Revue dramatique - Une Féerie de Shakspeare à l’Odéon

Revue dramatique - Une Féerie de Shakspeare à l’Odéon
Revue des Deux Mondes3e période, tome 75 (p. 453-466).
REVUE DRAMATIQUE

Odéon : le Songe d’une nuit d’été, féerie, d’après W. Shakspeare, par M. Paul Meurice.

Il est encore temps, je l’espère, d’affirmer dans Paris que Shakspeare est un grand poète ; mais il n’est que temps. Après Hamlet froidement accueilli à la Porte Saint-Martin, six semaines après, voilà le Songe d’une nuit d’été mal reçu à l’Odéon : le crédit de l’auteur est épuisé. Va-t-il continuer de « travailler pour le théâtre ? » Alors, plaignons-le : les directeurs se méfient : « Shakspeare, c’est un Bergerat. Qu’il aille se faire pendre à Bruxelles ! » Et les directeurs ne sont pas seuls prévenus ; mais la masse du public, et même quelques gens d’esprit, qui se piquent d’être avec les gens de « bon sens. »

Deux avertissemens pareils, coup sur coup, c’est assez pour mettre leur esprit en campagne et le décider à conduire la revanche du bon sens (et jusqu’où n’ira-t-elle pas ? Le bon sens enragé, dans ses retours offensifs, est impitoyable), contre ce « sauvage » envahisseur, qu’on est las d’entendre appeler le plus grand des hommes. Ces meneurs de représailles, causeurs modérés et sourians, abordent les amis de Shakspeare, même les plus tempérés naguère et ceux qui entendaient le mieux raillerie ou critique à son sujet, avec une petite moue de commisération ironique : « Eh bien ! et votre Shakspeare ? .. Non, je le sais, vous n’avez jamais prétendu qu’il fût à vous ; ni, par conséquent, qu’il fût parfait : vous n’étiez pas de ceux-là. Mais enfin, vous aviez pour lui des faiblesses. Quand je vous disais que vous aviez tort ! .. Voyez-vous ce tort, à présent ? Eh bien ! justement, puisque vous n’êtes pas de la bande, retirez-vous à temps de la bagarre, ne vous laissez pas compromettre : je vous jure que la cause est perdue. Venez avec nous, qui serons vainqueurs demain. Demain on rougira d’être partisan de Shakspeare : ne le soyez plus à cette heure-là ! »

C’est ainsi que des personnages qui nous veulent du bien nous tentent. Examinons pourtant de quelle manière ce mouvement d’opinion s’est produit. Sur Hamlet il sera temps de s’expliquer à l’automne, quand la Comédie-Française, en grande dame qui ne se dédit pas, aura fait cette épreuve, annoncée avant celle de la Porte Saint-Martin. Aujourd’hui tenons-nous-en au Songe d’une nuit d’été : regardons de près son aventure, avec le courage de la bonne foi. Au risque de mal reconnaître de spirituelles avances et de ne pas contenter, cependant, MM. Paul Shakspeare et William Meurice (car ce n’est pas d’une traduction qu’il s’agit, mais d’une collaboration), au risque d’être accusé d’erreur des deux parts, cherchons la vérité.

Combien de spectateurs, le soir de la première, avant le lever du rideau, connaissaient le Songe d’une nuit d’été ? Je me souviens qu’à la Comédie-Française, après une petite pièce et avant Andromaque, assis au dernier rang de l’orchestre, je surpris ces mots échangés, au premier rang du parterre, par deux hommes bourgeoisement vêtus : « Sais-tu ce que c’est qu’Andromaque, toi ? — Non, je sais seulement que c’est une comédie, et que ça se passe à Rome. » — Un autre jour, dans ce même théâtre, lieu de rendez-vous des amateurs de belles-lettres, j’étais au balcon, adossé contre une loge où se tenait une femme du monde, une femme dont le mari était propriétaire de journaux. C’était la première représentation de la reprise de Ruy Blas ; M. Mounet-Sully jouait le héros ; pour ce rôle, il avait sacrifié sa barbe, de sorte qu’on avait pu d’abord ne pas reconnaître dans cet homme en livrée qui exécute un ordre et quitte la scène sans avoir dit une parole, le beau Mounet. Quand il reparut, à l’appel de don Sallusie, et, de sa voix chantante, répondit : « Votre Excellence ? — Tiens ! s’écria ma voisine, Mounet-Sully fait un rôle de domestique ! »

Si le sujet de Ruy Blas était inconnu de cette dame, et le genre et le lieu d’Andromaque méconnus de mon bonhomme en redingote, puis-je croire que beaucoup de mes compagnons, l’autre soir, étaient familiers avec le Songe d’une nuit d’été ? C’est un bibelot d’espèce plus rare, — je veux dire qu’il se trouve sous la main et convient au goût de moins de gens, — que la statue de marbre taillée, polie, animée par Racine, et le mannequin façonné, costumé, garni d’une riche boîte à musique par Hugo.

Le Songe d’une nuit d’été, on en connaît le nom, qui est joli et fait rêver. Ce nom donne même à ce chef-d’œuvre un avantage, le seul possible, sur le reste de l’ouvrage d’un homme divin (si cet adjectif n’offense pas sa mémoire), qui n’a pu faire autre chose que des chefs-d’œuvre. Hugo lui-même, avec l’ingénuité du génie, — qui ne daigne pas être jaloux, — l’a proclamé de sa grande voix, la plus sonore qu’on ait jamais entendue, à la face de l’univers, son auditoire : « Dans Shakspeare j’admire tout, comme une brute ! » Donc tout est admirable, car la parole de Victor Hugo fait loi. Il s’agirait d’une pièce de Corneille, même sans la connaître davantage, on pourrait s’attendre à tout : on sait assez que cet ancien bourgeois français fit quelques chefs-d’œuvre avec bonhomie, et, — par bonhomie sans doute, — beaucoup d’ouvrages mêlés d’excellentes choses et d’exécrables. De Racine encore, ce prince des académiciens, on serait préparé à trouver tout fort beau et fort ennuyeux. C’est pour les héros de Racine que semble fait ce jugement porté sur les comédiens du Théâtre-Français par un paysan venu pour la première fois au spectacle et qui déclarait avec satisfaction : « C’est des farceurs, mais on s’ennuie ferme ! » De Molière même, plus avantageusement renommé, on pourrait se douter qu’on ne recevra pas un entier plaisir : il est venu un peu tôt, ce Molière ; il n’a pas profité des leçons de M. Scribe et n’a pas su composer une pièce ; et puis, il travaillait vite, et souvent à cette seule fin d’amuser un roi et une cour, qui ne regardaient guère s’ils gâchaient un grand homme. Mais une pièce de Shakspeare, une pièce de Shakspeare avec ce titre fleuri et léger, il n’y a pas à hésiter là-dessus : ce ne peut être que la fine fleur des chefs-d’œuvre.

Voilà, n’en doutons pas, le sentiment de la grande majorité du public. Pour un assez bon nombre, au milieu de cette foule, le parfum de ce titre était avivé par le souvenir de certaine musique appliquée à cette pièce, ou plutôt imaginée à propos et à côté d’elle par Mendelssohn et entendue, en tout ou en partie, dans une salle de concert, ou bien, vers la fin d’un mariage, dans une église (Ouvrez la grande porte ! Marche nuptiale) ; — chez un plus petit nombre, parmi ceux-là, se groupaient avec confiance autour de ce nom magique les réminiscences de lectures incomplètes ou distraites. Plus ou moins naïve chez les uns ou chez les autres, l’attente, chez tous ces spectateurs, avait des exigences aussi fortes. — Quelques-uns enfin, par une intimité particulière avec l’aîné des auteurs, ou par profession et conscience, ayant la pièce imprimée dans la mémoire ou l’ayant relue exprès, ne l’ignoraient vraiment pas : ceux-ci auraient tenu à l’aise dans deux loges un peu grandes. Négligeons, pour un moment, ces derniers, dont le suffrage restreint n’aurait pu ni exalter ni faire cheoir la pièce ; tâchons de nous associer aux sentimens des autres.

Ah ! voici Thésée, une vieille connaissance, un peu lointaine sans doute, mais dont nous n’avons oublié ni le nom ni la qualité : le voici, avec sa fiancée Hippolyte, reine des Amazones, qui sera sa première femme et la mère de l’Hippolyte de la Comédie-Française. Ils sont empanachés et harnachés plus galamment que rue de Richelieu, avec un air de fantaisie plus libre et plus coquet ; ils ressemblent à des héros de plafond peint plutôt qu’à des héros de tragédie ; de cette manière, ils sont moins imposans à voir et plus gentils : cependant cela nous inquiète. Ah ! ils parlent en prose ; pourtant ils discourent encore avec pompe, et même avec une prétention nouvelle : tout ceci est singulier. Est-ce Thésée avec sa cour ? ou bien n’est-ce pas une mascarade ? Est-ce des acteurs costumés pour représenter les anciens ? ou bien pour représenter des seigneurs déguisés en Thésée et en contemporains de Thésée ? Ou bien encore ces acteurs demandent-ils qu’on ne prenne leurs personnages au sérieux qu’à moitié ? Jouent-ils une sorte de pantomime avec paroles ? Quoi qu’il en soit, le mariage du roi (pourquoi l’appelle-t-on « le duc » d’Athènes ? ) ce mariage et ce qui s’ensuivra, voilà évidemment le sujet de la pièce.

Deux couples de jeunes gens interviennent : Hermia et Lysandre, Hélène et Démétrius, toutes personnes de la cour. Hermia est recherchée en même temps de Démétrius et de Lysandre ; elle est promise au premier par son père, au second par son cœur ; Hélène a été aimée par Démétrius et l’aime encore. Lysandre donne rendez-vous à Hermia dans le bois d’Athènes ; Hélène, qui le sait, y donne rendez-vous à Démétrius. Voilà qui présage un imbroglio : ne serait-ce plus une pantomime ? Serait-ce un vaudeville ?

C’est une comédie, à présent ! aussi étrangère à ce vaudeville que ce vaudeville à ce ballet : une comédie sur les comédiens. Des artisans, sous le prétexte de fêter par une représentation les noces de Thésée, se distribuent des rôles et montrent déjà, en cette occasion, les travers et les ridicules que la chronique attribue aux acteurs d’aujourd’hui. C’est assez drôle ; mais où allons-nous ? Dans le bois d’Athènes, voilà tout ce qu’il y a de sûr ; car nos artisans, pour que nous les y retrouvions avec nos amoureux, ont la complaisance d’y aller répéter leur drame.

Nous y voilà, dans ce bois ; et, maintenant, c’est une féerie ! Nous devions bien penser que c’en serait une, d’après le titre et quelques souvenirs ; mais l’attendions-nous encore ? — Il va sans dire que ce ne sera pas une féerie comme les autres, comme celles du Châtelet ou de la Gaité : Shakspeare n’est pas un arrangeur de trucs, dont MM. Anicet Bourgeois et Laloue, Cogniard frères ou Clairville et C° continuent le commerce. — Pourtant voici le roi des génies, un bel homme à voix forte, majestueux comme on l’est d’ordinaire en son emploi ; et la reine des fées, avec ses atours habituels, sa perruque rousse endiamantés de verroterie et sa diction vibrante. Ils se disputent, comme toujours, et, cette fois encore, pour une vétille. Une différence, seulement : nous ne voyons pas ici le talisman, accessoire indispensable du genre… Mais si ! le roi des génies l’envoie chercher par son page. — Au fait, tandis que, dans les autres féeries, tous les personnages indistinctement suspendent le dialogue de temps à autre pour lancer un couplet, ici le génie, son page et la fée ont ce privilège : même ils ne parlent qu’en vers ; le génie et la fée en grands vers, et le page en petits ; mais ils ne les chantent pas. Chose curieuse ! Non-seulement ce roi des génies est un roi des génies et cette reine des fées est une reine des fées comme nous en avons beaucoup vu, mais ce page,.. faut-il le dire ? Pendant l’entr’acte, une parente de la jeune actrice qui joue ce rôle reçoit les félicitations d’une vieille amie de la famille ; celle-ci avoue sa surprise : « ! On m’avait raconté qu’elle faisait un clown ; moi, je m’étais dit : Un clown à l’Odéon, ça n’est pas possible 1.. » Et pourtant si, en effet, c’est un clown. Un clown dans un chef-d’œuvre ! Et dans un chef-d’œuvre de Shakspeare !

Mais juste ciel ! — nous commençons à nous le demander tout bas, — est-ce bien un chef-d’œuvre ? Voici Hélène et Démétrius qui traversent la scène ; puis Hermia et Lysandre ; resté seul, Lysandre s’endort. Le clown approche le talisman de ses yeux. Hélène passe, au moment où Lysandre s’éveille : par l’effet du talisman, il lui adresse une déclaration ; elle pense qu’il se moque ; elle s’enfuit, il la suit. Surviennent les artisans ; ils commencent leur répétition ; mais l’un d’eux, le jocrisse, qui devient, comme dans toutes les féeries, le boute-en-train de la fête, craignant de prendre le serein, veut mettre son bonnet de nuit, et soudain par une nouvelle farce du clown, il se trouve affublé d’une tête d’âne : pour le coup, voilà un truc ! C’est donc une féerie comme les autres, décidément ? Quelle déchéance ! Et, pour une féerie, elle est indigente ; comme pièce à trucs, elle en manqué : une tête d’âne, c’est peu !

Mais voici où les choses se gâtent ; jusqu’ici, après un commencement de pantomime, nous avions vu un bout de vaudeville et quelque féerie séparés par un peu de comédie : vaudeville et féerie se fondent à présent, et pour donner dans le sérieux. Démétrius s’est endormi à son tour, et, à lui aussi, le talisman, manié par le roi des génies, a touché les paupières : à son réveil, il aime de nouveau Hélène, aimée à présent de Lysandre, de sorte que ces deux hommes se retrouvent rivaux. Hermia reparaît, et les deux femmes se disputent ; elles ne se disputent pas pour rire, et elles font rire : ces princesses, qui prétendent se quereller tout de bon à la suite de quiproquos pareils, ne sont ni plaisans ni émouvantes ; elles sont ridicules. Mais que dire de leurs princes ? Eux aussi, par l’effet des mêmes accidens, se déclarent pathétiquement la guerre. « A moi, prince, deux mots ! .. — A quatre pas d’ici, je te le fais savoir ! .. » Et comme le clown, embusqué derrière les buissons et changeant de cachette, imite tour à tour la voix de l’un et de l’autre pour exciter leur fureur et l’égarer, ils se précipitent sur la scène et hors de scène, alternativement, ébranlant à grands pas les planches, se provoquant et se traitant de lâches comme des héros d’Homère. Ainsi, dans ce double colin-maillard où l’on verrait, sans un plaisir bien neuf, mais sans étonnement et sans scandale, Babylas et Sottinez, des Pilules du diable, s’agiter et se trémousser pour les beaux yeux d’Isabelle, fille de Seringuinos, et surtout pour l’amusement du public, on voit ici gesticuler lourdement et s’époumonner ces nobles personnages pour inspirer la terreur : ah ! non, par exemple ! Ils font éclater le rire, mais un mauvais rire, un rire de moquerie et de colère, et ils soulèvent les huées : — tant pis ! c’est fait, nous avons hué Shakspeare !

Heureusement s’arrête là cet insupportable essai de féerie-vaudeville tragique ; et la pièce revient purement à la féerie, à la féerie-ballet, genre qui n’est pas fort relevé, sans doute, mais qui n’a rien de déplaisant. Le roi des génies, qui, même avec son clown, ne connaît décidément qu’un tour, a effleuré de son talisman les yeux de la reine des fées endormie. L’homme à la tête d’âne survient ; c’est lui que la reine aperçoit en s’éveillant : c’est donc lui qu’elle aime. Elle appelle ses sujettes et ordonne des danses en l’honneur de son bien-aimé : « Que la fête commence ! .. » Les danseuses prennent des postures et déroulent des guirlandes de roses autour du ridicule personnage ; la reine le fait asseoir auprès d’elle sur un banc de gazon et l’enveloppe de ses bras, tandis que manœuvrent les quadrilles. Ce spectacle est assez divertissant et gracieux.

Cependant le roi des génies reparaît, pardonne à la fée et rompt le charme ; les voilà réconciliés : si vraiment c’est une féerie, nous touchons à la fin. Mais les comédiens, avec la comédie dont ils étaient les héros, ou celle au moins qu’ils devaient jouer, que deviennent-ils ? Le plus simplement du monde, ils traversent la scène et s’en vont. Mais les deux couples d’amoureux, et leur vaudeville sentimental, si fâcheusement tourné au tragique ? Mais ce Thésée de pantomime et son Hippolyte et sa cour ?

Sans autre suite et sans explication, aussitôt après l’intermède de danse, tous les personnages de la pièce sont réunis dans une apothéose. Sur l’escalier extérieur et sur les terrasses d’un palais, c’est le roi des génies, la reine des fées et leur cour qui répandent dans les airs, en l’honneur de Thésée, des bénédictions nuptiales et des fleurs. Ils s’éloignent et le héros fait une entrée triomphale : après un défilé de gardes et de courtisans, Thésée avec Hippolyte sous un dais ; puis, se tenant par la main, Hélène et Démétrius, Hermia et Lysandre ; ensuite les acteurs ; enfin la foule des Athéniens et des Amazones. Le cortège, au son de la musique finale, s’étage sur l’escalier : tout en haut, dans un nuage lumineux, apparaissent en groupe le roi des génies, la reine des fées et leur clown. Allons ! Shakspeare n’a plus guère de chances de faire recevoir une pièce à la Comédie-Française, ni de faire reprendre celle-ci à l’Odéon, mais il lui reste l’Hippodrome et l’Eden.

Telle est la relation exacte de la découverte du Songe d’une nuit d’été, en 1886, par une chambrée de Parisiens. Il n’est jamais imprudent, au théâtre, de faire fond sur l’ignorance du public ; il est téméraire de compter sans elle.

J’ai dit cependant qu’il se trouvait dans la salle quelques personnes, au moins le soir de la première représentation, qui avaient ce privilège de connaître la pièce. Pendant que les autres éprouvaient ce que nous savons, que faisaient donc ces grands clercs ? Ils excusaient les autres. Une minute seulement, ils faillirent manquer de philosophie : c’est quand les huées firent tapage. Cette petite émeute leur semblait irrévérencieuse et sotte ; elle les incommodait. Comment traiter si mal Shakspeare, même s’il était dans son tort, et à quoi bon ? C’était, à coup sûr, un trait d’inconvenance et de naïveté. La vue en était gênante, comme celle de tout acte de grossièreté ou de brutalité plutôt, quelle qu’en soit l’occasion, contre un personnage respectable, — sans compter que cet éclat par lui-même était désagréable aux nerfs et qu’il menaçait d’interrompre ou du moins de troubler une expérience qu’on suivait avec curiosité. Mais encore ! .. n’est-il pas des outrages pénibles à voir et qu’on aurait voulu prévenir, et qu’on hésiterait à venger ? C’est le cas lorsque la personne respectable a eu la mauvaise chance de s’attirer l’insulte, au moins par un malentendu. « Mon ami, dirait-on volontiers à l’insulteur, j’aurais voulu vous empêcher de parler tout à l’heure, car vous aviez tort, et il m’a été fâcheux d’entendre vos paroles ; mais je vois les raisons de votre tort, et, puisque je n’ai pu vous fermer la bouche à temps, je n’aurai pas le courage de demander que l’on vous coupe la langue. » C’est ainsi qu’à l’Odéon, même en ce vilain pas, notre impatience fut tempérée par l’intuition qu’avait chacun de nous, isolé dans sa place, des causes du mécontentement qui grondait alentour.

Oui, du temps de Shakspeare, en Angleterre, tous les élémens du monde dramatique étaient jeunes, et l’imagination sur la scène et la sympathie dans la salle ; un auteur jetait par brassées devant le public, avec une prodigalité enfantine, des fleurs de trois ou quatre espèces, toutes fraîchement écloses ; le public, avec une avidité enfantine, s’émerveillait de les voir et de les respirer toutes ensemble, de quelque façon que le hasard eût mêlé ces jonchées. Ce n’étaient pas les bouquets montés de nos dramaturges du XVIIe siècle, de qui procèdent encore ceux d’aujourd’hui ; nul choix, nul soin d’assortir, de disposer en édifice et de lier solidement : c’étaient, par touffes enchevêtrées à l’aventure et tenant l’une à l’autre par un brin d’herbe, toute une floraison de forêt vierge. Une pièce riche de deux sujets, ou de trois, ou de quatre, ne semblait point embarrassée, car elle n’était embarrassante pour personne : l’esprit de l’auteur s’y exerçait sans inquiétude ni fatigue, passant de l’une à l’autre intrigue naïvement, facilement ; l’esprit du spectateur, docile et sans y mettre de complaisance, s’amusait partout à sa suite.

Nous savions cela, et que, d’ailleurs, s’il était un genre où pût régner avec plus de sécurité cette anarchie naturelle, c’est celui de ce léger ouvrage. Le Songe d’une nuit d’été, pour quelque circonstance qu’il ait été composé, — sans doute pour un mariage princier ou seigneurial, — n’est rien qu’un divertissement : ce qu’on appelait en Angleterre, au siècle d’Elisabeth, un mask, — c’est-à-dire une mascarade scénique, mélange de « pièce à spectacle, » d’opéra, de poème allégorique et de poème fantastique, — et chez nous, au siècle de Louis XIV une comédie-ballet. Molière, dans l’Argument du Mariage forcé, ballet du roi, qu’il nomme lui-même une a comédie-mascarade, » définit les ballets a des comédies muettes ; » il y a, de même, des comédies qui ne sont que des ballets parlans. La princesse d’Élide. sans aller plus loin, est cousine de cette Hippolyte ; et, Euryale, prince d’Ithaque, n’est guère éloigné de Thésée, duc d’Athènes. Le décor de la Pastorale comique pourrait s’échanger pour celui du Songe. Ici Shakspeare, comme ont fait Molière et Corneille dans Psyché, selon l’avis du « libraire aux lecteurs, » a pu s’attacher « aux beautés et à la pompe du spectacle, » — sans parler des beautés de la poésie, — plutôt qu’à « l’exacte régularité, » dont il n’avait d’ailleurs nulle idée. Enfin, comme Molière obéissant à Louis XIV, — aux termes de l’Avant-propos des Amans magnifiques, — il a pu « se proposer de donner à la cour n ou au public « un divertissement qui fût composé de tous ceux que le théâtre peut fournir. » Le grand roi « pour enchaîner ensemble tant de choses diverses,.. a choisi pour sujet deux princes rivaux, qui dans le champêtre séjour de la vallée de Tempe, où l’on doit célébrer les jeux Pythiens, régalent à l’envi une jeune princesse et sa mère de toutes les galanteries dont ils se peuvent aviser. » Shakspeare, pour « embrasser » une aussi « vaste idée, » a choisi un prince fiancé à une princesse, et qui ordonne que, le jour de ses noces, quelques-uns de ses sujets prennent le parti de conclure aussi leurs épousailles ; dans le « champêtre séjour » du bois d’Athènes, il a supposé que des artisans veulent « célébrer, » à propos de ce mariage, des a jeux » dramatiques ; enfin il a « régalé » les spectateurs de cette triple action de toutes les « galanteries » fantastiques dont son imagination a pu « s’aviser. » Dans ce cadre d’un royal ballet ou d’une pantomime avec paroles, il a donc brouillé l’intrigue d’une sorte de Dépit amoureux ; il y a mis une « comédie des comédiens, » dans le goût de l’Impromptu de Versailles (il a même voulu que ces comédiens, poussant ici jusqu’à la représentation d’une petite pièce dans la grande, — comme feraient plus tard ceux d’Hamlet, — donnassent lieu à des remarques littéraires, dans le goût de quelques parties de la Critique de l’École des femmes) ; enfin, pour qu’elle égayât ce décor pastoral de quelques nichées de gracieuses et gazouillantes fictions, il a donné libre vol à sa fantaisie.

Voilà, — ce n’est ni plus ni moins l’argument, — du Songe d’une nuit d’été : pour n’être pas, à plusieurs reprises, déconcerté par un tel ouvrage, il faut savoir à quel genre il appartient ; combien ce genre, a si peu d’importance qu’il prétende, est complexe ; de combien d : ingrédiens, si légère qu’elle soit, cette babiole est farcie. Or, inconnue jusqu’ici sur les théâtres de France, elle n’y trouve plus d’analogues : les Amans magnifiques, représentés aujourd’hui, ne dérouteraient pas moins le public et l’ennuieraient davantage. Nos classiques ne se sont perpétués sur la scène qu’autant qu’ils se sont astreints à « l’exacte régularité ; » malgré la prétendue émancipation du théâtre par le romantisme, nos modernes, même naturalistes jusqu’à tel ou tel degré, continuent de marcher par la principale voie des classiques, ne manquent guère à la coutume de l’unité de ton, et ne manquent pas du tout à celle de l’unité d’action ou de sujet. Cette unité, qu’elle ait été approuvée d’abord, puis exigée par la raison dans l’intérêt de l’art, qu’elle soit une nécessité librement admise et placée au rang de loi, — ainsi que plusieurs, qui ne sont dupes volontiers ni des pédans ni des novateurs, ne craignent pas de le soutenir, — qu’elle soit louable et bienfaisante, ou qu’elle ne soit rien de tout cela, il est certain que le public, y étant habitué comme à une manière nationale, la réclame ; du moins, lorsqu’elle lui fait défaut, il se tracasse, il s’effarouche : si l’on veut le faire passer par plusieurs chemins, à chaque carrefour, il rétive. Il est donc certain que ce genre composite inquiétera jusqu’au bout la majorité des spectateurs ; il est également sûr que, même s’il est une fois reconnu, même si cette majorité en a pris son parti, rien ne semblera plus indigne du génie d’un grand homme.

Cependant nous savons, nous, que tant vaut l’artiste, tant vaut l’œuvre d’art, — au moins en ce qu’elle a de meilleur, — quel qu’en soit le genre. Shakspeare, qui, de son vivant, n’était pas encore dieu, mais acteur et directeur de théâtre, a fait ici une comédie-ballet ; (il l’a même composée, selon toute apparence, avant l’âge où il écrivit ses œuvres capitales, à l’approche de la trentième année) ; il l’a faite suivant le goût de l’époque et munie de motifs de spectacle et de jeux de scène et de quolibets qui devaient divertir un public de grands enfans. Mais, en même temps que pour ce public, il l’a faite pour lui-même, qui, sans plus attendre, était déjà poète, et quel poète !

Aussi, dans ce cadre de pantomime galante, parmi ces intermèdes comiques (je parle de la distribution des rôles, de la répétition dans le bois et de la représentation à la cour), où se glisse déjà plus de pensée que la nature de l’ouvrage et le goût de l’auditoire n’en réclament, voici, sous les espèces de réalités innocentes, — qui amusent le spectateur naïf par leur gaité ou même par leur grotesque, — des allégories d’une ironie mélancolique ou même cruelle. C’est Lysandre et Démétrius, parce que le suc d’une fleur a été pressé sur leurs yeux, aimant ce qu’ils haïssaient naguère et haïssant ce qu’ils aimaient : — Un bon tour, dit le parterre ; — Heur et malheur ! pense le poète, et il raille doucement et il plaint les hommes, jouets de leur illusion. — C’est Titania, par le même simple maléfice, adorant soudain un monstre, sans ignorer que c’est un monstre et sans rougir de sa passion : — O la bonne farce ! murmurent les gens à courte vue ; cette gentille fée embrasse une tête d’âne et baise ses « belles larges oreilles » et trouve son braiment harmonieux ; — Hélas ! gémit le poète, cette fée est l’âme humaine, dont l’amour n’est jamais rebuté par l’indignité de son objet. — Ainsi, ce vaudeville sentimental et cette féerie sont symboliques, d’un symbolisme discret, dont chacun prendra ce qu’il veut et pourra même laisser le tout à l’auteur.

Ajoutez que le quadrille de personnages qui fournit les chasses-croisés de ce vaudeville est doué d’une philosophie de l’amour, qu’il exprime soit en paroles simples et touchantes, convenables à tous les temps, soit dans le langage subtil et gracieusement maniéré de l’époque : l’écrivain, dans cette partie de l’ouvrage, a pris ses ébats pour son plaisir.

Enfin, il s’est permis le luxe, entre les divers incidens de cet ouvrage, qu’il donne lui-même pour un songe, et pour le songe d’une nuit de folie (la nuit de la mi-été ou de la Saint-Jean), il s’est passé le caprice de chanter, en plusieurs ariettes, une merveilleuse sérénade à la nature ; il a délicieusement amenuisé sa voix, il s’est fait quasi rossignol et fauvette pour la célébrer, — sous le couvert d’un génie, d’une fée ou d’un sylphe, — avec la fantaisie d’un amant halluciné, en trilles légers et fines cadences… Mais que sert d’essayer des mots qui, auprès de ceux qu’ils veulent rappeler, ne seront jamais que des syllabes sourdes et lourdes ? Disons simplement que, surtout par cette partie de l’œuvre qui est dédiée à la nature, Shakspeare, faisant une féerie pour le public, est pour lui-même resté poète.

C’est que le génie de Shakspeare, ainsi qu’un maître critique l’a démontré hardiment[1], était poétique bien plus que dramatique : en d’autres circonstances, en d’autres temps, sous une autre mode, avec une autre fortune, on peut concevoir qu’il se fût exprimé par des poèmes et non par des pièces de théâtre ; — essayez de faire la même hypothèse pour Molière !… — En ce sens, le mot reproché à Pope est presque juste ; comme on recherchait pourquoi Shakspeare avait fait des drames, Pope s’écria : « Il faut bien manger ! » Ce génie poétique, à tout le moins bouillonnant sous l’autre, ne pouvait s’empêcher de sourdre et de jaillir au cours d’un ouvrage pathétique, ou comique, ou, — à plus forte raison, — fantastique ; il n’est guère de pièce où il ait trouvé plus d’échappées que dans le Songe d’une nuit d’été : c’est ici une féerie brodée d’un poème.

J’imagine que Shakspeare se fût réjoui s’il eût pensé qu’il y aurait au moins un pays, la France, assez étranger aux habitudes théâtrales de son pays à lui et de son temps, pour que deux siècles et demi après sa mort il n’y fût rien parvenu de cette féerie et de ce poème qu’un titre pour la foule, — un titre isolé, suspendu dans une vapeur légère et odorante, — et, pour une élite, tout ce que cette œuvre mixte avait contenu de poésie. Mais Shakspeare avait compté sans quelques-uns de ses admirateurs : ils ont voulu, si je puis dire, rentoiler cette délicate peinture, et rétablir dessous la vieille trame scénique.

Il était à craindre que la féerie ne parût au gros du public à la fois incohérente et trop simple, déroutante et puérile : on trouverait que l’art de fabriquer cette sorte de machines a fait des progrès, que les Aventures de M. de Crac, par MM. Blum et Toché, sont à la fois mieux composées et plus amusantes ; et l’on en voudrait à Shakspeare, comme à un charlatan, d’avoir fait tant d’embarras dans l’opinion pour se trouver, à l’épreuve, au-dessous de vaudevillistes plus modestes. Quant à la poésie, on ne pouvait espérer que le gros du public la sentirait. — Des amateurs, que devait-on attendre ? Ils se divertiraient sans doute, un moment, à voir ce cadre héroï-comique : Thésée duc d’Athènes, Lysandre et Démétrius gentilshommes, Hermia menacée d’être enfermée au couvent, ces anachronismes auraient même pour eux une gentillesse piquante, qu’ils n’avaient pas pour les contemporains de l’auteur. Ils souriraient aussi aux intermèdes des comédiens : ils se plairaient à trouver déjà dans Bottom quelques traits du Delobelle de Fromont jeune et du Toffolo de la Comtesse Romani ; jusqu’en ces matières futiles, ils se réjouiraient de reconnaître que l’observation de Shakspeare a de la durée ; les boutades sur l’art dramatiques, éparses dans ces quelques scènes, leur agréeraient encore. Ils suivraient peut-être avec complaisance, pourvu qu’on les abrégeât habilement, les manèges des deux couples d’amoureux, et la sincérité de leurs sentimens, et l’euphuïsme de leurs paroles. Ils ne seraient pas insensibles aux allégories mélancoliques ou presque atroces qui raillent l’aveuglement de l’amour. Tout cela donc allait bien ; mais le principal, — pour ces amis particuliers de Shakspeare, — la poésie, que serait-elle devenue ? Plus légère que l’atmosphère du théâtre, ne se serait-elle pas évaporée ? La vue des décors et des acteurs, si bien choisis qu’ils fussent, le bruit des voix, les lumières de la rampe et du lustre, le contact des voisins ne dissiperaient-ils pas la rêverie où flottaient ces créatures de songe ? Et cela, prenez-y garde, même s’il nous était donné d’entendre le style de Shakspeare ; mais, au lieu de cette incomparable dentelle, nous n’aurions qu’un morceau d’imitation ; — et quelle finesse, pourtant, quelle grâce, quelle originalité impossibles à rendre à cette langue poétique inventée par Shakspeare dans la langue anglaise, et qui ne pouvait guère s’inventer ailleurs ! — Et nous supposions les décors et les acteurs parfaits, mais peuvent-ils l’être ? Quels châssis, quelles toiles peintes nous donneront ce bois parfumé, poudré de rosée scintillante, et bruissant de ces myriades de petites voix cachées sous ses feuilles ? Quelle actrice enfin, issue de la corolle d’une primevère, fera Titania ?

M. Paul Meurice est allé au-devant de toutes nos craintes. D’une part, il a retranché le plus possible de ce qui faisait nos délices : son Obéron ne connaît plus ces « étoiles follement élancées hors de leurs sphères pour écouter la musique d’une fille de la mer ; » sa Titania ne commande plus aux fées : « Dérobez aux bourdons leur sac à miel, et, pour flambeaux de nuit, coupez leurs cuisses chargées de cire que vous allumerez aux flammes des yeux du ver luisant, afin d’éclairer mon bien-aimé… » Non, plus rien de tout cela, ou presque rien. M. Paul Meurice a rogné les ailes du poème et les a plumées de leur duvet subtil. D’autre part, il a épaissi et alourdi de son mieux les pattes de la féerie. Ce n’est pas qu’il n’admire Shakspeare : il a été pris tout petit pour apprendre à l’admirer ; mais peut-être n’est-il pas allé à une bonne école. Pour faire honneur à Shakspeare, il l’accommode à la Hugo : il le fortifie et l’appesantit. Où Titania reprochait à Obéron de troubler par ses querelles « des rondes légères dansées sur le sifflet du vent, » elle lui dit à présent, comme une personne qui a lu les Contemplations :


Et depuis quand, chez nous, est-ce un tort si criant
De suivre, avec une âme inquiète et ravie,
Les grands acteurs humains du drame de la vie ?


A quoi Obéron réplique, en assez beaux vers, mais en vers qui jadis eussent fait éclater sa poitrine comme un souffle d’orgue romprait une petite flûte :


Oui, c’est juste ! Prêtons un cœur compatissant
Aux douleurs, aux combats de l’homme, ce passant.
Qu’il sente errer autour de lui, dans la nature,
Témoins mystérieux de sa sombre aventure,
Les esprits ; et qu’il ait, dans la joie ou l’ennui,
Ces amis inconnus toujours penchés sur lui !


Tudieu ! quel philosophe et quel philanthrope ! Puck, le joyeux petit drille, qui ne pensait à l’homme que pour lui faire des niches, va bien s’ennuyer à sa cour !

M. Paul Meurice a lesté de plaisanteries dans le goût romantique l’esprit de Shakspeare :


Quoi ! pour faire, à travers les grandes zones bleues,
A peine deux ou trois méchantes mille lieues,
Dix minutes déjà ! Ce Puck, lutin de l’air,
Devient aussi lambin que la foudre et l’éclair !


Il en a mis bien d’autres ! sans doute, pour rajeunir son collaborateur. (C’est pour la même raison, évidemment, qu’il force les rôles des comédiens et leur fait dire : « Ah ! mon bon ami, ne me prends pas mes effets ! » — Alors c’est une pièce moderne ? Le public la trouve enfantine.) Bottom refuse d’abord d’aller dans ce bois parce qu’il est a empoisonné d’un tas de fleurs, » et « parce qu’il y a là un ramassis de fauvettes et de rossignols qui vont gueuler toute la nuit : » (n’est-ce pas une calembredaine de Mürger, et qui a traîné dans les petits journaux ? On s’étonne que Shakspeare l’y ait volée ; ) Mais surtout ce bois est a infesté de fées, et ces personnes sont connues pour être sans l’ombre de moralité. » Il y va cependant ; à la vue de Titania, il glapit : « Allons ! bon ! je me cogne à une fée ! » (Est-ce au Châtelet ou à la Gaité que j’ai entendu un Cocorico XXIV quelconque s’écrier : « Allons ! bon ! encore une étoile dans mon assiette ? ») Quand les fées l’entourent, il soupire : « Ah ! misère ! toute la bande à présent ! » Et il avertit la reine que « toutes ces gyries-là, ça ne charme pas ses yeux, ça les brouille. »

Voilà bien, tombé dans le vaudeville, le grotesque du drame romantique. Traduite et réduite en cette langue, la scène délicieuse et cruelle qui se joue dans le bosquet fleuri de Titania n’est plus qu’un tableau de la Belle et la Bête, féerie par MM. X… et Z… pour les petits enfans. Et, après ce tableau, que reste-t-il de la promenade de Thésée dans le bois avec le père d’Hermia ? Et de la représentation à la cour, si curieuse en elle-même, et sans laquelle ni la distribution des rôles ni la répétition n’ont plus de sens ? Et du couplet final de Puck, adressé au public, en manière d’excuses, pour déclarer le genre de l’ouvrage : « Si nous, ombres que nous sommes, nous avons déplu, pensez seulement, — et ainsi tout sera réparé, — que vous étiez endormis ici pendant que ces visions apparaissaient. Messieurs, soyez indulgens pour ce thème faible et futile qui ne peut rendre rien qu’un rêve. » De tout cela il ne reste rien. Après le tableau final, une apothéose, et c’est tout : ce Shakspeare, décidément, plus que n’importe quel auteur de féeries, se moque du bon sens, de la logique et du spectateur !

La version de M. Paul Meurice invitait M. Porel à choisir, pour Obéron et Titania, des acteurs majestueux, et ces acteurs à garder leur majesté ; et cela n’a pas manqué. M. Paul Mounet semble un Obéron du Puget ; il joue en monarque du répertoire. Mlle Weber, avec sa voix rauque de jeune faubourienne tragique, conserve une dignité qu’on a vue rarement sous une perruque de marcheuse de féerie. MM. Amaury et Monvel, faisant Lysandre et Démétrius, ont cru devoir se poursuivre et s’invectiver avec le sérieux d’un Achille et d’un Hector. Il est fâcheux que, pour le rôle de Bottom, on n’ait pas fait venir quelque Bobèche du Châtelet ou de la Gaîté, mais M. Saint-Germain, qui est trop simple, fin et malicieux ; et que, pour remplir le maillot de Puck, on n’ait pas trouvé quelque gauche et lourdaude figurante, mais Mlle Cerny, qui est gracieuse et agile : l’un et l’autre déparent l’ouvrage.

Il y avait une fois un papillon, merveilleusement joli, que plusieurs personnes avaient rencontré dans leurs promenades, et dont tout le monde avait entendu l’éloge. Un dompteur annonça que, par admiration, il l’avait pris et le montrerait dans sa baraque. Un papillon dans une baraque ! Cela inquiéta tout de suite les gens qui le connaissaient. Or il arriva, pour comble d’infortune, que le dompteur, ayant manié le papillon avec de gros doigts, avait fait tomber la poudre de ses ailes ; et que, lui ayant donné on ne sait quelle drogue, il avait épaissi son corps jusqu’à en refaire une chenille. Le papillon n’eut pas de succès.

Moralité : « Mieux vaut un sage ennemi que M. Paul Meurice, » dit La Fontaine à Shakspeare, dans les champs Élysées de M. Renan, pour lui donner une consolation en échange d’un compliment sur l’heureuse reprise de la Coupe enchantée à la Comédie-Française.

Au fait, je ne puis aujourd’hui que signaler cette reprise de la Coupe enchantée ; — celle du Misanthrope, avec M. Worms, applaudi dans le rôle d’Alceste ; — celle de Patrie ! le drame justement illustre de M. Sardou, à la Porte-Saint-Martin ; — celle du Beau Léandre, l’exquise parade de M. de Banville, jouée à l’Odéon, avec David Téniers, un ingénieux acte en vers de MM. Noël et Pâté ; — la nouveauté en vogue, le Bonheur conjugal, une fort agréable comédie-vaudeville, de M. Albin Valabrègue, au Gymnase ; — et une originale petite pièce d’un auteur neuf, M. Valdagne, Allo ! allo ! sur la scène du Vaudeville… Je reviendrai volontiers, si l’été n’est pas encombré plus que d’ordinaire, à quelques-uns de ces sujets ; mais aujourd’hui… « Amener un lion parmi des dames est une chose à redouter, disait Bottom ; et nous ferons bien d’y regarder à deux fois. » C’est de même une chose grave d’introduire Shakspeare dans un article de Revue.


Louis GAJSDEBAX.

  1. M. Emile Montégut, Essais sur la littérature anglaise.