902/II

CE QUI SE PASSE DANS LE MONDE



Toutes les sympathies de l’univers civilisé ont été tendues, ces temps-ci, vers le chevet de la reine Wilhelmine. Ces sympathies s’expliquent trop bien, tant par la sagesse et la générosité politiques de la jeune souveraine que par sa situation d’unique héritière directe de l’illustre maison d’Orange dont les princes furent, en Europe, les champions valeureux des idées libérales — pour qu’il soit besoin d’y insister.

Deux Reines.

Mais l’opinion publique ne s’est peut-être pas assez souvenue, en envoyant à Wilhelmine des vœux sincères, de celle qui souffrait et pleurait au pied du lit royal. Depuis le jour où elle céda à sa fille unique le fardeau du pouvoir, la reine Emma s’est enfermée dans le plus discret des silences et le monde l’a oubliée. Il se prépare, sans doute, à oublier de même la femme éminente qui est encore régente d’Espagne et ne sera plus, dans quelques jours, qu’une reine-mère, étrangère désormais au gouvernement de son pays. Les deux régences d’Espagne et de Hollande n’ont point eu à traverser les mêmes angoisses. Autour du trône de Wilhelmine, les Hollandais se tenaient étroitement unis : nulle guerre ne les menaçait et leur empire colonial était assez fort pour résister aux audacieux dont il eût pu exciter les convoitises. L’Espagne, au contraire, a payé le prix d’une longue série d’exactions et de méfaits dont ni Alphonse xiii ni sa vaillante mère ne partageaient les responsabilités : celle-ci a ressenti doublement, dans son amour maternel et dans sa fierté royale, le coup qui diminuait le patrimoine de son fils à la veille de sa majorité politique. Tous les soucis, pourtant, n’ont pas été d’un côté et les joies de l’autre. La reine Christine a connu des roses et la reine Emma a senti des épines. L’une et l’autre ont eu de grands mérites et peuvent être fières de leur œuvre. Mais qui ne voit que ce qui les a le plus aidées, c’est leur qualité de femmes. Il est parfaitement clair qu’une souveraine veuve, de mœurs exemplaires et toute dévouée à sa tâche, est, de toutes les incarnations du pouvoir, celle que la démocratie peut le mieux respecter et suivra le plus volontiers. La preuve en est faite ; mais n’est-il pas curieux qu’en cet âge républicain, la main des femmes ait consolidé des trônes, qu’aux âges monarchiques, les fautes des hommes avaient si fort ébranlés ?

La République Cubaine et l’Empire Espagnol.

Par une coïncidence ironique, le couronnement du roi d’Espagne et l’inauguration de la République Cubaine ont lieu presque au même instant. Le président du nouvel État, M. Thomas Estrada-Palma assume une tâche difficile, mais à laquelle il semble mieux préparé qu’aucun de ses compatriotes. Il connaît et il aime les États-Unis ; sans leur céder sur des choses trop essentielles, il n’aura pas l’intransigeance qu’on eût pu redouter d’un Cubain trop exclusif. C’est d’ailleurs un éducateur, non un politicien, ni un financier. Quelles que soient les entraves un peu excessives dont les États-Unis entourent l’exercice de la liberté Cubaine, les précautions dont ils s’arment pour l’avenir, la protection un peu lourde qu’ils se réservent d’exercer sur leur petite voisine, celle-ci ne leur en doit pas moins une grande reconnaissance. Sans l’intervention des navires et des soldats Américains, elle eût en vain poursuivi une lutte, inégale et ruineuse. Sans doute, elle n’est encore qu’une faible convalescente et s’effraye des traites que pourraient tirer sur elle les capitalistes yankees ; les petits ennuis présents et à venir ne sont rien pourtant à côté des horreurs du passé ; que la République Cubaine n’oublie pas trop vite les services rendus !

Ce passé, chose étrange, n’a guère laissé de haines subsister entre l’ancienne mère-patrie et sa colonie émancipée. À peine chassés de l’île, les Espagnols sont sur le point d’y devenir populaires.

Dans son message, le président Palma s’exprime en termes particulièrement sympathiques à l’égard de l’Espagne et, par un dernier acte de sage clairvoyance, la reine-régente a marqué que son fils devrait s’inspirer de sentiments analogues. Chose plus étrange encore, les défaites de 1898 ont accru le prestige des vaincus dans tout cet immense continent sud-américain, dont les habitants, en majorité, descendent d’eux et parlent leur langue. Des échanges de courtoisies significatives ont eu lieu ; on a réveillé les vieux souvenirs, renoué des liens brisés ; les paroles vengeresses qui se chantaient encore ont été rayées des hymnes nationaux et les soldats d’aujourd’hui ont, en fraternisant, effacé la mémoire des luttes fratricides d’antan.

C’est là l’aurore d’un grand, d’un très grand mouvement que vous verrez éclore dans une vingtaine d’années. Les Anglo-Saxons nous prouvent actuellement que le plus faible des liens politiques suffit à maintenir l’harmonie et l’équilibre d’un grand empire, dès que ceux qui le composent sont d’accord sur les principes fondamentaux de la vie individuelle et nationale. Les Espagnols qui sont, après les Anglo-Saxons, la communauté civilisée la plus nombreuse du globe, nous montreront qu’un tel empire peut s’établir et subsister sans lien du tout et par le seul fait de l’attraction de la race !

La Mission Rochambeau.

Ce n’est pas seulement la proclamation de la République Cubaine qui attire l’attention de l’Europe vers les États-Unis, c’est aussi bien l’envoi de la mission Rochambeau, succédant à la visite sensationnelle du prince Henri de Prusse. La mission Française a divers avantages sur l’Allemande. L’occasion d’abord. Lancer le yacht impérial et en prendre « livraison », c’était pour envoyer là-bas le prince Henri, un prétexte habilement saisi, mais futile en soi. Il en va différemment de l’inauguration d’un monument à la mémoire d’un des plus populaires parmi les héros de l’Indépendance. La « commande » de l’empereur d’Allemagne était flatteuse pour l’industrie Américaine, mais l’hommage rendu au maréchal Français remue, dans l’âme populaire, les souvenirs historiques les plus grandioses. Aussi, vu la solennité de la circonstance, est-ce un de nos cuirassés d’escadre, le Gaulois, battant pavillon de l’amiral Fournier, qui a transporté aux États-Unis la mission militaire dont le chef n’est autre que le général Brugère, généralissime de l’armée Française.

Nos officiers, auxquels sont adjoints des représentants éminents des Lettres et des Arts, ainsi que trois délégués du ministère des Affaires Étrangères, n’auront pas seulement la satisfaction d’une réception enthousiaste ; ils se feront une idée sommaire, mais juste, de cette grande république, parvenue, en cent ans, à un tel degré de prospérité que les puissances d’Europe la courtisent l’une après l’autre et, déjà, recherchent son alliance.

Le Scandale des Philippines.

Il est un point noir pourtant, dans l’éclat de ce resplendissement : le jeune soleil a déjà ses taches ; la dernière qu’on ait signalée n’est pas la moindre. Il semble, toute part faite aux exagérations facilitées par l’éloignement, que d’abominables cruautés aient été commises par des soldats Américains aux Philippines. Des récits de tortures, le bruit d’une dévastation et d’un massacre systématiques dans plusieurs provinces ont mis l’opinion en émoi. Le président Roosevelt a ordonné une enquête des plus strictes et nul doute que les coupables, s’il y en a, ne paient cher leurs crimes. Il faut reconnaître d’autre part, la juste sévérité avec laquelle, dans l’Afrique du Sud, Lord Kitchener a châtié des officiers Australiens, coupables d’avoir assassiné des Boers sans armes : cette exécution aura produit un effet salutaire. N’empêche que ces divers incidents révèlent un danger d’ordre spécial, auquel sont exposées les grandes démocraties qui improvisent des armées. Lors de la guerre Hispano-Américaine, on fut très frappé, en Europe et en Allemagne tout particulièrement, des services rendus par les volontaires Américains : on admira leur énergie, leur audace, leur endurance, la rapidité avec laquelle ils devenaient de vrais soldats. Dans des circonstances plus pénibles, c’est-à-dire pour une cause moins juste et devant une résistance bien plus lassante, les Anglais montrèrent en Afrique, des qualités analogues. Voici pourtant que, dans ces soldats improvisés, la brute humaine apparaît, subitement déchaînée : braves et honnêtes gens peut-être dans la vie civile, ces hommes se montrent, sous les armes, bien plus barbares et plus cruels que les soldats de métier. C’est logique après tout, car c’est très humain ; l’histoire d’ailleurs confirme la chose par maints exemples que nous avions oubliés…, seulement, il en résulte ce paradoxe très original que l’unique moyen pour une démocratie de demeurer clémente et juste, dans les combats qu’elle peut être appelée à soutenir, c’est d’entretenir une armée permanente, régulière et véritablement nationale…, c’est assez inattendu.

Les « Trusts » et leur avenir.

Un dernier mot à propos de l’Amérique et des gigantesques « Trusts » qui prennent naissance sur son sol et font sentir leur action bien au-delà. Un « Trust » est une coalition d’intérêts capitalistes. Cela pourra devenir autre chose dans l’avenir, mais actuellement, c’est cela et rien autre : la forme moderne de ce qu’on appelait autrefois l’accaparement. Le dernier Trust en date est celui de la navigation transatlantique. On l’appelle grandiosement « le Trust de l’Océan ». Il vise à monopoliser, de fait, les moyens de transport entre l’Europe et l’Amérique. Il est formé par les principales Compagnies existantes qui, chacune conservant son autonomie administrative, s’unissent en un faisceau puissant, sous l’impulsion d’un syndicat inspiré et dirigé par le fameux milliardaire Pierpont Morgan. En principe, il est bien certain que ces sortes de monopoles créés par un groupe de particuliers sont dangereux et condamnables. Seulement, la société moderne est surtout éprise de faits et de données pratiques : les principes, elle en a de moins en moins cure. Loyalement conduit, il est probable que le Trust peut devenir une forme très utile d’expansion commerciale, par la réduction des frais de production et d’exploitation qu’il est susceptible d’engendrer. Il peut, d’autre part, assurer la stabilité industrielle, ce qui serait un plus grand bienfait encore. Récemment, un des grands Trusts Américains, celui de l’acier, vient de publier son premier rapport annuel. Ce document qui accuse un bénéfice de 425 millions de francs, indique également que la demande a été si forte, cette année, qu’elle eût abouti forcément à une hausse des prix, si le Trust ne s’était mis en travers, refusant même les primes qu’on lui offrait pour hâter les livraisons. De la sorte, il n’y a pas eu surproduction ni hausse de prix. L’ouvrier Américain est assez intelligent et instruit pour se rendre compte que les crises dont il souffre périodiquement sont dues, précisément, à de pareilles hausses de prix et si le Trust arrive, en immobilisant les prix de vente, à établir enfin la stabilité industrielle, il est tout prêt à lui témoigner une vive gratitude. Il serait donc tout à fait inexact de se représenter le Trust et le Syndicat ouvrier comme deux puissances en hostilité nécessaire l’une contre l’autre ; toutes deux cherchent leurs intérêts et leurs intérêts peuvent très bien être communs. Reste à savoir si le Trust se maintiendra dans cette voie de franchise et de bon sens ou si, quelque jour, l’ambition de ses dirigeants ne se donnera pas libre cours dans un sens tyrannique… L’Europe, de plus, n’est pas dans la même situation que les États-Unis et, à l’exception de l’Allemagne, où des causes analogues ont produit des effets analogues, les crises industrielles y sont d’origine plus complexe et, partant, de solution moins simple.

Le Deuil National.

La France, en quelques quarts d’heure, a perdu une ville. Une catastrophe sans précédent a englouti le 8 mai, à huit heures du matin, Saint-Pierre de la Martinique. Un volcan éteint qui, depuis plusieurs siècles — si l’on en excepte une légère éruption, voici cinquante ans — n’avait inquiété personne, s’est brusquement réveillé et la métropole commerciale de notre gracieuse et charmante colonie a été rayée de la surface du sol. On la rebâtira, assurément ; les navires recommenceront de fréquenter son port ; les plantations de cannes à sucre l’encercleront de nouveau de fraîche verdure et de l’ancienne Saint-Pierre, fondée jadis par un Normand, il ne restera rien qui rappelle les ruines désolées de Pompéï. Un monument commémorera l’événement et les hommes passeront auprès, insouciants et distraits. Ainsi va le monde. Puisons, du moins, nous qui sommes témoins de ce grand cataclysme, puisons dans le spectacle d’une mort épouvantable tombant à l’improviste sur 40.000 Français d’Outre-Mer, le sentiment de la Solidarité humaine qui, en présence des coups inopinés du sort, doit nous unir fraternellement. Les secours s’organisent. Donnons pour la pauvre île momentanément ruinée, pour cette lointaine portion de la terre de France, autour de laquelle les nôtres, jadis, ont dépensé tant de vaillance et acquis tant de gloire.

Nationalistes Chinois.

On s’inquiète beaucoup — un peu trop peut-être — de la révolte qui sévit dans les provinces méridionales de la Chine, le Kouang-Si et le Kouang-Toung. Cette révolte est ouvertement dirigée contre la dynastie régnante qui est Mandchoue et que les rebelles qualifient d’« étrangère ». C’est un signe des temps que, partout où l’on veut nuire à un adversaire, on le qualifie d’« étranger » dans son propre pays. C’est l’injure suprême ! ou du moins l’accusation la plus efficace et rien ne permet de mesurer avec autant d’exactitude l’intensité du courant nationaliste qui se fait sentir jusqu’en Extrême-Orient ! Parmi les Chinois qui participent à l’insurrection, se trouvent principalement des soldats lassés d’attendre une solde toujours en retard, des paysans des montagnes prompts aux coups de force et charmés de toute occasion de refuser l’impôt et enfin des sécessionistes rêvant l’autonomie de la Chine du Sud. Que l’Europe soutienne la dynastie et le gouvernement actuels, c’est sage de sa part, puisqu’avant tout, il convient de maintenir l’ordre. Ce serait toutefois une grave faute de s’inféoder à eux. Les Chinois se modifieront-ils jamais, d’une façon très profonde ? La chose est incertaine. Mais la Chine, en tant que région, n’est plus aujourd’hui ce qu’elle était hier. Il serait puéril de s’imaginer que son unité résistera aux événements récents. L’occupation étrangère a ébranlé à jamais le prestige impérial ; le mystère, d’ailleurs, qui environnait le trône, est évanoui ; les Chinois ont vu leur empereur fuir sa capitale et y rentrer en chemin de fer ! Double spectacle auquel ne résistera pas le vieil édifice vermoulu. L’autonomie de la Chine du Sud est donc une affaire de temps. La France qui est sa voisine, devrait y songer très sérieusement ; une double politique s’offre à elle ; ou chercher à établir solidement dans ces régions l’influence Française de façon à nous réserver le protectorat du futur État ; ou bien y favoriser l’expansion Allemande, de façon à l’opposer à l’expansion Anglaise, laquelle s’exerce déjà dans ces parages et y redoublera d’activité dès que la guerre Sud-africaine aura pris fin.

Le Couronnement du Roi Édouard.

Beaucoup de nos lecteurs ne manqueront pas de nous taxer d’anglomanie pour avoir osé dire — ce que nous faisons plus loin — que Cecil Rhodes était un grand homme et raconter que, dans le drame Transvaalien, tous les torts ne sont peut-être pas du même côté. Ce genre de reproche nous laisse tout à fait indifférents. Notre anglomanie, en tous les cas, n’ira pas jusqu’à exprimer de la sympathie pour la ridicule représentation qui se prépare à Londres. Le couronnement du roi d’Angleterre, tel qu’il va avoir lieu, est une cérémonie vide de sens. Que Nicolas ii, monarque à demi oriental, demeure fidèle aux vieux rites moscovites, c’est tout simple. Mais ce que Guillaume ii, très amoureux pourtant de pompe impériale, n’aurait point osé faire, ce que Victor Emmanuel iii n’a même pas songé à réclamer, pourquoi Édouard vii, qui devient roi à un âge avancé, a-t-il la futilité de le vouloir ? L’empereur d’Allemagne et le roi d’Italie sont montés sur le trône, tout simplement, en uniforme, l’épée au côté et se sont mis aussitôt à la besogne : ce sont les souverains qui conviennent à l’âge de la démocratie et de l’activité ; toujours sur la brèche, ils sont les premiers travailleurs du pays. Et parce qu’ils n’ont pas réclamé, l’un la remise solennelle du globe impérial surmonté de la croix, l’autre que l’on posât sur sa tête l’antique couronne de fer des rois Lombards, ils n’en sont pas moins recouverts de tout le prestige que leur confèrent, à la fois, la grandeur de leur dignité et le passé de leur race. Édouard vii a d’autres soucis. Son sacre est, depuis plusieurs mois, l’unique objet de ses préoccupations ; il décrète l’aunage d’hermine des pairs et pairesses d’après leurs quartiers de noblesse ; il restaure tout ce qu’il trouve dans les vieux parchemins de pratiques surannées et d’enfantines génuflexions. Il a réussi évidemment à intéresser son peuple à ces niaiseries ; l’heure était propice d’ailleurs ; l’Angleterre cherchait avidement une distraction nécessaire, après tant de deuils. Reste à savoir ce qu’en penseront les sujets lointains de ce monarque à pourpre. Vu d’Auckland ou d’Adelaïde, le spectacle pourrait bien présenter plus de ridicule que de prestige. L’Opinion étrangère, en tous les cas, n’est pas du côté du nouveau roi. C’est avec un profond sentiment de respect, avec une intense émotion que le monde s’associa, en 1887 et en 1897, aux fêtes merveilleuses qui honoraient la reine Victoria. La grande et noble souveraine recueillit, en ces jours inoubliables, l’hommage mérité de toutes les nations ; on ne saluait pas seulement l’extraordinaire durée de son règne, mais les vertus publiques et privées dont elle n’avait cessé, pendant cinquante et soixante ans, de donner le bel exemple. La même unanimité ne se retrouvera plus : les étrangers regarderont passer le cortège archaïque de 1902 avec une curiosité amusée et un sourire d’ironie.

Au Tonkin.

Les derniers jours vécus par M. Doumer sur le sol de l’Indo-Chine Française marqueront à jamais dans nos annales coloniales. Le gouverneur-général a inauguré en présence de l’empereur d’Annam, du ministre de France à Pékin, de l’amiral commandant l’escadre, le fameux pont du Fleuve Rouge sur lequel passe le chemin de fer de Hanoï à Haïphong. Long de 1.700 mètres, reposant sur d’énormes piles qui s’enfoncent à trente mètres au-dessous du niveau des eaux, il a été construit en trois années et a coûté un peu plus de 6 millions. Ce merveilleux ouvrage d’art a frappé de stupeur les populations indigènes et a plus fait que bien des victoires pour consolider le prestige de la France. L’inauguration du pont a été précédée de celle de la Faculté de médecine indigène établie à Thaï-Ta, près de Hanoï, et de celle des palais provisoires qui vont contenir l’Exposition Indo-Chinoise, laquelle s’ouvrira au mois de novembre prochain. Une série de fêtes a eu lieu à l’occasion de ces diverses solennités : revues, carrousels, banquets, illuminations, représentations de gala. L’empereur Thanh Taï s’est montré partout, jouissant de tous les spectacles avec une joie enfantine. Peu de jours après, M. Doumer s’embarquait pour revenir en France. Son successeur n’est pas encore désigné. On ne peut que lui souhaiter une administration aussi féconde. L’œuvre accomplie en Indo-Chine par M. Doumer est grandiose. Une certaine curiosité s’attache aux pas de notre ancien gouverneur-général. On sait qu’il est rentré dans la vie politique. Élu sans concurrent, beaucoup le désignent comme un chef éventuel de gouvernement. Le zèle, l’intelligence, l’habileté, le tact qu’il a déployés là-bas promettent. Il est très probable qu’avant longtemps, nous le verrons au pouvoir. Quelques paroles, déjà prononcées par lui, semblent indiquer que sa principale préoccupation sera le relèvement commercial de la France ; il souhaite de lui faire jouer de nouveau un rôle prépondérant, non pas en Europe ou nous n’avons présentement aucun changement à poursuivre, mais dans les régions lointaines où lui-même a tant contribué à rétablir le prestige de notre drapeau. Ce serait un beau plan, propre à rallier tous ceux que lassent les mesquineries électorales et les disputes de clocher. Nous reviendrons prochainement, et en détail, sur les réformes opérées par M. Doumer en Indo-Chine.

Les Troubles de Belgique.

L’échec que le socialisme vient de subir en Belgique a été complet — si complet même que tout le monde en a été surpris. Les circonstances — il faut le remarquer — étaient assez favorables. Le parti au pouvoir avait commis des imprudences et des excès ; il s’agissait du suffrage universel, réforme indispensable aux socialistes et chère aux libéraux, de sorte, qu’en cette affaire, les premiers avaient l’avantage de marcher avec les seconds ; aucune menace antidynastique ou révolutionnaire ne gênait leur alliance et beaucoup, parmi les plus modérés, se disent qu’en effet, l’heure est venue d’établir le vote démocratique, en usage dans des pays dont l’éducation politique est certes moins avancée qu’elle ne l’est en Belgique. La grève générale éclatant à l’occasion d’un pareil conflit, s’en trouvait sinon légitimée, du moins très facilitée. Enfin, de malheureux accidents dus à une répression trop violente et injustifiée ensanglantèrent les rues de Bruxelles et de Louvain ; c’était un aliment dangereux fourni à la colère populaire ou, comme on dit vulgairement, de l’huile sur le feu. Malgré tout, le mouvement a avorté, la grève n’a pas réussi à être générale ; elle a causé beaucoup de ruines, mais n’a pas paralysé la vie entière du pays. Et, en somme, les socialistes sont sortis de cette crise sans gloire et sans profit. Ce n’est pas, du reste, le seul motif qu’aient leurs chefs d’éprouver du souci. Ailleurs qu’en Belgique, il s’opère une évolution d’idées propres à les inquiéter.

La Hongrie et la Triple Alliance.

Beaucoup de bruit se fait autour du renouvellement de la Triple Alliance qui arrive à échéance. Et il est assez probable qu’en effet ce traité célèbre sera renouvelé, peut-être même dans des termes identiques ; il n’en a pas moins perdu une grande partie de sa valeur et l’esprit des cosignataires a changé, en tous les cas, d’une façon radicale. L’Italie s’est réconciliée avec la France et, sentiment à part, elle y a trop d’avantages pour ne point persévérer dans une voie si conforme à ses vrais intérêts. L’Autriche s’est rapprochée de la Russie. L’accueil fait à l’archiduc héritier, lors de sa visite à Saint-Pétersbourg, a donné le ton d’une cordialité nouvelle établie entre les deux cours. L’archiduc, d’ailleurs, prouve par ses actes et ses paroles qu’il sera un empereur slave et cela n’est point pour le rendre populaire en Allemagne. L’Allemagne, enfin, ne peut nouer, de bien bon cœur, des liens d’amitié avec deux puissances qui seront, demain, ses ennemies géographiques. Et, pourtant, la Triple Alliance sera renouvelée !… à y réfléchir, la chose n’est pas si étonnante. La Triple Alliance est un mirage qui dissimule une réalité et cette réalité, c’est l’alliance étroite, sincère et solide, celle-là, de l’Allemagne et de la Hongrie. La Hongrie est très germanophile. Son vieil homme d’État, Koloman Tisza, mort, il y a deux mois, avait bien contribué à la rendre telle, mais il faut reconnaître qu’en ce faisant, il obéissait à des préoccupations très hautes et très naturelles. La Hongrie est la bête noire des Slaves ; elle leur barre la route, elle gouverne et domine beaucoup d’entre eux et si l’union se faisait tout autour d’elle, le péril slave deviendrait, pour elle, des plus sinistres. Contre un tel péril, l’Allemagne, seule, lui fournirait, le cas échéant, un secours effectif. Aussi, quelles que soient leurs sympathies personnelles, les hommes d’État, à Budapest, se sentent invinciblement liés par l’intérêt national aux destins germaniques. Cela étant et comme, en présence de la cacophonie Autrichienne, ils ont voix prépondérante et autorité indiscutable dans les conseils actuels de l’empire, tout leur poids a été jeté dans la balance en faveur du renouvellement de l’alliance qui est à la fois leur sécurité présente et leur espoir à venir. Ce renouvellement, la France n’a point à s’en préoccuper. Cette même alliance qui, jadis, fut dirigée en grande partie contre elle, menacerait aujourd’hui d’autres puissances bien plutôt qu’elle. Il n’en est pas moins du devoir du gouvernement de la République de veiller à ce que, ne fut-ce que par dignité nationale, quelques modifications soient introduites par l’Italie dans le texte du traité ; n’y eût-il que quelques virgules de changées, ces changements indiqueront la situation nouvelle dans laquelle se trouvent désormais les deux grands États Latins, vis-à-vis l’un de l’autre.

Le Voyage du Président Loubet.

L’Alliance Franco-Russe n’ayant plus besoin d’être ni proclamée ni affermie, le voyage du Président de la République Française à Saint-Pétersbourg n’offre point d’intérêt au point de vue politique. Mais tous les bons citoyens accompagnent de leurs vœux le Chef de l’État dans sa visite aux Souverains et au peuple amis.