Revue dramatique 14 avril 1888
Il y avait une fois, en Perse, un roi nommé Assuérus, qui établit dans son palais un délicieux concours ; il en était le seul juge, et le prix d’honneur (si j’ose m’exprimer ainsi) serait décerné par son caprice, mais par son caprice éclairé. « Qu’on cherche au roi des jeunes filles vierges et belles, avaient dit ses conseillers intimes, et qu’on leur donne ce qu’il leur faut pour se préparer[1]. » Assuérus ayant approuvé ce projet, des commissaires provinciaux envoyèrent à Suse, ville capitale, un grand nombre de jeunes filles, diversement belles et pareillement vierges. Et chacune à son tour « se prépara, » selon l’usage du pays et le cérémonial de la cour, c’est-à-dire qu’elle se parfuma douze mois durant : « six mois avec de l’huile de myrrhe, et six mois avec des choses aromatiques, » — sachets de poudre ou pommades, dont la recette demeure inconnue. Après quoi, elle sentait assez bon, et le gardien la conduisait de l’hôtel des femmes dans l’hôtel du roi. « Elle y entrait sur le soir, et sur le matin elle retournait… Et elle n’entrait plus vers le roi, à moins que le roi ne le voulût et qu’elle ne fût appelée nommément. « Mais le roi n’en daigna revoir aucune pendant quatre années : il faut vous dire que le recrutement s’était fait dans toute l’étendue de ses états, et qu’il régnait, « depuis les Indes jusqu’à l’Ethiopie, sur cent vingt-sept provinces. » Cependant vint le tour d’une Juive, Hadassa ou Esther. « Et le roi aima plus Esther que toutes les autres femmes, et elle gagna ses bonnes grâces et sa bienveillance plus que toutes les autres vierges, » on ne dit pas comment : peut-être elle ne sentait rien ! « Et il mit la couronne du royaume sur sa tête, et il l’établit reine. »
Le Livre d’Esther, depuis longtemps, est une matière de controverse, à qui l’attribuer ? A Mardochée, oncle ou cousin de l’héroïne ? Aux docteurs de la loi ? Ou bien encore à un romancier juif du IIIe siècle avant notre ère, venu de Perse en Palestine ? Et quelle en est la valeur, quel en est le sens ? Y faut-il voir un morceau d’histoire ? ou bien un conte des Mille et une Nuits ? (Esther elle-même, qui réussit enfin, après tant d’autres moins heureuses, à charmer la fantaisie du roi, Esther est une Shéhérazade.) Pour ma part, je laisse à M. Renan le plaisir de rêver sur la Bible, à M. Jules Oppert la peine de scruter les inscriptions perses : que ce récit avantageux aux Juives soit un extrait des mémoires véridiques de Mardochée, un fragment des annales de la Grande Synagogue, ou simplement une nouvelle, j’aperçois clairement que c’est une parabole ou plutôt « une figure. » J’admets que cela soit arrivé : en ce temps-là, comme dit Pascal, « tout arrivait en figures. » Esther a existé, Assuérus a existé, mais ils n’ont paru que pour annoncer au monde cet événement : l’heureuse reprise, devant le public parisien, d’une pièce de M. Sardou.
« Dès qu’une fois on a ouvert ce secret, dit encore Pascal, il est impossible de ne pas le voir… » Voyez donc ! Sa Majesté le public, au premier rang des pourvoyeurs de ses plaisirs, a placé M. Sardou. Chacune de ses œuvres nouvelles, ou peu s’en faut, est accueillie galamment ; on reconnaît, par une faveur rapide, les soins qu’elle a coûtés à l’auteur : n’est-elle pas préparée, en effet, avec une habileté consciencieuse ? Elle émoustille le flair par un parfum tout vif et tout frais, dont l’analyse reconnaîtra peut-être quelques ingrédiens, mais dont ce droguiste de génie a seul inventé la formule. Amusante ou bien émouvante (et, le plus souvent, elle chatouille d’abord pour mieux étreindre ensuite), l’œuvre plaît d’emblée au souverain, il en fait ses délices. Et puis, elle disparaît ! Du moins, une légende l’assure ; et cette légende, c’est le souverain lui-même qui l’imagine, il se la raconte, il y croit. Dumas, Augier, Sardou, ces trois noms résonnent avec le plus d’éclat dans la déclaration que fait le public de ses amours ordinaires ; mais les pièces de M. Dumas, s’il faut en croire ce témoignage, on les aime et on les subit comme des maîtresses ; celles de M. Augier, on les épouse ; avec celles de M. Sardou, on n’a que des « passades. » — Adieu ! adieu ! .. Une à une, elles ont embaumé ; leur parfum, à présent, serait éventé, aigri… Au fait, croyez-vous qu’il fût vraiment fin ? Comment se peut-il que le vétiver ait jamais été à la mode ? — Ainsi bourdonne le public, notre maître à tous, dont il est difficile de dire s’il est plus ingrat ou plus léger. Or, après ses compagnes, voici qu’Esther est venue ! Son autre nom n’est plus Hadassa, mais Dora. Au lendemain de l’expérience que le Gymnase en a faite, M. Sardou peut défier quelqu’un de répéter cet axiome : « Les pièces de Sardou ne supportent pas la reprise. » Le surlendemain, je ne dis pas ! .. Les préjugés reprennent vite leur aplomb, et ce n’est guère d’un seul coup, même heureux, qu’on les abat pour jamais. Aussi bien, M. Sardou se dispose à publier son Théâtre complet : l’entreprise est courageuse et digne. Elle aurait sa récompense, — que je lui souhaite, — si, à la suite de cette révision, une opinion nouvelle pouvait s’établir : à savoir que, parmi ces ouvrages, il en est de manques (même agréables par endroits, ceux-là ne méritaient pas d’être conservés sur la scène) ; — mais qu’il en est aussi d’une réussite exemplaire et qui plairont encore, s’il se trouve des acteurs pour les jouer. Patrie et Divorçons, il suffit de les nommer pour que tout le monde les range dans cette phalange triomphante ; — quand on récitait le fameux axiome, on les oubliait donc ? — Et, j’y pense : Patrie a déjà reparu sur l’affiche, et, si Divorçons n’a pas encore été repris, c’est qu’on l’a quitté à peine : Divorçons a failli durer éternellement ! Et non-seulement les Pattes de mouche, mais Séraphine et Fernande ont repassé devant nous, si ma mémoire est meilleure que celle des badauds ; et je ne serais pas surpris que ces mêmes badauds les applaudissent encore. Nos Intimes, les vieux Garçons, Maison neuve n’attendent qu’une occasion : je serais curieux de les revoir, et ma curiosité est sans malice. Fédora, je l’espère bien, me fera frissonner dans dix ans comme au premier soir, pourvu que Mme Sarah Bernhardt, dans dix ans, n’ait pas consenti à vieillir. Si Dieu me prête vie jusqu’à ce que les robes et les habits à la mode de 1865 soient devenus des costumes, je compte régaler mes yeux de cette comédie de mœurs : la Famille Benoiton. Avant cela, si je disposais seulement de Mme Segond-Weber et de M. Albert Lambert fils, — et de beaucoup d’argent, — je me donnerais cette fête : une reprise de la Haine. Enfin, si j’avais à composer un spectacle coupé pour un jour de gala, — pour le 14 Juillet, par exemple, — j’y mettrais de grand cœur toute la partie comique de Rabagas.
Au moins le succès de Dora, pour ce Théâtre complet qui nous est promis, semble-t-il un heureux augure. Onze ans déjà depuis que tout Paris, au vaudeville, souhaita la bienvenue à cette comédie pathétique ! .. Le premier acte aurait plu, cette fois, aussi vivement que naguère, s’il n’avait eu à vaincre une défiance qui ne s’est dissipée qu’au troisième. On trouvait cela charmant, mais c’était « une reprise de Sardou : » on ne s’amusait qu’avec timidité. Il aurait fallu y retourner, sachant qu’on serait désarmé à onze heures, pour oser se divertir avec abandon entre huit et neuf ! J’y suis allé pour vous : retournez-y pour moi. Vous aurez la meilleure part, et je ne me plains pas de la mienne. C’est une bien jolie esquisse de la bohème élégante que cette peinture de la marquise de Rio-Zarès et de son ménage ambulant. Une curieuse perruche, cette marquise, née en Espagne et présentement perchée à Nice après avoir touché au Paraguay ! Avec cette bigarrure et ce caquet, sans doute, elle devait une visite à l’Amérique du Sud, sa véritable patrie ; elle ne pouvait manquer, non plus, de venir se poser sur la Corniche, au rendez-vous de tant d’oiseaux exotiques, brillans, bruyans et suspects. Un peu déplumée, souvent inquiète, mais toujours étincelante et babillarde, elle fait contre mauvaise fortune bon cœur. Veuve authentique de don Alvar, marquis authentique de Rio-Zarès, dont le portrait égaie et ennoblit ce banal salon d’hôtel… Savez-vous que don Alvar, de son vivant, fut improvisé général, là-bas, et qu’un beau jour il se dit : « Puisque je suis général, je me fais président ! » Et il présida ! .. Voilà pourquoi la marquise, dans toutes les graves conjonctures de sa frivole existence, peut lever la main vers la muraille et attester ce plastron brodé, chamarré de grands cordons et constellé de plaques. Mais, pour dot de sa fille, elle n’a qu’une cargaison de fusils ; encore cette cargaison, ramenée du Paraguay pour être vendue aux carlistes, a-t-elle été confisquée par le gouvernement espagnol : il s’agit d’obtenir du gouvernement français qu’il les dégage et les achète. En attendant, la marquise lutte pour la vie, pour la sienne et pour celle de Dora, la chère enfant ! Mais elle lutte comme une perruche, non comme cette affamée hôte de proie, la comtesse Dobronowska, que nous avons connue dans l’Affaire Clemenceau. Elle dine d’un bonbon ; et Dora, auprès d’elle, d’un peu de jus d’orange : vive le Midi ! La comtesse, vous vous en souvenez, allait souper dans le monde : sans plus de ressources, la marquise reste chez elle et reçoit. Une camériste dévouée a mission d’apprêter les rafraîchissemens ; lesquels ? « Une mousse à la cannelle ! — Et s’ils ne l’aiment pas ? — Eh bien ! ils la laisseront ! » Toute cette misère est gaie ; elle est même innocente. Si pressant que soit le bijoutier ou l’hôtelier, la veuve de don Alvar n’a pas l’idée de trafiquer de sa fille, ni seulement de maugréer contre l’honnêteté de la pauvrette : elle ne veut s’en de faire qu’entre les mains d’un épouseur. Et tout à l’heure, quand un fauconnier diplomatique, en retour d’une becquée mensuelle, prétendra dresser la perruche à la chasse et lui apprendre à rapporter, elle ne comprendra même pas, la malheureuse bestiole, quels services on exige d’elle : espionne sans le savoir et décevante pour qui l’emploie, elle ne fournira que des radotages bénins, vieux souvenirs de sa vie privée, anecdotes amoureuses : quoi de plus intéressant, à son gré ? Cette figure et les silhouettes qui l’entourent sont enlevées d’une façon leste et sûre, comme avec des crayons de couleur ; rarement, pour frontispice à un ouvrage presque tragique, M. Sardou lui-même donna-t-il un croquis plus juste et plus pimpant. Le deuxième acte, à vrai dire, s’est refroidi plus que le premier. Quoi d’étonnant ? C’est l’acte versaillais… Vous souvient-il du mot, vous souvient-il de ce qu’il désignait. Il y a une quinzaine d’années ou une dizaine, — un siècle ! C’est à Versailles, alors, qu’étaient la tête et le cœur de la France. La tête, au jugement d’un petit grand homme qui ne l’aimait guère, — la sentant frémir sous sa main, — il se peut qu’elle fût « brouillonne, » elle n’était ni folle ni scélérate ; le cœur était pur. La machine parlementaire, encore neuve, pouvait sembler aux gens irrévérencieux un joujou : ce n’était pas un engin de destruction ni de corruption. La comédie politique, si c’était une comédie, ou plutôt les scènes accessoires qui se jouaient dans ses coulisses pouvaient se transporter sur un autre théâtre et faire sourire. Un grand miroir, — un rideau de verre, — était disposé derrière la rampe du vaudeville : y voyait-on « la princesse Bariatine, » on se la montrait assise dans une loge ; y voyait-on « le groupe Truchet, » on se le montrait à l’orchestre. Hélas ! où est la princesse Bariatine ? Où est le groupe Truchet ? Les intrigues de la princesse, qui se figurait, du haut d’une tribune de la chambre, gouverner avec un sourire, selon qu’elle relevait le coin gauche ou le coin droit de sa lèvre, — ce réseau de gentillesses où elle croyait tenir tous les représentai de la France, il s’est dissipé, comme, sous un vent d’orage, une dentelle ourdie par la reine Mab avec du fil de la vierge ! L’air est obscurci, à présent, par des toiles d’araignée plus solides, plus gluantes et plus sales… Infortuné Truchet ! Il n’est plus rien, qu’ancien député. Son groupe s’en est allé en miettes, qu’a balayées le suffrage universel. Sur le terrain où manœuvraient ces voltigeurs, armés de couteaux à papier, d’autres hommes sont venus, à qui ces amusemens ne suffisent pas. Au lieu de la princesse Bariatine, voici Mme Limousin ; au lieu du groupe Truchet, voici le Comité de protestation nationale… Que nous veulent donc ces revenans, apparus au Gymnase ? Pour que cette aimable satire nous intéresse encore, après que son objet s’est évanoui, du moins faut-il attendre qu’une autre réalité, digne d’une dérision plus amère, ait cessé de nous obséder et soit tombée en poudre à son tour. Puisse le deuxième acte de Dora nous paraître bientôt assez piquant ! .. Parce, Domine ! parce populo tuo, ne in æternum irascaris nobis…
Mais le drame se noue, à l’acte suivant, avec une précision, avec une force merveilleuse. Une scène était demeurée célèbre sous ce nom : la scène des trois hommes. Dans l’esprit des amateurs, elle était devenue classique : elle peut le rester, c’est tout dire, après cette seconde épreuve. Signalée de la sorte et guettée, elle a produit le même effet qu’à l’origine : elle avait surpris l’admiration, elle la garde. On se rappelle ces trois hommes, et comment, par la volonté de l’auteur, ils sont placés : comment ils courent, sous son impulsion, ils se choquent, se séparent, vont chacun à un point extrême et enfin se rassemblent. C’est le plus savant des carambolages, et aussi le plus net, le plus rapide : il émeut par sa beauté propre, autant que par l’intérêt attaché aux personnes qui le figurent. Supposez que vous assistez à un assaut, ou même à un duel. Les deux partenaires, les deux adversaires vous inspirent de la sympathie, soit ! Mais une suite d’attaques, de parades, de ripostes, forme une phrase d’armes si bien liée, si lisible en ses détails, et, pour les grands traits, d’une décision si éblouissante, que, sans regarder même si l’un ou l’autre escrimeur triomphe ou s’il est en péril, par amour de l’art, tout simplement, vous ne pouvez vous empêcher de crier bravo. C’est un enthousiasme pareil qu’inspire la fameuse scène. André de Maurillac, l’honnête garçon, a pris pour femme, ce matin même, Dora de Rio-Zarès. Il attend avec son ami Faverolles, homme d’esprit, qu’elle soit prête à partir pour le voyage de noces. Un camarade survient, qu’on n’a pas vu depuis longtemps, Tékly, patriote hongrois. D’où sort-il ? Des prisons de S. M. l’empereur d’Autriche. « Ah çà ! dit-il à peu près, j’espère que vous ne voyez plus ces intrigantes, chez qui je vous rencontrais à Nice, la marquise de Rio-Zarès et sa fille ? — Des intrigantes ? .. fait Maurillac, en douceur. — Hé oui ! des espionnes ! .. » Faverolles interrompt, un peu tard : « Monsieur vient d’épouser Mlle de Rio-Zarès. » Ah ! ah ! .. Tékly bat en retraite : « Désolé ! J’ai parlé à la légère… Mettons que je n’ai rien dit. « Maurillac le suit, le presse : « Mais encore… — Non, non, faites-moi la grâce de ne pas m’interroger davantage. Sur l’honneur, je ne sais rien… Des propos en l’air, que j’ai eu le tort de saisir au vol… » Ainsi, en galant homme, Tékly se dérobe et supplie qu’on le tienne quitte. Maurillac va toujours ; insinuant d’abord et faisant effort pour rester souple, tant qu’il espère obtenir des révélations par des questions amicales, il perd tout à coup patience, il se redresse avec raideur : « Sans preuves, sans présomptions même, vous avez accusé deux femmes. C’est une infamie et une lâcheté… — A la bonne heure ! s’écrie l’autre. Battons-nous, j’aime mieux cela ! » Et les deux adversaires, s’étant affrontés, s’éloignent l’un de l’autre, comme si déjà ils prenaient du champ. Mais entre les deux passe le troisième personnage ; bras croisés, il se campe au milieu de la scène : « Et après ? » dit-il. À ce petit mot tout simple, Tékly et Maurillac se retournent ; et les voilà tous les trois en arrêt, plantés. « Après ? .. » Il est évident que même la mort de Tékly ne prouverait pas l’innocence de Dora : le soupçon qu’il a semé lui survivrait toujours. Le seul moyen de justifier la jeune femme, c’est une enquête sur les événemens auxquels il a fait allusion. Qu’il dise donc tout ce qu’il sait : avec ces indices, on pourra découvrir le reste. Et les trois hommes se rapprochent ; et pour le salut de l’honneur, du bonheur de l’un d’eux, ils se concertent. L’accusateur, autant que le défenseur, aidé par l’ami commun qui fait office de président, souhaite que cette vérité jaillisse des débats : « Non, l’accusée n’est pas coupable ! » Et nous-mêmes, dans le prétoire, nous suivons avec ardeur le récit de Tékly, les observations de Maurillac, le résumé de Faverolles. Nous avons deviné, ayant vu certaine traîtresse tendre le piège, comment Tékly est tombé dans son erreur, comment il a dû croire que Dora l’avait dénoncé à la police autrichienne. Mais Tékly, Faverolles, Maurillac parviendront-ils à connaître cette machination ? Nous accompagnons de nos vœux le progrès de leur loyale recherche. Et nous admirons surtout la providence qui se tient au-dessus de ce tribunal, et dont ces hommes sont les instrumens ; elle a réglé leur jeu avec une science infinie, elle les dirige avec une sûreté, elle les pousse avec une force, avec une promptitude qu’il faut bien reconnaître encore aux dieux du théâtre : moins respectueux que Bossuet, nous adorons cependant les desseins de M. Sardou.
On ne vantait pas le quatrième acte à l’égal du troisième ; faisons-lui réparation. Il commence par l’emploi de petits moyens, mais il aboutit à une scène qui en est le prix, et ce prix est magnifique. A la scène des trois hommes, je serais tenté de préférer celle-ci : composée avec autant d’art, elle contient plus d’humanité. Arrivés à ce point, ne regardons pas par quelle fragile échelle nous y sommes venus ; encore serait-il juste d’avouer qu’elle est élégante, cette échelle, et facile à gravir. Abusé, à son tour, par un nouveau manège de la traîtresse, Maurillac soupçonne sa femme, sa bien-aimée, de lui avoir volé aujourd’hui même, le jour de leur mariage, un document diplomatique, et de l’avoir vendu à un agent secret de l’étranger ; quelle soirée de noces !
- Rodrigue, qui l’eût cru… Chimène, qui l’eût dit…
- Que notre heur fût si proche, et sitôt se perdit !
Mais Rodrigue ne se lamente pas : il interroge anxieusement ; et elle, innocente, comprend à peine ce qu’il veut dire. « Le papier ! » réclame-t-il. « Le ? .. » reprend-elle avec un froncement de sourcils qui est le plus naturel du monde, celui d’une femme étonnée, qui pense avoir mal entendu. Furieusement, il s’explique ; alors, elle s’indigne. Il la saisit dans ses bras, il presse de ses deux mains cette jeune tête, comme pour faire sortir de la bouche l’horrible aveu. Mais au toucher de ces cheveux, à l’approche de ces lèvres, il est envahi par le désir, il perd la raison : « Eh bien ! oui, tu es coupable, et je te pardonne ! .. Je t’aime ! .. » Loin de se rassurer et de se calmer sous la caresse, Dora se cabre avec une fougue plus énergique et plus généreuse encore ; elle repousse, plus violemment que la haine, ce honteux amour ; elle rejette superbement sa vile et avilissante clémence, plus injuste que l’injustice ! — voilà des mouvemens d’âme, savez-vous, qui ne sont pas mécaniques ; voilà un conflit de passions, et qui n’est pas vulgaire. M. Marais, qui a joué ces deux actes en excellent comédien, — avec une sobriété aussi digne d’éloge dans les parties basses du rôle que l’est sa chaleur dans les parties hautes, — Mlle Malvau, distinguée sans apprêt et même un peu sauvage, destinée sans doute à devenir une bonne actrice de drame, — l’un et l’autre ont mérité les applaudissemens ; mais les acclamations ne s’adressent-elles pas à M. Sardou ? Dora, par ce duo du quatrième acte, mieux encore peut-être que par le trio du troisième, s’élève à la hauteur de Patrie.
Elle redescend pour finir : le cinquième acte, après une ariette, — celle de la traîtresse qui se trahit elle-même par l’odeur de ses gants, n’est qu’une strette assez gentille, ingénieusement renouvelée du finale du Bossu. Hé ! mon Dieu, cette petite musique vous détend les nerfs, après des accens de drame lyrique. Commencée en opérette, parce qu’elle s’est continuée en opéra, peut-on exiger que cette comédie s’achève majestueusement ? Non pas ! Quand le rideau tombe, il faut encore applaudir l’auteur, comme si l’on avait à demander son nom. Ma foi, le public s’y décide : écoutez ! .. Est-ce une reprise ? est-ce une première ? — C’est une bonne pièce de M. Sardou.
La Porte-Saint-Martin est située entre le Gymnase et l’Ambigu : la Grande Marnière, qui remplit cette vaste scène, participe heureusement du répertoire du Théâtre de Madame et de celui du boulevard du Crime. La Grande Marnière ! .. une pièce tirée du roman ? .. Oui, en vérité, par le romancier lui-même. Le ci-devant « jeune auteur » de Serge Panine, le trop heureux auteur du Maître de forges, l’auteur tympanisé de la Comtesse Sarah, M. Georges Ohnet, enfin, — si l’on me permet de le nommer ! — a eu ce courage : il a fait encore une pièce. Vainement tel critique, aux dents fines et pointues, l’a choisi pour sa victime de prédilection ; vainement, une première fois, cet ogre ingénieux l’a dévoré ; vainement il s’est acharné, en plusieurs occasions, à grignoter les restes ; vainement, il y a quelques semaines, et sans occasion, un chroniqueur plus connu pour la délicatesse de ses goûts, jusque-là, que pour ses appétits féroces, est venu, comme disent les bonnes d’enfans, « saucer l’assiette… » Par miracle, apparemment, M. Ohnet ose vivre encore ! Bien plus, il y a des gens, de bonnes gens, d’honnêtes bourgeois qui ne font pas profession de braver le martyre pour une religion littéraire, même fausse, il y en a beaucoup (j’en ai vu presque une salle pleine, un soir de première ! ) qui osent applaudir à cette résurrection. Et ils ne se cachent pas ! Dans des loges de face, au balcon, à l’orchestre, ils avouent leur contentement : ils suivent l’action, à visage découvert, à moins qu’ils ne soient masqués d’une lorgnette ; encore la posent-ils pour battre des mains. Si j’étais le directeur de la Porte-Saint-Martin, j’avoue que je n’aurais point espéré tant de franchise et de bravoure. Avant de jouer une pièce de M. Ohnet, j’aurais converti mes loges de tout rang, même celles des hautes galeries, en baignoires grillées, mes fauteuils en guérites qui permissent de voir sans être vu. Ainsi protégé contre les regards des inquisiteurs, j’aurais bien compté que le public se plairait à ce nouveau spectacle. Mais qu’il s’exposerait si ingénument, non, jamais je ne l’aurais cru ! Je me figurais, moi, que même les romans de M. Ohnet, mis à l’index, n’étaient plus savourés qu’à la dérobée, en cachette ; que les amateurs intimidés, honteux, à moins de s’enfermer à double tour, crainte de surprise, ne les lisaient que revêtus de reliures postiches, comme les collégiens lisent les mauvais livres. Les volumes de l’élève, alignés dans sa « case, » ne présentent à l’œil du maître que des dos irréprochables : Malebranche. Recherche de la vérité ; — Fénelon, Traité de l’Éducation des filles. Mais, sous la couverture de la Recherche de la vérité, voici les Amours de Pie IX ; sous l’Éducation des filles, — Mademoiselle Giraud, ma femme… De même, on devait lire encore Lise Fleuron, de même on lisait Volonté, mais sous la défroque de Mon frère Yves ou de l’Enfance d’une Parisienne : peut-être même on avait dépouillé, pour déguiser ces in-18 maudits, les Diaboliques et A rebours. — Eh bien ! je me trompais : des Français paisibles, en cette fin du XIXe siècle, ont encore la téméraire candeur de guerriers gaulois ; ils manquent de respect humain comme ces héros qui marchaient nus à la bataille. Ils liraient Noir et rose, — le volume broché ! — en prenant pour pupitre la barre de leur fenêtre, quand passerait dans la rue un régiment de critiques ! Au nez des réguliers du lundi, à la barbe des auxiliaires du samedi, ces braves gens acclament la Grande Marnière.
C’est aussi que M. Georges Ohnet leur a fait bonne mesure : une comédie romanesque, un drame fondé sur une erreur judiciaire, il a solidement tressé l’une avec l’autre, il donne au client deux pièces pour le prix d’une seule. Roméo et Juliette et le Courrier de Lyon réunis, et qui tous les deux finissent bien, n’est-ce pas un spectacle attrayant ? — Roméo et Juliette ! Il y a des sujets éternels : je ne jurerais pas que celui-ci, bien avant Shakspeare et M. Ohnet, n’eût déjà intéressé leurs ancêtres communs, les primitifs Aryas, sur les hauts plateaux de l’Asie centrale. Depuis la révolution de 1789, la manière de le présenter s’est modifiée un peu : il est bon que Roméo soit de sang plébéien, tandis que Juliette demeure patricienne ; à ce compte, les citoyens rassemblés dans la salle prennent part plus intimement à l’aventure. Le type de cette façon nouvelle est Mademoiselle de la Seiglière ; on y peut rapporter la Belle au Bois-Dormant, de M. Octave Feuillet, et ce roman de M. Cherbuliez : l’Idée de Jean Têterol, — sans compter la comédie de M. Legouvé, Par droit de conquête, et ce roman de M. Theuriet : le Fils Maugars. — Aussi bien, de nos jours, la question d’argent s’est-elle introduite au théâtre : il est naturel que les Capulets, ces aristos, soient ruinés, et que les nouveaux Montaigus, ces bourgeois, soient enrichis. Pour donner plus de ressort au drame, il n’est pas mauvais que ceux-ci aient contribué à la déconfiture de ceux-là : Voyez la Belle au Bois-Dormant et l’Idée de Jean Têterol ! Mais si le marquis de Capulet a de ses propres mains aidé à sa ruine, s’il est un vieil inventeur chimérique et un vieil enfant gâté par son admirable fille, alors, en face de lui, au lieu de Jean Têterol, nous aurons Maître Guérin : n’offre-t-il pas, ce marquis, le même cas de monomanie que M. Desroncerets, — qui lui-même, pour le dire en passant, n’est qu’un frère puîné de Balthazar Claës, le héros de la Recherche de l’absolu ? .. Et voilà que Balzac, par l’office de M. Augier, donne la main à Shakspeare ! — Aucun de ces maîtres n’a considéré qu’un sujet si avantageux appartînt en propre à l’un de ses devanciers : va-t-on reprocher à M. Georges Ohnet de l’avoir traité à son tour ? Il l’a combiné, d’ailleurs, avec un élément nouveau : à l’action amoureuse il a mêlé une action judiciaire, et si étroitement, que les deux n’en forment qu’une seule ; et comment ? Par un artifice le plus simple du monde. Le frère de sa Juliette est faussement accusé d’un crime (personne encore n’a eu le front d’énumérer, pour taxer M. Ohnet de plagiat, les drames où se produit un pareil accident ; je n’ai donc pas à le disculper ! ) Or, son Roméo est avocat : non content de payer, comme le fils de Me Guérin et celui de Jean Têterol, les dettes du vieux Capulet, il plaide pour le jeune et le fait acquitter ; il prouve même son innocence. Que ce Roméo est bien moderne ! Au lieu d’attaquer avec l’épée, il pare avec le verbe ; au lieu de donner la mort à Tybalt, il lui sauve la vie. O le bon temps que le nôtre, même pour l’amour ! .. Il n’est plus « le bouffon de la fortune, » cet amoureux Roméo, mais bien plutôt son filleul. Il faudrait n’avoir jamais fait son droit, ne pas même connaître un avocat stagiaire, pour ne pas se réjouir, à la fin, de le voir parfaitement heureux avec sa Juliette.
Mais si ce drame a réussi, peut-être il est temps de le dire, ce n’est pas seulement parce que l’alliance de deux genres, alliance plus nouvelle que ces genres eux-mêmes, y est heureusement consommée : il faut reconnaître aussi que tant de réminiscences, qui, dans une autre tête, eussent formé quelque monstre, se sont organisées avec aisance, avec harmonie, dans un cerveau doué pour le théâtre. Plutôt qu’un Arlequin boiteux, serait-ce une Pallasqui s’élance, tout armée, du front de ce Jupiter de la maison Ollendorff ? Au moins c’est une Pallas populaire. Ni gauche, ni bariolée, l’œuvre a un air de naïveté. Elle est solidement bâtie, elle avance posément et sans effort. L’auteur avait emprunté comme un prodigue ; c’était beaucoup promettre : il tient ce qu’il a promis. Sa pièce devait représenter, elle seule, deux répertoires : elle les représente convenablement. Par surcroît, elle a quelque chose qui est de lui, et ce n’est rien moins qu’un caractère : celui de M. Carvajan. Même après Me Guérin, même après Jean Têterol, ce personnage, qui tient l’emploi du père de Roméo, est original. Petit usurier, petit procédurier de campagne, il s’est promu, par la force de sa volonté, qui n’est pas douce, au grade de banquier, il a pris la dignité d’un politique : c’est le Louis XI du papier timbré, comme Mme Desvarennes, la belle-mère de Serge Panine, était la grande Catherine de la boulangerie. Mais il a cette faiblesse de chérir son fils. Aussi quand la générosité, quand l’amour de celui-ci viennent se heurter aux desseins de sa cupidité et de sa haine, est-ce un beau combat. Le vieux renard, le vieux loup-cervier, pour fléchir la résolution de son petit, use tour à tour de la colère et de la tendresse, du raisonnement et de la menace : l’autre, qui a de qui tenir, s’obstine pour la cause adverse, pour la bonne cause. Et, quand le petit sera venu à bout de son entreprise, il faudra voir le vieux, battu et content, glorieux de cette victoire qui prouve encore l’excellence de sa race ! Il n’y a que le diamant pour user le diamant… — Hé ! hé ! voilà un sentiment qui n’est pas si banal.
Presque autant que Mme Desvarennes, Carvajan fait honneur à M. Ohnet. Poussée avec énergie, développée avec grandeur, la scène de l’explication ou de l’altercation entre ce père et son Gis mérite le succès qu’a remporté la pièce. Par la minutie, la vigueur et la simplicité de son jeu, M. Paulin Ménier s’est montré digne de ce capital personnage ; M. Volny lui donnait la réplique : par la pureté de sa diction, par l’éloquence de son débit, le jeune acteur, aussi bien que le vétéran, a conquis la partie du public la plus rebelle. Si l’ouvrage, après une telle scène, avait pu tomber, il serait tombé de haut. Mais plutôt ce qui me paraît tomber de soi-même, à présent, c’est le projet récemment formé par un écrivain exquis : indigné de certaines agressions, comme d’atteintes à la liberté du travail, il parlait de fonder une Société pour la protection de M. Ohnet !
Louis GANDERAX.
- ↑ Le Livre d’Esther, I, II.