Revue dramatique - Une Vague d’internationalisme au théâtre

Revue dramatique - Une Vague d’internationalisme au théâtre
Revue des Deux Mondes6e période, tome 55 (p. 919-928).
REVUE DRAMATIOUE

UNE VAGUE D’INTERNATIONALISME AU THÉÂTRE

Le théâtre n’avait pas fait de très bonne besogne française avant la guerre. En s’obstinant à peindre notre société comme profondément corrompue, il avait contribué à répandre hors de France et contre la France un préjugé dont nous avons grandement souffert. Vous vous souvenez de quel ton les auteurs répondaient à ceux d’entre nous, — nous n’étions pas nombreux, — qui leur reprochaient cette injustice à l’égard de leur pays. De quel air magnifique ils réclamaient pour la liberté de l’observation et pour les droits de la vérité ! L’événement a montré que ce qui manquait le plus à leurs pièces, c’était l’observation, et à leurs peintures, c’était la vérité. Et la raison en était qu’au lieu de regarder autour d’eux et de peindre ce qui est, ils avaient travaillé d’après le poncif de dénigrement et le lieu commun de perversité alors à la mode.

On pouvait espérer que l’épreuve de la guerre aurait fait réfléchir les écrivains de théâtre et les aurait engagés à se mettre mieux en accord avec l’âme du pays. Pour ma part, je reste convaincu que cet assainissement de notre scène se fera quelque jour. Nous n’en sommes pas encore là, il s’en faut. Quelques pièces qui viennent d’être représentées coup sur coup et dont l’inspiration est voisine, sont, dans les circonstances actuelles, un défi au sentiment national. La France injustement attaquée sort victorieuse, mais meurtrie, d’une lutte sacrée. Elle s’est dévouée pour la liberté du monde et pour le salut de la civilisation. Elle admire de toutes ses forces et elle pleure de toutes ses larmes les milliers et les milliers de combattants qui ont fait le grand sacrifice pour défendre le sol de la patrie. Et c’est le moment que choisit le théâtre pour prêter sa tribune aux utopies de l’internationalisme, aux bêlements de la fraternisation et aux excitations contre la société où nous vivons ! De la Comédie-Française au Gymnase, et du Gymnase au Théâtre-Antoine, dans des pièces qui se font écho, nous entendons déclarer que les peuples doivent se réconcilier, que la guerre est impie à moins que ce ne soit la guerre entre Français, et qu’il est temps de renverser tout ce que nos enfants et nos frères ont défendu les armes à la main, protégé de leur corps et sauvé au prix de leur sang ! Il se trouve des auteurs pour composer de telles pièces, des directeurs pour les faire représenter, un public pour les écouter patiemment ! Et c’est à peine s’il s’est trouvé quelques écrivains dans la presse pour faire remarquer, discrètement et en y mettant toutes les formes, que c’est peut-être un scandale.

A ces pièces fâcheuses il me suffirait d’opposer la noble comédie de M. Brieux, Les Américains chez nous, pour montrer comment un auteur en accord avec le sentiment foncier du pays peut prendre un sujet dans la plus brûlante actualité, en exposer les deux faces et rallier à soi tous les esprits sincères. C’est un dimanche, en matinée, que j’ai assisté à la pièce de M. Brieux, et que j’y ai assisté debout, n’ayant pu trouver même un strapontin dans la salle archi-comble. Français et Américains, ceux-ci fort nombreux dans la salle, écoutaient avec la même attention et accueillaient avec la même bonne foi, l’hommage rendu aux uns et aux autres et les vérités qui n’étaient ménagées ni aux uns ni aux autres. A la faveur d’une fable ingénieuse, qui ne pouvait être qu’une histoire de mariage, M. Brieux a su mettre en présence et souvent en contraste les caractères de deux peuples faits pour s’aimer et pour s’entraider, non pour se pénétrer ni surtout pour se confondre. D’un côté, le sens du passé, le respect de la tradition, le culte du souvenir et toutes les délicatesses d’une sensibilité longuement affinée. De l’autre, l’esprit tourné uniquement vers l’avenir, le besoin de faire vite et de faire grand. Deux mentalités dont chacune est à sa place des deux côtés de l’océan. Les Américains sont venus à notre aide, comme jadis nous avions fait pour eux ; les femmes américaines se sont penchées sur notre souffrance : elles ont été les sœurs de nos blessés, secourables à nos populations malheureuses. Voilà le fait dont nous leur serons à jamais reconnaissants et qui scelle à nouveau une amitié déjà plus que séculaire. Est-ce une raison pour que nous nous mettions à l’école des Américains ou pour que nous nous efforcions de convertir les Américains à nos usages ? Nullement ! Que chacun des deux peuples se développe suivant son caractère, son histoire, son milieu, et que tous deux s’estiment et, à l’occasion, fassent cause commune. C’est la vraie formule. La pièce de M. Brieux peut être jouée en Amérique. Elle y sera écoutée avec la même sympathie que chez nous. C’est qu’il y circule un esprit de bonté vraie, une cordialité saine et robuste ; on y marche sur un terrain solide, au lieu de se perdre dans des nuées grosses d’orage ; on y parle un langage simple et net, au lieu de se payer de grands mots et de rêves troubles dont, plus que jamais, la malfaisance est en marche.

Que la Comédie-Française, un an après la guerre, ait pu jouer les Chaînes de M. Georges Bourdon, c’est une erreur que je n’arrive pas à m’expliquer. J’ai assisté à la dernière répétition de la pièce, la seule où nous ayons été conviés. Il paraît que, depuis lors, certains passages ont été modifiés ou supprimés. Mais ce n’était pas telle ou telle réplique, c’était la pièce en elle-même et dans son ensemble qui nous avait péniblement impressionnés. A Etretat, en août 1917, un Français, Robert Piérard, internationaliste avant la guerre et dont la guerre a fait un patriote et un brave soldat, — blessé, fait prisonnier, évadé d’Allemagne, — retrouve une femme qui a été sa maîtresse, Lydie Wladimirowna, une Slave, humanitaire, révolutionnaire, bolchéviste avant la lettre. Entre elle et lui s’engage une lutte d’idées. L’un et l’autre, tour à tour, exposent, en propos alternés, les deux théories adverses. Je m’empresse de dire que l’auteur a eu soin d’opposer à chaque argument pacifiste l’argument contraire, que des deux c’est Robert Piérard qui tient les discours les plus abondants et que finalement il s’éloigne de celle dont il désapprouve et déteste les théories. Il reste qu’à la faveur de ce dialogue, l’anarchiste russe a tout loisir de développer ce thème que la patrie est « un concept transitoire »... Qu’un personnage dans une pièce française puisse, en termes soigneusement limés, avec toute la passion qu’y peut mettre la belle artiste qu’est Mme Segond Weber, exposer la doctrine qui a fait mettre bas les armes aux armées russes, a failli faire le succès de l’Allemagne, et a augmenté de centaines de mille le nombre des Français tués sur le champ de bataille, voilà ce qui soulève notre conscience et réveille la blessure de nos cœurs.

Quelques personnes aujourd’hui demandent qu’on ne parle plus de la guerre. Aiment-elles mieux qu’on leur parle de la guerre sociale ? L’Animateur est une pièce de guerre sociale dont la signification ne peut faire aucun doute, le parti pris y étant nettement accusé de mettre d’un côté toutes les vertus et de l’autre tous les vices.

Au premier acte, nous sommes dans les bureaux d’un journal où règne une grande effervescence. Sur la table du directeur littéraire, Dartos, depuis le malin s’accumulent les télégrammes. Mais lui, Dartès, est introuvable. C’est lui qui a déchaîné la crise qui, en ce moment, bouleverse ce grand journal parisien et affole son personnel, en y faisant paraître un article de la dernière violence, contraire à la ligne politique du journal. Les désabonnements pleuvent. Le Conseil d’administration vient d’être convoqué d’urgence. Dartès, qui s’est enfin décidé à revenir, après avoir passé la journée à se promener dans les bois, comparait devant lui. Après une discussion très mouvementée, et comprenant que sa situation est devenue impossible, il donne sa démission.

Que dans cette affaire il ait agi avec une parfaite indélicatesse, cela saute aux yeux. Le directeur d’un journal, s’il en est en même temps le propriétaire, peut-il, du jour au lendemain, en changer le caractère ? Cela n’est pas bien sûr. Car il a partie liée avec les abonnés qui, sur un programme déterminé, lui ont apporté leur argent. En tout cas, il est le maître et prend sur lui les risques de l’opération. Mais l’homme qui a été mis par d’autres à la tête d’une entreprise qui ne lui appartient pas, et dont il a accepté les conditions, n’a pas le droit de manquer à son engagement. Dartès le sait si bien qu’il a glissé son article par surprise, au dernier moment, en échappant au contrôle du secrétaire de la rédaction. Après quoi, et le coup fait, il est allé prendre l’air. Il a commis une faute professionnelle, et il n’en ignore. Il a risqué des intérêts qui lui avaient été confiés. Il a manqué à la plus élémentaire probité.

Or, les membres du Conseil d’administration qui soutiennent cette thèse nous sont présentés comme autant de ganaches, prudhommesques, égoïstes et avides. Au contraire, Dartès est le personnage sympathique, le persécuté, dont on nous donne à admirer l’attitude fière et dédaigneuse. Car, du moment qu’on est de l’autre côté de la barricade, tout est permis.

L’article qui a mis le feu aux poudres, l’article brûlot, était dirigé contre le fougueux polémiste Gibert. Celui-là, étant un journaliste de droite, va nous être dépeint sous des traits continûment odieux. Introduit auprès de Dartès, Gibert, pour se venger, lui révèle ce que tout le monde sait, excepté lui : que, depuis vingt ans, sa femme le trompe et que sa fille, Renée, n’est pas sa fille. Souffleté par ces paroles infâmes et bondissant sous l’outrage, Dartès se jette sur Gibert et le prend à la gorge. Et nous assistons à la scène de colletage qui, jusqu’ici, était plutôt une spécialité du théâtre de M. Bernstein. Que ce soit d’ailleurs dans l’un ou l’autre répertoire, ce moyen de théâtre a la même valeur littéraire.

Dartès interroge sa femme. Celle-ci dirige aussi un journal, mais un journal conservateur, et elle a, dès le début, répudié toute solidarité avec la soudaine incartade de son mari. Je vous laisse à penser comment elle sera arrangée dans la pièce. Le silence qu’elle oppose aux questions pressantes de Dartès équivaut au plus complet des aveux. Elle se drape dans sa dignité de femme adultère. Elle se range avec éclat parmi les adversaires de son mari. Elle l’abandonne. Tout le monde l’abandonne.

Tout le monde, sauf sa fille, qui n’est pas, mais qui se croit sa fille. Arrivée à son tour dans ce cabinet où sa présence semble un peu insolite, et mise au courant de la situation, elle se jette dans les bras de Dartès. Ce père, qu’elle n’aime pas seulement, mais qu’elle admire, rien ni personne ne la séparera de lui. Paria de la société, elle lui sera pieusement fidèle ; elle sera celle qui reste, quand il n’en reste qu’une ; elle l’accompagnera dans son âpre exil ; elle sera pour lui l’éternelle Antigone. C’est sur cette note de détente et d’attendrissement que se termine ce premier acte, très plein, très dru, bien charpenté, et, au point de vue du métier théâtral, l’un des meilleurs qu’ait construits M. Bataille. Et dès ce premier acte les positions sont prises. Tous les représentants des idées de conservation sociale, les actionnaires du journal, Gibert, Mme Dartès nous sont donnés pour des égoïstes, des jouisseurs, des forbans et des fourbes. De l’autre côté, des saints et des martyrs.

Au second acte, dans la petite maison de banlieue où Dartès s’est retiré avec sa fille. Depuis qu’il a quitté son journal, en faisant claquer les portes, cette rupture sensationnelle l’a désigné aux sympathies des groupes révolutionnaires. Ils voudraient mettre la main sur lui. ils lui offrent la direction d’un nouvel organe, la Lumière. Acceptera-t-il ? C’est ce matin même qu’il doit donner sa réponse. Les camarades attendent cette réponse, de l’autre côté de la rue, chez le mastroquet, où il est exact que se traite une partie des affaires publiques. Dartès hésite. Renée le pousse à refuser. Du jour où il se sera lancé dans la lutte, ce sera fini de cette paisible vie de famille où elle est toute sa famille. La tendresse qu’elle a pour ce père si bon et si malheureux, la rend craintive. Elle lui conseille de se retirer en Suisse et de redevenir uniquement le littérateur qu’il a été, ignorant de la politique et de ses conflits.

Ici un coup de théâtre, à vrai dire très attendu, et qui ne pouvait manquer de se produire. Il était inévitable que, tôt ou tard, Renée apprît le « secret de sa naissance. » Elle l’apprend de la bouche de sa mère, venue tout exprès pour commettre cette infamie. Cette méchante femme, comme on dit, n’en rate pas une. L’atroce révélation va produire dans les sentiments de Renée un revirement brusque et complet. C’est ici le tournant de la pièce. Depuis qu’elle sait que Dartès n’est pas son père, Renée ne se sent que davantage sa fille. S’il n’est pas son père suivant la chair, il est son père spirituel. Et c’est bien mieux. Mais alors, et contrairement à son langage de tout à l’heure, elle conseille à Dartès d’accepter l’offre des camarades. Qu’il se mette à leur tête, qu’il les mène au combat ! Maintenant qu’entre Dartès et elle subsistent seuls les liens de la pensée, elle est libérée de ses timidités, elle l’engage à entrer dans la lutte, elle l’excite, elle l’anime. Car c’est à elle que conviendrait ce nom que semble si peu mériter Dartès. Elle est l’animatrice. Mais lui, auprès de qui, à quel moment joue-t-il le rôle d’animateur ? Tout à l’heure il hésitait ; maintenant il suit, il subit. Tout à l’heure les camarades s’efforçaient de l’initier aux beautés et à la toute-puissance de l’idée : c’est sa fille maintenant qui met en lui ses propres colères et la rancune de ses propres souffrances. L’auteur a bien pu louanger son Dartès à tour de bras ; il n’a pas su nous donner l’impression que nous fassions en présence d’un de ces remueurs de foules ou remueurs d’idées qui font passer en autrui la foi dont ils sont eux-mêmes transportés. Ni décision, ni flamme, ni éloquence. C’est le plus falot et le plus inanimé des animateurs.

Au troisième acte, autre bureau de journal, le journal de Gibert, qui est en même temps maison d’édition. Une caverne de bandits, vous vous en doutez. Pour démolir Dartès, qu’il considère comme un péril national, Gibert a écrit un livre, — un roman à clé, si j’ai bien compris, — où il le traîne dans la boue. Et voici ce qui complète et parachève l’infamie du procédé. Ce livre, il l’a écrit en collaboration avec Mme Dartès. C’est à l’aide des révélations et des confidences de la femme deux fois coupable, qu’il a rédigé ces pages empoisonnées. Il a fait ce livre avec les secrets du mauvais ménage. Quelle boue ! Toutefois, si je vois très bien la malpropreté de la manœuvre, j’en vois moins clairement l’efficacité. Que Mme Dartès ait trompé son mari, cela ne déshonore qu’elle seule. Et ce Gibert croit-il qu’on ruine la fortune politique d’un chef de parti en lavant en public son linge sale de famille ? S’imagine-t-il qu’il soit indispensable d’avoir les mains propres pour faire une révolution ? Tant de naïveté déconcerte. Ou bien le livre de Gibert contient-il sur Dartés des renseignements qui en effet le disqualifient, lui, personnellement ? On ne nous le dit pas. Toujours est-il que Renée Dartès redoute terriblement cette publication. C’est pour l’empêcher qu’elle est venue au journal de Gibert. Que le pamphlétaire retire son livre, ou bien elle se tuera sous ses yeux. Comme dit celui-ci, c’est le « chantage au suicide. »

Sur ces entrefaites, arrive Dartès. Dans cette pièce tous les personnages se donnent rendez-vous là où on s’attendait le moins à les rencontrer. Dartès a appris que Renée était allée trouver Gibert dans son cabinet. Connaissant son histoire contemporaine, il ne doute pas que ce ne soit pour tirer sur ce directeur de journal. Il s’empresse pour retenir le coup prêt à partir. Une discussion s’engage au cours de laquelle Dartès esquisse les grandes lignes de son idéal politique et social. Il ne va pas jusqu’à crier « A bas l’armée ! » ni « A bas la patrie ! » Mais il proclame que l’homme n’a pas le droit de tuer, il maudit la guerre, et il appelle le jour où une grande vague révolutionnaire emportera la société bourgeoise et fera la place nette pour la Cité future, amenant l’avènement de la fraternité et de la félicité universelles.

Or les amis de Gibert ont organisé une manifestation contre Dartès. La rue joue un rôle important dans cette pièce : on la sent frémissante, prête à envahir la scène. Ayant vu entrer Dartès dans les bureaux du journal, les manifestants craignent pour Gibert. Alors, quand Dartès parait à une fenêtre, deux coups de feu parlent de la foule. Il tombe entre les bras de Renée et meurt sous nos yeux. Il a été victime de l’idée. Il est le Christ de la révolution sociale.

L’intérêt qui s’était soutenu dans les deux premiers actes fait complètement défaut à celui-ci, où tout est factice et heurté, uniquement agencé en vue de l’effet.

Le malaise qu’on éprouve à entendre une telle pièce, vient d’abord de ce qu’une fois de plus elle se passe dans un affreux monde et étale sous nos yeux une série de turpitudes publiques et privées. L’art en est à la fois raffiné et violent, afin d’agir plus sûrement sur nos nerfs. Le ton en est sans cesse déclamatoire. A l’heure qu’il est, la déclamation sévit sur notre théâtre. Cette déclamation forcenée, qui donne à quelques-uns l’illusion de la littérature, appelle le bouleversement social. Cela, au moment où l’atmosphère est si trouble et les esprits sont si inquiets ! La plus effroyable tragédie vient d’ensanglanter la Russie et de là-bas elle fait peser sur le monde une menace qui se précise chaque jour. Toutes les forces de destruction se mobilisent contre la société à laquelle appartient chacun de nous, bourgeois français, et à laquelle nous devons tout ce que nous sommes. Choisir ce moment pour faire appel à la haine contre cette société est une œuvre délestable.

Il manque à l’Animateur un grand premier rôle. M. Arquillière est insuffisant dans le personnage de Dartès, où il aurait fallu la puissante carrure de M. Lucien Guitry. Mme Yvonne de Bray joue avec moins de sensibilité que de sécheresse nerveuse le rôle de Renée Dartès ; c’est d’ailleurs bien l’esprit du rôle : la fille selon l’esprit de Dartès doit être une intellectuelle plutôt qu’une sentimentale. M. Dumény réussit à faire passer le rôle de ce forban de lettres qu’est Gibert, et ce n’est pas un mince succès.


La pièce de M. Charles Méré, représentée au théâtre Antoine, pourrait avoir pour sous-titre : « Au-dessus de la mêlée. « Il s’en dégage un irritant plaidoyer en faveur de la réconciliation des deux peuples que la guerre dressa l’un contre l’autre. Cette guerre « détestée des mères, » c’est pour l’auteur la seule coupable. Il oublie l’agression, les crimes et les ruines, pour prêter aux deux adversaires l’excuse d’une irresponsabilité égale. Est-il besoin de souligner tout ce qu’a de pénible et de choquant ce « généreux » appel à une fraternité qui, pour notre pays assailli et meurtri, équivaudrait à un reniement ?

L’auteur lui-même s’en est peut-être rendu compte, puisqu’il a hésité à appeler par leurs noms les adversaires qu’il confronte. C’est en d’imaginaires pays qu’il a placé ses personnages. Femme d’un Neustrien, — entendez d’un Français, — qui l’a rendue malheureuse, Sabine Folster s’est remariée avec un étranger, un Gallois, établi en pays neutre et qui est mort en lui laissant deux fils. Ceux-ci ont l’âge d’homme quand éclate la guerre. Ils sont, on le devine, de la race qui la voulait « fraîche et joyeuse. » Ils se hâtent de rejoindre leur corps. malgré les supplications de leur mère qui eut, du premier lit, un fils, Neustrien comme elle et resté en Neustrie, et qui s’épouvante à l’idée que des frères, égaux devant sa tendresse, vont peut-être s’entretuer.

L’aîné des deux Folster est tué, le cadet revient aveugle. Le fils neustrien, lui aussi, a été grièvement blessé et fait prisonnier. L’itinéraire du rapatriement veut qu’il passe par la ville où s’est fixée sa mère. Va-t-elle le recevoir à ce foyer hostile où tout lui rappellera qu’il ne peut être chez lui ? Oui, certes. Et les deux frères ennemis se retrouvent bientôt face à face. Un premier mouvement de haine les pousse d’abord l’un contre l’autre. Mais ces deux grands blessés, qui ne sont plus que des épaves, s’apaisent en évoquant les souffrances communes. Le souvenir même de leur martyre les réconcilie. Toute la pièce a été faite pour cette scène d’un rapprochement qui veut s’élever jusqu’au symbole.

Elle n’est à vrai dire qu’une suite de monotones conférences. Dans un louable désir de réserver une place aux idées les plus contradictoires, l’auteur a fait intervenir un vieil oncle du soldat neustrien, chargé de représenter la fidélité aux traditions nationales. Mais ce porte-parole du patriotisme ne trouve, par malchance, que les plus pitoyables arguments. On serait à chaque instant tenté de lui souffler de faciles répliques, qui donneraient moins beau jeu à ses adversaires trop aisément triomphants.

Une agréable musique de scène s’entremêle discrètement à cette déclamation. La pièce se fût-elle accommodée d’une plus bruyante partition, celle qu’en des soirs tout proches encore exécutait la grosse voix de basse des Berthas ? On est en droit de se le demander.

L’interprétation est honorable. Après Mme Suzanne Desprès, qui a joué avec une sobriété un peu sèche le rôle de Sabine Folster, il faut citer Mlle Falconetti, excellente dans le rôle d’une jeune fiancée dont le conflit des races trouble les premiers rêves.


Voilà donc trois pièces représentées à quelques jours de distance et à travers lesquelles souffle le même mauvais vent. Que pensent leurs auteurs ? Qu’ont-ils voulu dire ? Quelles sont leurs intentions ? Je me borne à constater qu’il se tient dans leurs pièces des propos qu’on ne devrait pas entendre sur des scènes françaises au lendemain de nos souffrances et de nos gloires. Dans les Chaînes, un artifice de théâtre permet à une anarchiste russe d’exposer la théorie de l’internationalisme. Dans l’Animateur, le héros de la pièce, dont on fait un apôtre et un martyr, travaille de toute son âme à préparer le grand chambardement. Dans la Captive, on étale les maux de la guerre pour nous en inspirer l’horreur, comme s’il suffisait qu’un peuple oui l’horreur de la guerre pour que personne ne vînt l’attaquer. Et mettant sur le même pied les belligérants d’hier, les agresseurs et ceux qui se sont seulement défendus, les bourreaux et les victimes, on prêche leur fraternisation.

Chacune de ces tirades, chaque trait de cette phraséologie humanitaire, et c’était à prévoir, recueille les applaudissements de certains spectateurs. Ces applaudissements sont-ils spontanés, sont-ils organisés ? Je n’en sais rien. Je constate seulement qu’aux représentations où j’ai assisté, ils partaient toujours des mêmes points de la salle, comme jadis ceux de la claque. Il serait curieux que l’usage de la claque, abandonné presque partout, ne fût remis en vigueur que pour huer le drapeau et acclamer la guerre sociale.

De telles pièces auraient dû provoquer un tolle dans la presse théâtrale. Il n’en a rien été. Preuve nouvelle d’un mal que je signale depuis longtemps. La camaraderie d’une part, et, d’autre part, les relations de toute sorte établies entre les journaux et les théâtres, ont eu pour résultat l’effacement à peu près complet de la critique.

Avouerai-je que ce qui m’étonne, — et me choque, — le plus, c’est la passivité avec laquelle l’ensemble du public assiste à ces pièces ? Voilà des gens dont il n’est pas un qui n’ait, dans ses souvenirs de cette guerre, la mort d’un combattant auquel il a élevé dans son cœur un sanctuaire. Pères, mères, épouses, leurs fils, leurs maris, leurs frères ont cru qu’il existe des frontières et qu’elles sont sacrées. Ils ont cru que l’histoire, les traditions, les lois de notre pays et de la société qui nous abrite, forment un patrimoine qui ne doit pas périr, et pour le préserver de la ruine ils n’ont pas hésité à donner leur vie. Alors, comment permettez -vous qu’on bafoue publiquement les idées pour lesquelles ils se sont sacrifiés ? Et ne comprenez -vous pas que de tels propos sont une offense à vos deuils glorieux ?


RENE DOUMIC.