Revue dramatique - Vaudeville, Odette, Ambigu, le Petit Jacques

Revue dramatique - Vaudeville, Odette, Ambigu, le Petit Jacques
Revue des Deux Mondes3e période, tome 48 (p. 692-705).
REVUE DRAMATIQUE

Vaudeville : Odette, comédie en 4 actes de M. Victorien Sardou. — Ambigu-Comique : Le Petit Jacques, drame en 7 tableaux de M. William Busnach.

Ce mois de novembre a été mouillé de larmes. Le Petit Jacques, à l’Ambigu, Odette, au Vaudeville, ont ému les nerfs du public parisien. Si l’on juge d’un ouvrage d’après les pleurs qu’il fait répandre, il faut convenir que le niveau ou l’étiage d’Odette n’est inférieur à celui d’aucune œuvre représentée depuis longtemps, sinon justement à celui du Petit Jacques. Voilà, va-t-on penser, de quoi nous confondre : chaque mois, à cette place, nous trompettons la chute d’une dramaturgie condamnée, et l’apparition heureuse de la Jéricho nouvelle ; nous faisons savoir au monde que le règne des caractères et du style, au théâtre, est tout proche, et voici que triomphent à la fois MM. William Busnach et Victorien Sardou, ces représentans accrédités du mélodrame et de la pièce d’intrigue ; nous sommes de faux prophètes, des imposteurs ou des sots et

Les gens que nous tuons se portent assez bien !

Cependant que nos adversaires ne se hâtent pas de railler, et si quelqu’un a mis sa confiance en nous, qu’il se rassure ; qu’il attende au moins, pour nous la retirer, de connaître ces deux pièces autrement que par l’affiche. Du Petit Jacques et de son succès nous verrons tout à l’heure ce qu’il faut penser, et si ce nouvel exemple est favorable ou contraire à nos doctrines. Commençons par Odette sans faire languir davantage la curiosité du lecteur. Odette mérite d’être acclamée, je le maintiens hardiment contre les ennemis de M. Sardou et quelques-uns de ses amis, non pas tant pour elle-même que pour l’espérance qu’elle donne, Odette est le gage d’une conversion que Divorçons, dans un autre ordre, annonçait l’an dernier ; M. Sardou renonce à l’intrigue, à ses ruses, à ses prestiges : il prétend désormais peindre des caractères.

Vainement de méchans amis nous jurent qu’il n’a rien prétendu faire, encore cette fois, que ce qu’il a fait ; vainement ils nous prient de nous extasier, sans raffiner davantage, sur l’habileté de l’auteur qui enferme dans un seul ouvrage, sous la rubrique modeste de comédie en quatre actes, un drame, un vaudeville, un fragment de tragédie et, pour finir, un morceau, mais un fin morceau de mélodrame, de façon que des goûts différens trouvent leur compte dans ce commode assemblage. Nous reconnaissons qu’en effet un pareil résultat suppose une expérience du métier, une dextérité merveilleuse, une adresse bien rare à passer d’un genre à un autre, et que ce spectacle est à souhait pour amuser tour à tour les divers penchans du public et même les plus contraires, pour le prendre et le reprendre et lui donner à propos des intervalles de relâche, pour le faire rire et pleurer avec un égal agrément ; nous confessons que, si l’auteur n’a rien voulu que s’acquitter avec munificence d’un engagement pris à date fixe envers un directeur de théâtre, et pour ce faire lui livrer une pièce qui pût agréer à un public cent fois renouvelé, l’auteur a touché le but qu’il visait. Mais nous croyons, nous, dût-il s’en fâcher, qu’il visait au-delà et beaucoup plus haut, et personne, pas même lui, pas même ses pires défenseurs, ne peut nous interdire de prévoir qu’il y atteindra.

Récemment j’avais l’occasion de louer ici la simplicité du sujet de Divorçons, et la franchise ou, si j’ose dire, la pureté du scénario. Un mari que sa femme trouve insupportable feint de lui rendre sa liberté : elle le trouve aussitôt charmant ; l’amoureux, qui semblait charmant, parvenu au grade de mari, devient insupportable : à la fin, le mari rentre dans son rôle et l’amant sort de la maison. Quoi de plus simple, et quelle malice y a-t-il dans la disposition de cet ouvrage ? Quel imbroglio qu’un enfant ne puisse défaire en tirant l’unique fil qui flotte d’un bout à l’autre de cette comédie ? Nous voilà dispensés de ces écheveaux faits de trente brins noués ensemble et que les critiques nos prédécesseurs s’évertuaient à dévider. Même nous trouvons que le sujet de Divorçons n’est pas nouveau : Brutus, lâche César, un vaudeville de Rosier, offrait déjà cette donnée : M. Sardou l’a prise ou plutôt acceptée pour se garder tout entier à l’observation des caractères ; et sa pièce, en effet, vaut, selon ses intentions, par le détail d’un dialogue ingénieusement bouffon qui nous fait bien connaître deux créatures humaines.

M. Sardou, cette fois, a pris mieux encore ses sûretés pour n’être pas distrait des caractères par le souci de l’invention, — j’entends de cette invention qui se borne à la matière du drame : invention des événement des situations, de l’intrigue. M. Sardou a supposé une femme, comme la Fiammina ou Mme Caverlet, dont l’indignité fit obstacle au bonheur de son enfant ; il a voulu que, tombée jusqu’au tripot d’où sort Fernande, et sur le point de revendiquer sa fille comme Héloïse Paranquet, elle fût touchée comme miss Multon par les ménagemens pieux dont l’époux outragé avait honoré sa mémoire et qu’elle se retirât pour ne pas démentir la légende proposée au respect de l’enfant ; qu’elle se retirât, non pas à l’étranger comme miss Multon, ni dans un couvent comme la Fiammina, mais, comme tant d’autres héroïnes, jusque dans la mort. Ainsi de tous ces souvenirs s’est formé un sujet qu’on ne peut souhaiter plus simple : un homme surprend sa femme en flagrant délit d’adultère ; il la chasse et garde avec lui son enfant, une fille ; quinze ans après, il veut marier cette fille ; la famille du fiancé exige que la mère indigne quitte d’abord le nom qu’elle a sali ; le père revoit cette femme et lui demande ce sacrifice, elle refuse ; la fille paraît, et son charme obtient ce que n’ont obtenu ni les prières ni les menaces. La misérable fait pis et plus que ce qu’on lui demandait : sans s’être fait connaître à sa fille, elle se tue. L’enfant sera l’heureuse bru d’une belle-mère qui s’est réjouie honnêtement du suicide de sa mère : tout est bien qui finit mal.

Voilà dans sa clarté le sujet d’Odette. Pour faire plus court encore, on peut le résumer en une ligne : une femme adultère s’immole au bonheur de sa fille. Maintenant si vous cherchez à quelle occasion toutes ces réminiscences se sont cristallisées selon cette forme dans l’esprit de M. Sardou, vous trouverez que, parmi les griefs contre le mariage indissoluble qu’a mis en mouvement le débat sur le divorce, un surtout a frappé M. Sardou, — et il devait le frapper, celui-là, plus qu’un argument tiré de l’intérêt matériel ou du sentiment pur, car il est d’une valeur proprement théâtrale et repose sur des préjugés éminemment scéniques ; — nous l’appellerons, si vous voulez, l’argument du nom. Séparés de corps et de biens, les époux ne sont pas « séparée de nom ; » ce nom que la femme a sali, la loi continue à la femme le droit de le salir encore ; elle lui donne même pour le souiller une liberté nouvelle dont elle la condamne presque à faire usage. C’est ainsi de par la loi, et assurément de sages esprits peuvent trouver cela mauvais ; M. Sardou le peut comme un autre, bien qu’il ait, l’an dernier, fait voir en badinant la vanité du divorce, il juge peut-être que le mieux serait de dissoudre absolument le mariage sans permettre aux époux disjoints de courir à de nouvelles chances de malheur légitime : à ce compte-là, Odette ne contredit pas Divorçons. Peut-être aussi n’a-t-il pas d’opinion décisive sur la matière ; peut-être enfin, et j’inclinerais à le croire, en a-t-il, plusieurs : c’est le droit de l’auteur dramatique, et même un peu son devoir ; il peut signer de la même plume Séraphine et Daniel Rochat. De toute question il peut montrer et l’endroit et l’envers, pourvu, que l’envers et l’endroit soient également comiques ou pathétiques, selon le genre. M. Sardou n’est ni sénateur, ni député, ni seulement ministre : j’inclinerais à croire que son avis, sur la question du divorce est qu’elle est bonne à faire rire une année, à faire pleurer l’année suivante. Aussi bien, dans l’espèce, l’argument dont je parle n’a été que l’occasion du sujet choisi ; au cours de l’ouvrage, il ne garde qu’une valeur d’artifice et qu’il ne faudrait pas examiner à la rigueur. Si quelqu’un s’avisait de regarder d’un peu près quel empêchement met la loi au bonheur de cette jeune fille, il découvrirait sans doute que la réalité de l’obstacle est assez mince. Le risque fâcheux que l’on court à épouser la fille d’une comtesse Odette, c’est qu’un jour éclatent en elle ou l’hérédité du vice ou les effets d’une éducation soit pernicieuse, soit incomplète ; mais, ce n’est pas parce que Mme de Clermont-Latour aura pris un nom de guerre pour traîner à l’étranger le reste de sa vie que M. de Méryan sera sûr d’avoir toujours en Bérengère une femme bonne et fidèle. D’ailleurs, sans paradoxe, on peut juger le moment mal pris pour déplorer que la honte de la mère éclabousse le nom de la fille, quand justement la fille elle-même va quitter ce nom pour un autre. Il est vrai que l’homme, dont elle va tenir celui-ci exige pour le lui donner que celui qu’elle quitte soit lavé d’abord : singulière exigence, qui réduirait la pauvrette à rester nue entre deux noms ; bizarre naïveté, qui me fait mal augurer du courage et de l’esprit de ce Méryan ! Mieux vaudrait peut-être pour Bérengère que sa mère refusât de se sacrifier à un tel mariage, et qu’ainsi, par force, elle en attendit un autre.

Mais, encore une fois, cet argument du nom, bien qu’il serve à l’affabulation de la pièce, n’est point essentiel à l’ouvrage. Odette ne veut pas être et n’est pas une thèse dialoguée, mais un drame de caractère. Trois personnages, le père, la mère, la fille, étant posés dans telle situation, il s’agit de nous faire voir l’âme de chacun des trois, éclairée tant par sa lumière intime que par le reflet des deux autres. Voilà, n’en doutez pas, ce qu’a voulu faire M. Sardou : cherchons s’il a maintenant un peu plus que l’honneur de l’avoir entrepris.

Oui, certes, il a davantage ; quand ce ne serait que pour la merveilleuse manière dont il a d’abord établi la situation de ses héros. Le premier acte, ou plutôt le prologue d’Odette, a surpris même les admirateurs les plus décidés de M. Sardou par sa netteté, par sa brièveté, par sa rapidité hardie. Le comte de Clermont-Latour revient de la campagne, à l’improviste, au milieu de la nuit, — en amoureux, pour faire une surprise à sa femme, — non pas, entendez bien, en jaloux, pour la surprendre. Comme il traverse le salon, une porte condamnée s’entr’ouvre ; il saute à la gorge du voleur qui pénètre ainsi chez lui. Hélas ! c’est un larron d’honneur, un de ses familiers, un jeune homme. Ai-je dit que le comte a vingt ans de plus que sa femme et qu’il l’a épousée contre tous les conseils, contre toute raison, malgré le mauvais renom d’une mère qui l’avait mal élevée ? Des amis présens arrachent l’amant aux mains du mari et l’éconduisent. Que va faire le comte, déchu de ses illusions ? Il appelle une servante ; il fait porter sa fille, une enfant de quatre ans, chez son frère, et ce reste de son bonheur ainsi mis en sûreté, il pousse d’une main ferme la porte de la chambre nuptiale. Sur le seuil, il rencontre une forme blanche ; quelques paroles balbutiées bas : « Prends garde ! tu vas éveiller la gouvernante ! » C’est la comtesse Odette qui, dans l’ombre, prend son mari pour son amant. « Misérable ! » Elle échappe à l’étreinte, elle recule jusqu’à la muraille avec le cri de détresse de la bête forcée. Mais non ! le comte de Clermont-Latour n’est pas de ces hommes qui tuent les femmes. La vie sauve, elle se redresse, la lâche et violente créature, effrontée, ironique, dure, outrageuse : « Vous avez le droit de me tuer. Vous ne me tuez pas : alors, qu’est-ce que nous faisons ? — Je vous chasse, répond le comte. — C’est bien ; j’emporte ma fille. — Inutile de la chercher ; elle n’est plus ici. » Vainement la mère proteste, implore et menace : il lui faut franchir cette porte, qui donne sur la rue, en jetant au père vainqueur une inutile injure.

Tout ce prologue, sauf une scène de valetaille, oiseuse mais courte, et que je néglige, est mené avec une force et une sûreté de main où des cliens de M. Dumas croiraient reconnaître leur patron. Apparemment le drame qui va suivre sera bref et poignant comme le Supplice d’une femme. En tout cas, les personnages sont nettement posés : il ne reste qu’à déduire, par toute une série de scènes, l’histoire dramatique de leurs idées, de leurs sentimens, de leurs volontés.

Hélas ! depuis longtemps la tradition est rompue de la subtile et solide psychologie des classiques ; ce n’est pas en un jour et par l’essai d’un seul homme qu’elle peut se renouer ; après la barbarie où, pendant un demi-siècle et davantage, le vaudeville et le mélodrame ont grouillé librement, il faut que nous nous remettions tous tant que nous sommes, et les plus habiles comme les plus novices, à épeler les rudimens de la connaissance de l’âme ; au lieu de reprocher à M. Sardou son peu de psychologie, nous devons lui savoir gré de ce peu qu’il montre, cette indigence n’est pas la sienne, mais celle du théâtre contemporain : après avoir posé, de la façon magistrale que nous venons de voir, la donnée de son drame, il n’a trouvé de ce drame que deux scènes ; acceptons ces deux scènes pour encourager l’auteur, qui, dans sa prochaine œuvre, nous en donnera trois.

Ces deux scènes, on le devine, sont entre le père et la mère, entre la mère et la fille ; étant nécessaires, elles sont naturellement les dernières de l’ouvrage. Du prologue jusque-là, l’auteur a farci l’intervalle, pour tromper notre appétit, d’un assez gros morceau de dialogue à la bourgeoise, qui figure le deuxième acte, et d’un hachis de vaudeville qui sert d’entrée au troisième : le tout, bien entendu, accommodé avec art et qui ne serait pas désagréable si nous n’attendions mieux ; ce n’est ici pour nous que hors d’œuvre indigeste et viande creuse. Tout ce deuxième acte est inutile et tombe de lui-même quand, de mémoire, on essaie de reconstituer la pièce. Vainement des personnages épisodiques, à qui le talent aimable de M. Berton, la verve de M. Dieudonné, la grâce de Mlle Lody prêtent un semblant d’existence, s’efforcent, après quinze ans, de nous intéresser au récit de ce que nous avons vu dans le prologue. Même nous n’écoutons pas sans malaise les rapports que MM. Berton et Dieudonné, — celui-ci décoré du nom burlesque d’Isidore Béchamel, — font au comte de Clermont-Latour des aventures galantes de sa femme. le ton de cette conversation, malséante en elle-même, est d’une trivialité qui sent le Béchamel beaucoup plus que le Clermont-Latour, et le langage, ici, paraît, aussi bien que les mœurs, de médiocre bourgeoisie. Quelques « mots » sont amusans ; peu sont imprévus, et peu d’une qualité qui passe l’ordinaire. On voit clairement que ce n’est pas là que l’auteur a porté son effort, et je me garderai, pour moi, de l’en blâmer le moins du monde. Je fais honneur de cette négligence à un discernement très sûr des soins différens que méritaient les différentes portions de son ouvrage ; l’une essentielle et viable et pour laquelle, en conscience, il devait réserver sa peine ; l’autre, inutile et, quoi qu’il fît, caduque, réclamée par la gloutonnerie du public et qu’il devait se hâter d’expédier à peu de frais. Les gens veulent à toute force que le spectacle dure trois heures : il en durera donc quatre, on leur fera bonne mesure : s’il n’y a qu’un homme qui s’aperçoive qu’un tiers au moins de la pièce est tout de remplissage, l’auteur sera celui-là. Et, en effet, s’il n’est pas le seul à juger sévèrement cette partie, du moins fort peu de spectateurs imiteront sa justice ; la plupart seront dupes, et cela suffit bien, du mouvement et du babil de ces formes humaines manœuvrées, et soufflées de la coulisse avec une adresse rare, pour amuser l’intérêt et soutenir la patience jusqu’à la rentrée sur la scène des véritables héros.

Ainsi je ferai bon marché, aussi bien que du second acte, de ce vaudeville haché menu par où commence le troisième. Il est fort amusant, ce vaudeville ; c’est un va-et-vient de caricatures, où se détache au premier plan la silhouette d’un valet représenté par M. Colombey, avec suffisance et malice, et, un peu en arrière, un peu trop peut-être, la charmante figure d’une aventurière qui se nomme à la ville Mlle Réjane. Mais je suis persuadé que M. Sardou ne m’en voudra pas de ne goûter que du bout des dents ce hors-d’œuvre et de garder ma faim pour le plat de résistance : aussi bien ce tripot niçois où nous retrouvons la comtesse Odette, maîtresse de son vingtième amant, qui sera peut-être le dernier, un chevalier d’industrie nommé Frontenac, c’est la table d’hôte de Fernande, transportée de Montmartre à la promenade des Anglais, par un coup de baguette qui n’a pu fatiguer le sorcier. M. Sardou ne demande pas qu’on le félicite de ce tour facile ; assurément, il préfère « qu’on épargne les louanges pour une meilleure occasion.

Nous y parvenons enfin à ces deux scènes où se révèle ce désir, récent chez l’auteur, de sacrifier à la science de l’âme. Pour ne plus revenir sur ce qui précède, notons que, si pendant un acte et demi M. Sardou nous a fait attendre la suite de son prologue, du moins il ne nous a pas fatigués, comme sans doute il eût fait jadis, à nous mener par le labyrinthe d’une intrigue décevante : il nous a permis cette fois d’attendre sur place, et c’est de quoi, sans ironie, nous devons à présent le remercier. Pendant cet acte et demi, M. Sardou n’a pas fait de mal ; voyons ce qu’il a fait de bien dans l’acte et demi qui suit, je veux dire dans les deux scènes que j’ai signalées déjà, entre le père et la mère, entre la mère et la fille. J’aurai le courage d’avouer que je préfère de beaucoup la première, qui a surpris le public et tendu ses nerfs jusqu’à le faire grincer presque, à la seconde qui les a détendus jusqu’à le faire pleurer ; la première a saisi tout le monde et n’a été que peu applaudie, la seconde a été acclamée par des spectateurs heureux de se trouver sensibles. C’est que la première, un peu obscure, témoigne d’un viril effort vers la psychologie dramatique ; la seconde, en fin de compte, n’est qu’un morceau de mélodrame, façonné délicatement. L’une et l’autre devaient, selon la conception de l’auteur, nous faire assister à des crises d’âme ; mais l’exécution de l’une, si imparfaite qu’elle soit, — et de là ce malaise du public, — est originale, et de là ce plaisir que nous y prenons : celle de l’autre est banale et parfaite, voilà pourquoi elle nous plaît moins, et pourquoi, chaque soir, tant de personnes se mouchent bruyamment au Vaudeville.

Odette de Clermont-Latour a passé de son premier amant, un gentilhomme parisien, à un archiduc viennois ; puis elle est descendue à un marquis italien, d’où elle est tombée, — Dieu sait après quelles haltes de caprice, mais qui ne comptent pas comme les stations marquées par la fortune, — jusqu’à un aventurier qui se donne pour vicomte français, mais qui n’est en réalité que grec en tous pays. Le nom des Clermont-Latour sert d’enseigne à un tripot : bien des gens qui n’aimeraient pas même à gagner chez le Frontenac perdent volontiers chez la comtesse. Elle sait cela, la malheureuse, et ne s’y résigne pas sans souffrir ; mais quoi ! depuis quinze ans, elle est prisonnière de sa faute ; elle n’a pensé longtemps qu’à dorer sa chaîne ; elle en voit maintenant l’ignominie. Elle est volée, battue par cet homme qui la tient, qu’elle a aimé quinze jours et qui l’exploitera quinze mois ; et après celui-là peut-être elle n’en trouvera pas d’autre, même en mettant un cierge, comme l’Arsène Guillot de Mérimée, à cette Notre-Dame vers qui se tourne l’espoir des Madeleines avant leur repentir. Maintenant elle se sent vaincue, et, pour supporter cette vie, elle demande souvent à la morphine l’illusion d’une autre. Alors, quel rêve fait-elle ? Toujours le même, aussi honnête, aussi navrant au réveil : elle n’a jamais trompé : le comte, elle vit heureuse entre lui et sa fille déjà grande. Mais cependant elle se connaît : si elle fût restée pure, sans doute elle rêverait les délices de la boue. Elle n’a pas de remords ni de regrets ; elle est désespérée seulement. Aujourd’hui deux coquines lui ont refusé le salut ; ce soir sa couturière lui a refusé le crédit ; et voici maintenant que le Frontenac, à la table de baccara, est pris en flagrant délit de vol. Furieuse, elle le soufflette elle-même avec le paquet de cartes arraché de son galet. C’est le dernier sursaut de l’orgueil blessé à mort. Demain, dans quelques heures, que faire ? où fuir ? qui la tirera de cette misère et de cette infamie ?

« Moi ! répond le comte, survenu juste à point. Votre pension est doublée, votre vie assurée, honorée, tranquille, à une condition seulement : c’est que vous quitterez la France et que vous changerez de nom. — Jamais. » Et la comtesse Odette explique à son mari de quel pris, inestimable en or, est pour elle ce nom que la loi lui maintient, et qui seul, à défaut de vertu et même de fortune, à défaut de famille et d’amis, la distingue des filles. Quelle est donc cette délicatesse qui prend le comte sur le tard, de vouloir que son nom soit respecté des passans ? N’est-ce pas lui qui, un soir, a jeté ce nom dans la rue ? S’est-il soucié du scandale lorsqu’il a chassé sa femme sans répit, avec une sortie de bal posée à peine sur ses vêtemens de nuit, lorsqu’il a par cette phrase arrêté le parent qui proposait d’accompagner ou de mettre en voiture la malheureuse : « Laissez ! madame est de celles qui n’ont plus rien à craindre ! » Et notons qu’ici la comtesse n’a pas tort ; le comte de Clermont-Latour, ce sage et galant homme, a manqué, ce jour-là, de prévoyance et de bon goût. Non que l’auteur, j’imagine, l’ait voulu ainsi et que cette inconséquence soit justement une des marques de sa nature, mais sans doute M. Sardou avait assez, pour cette fois, de s’occuper d’un caractère, et le soin d’un de ses personnages l’a un peu trop distrait des autres. Il a donné sans réserve toute sa pensée à Odette, au détriment du comte ; et aussi de sa fille, une petite personne moutonnière, représentée facilement par Mlle Legault. M. Dupuis n’a pas trop de l’autorité de son talent, si grand et si simple et si naturellement fort, pour donner au comte de Clermont-Latour un air de consistance. Il est vrai, que, par contre, Mlle Pierson, cette comédienne habile, plus habile chaque année, mais toujours un peu molle et qui manque de génie, ne prête à la comtesse Odette ni l’accent d’une grande dame ni celui d’une grande courtisane, quand le rôle cependant exigerait l’un et l’autre, car c’est dans ce rôle, — j’y reviens, — tel qu’il est esquissé à la fin de ce troisième acte, que gît l’intérêt littéraire de la pièce de M. Sardou.

Elle devine donc, la révoltée Odette, que, pour prendre après quinze ans un souci nouveau de son nom, le comte a des raisons nouvelles qu’il ne lui dit pas. Elle interroge, il avoue : « Ma fille, — votre fille, — aime, elle est aimée : la famille de son fiancé met cette condition au mariage… — Ma fille ? J’ai donc une fille ? où est-elle ? Je ne la connais pas… Soit ! J’ai une fille puisque vous me le dites… Vous lui avez appris à me mépriser, à me haïr… — Non ! elle vous croit morte ! — Ah ! je suis morte pour elle… en bien ! elle est morte pour moi ! » Le comte s’indigne, il s’emporte jusqu’à outrager cette mauvaise mère. « Je ne suis pas une mauvaise mère, » répond-elle… (il va sans dire que le critique cite ici de mémoire et seulement selon le sens du dialogue ;) « je ne suis plus mère, voilà tout. Vous avez dédaigné de tuer la femme, mais vous avez tué la mère : vous avez négligé votre droit pour l’outre-passer ensuite. Tant pis si maintenant les conséquences vous gênent ! Vous m’avez volé mon enfant ; je suis telle que vous m’avez faite ! » Et plus le comte insiste, plus humblement il emploie après l’injure la prière, plus il apparaît tendre et prêt à noyer de larmes sa colère pour obtenir de la mère le bonheur de l’enfant, — plus aussi la femme se raidit et se retranche, et savoure le plaisir de se venger de l’époux en faisant souffrir le père. Mais peu à peu, — et c’est là le point délicat où je reconnais un psychologue plus subtil que je n’attendais, peu à peu, de cette vengeance exercée sur le sentiment paternel, l’âme d’Odette se tourne à envier ce sentiment, et cette envie, d’abord vindicative encore, s’achève à la fin en un pur désir : le désir de revoir cette fille qu’il fait si bon aimer. Elle veut la voir, elle la verra. Pourquoi ? Peut-être elle l’ignore elle-même. L’instinct ranimé la pousse, plus encore que cet obscur espoir qu’elle n’ose encore s’avouer et que le comte lui révèle : qui sait ? Qu’on la mène seulement devant sa fille ; elle se nommera, toutes deux mêleront leurs larmes et ce flot lavera le passé : Odette de Clermont-Latour ressaisira d’un coup son enfant, son mari et son état dans le monde… Cette folle entreprise, on ne la lui défend pas, mais on l’en défie. Le comte veut en finir : demain Odette verra sa fille.

Quelques fanfarons de cruauté, comme en forme nécessairement cette littérature contemporaine où se tarit, selon l’expression de Shakspeare, « le lait de l’humaine tendresse, » auraient voulu qu’Odette restât jusqu’au bout exclue de l’amour maternel et qu’elle s’en tînt aux déclarations qu’elle a faites un peu plus haut sur la vanité réelle de ce sentiment acquis. Ils la prennent au mot et professent que, si la voix du sang existe, elle a besoin, pour se faire entendre, d’être développée par l’exercice : leur diagnostic est rapide, et de l’indignité de la femme, ils concluent sans autre enquête à l’irrémédiable extinction de cette voix. Ces docteurs sans miséricorde soutiennent que Mme de Clermont-Latour, après quinze années de vice, n’est plus mère et qu’elle doit se soucier de sa fille comme de son premier amant ; que M. Sardou, pour respecter la vraisemblance et la morale, était tenu de lui faire signer la vente opportune de son nom, c’est-à-dire du dernier vestige et de la dernière espérance de cette maternité perdue qu’elle ne doit pas retrouver. Au contraire, la plupart des spectateurs, nourris des traditions du mélodrame, auraient aimé qu’Odette, au premier bêlement de sa fille, se sentît des entrailles de brebis nourrice ; de tout ce qui précède, ils ne retiennent qu’une chose, c’est que la morphine donne à cette femme l’hallucination de l’amour maternel ; ils ne comprennent pas qu’à jeun le nom seul de son enfant ne lui produise pas le même effet ; ils n’admettent pas qu’une mère ne se retrouve pas mère à toute heure et même sans apprêt ; pour eux, Odette doit se sacrifier, au premier signe, dès que le bonheur de Bérengère est en jeu. Ce gros de bonnes gens n’est pas plus raisonnable que cette élite de raffinés. Ces contraires mouvemens de l’âme, ces vicissitudes de sentimens, ces retours de passion marquent justement une exacte et sincère imitation de la vie. M. Sardou, ici, quoi qu’en disent les uns, n’a pas flatté la nature ; quoi que prétendent les autres, il ne l’a pas calomniée. Il a montré deux états successifs également nécessaires ; il a trouvé avec une subtilité singulière un passage vraisemblable du premier au second ; il a fait voir des nuances de l’âme plus rares qu’on n’osait l’espérer. Sans doute il est regrettable que d’autres scènes d’analyse n’aient pas préparé le public à l’intelligence de celle-là. Que de précautions ne faut-il pas pour introduire à la scène un peu de vérité morale ! Sans doute aussi M. Sardou n’a pas de ce genre l’expérience qu’il a d’un genre moins noble ; il lui manque en ces matières l’aisance et la sûreté que donnait aux classiques une forte discipline philosophique et religieuse. Par ces raisons, il semble à la fois que le caractère de l’héroïne soit trop complexe et que les diverses teintes n’en soient pas assez fondues ; une demi-obscurité se répand sur l’œuvre, où le public se heurte à des angles qui le blessent. Mais ces critiques mêmes témoignent du courageux effort qu’a fait l’auteur. Prenons cette scène telle quelle ; je n’en sais aucune dans son répertoire, j’en sais peu, à vrai dire, dans tout le théâtre contemporain, où se trouve enfermée une plus grande somme de psychologie : c’est assez pour qu’on la retienne, à l’honneur de M. Sardou, comme gage d’œuvres prochaines, plus complètes selon le même esprit, qu’il n’a pas le droit à présent de ne pas nous donner.

Si le comte de Clermont-Latour a jeté à sa femme, pour terminer cette scène et amener la suivante, un défi que d’abord on s’explique assez, mal, c’est que naguère, n’en doutez pas, il a vu Miss Multon, Il se rappelle comment, vers la fin de la pièce, quand l’héroïne repentante, Mme de Latour, cachée sous le nom de miss Multon, réclame au foyer de famille sa place occupée par une autre, son mari intervient et s’écrie : « Vous désirez que vos enfans vous appellent du nom de mère, à merveille ! Nous les avons élevés dans le respect, profond de cette mère qu’ils vont retrouver et qu’ils ne connaissent pas. Avant de la leur rendre, il faudra, leur expliquer pourquoi ils l’avaient perdue… Vous en sentez-vous le courage ? Alors, faites : les voici ! » Et comment ne pas se souvenir du sacrifice humilié de cette mère qui s’incline et dit à ses enfans un éternel adieu : « Non pas éternel, reprend le père : chaque année, mes enfans, on vous conduira en Angleterre auprès de miss Multon, afin que vous acheviez d’apprendre l’anglais. » L’idée est délicate, ingénieuse et touchante ; puisqu’une fois elle avait plu au public, elle pouvait bien lui plaire encore, et je comprends que M. Sardou en ait voulu tirer profit. Mlle Pierson devait jouer cette scène, elle la joue en effet avec un art qui supplée à la sensibilité naturelle ; Mlle Legault y trouverait l’emploi de son enfantillage larmoyant ; et M. Dupuis, témoin de l’entrevue, réduit au rôle de personnage muet, le remplirait, ce rôle, avec les ressources de sa mimique la plus sobre et la plus variée.

De vrai, aucun mécompte n’a troublé ces calculs : entre onze heures et minuit, chaque soir, on pleure au Vaudeville presque autant qu’à l’Ambigu : or, si j’en, crois le poète ; « une larme coule, et ne se trompe pas. » Mais le poète a dit aussi : « Vive le mélodrame où Margot a pleuré ! » J’imagine qu’il m’est permis de regretter que l’exécution de cette dernière scène soit justement d’un mélodrame. Tous ces détails, j’en demeure d’accord, sont disposés avec adresse et par la main d’un artiste qui travaille finement dans ce genre ; mais tous, à l’examen, sont d’une banalité courante, et de ceux qu’on trouvera d’abord si l’on doit improviser sur un pareil thème une charade sentimentale. « Papa m’a dit, madame, que vous étiez des amies de maman. — Dès l’enfance. — Que je vous envie ! .. Vous l’avez connue mariée ? — Mariée ! .. oui. — Est-ce que vous étiez là quand elle est morte ? — Non, mon enfant… — Mais vous étiez à son mariage ? — J’y étais… » Tout ce quiproquo pathétique n’a pas dû fatiguer beaucoup l’imagination psychologique de l’auteur ; et ce n’est pas non plus d’un arrière-magasin bien secret qu’il a tiré les accessoires sur lesquels il nous invite à pleurer. C’est d’abord le petit bonnet que la mère de Bérengère avait brodé pour elle, et, naturellement, le crochet qu’elle commençait quand elle est morte ; le carnet de bal ne manque pas, ni la miniature, ni le médaillon à secret qu’Odette ouvre à Bérengère, et dont elle tire en tremblant… quoi ? deux mêches de cheveux, — des cheveux de l’enfant et des cheveux de la mère, — noués comment ? avec de la soie bleue… Ah ! vous devinez tout ! Vous devinez mettre peut-être que Bérengère touche du piano et qu’elle joue de préférence les airs que sa mère « affectionnait. » — Celui-ci, tenez, « que maman jouait dans le salon de ma grand » mère quand papa est venu demander sa main… Papa a voulu qu’on le jouât à l’église le jour de son mariage, » — de ce mariage où assistait la dame en deuil qui pleure sur ce canapé. Le moyen de ne pas pleurer nous-mêmes ! Mais le moyen aussi de ne pas réfléchir tout en pleurant qu’on nous fait pleurer à peu de frais, et de ne pas en vouloir un peu à l’auteur qui réussit à nous toucher par un artifice si peu rare, après qu’il y a tâché par de plus nobles procédés !

La scène tourne à la fin sur ce quiproquo prolongé qui est le pivot usé de tant de méchantes scènes de drame. « Je sais dans cette ville une femme… votre père la connaît comme moi… une femme qui, depuis des années, vit loin de son mari et de son enfant… — Une mauvaise femme alors ? — Bien malheureuse ! .. — Laissons cette vilaine femme, voulez-vous ? .. Parlons encore de maman ! .. — Oh ! non,.. non ! .. Ne parlons plus d’elle… C’est, fini… Mais Dieu, juste Dieu ! .. de sa bouche… quel châtiment ! .. — Vous nous laissez déjà ? — Oui, il le faut, je vais quitter Nice. — Je ne vous verrai plus ? — Ailleurs, plus tard. » Ce « plus tard, » vous l’entendez ! Un moment après, je ne sais quel Théramène, M. Berton ou M. Dieudonnè, vient nous raconter que la pauvre Odette a réalisé le roman que son mari avait inventé, selon l’ordre que le récit de sa fille lui a indiqué tout à l’heure ; elle a pris une barque, elle s’est fait mener au large, elle s’est laissée couler. Seulement cette fois, on a retrouvé son corps et non plus son voile. M. de Clermont-Latour permet à sa fille d’aller pleurer et prier après du cadavre de la « dame, » comme tant de fois elle a fait sur le cénotaphe élevé dans le parc de Brétigny. On ne dit pas si Bérengère prendra le deuil, ni combien de jours encore sera différé son mariage avec le petit Meryan, un pauvre jeune homme, par parenthèse, qui ne peut que pousser à la fin un : « Ah ! » de soulagement en apprenant que les vœux de sa mère sont cruellement comblés.

Bérengère, tout à l’heure, en disant que la « vilaine femme » aurait dû se repentir, nous avait fait prévoir une peine moins sévère. M. Sardou a craint de paraître démodé s’il envoyait Odette au couvent de la Fiammina, ou banal tout au moins s’il l’exilait comme miss Multon ; pour être, à l’improviste, plus inhumain qu’il ne fallait, il n’échappe pas, ce me semble, à la banalité. Ainsi se termine, d’une façon déplaisante et peu rare, ce drame que l’affiche annonce pour comédie. Ai-je expliqué pourquoi le public n’en reçoit pas une impression très nette, et comment, malgré cela, il s’y intéresse ? Au moins j’espère avoir montré que si j’estime cet ouvrage, c’est surtout comme garant d’œuvres déjà proches, et pour des raisons dont quelques-unes ne contribuent peut-être que médiocrement à sa vogue.

Le succès du Petit Jacques, sur la scène de l’Ambigu, n’a pas besoin d’être étudié si longuement ; aussi bien il n’est pas pour embarrasser nos doctrines. Le Petit Jacques fait couler plus de larmes non-seulement « qu’Iphigénie en Aulide immolée, » mais peut-être même que les Deux Orphelines, de MM. d’Ennery et Cormon. M. Busnach a tiré ce drame d’un roman de M. Claretie, Noël Rambert, qui mériterait d’être plus connu. M. Busnach est un laborieux et habile fabricant de pièces qui fait rire dans un théâtre et pleurer dans un autre ; en même temps que le Petit Jacques, on donne de lui une bouffonnerie, la Chambre nuptiale, au Gymnase, où M. Saint-Germain est délicieux, et cette nouveauté n’est pas indigne d’accompagner sur l’affiche, avec les Premières Armes de Richelieu, Indiana et Charlemagne, joué à ravir par Mlle Granier. Deux jours avant le Petit Jacques, on avait accueilli froidement, au théâtre du Château-d’Eau, la San Felice, de M. Drack, un drame fait avec soin, d’après le roman de Dumas père, mais peut-être un peu confus et surtout assez mal joué : le Petit Jacques paraît et ravit tous les suffrages ; aussitôt les partisans de ce genre naufragé du mélodrame agitent leurs mouchoirs trempés de larmes en signal de salut. Je constaterai comme eux et sans chagrin ce succès : je les inviterai cependant à rabattre de leur joie. Pourquoi le Petit Jacques a-t-il réussi ? Parce que M. Busnach, en homme d’expérience et de sens, connaît les « ficelles » du théâtre et les juge : pour les avoir employées souvent, il sait qu’elles sont usées. Il a donc réduit le roman à un mélodrame clair et simple, et moins mélodramatique que le roman lui-même ; et enfin, dans cette fable, tel qu’elle est apparue à la lumière de la rampe, les parties que le public a de beaucoup préférées au reste sont les plus éloignées du vieux type de la pièce d’intrigue, les plus uniment pathétiques, les plus naturellement humaines. Personne n’est dupe du manège par lequel l’auteur amène cette rencontre nécessaire, mais moralement presque impossible, de l’accusé innocent et du magistrat coupable ; mais, une fois ces deux hommes en présence, quand ce juge propose à ce père, en échange d’un aveu mensonger, la fortune qui paiera la guérison de son enfant malade ; plus tard, dans la nuit qui précède l’exécution annoncée, quand le seul témoin du crime, silencieux jusque-là et partant complice du juge, assiste au rêve de l’enfant somnambule et le voit désigner du doigt la guillotine où va mourir son père : alors, devant celui-là qui doit choisir de sa vie et de son honneur ou de la vie de son enfant, devant celui-ci que le remords tire de sa lâcheté payée, notre âme s’attendrit, s’émeut, et ce n’est plus seulement parce qu’un enfant souffre sur la scène que les larmes nous jaillissent des yeux ; ce n’est pas seulement une illusion cruelle qui met nos nerfs en branle : c’est la juste sympathie que doit exciter en nous le spectacle d’une crise morale ; l’une et l’autre de ces deux scènes aurait droit de s’intituler : une Tempête sous un crâne. — C’est justement la petite Daubray, la Cosette des Misérables, qui joue ce rôle de Jacques en merveilleuse enfant ; M. Lacressonnière, dans le rôle du père, a des accents d’une vraisemblance, hélas ! trop navrante ; M. Courtes, un bon comique, représente le témoin du crime en scrupuleux comédien, et M. Cosset, par son tact, soutient le personnage du juge. Mais croyez bien que, si tous ces acteurs nous paraissent plus touchans qu’à l’ordinaire et plus véritablement dignes de ce titre d’artistes, c’est que cette pièce, avec ses gros mots, contient plus de psychologie que bien des mélodrames en phrases pompeuses, et qu’elle est plus voisine de notre humanité.

La psychologie avec le style, voilà les puissances auxquelles, pour la dernière fois de cette année, je conjure les auteurs dramatiques de sacrifier l’intrigue ; et je les menace de répéter ma prière l’an prochain, dans un mois. Les talens ne manquent pas, mais le courage et la constance. N’est-ce pas pitié que des hommes tels que MM. Gondinet et Blum, l’un l’auteur du Panache, et l’autre de Rose Michel, ajoutent à un premier acte de comédie malicieuse trois tableaux comme les derniers de cette Soirée parisienne qui a échoué si tristement, le mois passé, aux Variétés ? N’est-ce pas dommage qu’un poète du talent de M. Armand Silvestre se contente de produire pour le théâtre une scène lyrique pleine de beaux vers, mais qui n’est qu’une scène lyrique, — cette Sapho que Mlle Rousseil et M. Silvain ont déclamée de leur mieux, l’autre après-midi, à la Gaîté ? M. Fourcaud, dans une remarquable étude qu’il vient de publier sur la danse française, avec ce titre : « Figures d’artistes. — Léontine Beaugrand, » et où, par parenthèse, il me paraît injuste au moins pour Mlle Rita Sangaili, M. Fourcaud cite l’opinion de M. Théodore de Banville, qu’un pas dansé doit être « l’image même d’une ode. » À ce compte, il se trouve, dans la Sapho de M. Silvestre, des stances qui forment un beau ballet de rimes. Est-ce donc assez et faut-il que des lettrés de ce prix n’abordent la scène qu’en de si rares et fugitives occasions ? Voici que les maîtres du théâtre leur font des avances : la conversion d’un chef tel que M. Sardou aux doctrines fondées par le génie classique donne raison à nos espérances et ne peut qu’animer les timides. J’estime que ceux-là doivent se risquer à faire acte d’auteurs dramatiques qui sont des écrivains, et bientôt peut-être un dramaturge s’osera se donner pour tel que s’il est homme de lettres.


LOUIS GANDERAX.