Revue dramatique - Les Don Juanes

René Doumic
Revue dramatique - Les Don Juanes
Revue des Deux Mondes7e période, tome 9 (p. 465-468).
REVUE DRAMATIQUE


Porte-Saint-Martin. — Les Don Juanes, pièce en trois actes, d’après le roman de M. Marcel Prévost, par MM. Jean-José Frappa et H. Dupuy-Mazuel.


Le roman de M. Marcel Prévost n’avait pas encore achevé de paraître en livraisons, déjà nous apprenions que MM. Jean-José Frappa et H. Dupuy-Mazuel en avaient tiré une pièce et que cette pièce entrait en répétitions. M. Nordmann soutiendra-t-il encore, après cela, que notre temps n’est pas celui de la vitesse ? Pièce assez différente du roman ; car ce que M. Marcel Prévost appelle le don juanisme chez la femme, en est à peu près totalement absent. Don Juan est un conquérant : les Don Juanes dédaignent le rôle passif d’accueillir l’amour qui vient à elles ; elles ont la prétention de choisir leurs amants. Or les créatures éplorées que nous avons vues défiler sur la scène de la Porte Saint-Martin, semblent d’assez pauvres conquérantes : quand elles changent d’amant, ce n’est pas de leur plein gré. Elles sont arrivées à l’âge où l’amour quitte celles qui n’ont pas quitté l’amour : tout se paie ici-bas. Au temps jadis, la pièce se serait intitulée : l’École des femmes galantes.

Le premier acte représente une soirée dans un dancing. Décor brillant et commode pour introduire les personnages dans le va-et-vient des couples, et nous en faire les honneurs entre deux explosions de musique nègre. Voici, dans le dernier éclat de leur splendeur, les diverses Don Juanes. Camille Engelmann, femme d’affaires qui mêle aux affaires de sa banque ses affaires d’amour. Directrice d’un important établissement de crédit, elle choisit ses amants dans le personnel de la banque, à charge de leur assurer un avancement rapide. Situation avantageuse, mais très surveillée. Celui qui l’occupe en ce moment, Dutrier, s’est laissé surprendre avec une petite actrice. Sur l’heure, Camille Engelmann le casse aux gages et lui donne un remplaçant. Après Dutrier, Laurent Sixte : à celui-ci de comprendre ce que parler veut dire. Autre Don Juane, Berthe Lorande, la romancière, est en coquetterie avec un bel officier. Cependant qu’une grande-duchesse, plantureuse, expansive et bruyante, si bruyante ! traîne après elle un certain Ramon Genaz, rasta aux manières caressantes et suspectes. Il y a surtout Albine Anderny et Roger Vaugrenier. Nous voyons bien que ce sont les personnages principaux, puisque leurs rôles ont été confiés aux deux artistes-vedettes, Mlle Madeleine Lély et M. André Brûlé. Elle, est une personne dans tout l’épanouissement de son été, et qui a, par devers elle, une carrière amoureuse des plus remplies. Lui, est un tout jeune homme, qui a fait la guerre en qualité de toubib et a été blessé. Comme la danseuse de M. Le Bargy, il a une maladie de cœur ; et cela, tout de suite, nous donne à penser. Il est enfant naturel, et, quoiqu’il affirme n’avoir rien de commun avec ses frères du théâtre des deux Dumas, il leur ressemble beaucoup ; Antony jetait l’anathème aux bourgeois de son temps, Vaugrenier aux bourgeois du nôtre, et c’est toute la différence. C’est un jeune puritain. Mais que vient-il faire dans ce dancing ? L’endroit est dangereux. Albine, qui, pendant la guerre, a été infirmière, retrouve en Vaugrenier un de ses blessés. Nous sentons tout de suite qu’elle va le « choisir. »

Maintenant, écoutez et instruisez-vous. Le châtiment, l’inévitable châtiment approche : la statue du Commandeur est en marche. Dès le second acte, on compte deux victimes. D’abord, la romancière. Le récit qu’elle fait de sa mésaventure est assez obscur et le doit être, car il y a de la physiologie là-dedans et même de la pathologie : Berthe Lorande est un « cas. » Désespérée par certaines fatalités de sa conformation, elle a pris le parti de disparaître. Cela signifie seulement qu’elle part en voyage. On en revient ! Camille Engelmann, elle, part pour le grand voyage. Vous vous souvenez que cette Catherine II de la banque a un nouveau premier ministre. Quand Laurent Sixte lui demande un entretien confidentiel, elle ne doute pas qu’il ne soit prêt à remplir toutes les obligations attachées à ce poste de faveur. Hélas ! il vient lui annoncer qu’il se marie. Renseignée sur elle-même par ce cruel mécompte, Camille Engelmann, d’un dernier coup d’œil, implore son miroir. Le miroir est impitoyable. Alors, elle va se tuer. Entre temps, nous avons assisté à des scènes de plus en plus tendres entre Vaugrenier et Albine Anderny. C’est la grande passion. Aussi, d’un commun accord, ont-ils convenu de n’être l’un à l’autre qu’en légitime mariage.

Troisième acte. Dans un hôtel à Boulogne. Vue sur la mer. Tempête. Le vent souffle et le flot mugit : l’orchestration rêvée pour catastrophes. Mais il y a des êtres de qui le malheur même est comique. La grande-duchesse est de ceux-là Résolue à s’expatrier pour filer le parfait amour avec son Ramon Genaz, elle lui a confié le soin de vendre un collier de perles qui paiera les frais de l’embarquement pour Cythère. Le rasta est parti et n’est pas revenu. C’était un vulgaire escroc : il a fait le coup classique. En revanche, le désastre de la comtesse Anderny ne laisse rien à désirer comme horreur tragique. Il est de première grandeur et de qualité rare. Les auteurs ont réservé à cette reine des Don Juanes une infortune de choix, une de ces malchances privilégiées dont l’atrocité, depuis les temps antiques, n’a pas cessé de nous faire frémir. Elle attend le jeune Vaugrenier, retour d’Angleterre où il est allé revoir les braves gens qui l’ont élevé et qui seuls connaissent le secret de sa naissance. A peine le revoit-elle, à certains détails qu’il rapporte innocemment Albine se trouble, pâlit, blêmit ; ses yeux s’ouvrent démesurément comme devant une révélation de cauchemar ; au même instant, la même illumination traverse l’esprit de Vaugrenier. Par bonheur, sa maladie de cœur le mettait à la merci de la première émotion. Sans quoi, les fastes de l’humanité auraient compté un nouvel Œdipe.

Ce dénouement est si brusque, si rapide, si sommairement indiqué, qu’il faut beaucoup d’attention et de bonne volonté pour comprendre ce que comprennent, ou ce que devinent, ces deux êtres, pendant ces brèves secondes. Il a un autre défaut : c’est que rien dans la pièce ne nous y acheminait. Certes, nous sommes avertis qu’il y a entre Albine et le jeune Vaugrenier une sensible différence d’âge. Mais il eût fallu y insister et déjà jeter en nous une vague inquiétude. Quelques soupçons toujours précèdent les grandes révélations. Quelques craquements s’entendent dans un bonheur qui va s’effondrer. Le théâtre n’admet pas les coups de tonnerre dans un ciel serein.

Et ce qui prouve bien que ces tristes amoureuses n’ont de Don Juanes que le nom, c’est leur fin lamentable. Les Don Juanes, telles qu’on les définit dans le roman de M. Marcel Prévost, telles aussi qu’on en rencontre dans la vie réelle, ne sont pas du tout des victimes prêtes pour le sacrifice. Ce sont personnes d’attaque et de décision. Chez elles, au goût de l’amour survit celui de la domination. Le moment venu, elles savent très bien s’installer dans une vieillesse, entourée sinon respectée. Elles continuent de tenir en laisse l’amant d’autrefois, devenu le cavalier servant et le patito. C’est un spectacle qui, lui aussi, contient une morale, et surtout une forte dose de comique.

Le succès de l’interprétation a été pour Mme Grumbach, très drôle, d’une drôlerie d’ailleurs assez grosse, en grande-duchesse ; et pour Mme Marcelle Frappa, qui a été une Camille Engelmann violente et douloureuse. La pièce s’est ainsi trouvée déséquilibrée. Mlle Madeleine Lély, gracieuse comme toujours, et M. André Brûlé ayant laissé passer leurs rôles au second plan.


M. Gémier qui déjà au théâtre Antoine, avait affirmé sa ferveur shakspearienne par de belles représentations de Shylock et de la Mégère apprivoisée, vient de donner à l’Odéon deux adaptations nouvelles des Joyeuses commères de Windsor et du Songe d’une nuit d’été. Le poète Raymond Genty, adaptateur des Joyeuses commères, en a très librement usé avec le dialogue shakspearien, et il est difficile de l’en blâmer, la comédie étant injouable dans son texte intégral. Dans son adaptation du Songe d’une nuit d’été, M. G. de la Fouchardière a procédé de telle sorte que la partie de fantaisie disparaît au seul profit du comique destiné à égayer la foule. Titania, Obéron et Puck lui-même, le lutin ailé, le gracieux « Robin good-fellow, » ne sont plus que des comparses. Ajoutons qu’une simplification de mise en scène, vraiment exagérée, achève d’enlever toute poésie à la féerie shakspearienne.

M. Harry Baur dans le rôle de Bottom, Mlle René Devillers dans celui de Puck, Mlles Paule Andral et Renée Pierny dans ceux de Mrs Page et Mrs Ford, M. Asselin en Falstaff, ont été justement applaudis.


Pour son annuel exercice d’élèves, le Conservatoire nous a offert une représentation du Dépit amoureux, joué en son entier. On sait que la tradition s’est établie de n’en donner que deux actes, ce qui est, de toute évidence, une trahison. M. Jules Truffier, dans sa piété de moliériste, poursuivait depuis longtemps le dessein de mettre un terme à cette profanation. L’exercice de la classe d’ensemble du Conservatoire lui en a fourni l’occasion. La représentation a été charmante. La jeunesse des interprètes convenait à cette œuvre de la jeunesse du poète. Le succès a été complet ; la preuve en est que la Comédie-Française se prépare à jouer le Dépit — en cinq actes !


RENÉ DOUMIC