Revue dramatique - Les Lionnes Pauvres à la Comédie-Française

Revue dramatique - Les Lionnes Pauvres à la Comédie-Française
Revue des Deux Mondes6e période, tome 38 (p. 929-934).
REVUE DRAMATIQUE


LES LIONNES PAUVRES à la Comédie-Française


Les Lionnes pauvres ont fait leur entrée à la Comédie-Française. Ce n’a pas été une entrée triomphale. La pièce a paru vieillote et falote. Il est vrai qu’elle n’est guère bien jouée et que la mise en scène en est sans agrément. Mais la faute n’est pas seulement aux interprètes et au metteur en scène, elle est bien à la pièce elle-même, qui a cessé de porter sur le public. Retrouvera-t-elle quelque jour son action sur lui, et, avec le temps, éveillera-t-elle de nouveau cet intérêt de curiosité qui s’attache aux choses d’autrefois ? Pour l’instant, elle n’est que démodée. On l’a écoutée avec une attention déférente : à vrai dire, sans plaisir et sans émotion. La plupart des mots font long feu, presque tous les effets ratent, et on n’a aucune envie de pleurer aux endroits pathétiques. Il faut un effort pour se représenter que l’œuvre est loin d’être négligeable, qu’elle a eu du succès et qu’elle le méritait, — mieux encore : qu’elle a fait scandale !

Car les Lionnes pauvres sont un des ouvrages les plus réputés d’Emile Augier, un des spécimens les plus caractéristiques de la comédie de mœurs telle qu’on la pratiquait sous le Second Empire. La formule a cessé de plaire : ce n’est nullement la preuve qu’elle valût moins qu’une autre. L’auteur dramatique, d’après cette conception, était d’abord un moraliste qui, venant de découvrir une plaie sociale, la révélait à ses contemporains et s’arrangeait pour que sa découverte ne passât pas inaperçue. C’était l’affaire de la définition ingénieuse, piquante, surprenante, et du couplet énigmatique et précieux, sur le modèle du couplet des pêches à quinze sous : « Séraphine appartient à cette catégorie de Parisiennes mariées que j’appelle, moi, les Lionnes pauvres. » Le mot est lancé ? l’explication suit incontinent  : «  Qu’est-ce qu’une lionne dans cet argot qu’on nomme le langage du monde ? Une femme à la mode, n’est-ce pas ? c’est-à-dire un de ces dandys femelles qu’on rencontre invariablement où il est de bon ton de se montrer, aux courses, au bois de Boulogne, aux premières représentations, partout enfin où les sots tâchent de persuader qu’ils ont trop d’argent aux envieux qui n’en ont pas assez. Ajoute une pointe d’excentricité, tu as la lionne : supprime la fortune, tu as la lionne pauvre. » Séraphine Pommeau est la lionne pauvre dans la petite bourgeoisie. Car il en est de toutes les conditions et à tous les étages de la société, mais Émile Augier a très justement vu que la figure ressortirait mieux dans un cadre bourgeois ; et d’ailleurs il était éminemment un peintre de la bourgeoisie.

Voilà pour l’étude de mœurs. L’art en avait été enseigné par Balzac aux écrivains de théâtre, et le fait est qu’ils ont abondamment puisé dans l’immense répertoire du romancier. Mais puisque nous sommes au théâtre, il faut que la peinture s’encadre dans une action dramatique. Scribe, dont la maîtrise était alors incontestée, fournit le cadre tout fait, et trop bien fait, de ses comédies ou même de ses vaudevilles, et leur mécanisme d’horlogerie. Nous en avons ici un exemple. Augier imagine que Séraphine est mariée au plus honnête homme de la terre, qui en est aussi le plus confiant. D’autre part ce M. Pommeau, que la Providence a créé tout exprès pour être trompé par Séraphine, a une pupille, Thérèse Lecarnier, qu’il a élevée comme si elle eût été sa propre fille. L’amant qui paiera le luxe de Séraphine sera justement le mari de Thérèse. En sorte que le pauvre Pommeau souffrira doublement : de sa propre infortune et de l’injure faite à sa pupille ; et il sera inévitable que sa raison sombre dans ce concours de malheurs domestiques.

Des deux élémens que je viens d’indiquer, le premier, la peinture de mœurs, parut hardi, à l’époque, et l’était en effet. Augier convient que la donnée était « scabreuse. » Elle semble aujourd’hui anodine. Pourquoi ? Tout simplement parce que le progrès a marché : nous en avons vu bien d’autres. Les prix ont monté. Il est beaucoup question, dans les Lionnes pauvres, d’un chapeau de cent cinquante francs : j’ignore tout du chapitre des chapeaux, je crois pourtant qu’aux années qui ont précédé la guerre, Al. Pommeau eût plutôt su gré à Séraphine de ne mettre que cent cinquante francs à ses chapeaux. Et le relâchement des mœurs, en soixante années de notre vie moderne, n’a pu manquer de s’accentuer terriblement. Notez que Pommeau ne soupçonne pas les moyens d’existence de sa femme, et quand il les apprend, il meurt de honte : c’est toute la pièce. Depuis lors, nous avons connu, au théâtre et même ailleurs, des maris moins scrupuleux. On chuchote sur le passage de Séraphine parce que ses toilettes semblent trop élégantes : combien de ménages avons-nous vus, dont le train de vie ne répondait nullement aux ressources avouées, et qui n’en étaient pas, pour si peu, moins bien reçus et fêtés ? De même certaines scènes avaient scandalisé par l’audace de leur réalisme, celles où parait la marchande à la toilette, qui sont d’ailleurs dans la meilleure tradition classique, notre ancienne comédie n’ayant jamais répugné à mettre en scène usuriers, revendeuses et [autres professionnels de professions spéciales. Mais l’audace d’antan a vite fait de ne plus effrayer personne, et c’est même pour cela qu’elle est d’un si mince mérite en littérature.

Quant à l’élément de drame, ce que nous en apercevons surtout aujourd’hui c’est l’artifice. Tout le mouvement de la pièce consiste dans la révélation successive d’un secret. Étant donné que l’adultère de Séraphine est encore caché, il s’agit d’en avertir tour à tour chacun des intéressés, de façon qu’au dénouement tous les personnages sachent à quoi s’en tenir. Thérèse découvre d’abord que son mari la trompe : c’est le coup de la note de modiste fâcheusement tombée entre ses mains, — puis qu’il la trompe avec Séraphine : c’est le coup du chapeau. Notes de modiste qui s’égarent, portefeuilles qui se perdent, chapeaux révélateurs, petits moyens trop voyans, nœuds qui dénoncent au regard les ficelles du drame, le voilà bien l’héritage de Scribe ! Ici la « scène à faire. » Il faut que Thérèse confonde Séraphine, il faut que l’honnête femme foudroie du regard et fouette de trois mots brefs la coquine : ce sera la scène du bal, scène de style, propice à ce genre d’esclandres et consacrée par l’usage. Pour ce qui [est de Pommeau, puisse-t-il tout ignorer ! Mais le théâtre a ses exigences qui sont impitoyables et n’admettent pas les grâces d’état. En vain ses meilleurs amis organisent-ils autour du bonhomme la conspiration du silence, il apprendra d’abord que Séraphine s’habille trop bien, même pour une personne experte à dénicher des « occasions » merveilleuses, puis qu’elle est entretenue, enfin qu’elle est entretenue par Léon Lecarnier : ce sont les trois stations de son calvaire. Reste Bordognon ; mais celui-là n’a pas besoin qu’on lui fasse de confidences : fin comme l’ambre, il sait tout et devine le reste.

Ah ! ce Bordognon ! Les autres ne nous amusent pas toujours, mais celui-là nous horripile. Nous ne lui en voulons pas d’être le raisonneur. Il faut dans certaines pièces un raisonneur : c’était l’avis de Molière qui savait son métier. Encore convient-il que ce raisonneur se connaisse lui-même pour ce qu’il est, une utilité, au lieu d’accaparer le premier plan. Mais celui-ci encombre la pièce : on ne voit que lui, on n’entend que lui, occupé à faire les honneurs de son personnage et promenant partout sa vanité satisfaite et son contentement de soi-même, dont il craque. On attendait de lui un peu de bon sens : il cultive le paradoxe ! Pas un mot ne sort de sa bouche, qui ne soit un « mot. » C’est un homme qui ne saurait dire « bonjour » ou « Dieu vous bénisse ! » sans y mettre de l’esprit. Et quel esprit ! Quand il plaisante, voici de ses gentillesses : « Tel que tu me vois, je vais donner congé à ma propriétaire. — Est-ce que ta maison n’est plus à toi, par hasard ? — Nigaud ! à la propriétaire de mon cœur : elle veut m’augmenter, je résilie. » Quand il s’indigne, c’est pire : « Chez elles pudeur, désintéressement, amour, autant de préjugés évanouis, neige fondue sous les piétinemens d’un luxe rapace et besogneux, un dégel dans un égout. » D’où lui vient d’ailleurs le droit qu’il s’arroge de faire la leçon à tout le monde ? Son père, qui était marchand d’huile, comme ce bon fils le rappelle avec une moue de dédain, lui a laissé une belle fortune. Il en fait l’usage qu’il peut : « J’ai rudoyé des femmes dont les laquais n’auraient pas salué mon père. » Cela le flatte, le pauvre garçon ! Il dit : « J’ai vu tout ça et j’ai trente ans. » C’est un sot. Par malheur, ils sont plusieurs de son espèce dans le théâtre d’alors. Le personnage du raisonneur sceptique, fringant, étincelant, est un de ceux par lesquels la comédie du Second Empire aura le plus vieilli.

Si d’ailleurs l’usure du système dramatique et des moyens d’expression employés dans les Lionnes pauvres nous apparaît si cruellement, c’est que les choses mêmes que l’auteur avait à exprimer nous semblent de peu de conséquence et ne nous touchent guère. Emile Augier, avec son vigoureux bon sens et sa belle santé morale, a défendu la famille, exalté le devoir, rétabli les honnêtes gens dans l’estime d’où la littérature romantique les avait outrageusement bannis. C’est son honneur. Encore faut-il qu’il nous fasse partager pour ses honnêtes gens toute sa sympathie et contre ses coquins toute son indignation. Cette fois, il n’y a guère réussi. On se souvient du jeu subtil auquel se plaisait Jules Lemaître, et comment il s’amusait à contrarier la justice distributive de certaines pièces de théâtre où le parti pris de l’auteur lui semblait par trop dépourvu de nuances. Je n’aurai pas le mauvais goût de m’y livrer après lui. Mais il saute aux yeux qu’ici les personnages sympathiques n’éveillent pas tous chez nous une très ardente sympathie, et que le réquisitoire dont on accable la coupable, pour juste qu’il soit en sa sévérité, n’est pas exempt de déclamation.

Laissons de côté Léon Lecarnier, qui est un serin, et Bordognon, qui est Bordognon, et c’est tout dire. Voici Thérèse, l’honnête femme. Elle a un très beau rôle. Elle n’est pas seulement irréprochable : elle fait preuve du courage le plus méritoire, en s’efforçant de refouler ses larmes et de dissimuler sa souffrance de peur d’éveiller les soupçons de Pommeau. D’où vient qu’elle nous émeuve si peu ? Serait-ce uniquement parce qu’elle est l’honnête femme, rôle ingrat comme on sait, du moins au théâtre ? N’est-ce pas plutôt parce que le rôle est trop peu creusé et que nous avons sous les yeux, non une femme, mais un rôle ? Quant à M. Pommeau, il a été le modèle des tuteurs et il est le parangon des maîtres clercs. Pourquoi faut-il qu’avec ses quarante ans sonnés et ses huit mille francs d’appointemens, il se soit mis en tête d’épouser cette petite diablesse et ce bourreau d’argent de Séraphine ? Il était féru d’amour, et l’amour ne raisonne pas ; mais notre théâtre classique, dont Emile Augier aime à se recommander, se refusait à prendre au tragique la mésaventure à laquelle s’expose le mari fourbu d’une femme trop jeune et verdissante.

Il va sans dire que je n’excuse pas Séraphine et que je n’ai même aucune envie de plaider pour elle les circonstances atténuantes. Quand elle rejette ses torts sur la société, je ne suis pas dupe de cette « diversion : » le procédé est connu et il est trop commode. Je pense seulement que cette aimable personne est une bien petite chose pour supporter le poids de tant d’injures dont on l’accable et de tant de malédictions dont on la poursuit. Les critiques ont remarqué que le caractère n’est pas étudié, que le personnage est en surface, et ils assurent que c’est le défaut essentiel de la pièce : il eût fallu nous montrer la chute progressive de Séraphine et comment, de l’adultère simple, elle tombe à l’adultère double qui est l’adultère payé. Emile Augier était tout près d’en convenir : il protestait seulement qu’il avait reculé devant cette peinture « aussi dangereuse que tentante » et craint que le public ne se fâchât tout rouge. Car il paraît que tromper son mari par goût du vice est moins grave que le tromper par goût de l’argent. Je crois pour ma part que, si Augier n’a pas tenté de faire la psychologie de Séraphine, c’est qu’où il n’y a rien, le moraliste perd ses droits. La psychologie de Séraphine n’est guère compliquée : moins perverse qu’inconsciente, c’est une petite bête de plaisir et de lucre. Soyons pour elle sans aucune indulgence, mais n’exagérons pas son importance sociale.

Au lieu de s’acharner sur la lionne émissaire, la société que nous présente Emile Augier eût mieux fait de regarder en elle-même et d’ouvrir les yeux sur ses propres péchés. Car elle nous apparaît, cette société, sous un jour bien fâcheux ; et je crains fort qu’Augier, cette fois, ne s’en soit pas rendu compte et qu’il ne l’ait pas fait exprès. Vraiment tous ces gens-là n’ont qu’une idée en tête : l’argent. Leur conversation ressemble à un inventaire ou à un bilan. Chacun y défile avec le chiffre de ses revenus et la liste de ses dépenses. Pommeau nous apprend qu’il dispose bon an mal an d’une douzaine de mille francs et s’extasie sur les magnifiques rentrées de M. Lecarnier : « Il a dû encaisser trente mille francs cette année et haut la main ! » Bordognon suppute à dix francs près les sentimens que lui inspire un sien beau-frère : quarante mille livres de rente de son patrimoine, autant de celui de sa femme. Et il évalue que Séraphine introduit dans son ménage six ou sept mille écus de contrebande. L’honnête Thérèse elle-même, ce dont elle est éperdument reconnaissante à son tuteur, c’est d’avoir si bien fait fructifier les fonds confiés à sa gestion, qu’il a pu lui assurer deux cent mille francs de dot. Et ainsi de suite. Honnêtes gens, si l’on veut, leur honnêteté est surtout d’ordre commercial. A la place du cœur, ils ont un livre de caisse, et leur esprit se meut entre le doit et l’avoir. Jamais une pensée désintéressée, jamais un mouvement généreux, jamais rien qui dépasse le souci du budget en équilibre. Arrondir le patrimoine par des besognes lucratives et de tout repos, assurer le bien-être présent et veiller à l’avenir de l’enfant unique, là se borne l’horizon de ces ménages considérés et forts de leur honorabilité. Egoïsme et mesquinerie, voilà leur devise. Emile Augier n’indique par aucun trait qu’il en soit choqué. La société française a-t-elle jamais été ressemblante à ce portrait peu flatté ? J’espère que non. Mais si Augier en a fait la satire plutôt que le portrait, c’est en partie une satire involontaire. Telle est, à mon avis, la véritable raison pour laquelle cette pièce nous semble si peu plaisante. On étouffe dans ce milieu, on y respire je ne sais quoi de médiocre et de rétréci, on est à la gêne et au supplice dans cette atmosphère de pauvreté intellectuelle et morale.


RENE DOUMIC.