Revue dramatique - Terre inhumaine

Revue dramatique - Terre inhumaine
Revue des Deux Mondes7e période, tome 13 (p. 226-229).
REVUE DRAMATIQUE


Théâtre des Arts : Terre inhumaine, pièce en trois actes de M. François de Curel.


Voici une œuvre de grande allure. Elle est, au lendemain de la guerre, d’un genre nouveau, du genre que nous attendions. Nous avons toujours pensé que de la Grande Guerre, — comme jadis des guerres de l’Empire, — naîtrait une littérature. Or, nous avons eu de beaux récits qui ont, à mesure, retracé les épisodes de la guerre, et en ont reflété l’émotion immédiate. Mais la littérature qui doit naître de la guerre est autre chose. Il lui faut le recul qui dégage les traits permanents, la lente élaboration qui transforme les faits en matière d’art. On admet qu’il n’y a de science que de ce qui est général : on pourrait en dire autant delà littérature. La guerre, dans ces œuvres suscitées par elle, ne sera plus envisagée pour elle-même : elle servira d’occasion et de moyen à l’écrivain jaloux de sonder notre cœur jusque dans ses plus secrètes profondeurs.

C’est un fait maintes fois observé qu’à la guerre, devant l’image partout présente de la mort, s’exalte l’instinct premier de notre nature, celui-là même par lequel la vie se propage. L’incertitude du lendemain rend l’homme avide du moment présent. Ce jeu du Désir et de la Mort, c’est le thème de Terre inhumaine. Tout ici évoque la violence de la guerre, et d’abord la rapidité du drame. Une ardeur de jouir, un mépris de la vie, et non pas seulement de celle des autres ; une atmosphère de fièvre, où les nerfs s’exaspèrent et les convoitises s’allument ; un ciel d’orage, où les figures se détachent en traits accusés, comme dans la fulguration de l’éclair. Chaque mot est chargé d’électricité et de sens. Un raccourci d’histoire, un précipité d’humanité. Ce qu’est l’Enlèvement de la redoute ou Matteo Falcone, dans l’ordre de la nouvelle, Terre inhumaine l’est au théâtre.

C’est en 1916, dans un village de Lorraine annexée. Une vieille dame, à moitié paysanne, y habite une maison à la lisière des bois. L’autorité allemande a choisi cette maison isolée pour y loger une princesse boche, Madame Victoria, nièce de Guillaume, venue, en grand mystère, dans cette zone de guerre, faire une petite visite à son mari, qui commande près de là une division. Une Lorraine, une Française, telle qu’est Mme Parisot, se serait bien passée d’héberger cette indésirable ; mais on ne l’a pas consultée. Pendant qu’on prépare la chambre de la princesse, les deux femmes causent. Conversation ramassée, où tout porte et fait balle. Deux mentalités s’y dessinent, deux races s’y opposent. Madame Victoria n’est qu’une Allemande sentimentale, une grande dame orgueilleuse et qui s’ennuie. Mais dans les phrases courtes et décisives de la vieille Lorraine, c’est toute la Lorraine qui se devine, solide, carrée, entêtée, toute en profondeur et en fidélité. Et c’est, résumée, toute l’histoire de l’occupation allemande. Mme Parisot ne nie pas que l’ordre matériel ait régné pendant ces quarante années : elle nie que, pendant ce long espace de temps, l’Allemagne ait gagné un seul cœur.

Sur la table, un album que l’Allemande feuillette machinalement ; intéressée par une photographie qu’elle devine être celle du fils de la maison, elle questionne Mme Parisot. Celle-ci ne serait pas une mère, si elle ne cédait au besoin de parler de son fils. Elle est fière de l’éducation qu’a reçue ce fils de paysans, et qui en a fait un intellectuel, avocat et conférencier. Bien entendu, il sert dans l’armée française. Les choses ont des larmes, les maisons ont une âme : dans ce milieu où tout lui est hostile, la nièce de Guillaume se sent vaguement gagnée par la peur. Le bruit court qu’un avion français a déposé un espion derrière les lignes allemandes : de cette Lorraine, que le joug allemand a trouvée irréductible, on peut tout craindre.

L’espion n’est autre que Paul Parisot. Hier adolescent timide et qui s’évanouissait à voir le sang du gibier, c’est lui qui s’est chargé de la mission, périlleuse entre toutes, pour laquelle le désignait sa connaissance parfaite du pays. Comme tant d’autres que nous avions connus hommes d’étude et de bureau, la guerre l’a transformé. Venu dans le pays pour y rester vingt-quatre heures et recevoir, d’un soldat allemand au cœur français, des documents importants, le devoir lui interdit-il d’aller embrasser sa vieille mère ? C’est quand même une imprudence, et qui va lui faire rencontrer l’intruse. Bien sûr, il s’est muni de faux papiers et d’un faux nom : mais la princesse, que la photographie de ce beau garçon n’a pas laissée indifférente, ne s’y trompe pas. Désormais, Paul se sait démasqué, partant à la merci d’une dénonciation. S’il veut accomplir sa mission, il n’a plus qu’une ressource : supprimer l’Allemande. — Voilà la situation posée, avec une franchise et une décision où on reconnaît la main vigoureuse de M. de Curel. On va soir le parti qu’il a su en tirer.

Cette fois, c’est l’Allemande qui va passer au premier plan. C’est dans son cœur que sera le drame. C’est à démêler la complexité des sentiments qui passent en cyclone dans cette âme de femme, et à en saisir la nuance au passage, que l’art de M. de Curel va faire merveille. Le soir est venu ; Paul Parisot a rejoint la princesse dans sa chambre : le duel s’engage entre ces deux adversaires, dont chacun lit clairement dans le jeu de l’autre. Le Français propose à l’Allemande d’aller, dans la forêt prochaine, assister à la fantasmagorie nocturne : et elle comprend que de cette promenade elle ne reviendrait pas. L’Allemande demande au Français de la laisser porter un mot au village voisin ; et il comprend que ce mot est pour le dénoncer. Cependant la conversation entre cet homme et cette femme, tous deux jeunes et beaux, tourne peu à peu au marivaudage. Marivaudage forcené, tel que le comporte la situation. Jeu cruel, auquel nous sentons que les joueurs commencent à se prendre. Le désir s’est mis de la partie : il ne peut plus manquer d’en devenir le maître. L’Allemande ne saurait avoir aucun doute sur les desseins de son partenaire : elle vient d’apprendre qu’il n’a pas hésité à tuer un vieux paysan qui l’avait reconnu. Mais dans son être bouleversé, le goût de l’aventure, la curiosité, l’appétit d’une sensation nouvelle, alternent avec la peur. Sur ces entrefaites, une lettre lui arrive de son mari ; ce hobereau, qui ne badine pas avec la consigne, enjoint à sa trop tendre épouse de retourner immédiatement à l’arrière : demain matin, à onze heures, un automobile viendra la chercher. Au monde d’émotions qui assaillent cette femme depuis qu’elle est en cette terre inhumaine, — et très humaine, — s’ajoute maintenant le dépit : c’est le besoin de vengeance qui achève sa déroute et la jette aux bras de son ennemi, dans une fureur de sensualité et de haine. — Cet acte, c’est un orage que nous voyons s’amonceler sous nos yeux, une tempête morale dont nous percevons toutes les voix : impossible de pousser plus loin l’acuité de l’analyse, impossible de donner à la psychologie un tour plus dramatique.

Au troisième acte, la mère revoit son fils. Elle ne lui mâche pas les mots : honteux emploi de sa nuit pour un soldat en mission ! Puis les deux amants, les deux complices, remis en présence, savourent le plaisir pervers de se dire en face ce que ni l’un, ni l’autre n’ignore : que chacun a guetté l’autre, n’attendant que la minute où le sommeil le lui livrerait. Du devoir patriotique ou de la reconnaissance charnelle, qui l’emportera ? La princesse a promis de se taire ; presque aussitôt, elle dénonce le Français à un soldat allemand qui, par bonheur, se trouve être l’allié des Parisot. Paul, averti, va-t-il faire justice ? L’homme a encore à la lèvre le goût des baisers de l’amante ; le soldat va-t-il exécuter l’ennemie ? Il hésite. Mais Mme Parisot assure qu’elle a trouvé un moyen de tout arranger. Le temps de monter à la chambre de la princesse, une détonation nous apprend quel était ce moyen : la mère s’est chargée de la besogne qui répugnait à son fils... La voici qui redescend, résolue, calme, prête au sort qui l’attend. Car elle sera fusillée, enterrée comme un chien. Mais, quand la Lorraine sera redevenue française, elle veut qu’on ensevelisse pieusement sa dépouille et qu’on grave sur sa tombe ces mots : « Morte pour la France. » — Ce dernier acte est l’acte de la mère. Il achève de camper devant nous ce type de la vieille Lorraine, si émouvant, si humain. Car c’est la patriote qui a tué l’Allemande, sans doute ; mais c’est aussi la mère irritée contre la femme que son fils a aimée de cet amour sauvage, et c’est l’honnête paysanne que l’égarement sensuel de son fils a dégoûtée et révoltée.

Que Terre inhumaine mette dans l’œuvre de M. de Curel une note nouvelle, ce n’est vrai et ne pouvait être vrai qu’en partie. On y retrouve toutes ses idées, sa conception à la fois rudimentaire et quintessenciée de notre nature, mais cette fois sans insistance, sans longueur ; et puis tout est transformé, poétisé par le tragique des circonstances. Comédie de l’instinct sur laquelle planent de nobles fantômes. Chair et guerre, ardeur des sens et folie de la destruction, c’est sur le fond primitif et éternel du drame humain qu’est bâtie cette pièce brutale et superbe.

Terre inhumaine est jouée à la perfection. M. Gauthier est plein d’ardeur conquérante, dans le rôle de Paul Parisot. Mme Kerwich a dessiné du trait le plus sûr la figure de la vieille Lorraine. Et Mme Ève Francis s’est montrée grande comédienne dans le rôle de la princesse allemande, dont elle a su faire un composé subtil de charme hautain et de troublante séduction.


RENE DOUMIC.