Revue dramatique - Le théâtre indésirable

Revue dramatique - Le théâtre indésirable
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 29 (p. 923-934).
REVUES DRAMATIQUE

LE THÉÂTRE INDÉSIRABLE

J’appelle ainsi le théâtre que nous désirent nos pires ennemis, celui qu’ils se sont efforcés par tous les moyens de cultiver chez nous et qui doit disparaître de la scène française, balayé par la guerre et par son grand souffle purificateur. Qu’un tel théâtre se soit développé en des proportions singulières, c’est un fait dont quelques-uns se sont alarmés, auquel beaucoup ont assisté avec insouciance, mais que nul n’a contesté. Bien entendu, il ne s’agit pas de faire à l’ensemble de notre production dramatique, telle qu’elle se présentait à la veille de la guerre, un procès de tendances, et c’est une idée qui ne peut venir à l’esprit de personne. Mais, à côté d’œuvres fortes ou légères, qui sont l’honneur ou la grâce de notre scène, et qui, en ces dernières années, ne lui ont pas fait défaut, nous en avons eu d’autres qui ont brillamment réussi et dont chaque succès était un échec pour le pays. Un théâtre qui abaisse le niveau moral d’un peuple en flattant ses instincts les moins nobles et le discrédite en colportant sa caricature, sous prétexte dépeindre ses mœurs, aurait dû crouler sous les sifflets. Mais on ne sifflait plus, au théâtre ni ailleurs ; et, au théâtre comme ailleurs, notre longanimité était sans limites. Une cruelle expérience nous en a révélé le danger. Elle nous a fait apercevoir, dans une illumination soudaine, sous quelles formes multiples se poursuivait chez nous une œuvre de désorganisation dont bénéficiait l’étranger. Dans cette vaste entreprise, le théâtre indésirable faisait sa partie. C’est pourquoi, estimant avec beaucoup de Français qu’il importe de prendre dès maintenant nos sûretés contre lui, j’essaierai de donner ici son signalement, à toutes fins utiles.

L’occasion m’en est fournie par un volume qui vient de paraître : Le théâtre de demain[1]. MM. Guillot de Saix et Bernard Lecache ont posé à un certain nombre de personnes qualifiées cette question : « Quel sera le théâtre de demain ? » Ils publient les réponses qui leur ont été envoyées. Est-il besoin de faire remarquer, puisque MM. Guillot de Saix et Bernard Lecache en conviennent tout les premiers, que la question, telle qu’ils l’ont posée, est mal posée, et faute d’un peu plus de précision, ne comporte pas de réponse’ ? Ce que sera le théâtre de demain, nul n’en sait rien et n’en peut rien dire : cela dépend de trop de conditions dont nous ne pouvons encore mesurer l’influence, et pour cause. Quand même nous aurions en mains toutes les données du problème, il resterait à compter avec cette coquetterie que met la réalité à déjouer nos prévisions. Allons-nous, à peine les hostilités terminées, assister, comme plusieurs nous en menacent, à une surproduction de vaudevilles ? La France aujourd’hui si grave, si noblement recueillie, dont l’attitude fait l’admiration du monde, va-t-elle être prise d’un immense fou rire et d’un incoercible besoin de se désopiler la rate ? Aura-t-elle, au contraire, repris le goût des œuvres sérieuses, des pensées fortes et élevées ? Encore une fois, nul n’en peut rien savoir et tout ici n’est que vaine hypothèse.

Il ne s’ensuit pas que la question soit sans intérêt et sans portée. Et d’abord, je m’élève dei toutes mes forces contre le doux fatalisme de quelques-uns parmi les correspondans de MM. Guillot de Saix et Bernard Lecache. D’après ces esprits transcendans, la crise terrible que traverse la France n’aura sur les tendances de notre littérature dramatique aucune action, car les plus grands événemens de l’histoire générale ne modifient pas l’histoire littéraire, et en tout cas nous n’y pouvons rien. Ils l’affirment, mais ils se trompent. Quand il serait vrai que ni les guerres de l’Empire, ni la guerre de 1870, n’ont influé sur notre scène, comment tirer de ces « précédens » une conclusion qui s’applique à la guerre actuelle ? Pour la première fois, le pays tout entier a été atteint : unanime dans l’effort et dans le sacrifice, il a été tout entier à l’épreuve et à l’honneur : au lendemain de la guerre, il n’y aura presque pas une famille en France qui ne soit en deuil et qui ne vive dans la pensée de ce deuil glorieux. Mais il n’est aucunement exact que les crises de notre histoire aient été sans effet sur le renouvellement de notre littérature. De la Révolution et de l’Empire est sortie l’éclosion lyrique de 1830. Nos désastres de 1870 se sont traduits, au théâtre comme dans le roman, par le naturalisme et le pessimisme de 1885. Ceux qui ne constatent pas de changement, c’est qu’ils ne regardent pas assez longtemps. Ils comptent par années, quand il faudrait compter par périodes. L’opérette du second Empire continue de se trémousser dans une France à peine échappée à l’invasion étrangère et à la guerre civile ; oui, mais c’est qu’il ne suffit pas d’une année pour transformer l’atmosphère d’une littérature : même au théâtre, on ne procède pas par changemens à vue. Cette fois encore, les fournisseurs attitrés de notre scène y reparaîtront à peu près tels que nous les avons connus : ils continueront d’y apporter les mêmes habitudes d’esprit que par le passé, — car ils sont le passé, et déjà combien lointain ! Mais derrière eux une autre génération se prépare dont l’âme intacte s’emplit silencieusement d’émotions, de spectacles, de sentimens profonds, douloureux, sublimes, riche matière d’où le temps pourra faire jaillir un art vraiment nouveau. C’est en elle que nous mettons toutes nos espérances : peut-être, dans l’histoire des lettres, portera-t-elle le nom de la « génération de 1930. »

Ne laissons pas dire que nous ne pouvons rien pour elle, excuse commode à qui ne veut rien faire. En attendant l’heure encore éloignée de son éclosion, nous pouvons tout au moins lui faire la place nette. Prétendre que nous soyons réduits à assister en spectateurs impuissans aux transformations de la littérature, faire dépendre uniquement d’un principe interne le développement des genres, c’est être dupe des mots et réaliser une abstraction. Les genres n’existent pas en eux-mêmes : ce qui existe, ce sont les idées et les sentimens de ceux qui écrivent, en accord avec les idées et les sentimens de ceux pour qui ils écrivent. Comment expliquer le mouvement artistique, si l’on néglige ce qui en est le facteur essentiel : le goût, les désirs, les aspirations, la volonté du public ? Chaque fois qu’une nouvelle forme d’art vient à se produire, elle était depuis longtemps réclamée par la société dont elle traduit le rêve, qui la portait en elle et qui la reconnaît. Les discussions théoriques en précisent l’image. Tout au moins servent-elles à consommer la ruine des formes vieillies, à débarrasser le terrain des débris qui l’encombrent et risquent d’étouffer les jeunes pousses. Dès le XVIIIe siècle, la tragédie était morte : il restait à la tuer. Ainsi en est-il pour certaines parties du théâtre d’hier. Si nous ignorons ce que sera le théâtre de demain et si nous hésitons sur ce qu’il devra être, nous savons à n’en pas douter ce qu’il ne doit plus être.

Il ne doit plus être consacré exclusivement aux petites drôleries de l’adultère. C’est un point sur lequel tout le monde s’accorde avec une touchante unanimité : il n’y a qu’un cri. Nous en avons assez et plus qu’assez, nous sommes saturés, écœurés des pièces, ou plutôt de la pièce sur le sempiternel ménage à trois. Car c’était toujours la même pièce, arrangée, retapée, raccommodée, rapetassée et toujours plus vieille à chaque rajeunissement, plus usée et montrant davantage la corde. De là cette impression de monotonie et de déjà vu qu’on éprouvait si souvent au théâtre. La toile se levait, et d’abord on concevait quelque espoir ; mais voici que le sujet de la pièce se dessinait ; il était celui que vous savez : c’était à pleurer. De là aussi ce peu d’intérêt que présentaient tant de pièces, cette pauvreté d’idées, cette indifférence à tout ce qui occupe, inquiète, alarme, enthousiasme une société. A l’alcôve se limitait leur univers. Vous me direz : a C’est la tradition, nous sommes en pays gaulois. » Quelle erreur ! Cette importance que nous attachons à l’adultère est précisément au rebours de notre tradition. C’était la règle, en pays gaulois, de n’en pas faire tant d’affaires. On en riait, entre hommes, on s’en gaudissait entre bons raillards, on se régalait de détails cyniques et de mots crus. Après quoi, et le juste cours donné à une gaieté déshonnête, on parlait d’autre chose. Au théâtre, nous ne parlons pas d’autre chose. Cela date des romantiques. Ils ont été admirables pour tourner au drame les situations qui jusque-là semblaient surtout comiques, et changer, pour peu qu’ils eussent du génie, l’École des Femmes en Hernani et les Précieuses ridicules en Ruy Blas. Ils venaient de découvrir la passion : ils en mettaient partout. C’est avec eux que le drame d’adultère s’est emparé de notre scène, qu’il a transformé notre comédie, envahi et faussé tous les autres genres. Le romantisme a passé, l’adultère est resté. Tour à tour élégant, sentimental, ironique, triste ou gai, il est devenu le tout de notre scène, pour la plus grande commodité des auteurs, dispensés de se mettre en frais d’invention, et pour le plus grand détriment de notre art dramatique, condamné à repasser sans cesse dans la même ornière.

Le malheur est que beaucoup de gens nous jugent sur notre théâtre. Qu’ils y mettent de la bonne volonté, cela est possible. Qu’ils s’empressent d’accueillir le témoignage qui nous est défavorable, je n’en doute pas et j’y reviendrai. Il reste que ce témoignage qui nous accuse est le nôtre : ce sont les Français peints par eux-mêmes. A. voir que dans la plupart des pièces écrites chez nous, représentées devant nous et applaudies par nous, les maris sont uniquement occupés à tromper leurs femmes et les femmes à tromper leurs maris, les étrangers peuvent croire que la vie de foyer n’existe plus dans notre pays et qu’il n’y a plus d’honnêtes femmes en France. Il est vrai seulement qu’il n’y en a guère sur notre théâtre.

Nous avons des peintres de mœurs pleins de talent, qui se sont fait une spécialité de peindre exclusivement les mauvaises mœurs. Je sais bien ce qu’ils pourraient répondre : que la comédie s’est, de tout temps, attaquée aux travers et aux vices, et qu’ils font leur métier d’auteurs comiques. N’a-t-on pas imaginé, ces jours-ci, pour excuser une reprise de l’Assommoir, de la présenter comme un épisode de la lutte contre l’alcoolisme ? Rendons-leur cette justice qu’ils ne recourent pas à d’aussi piètres argumens. Ils avouent, — dirons-nous : de bonne grâce ? — que, s’ils peignent les mauvaises mœurs, c’est qu’elles sont plus faciles à peindre que les autres, le spectacle de la vertu n’ayant par lui-même rien d’excitant, et qu’elles amusent davantage le public. Donc ils s’appliquent à ces tableaux de corruption : ils soignent, ils raffinent, ils fignolent.

Les deux dernières nouveautés en ce genre ont été le « théâtre violent » et le « théâtre morbide. » Pour ce qui est du premier, la genèse s’en explique d’une façon curieuse, à laquelle peut-être n’a-t-on pas fait assez attention. Le vieux mélo, celui qui jadis fit les beaux jours du boulevard du Crime, est passé de mode, et le détestable drame policier ne l’a remplacé qu’en partie. Mais les genres ne meurent pas, ils se transforment. Le mélodrame a reparu dans un autre cadre et sous un autre costume. Il a emprunté le décor de la comédie, et ç’a été toute la différence. Nous avons retrouvé tout son personnel, escrocs, forbans, faussaires, tricheurs, voleurs et assassins, avec la mentalité, les gestes et le langage spéciaux à ce gibier de potence. Seulement, tandis qu’autrefois on nous les donnait pour ce qu’ils étaient, rôdeurs et chourineurs, on nous les présente maintenant comme gens du monde. On les a tirés des bas-fonds où ils grouillaient, pour les faire émerger à la surface la plus brillante. Ils étaient le rebut de la société, ils en sont devenus la fleur. Cette transposition est un audacieux défi à toute vraisemblance et à tout bon sens ; mais elle prête à des effets faciles : dans un milieu de vie élégante, découvrir soudain des mœurs que désavoueraient les crocheteurs, cela saisit par la vivacité et l’imprévu du contraste. Cela secoue les nerfs. On n’est pas ému, mais on est remué, bousculé, assommé. On a la sensation d’être pris à la gorge, ce qui, d’ailleurs, pour les personnages de ce théâtre, est un geste familier.

Encore le théâtre à coups de poing se borne-t-il à nous choquer par sa brutalité. L’air qu’on respire dans le théâtre morbide est littéralement un danger pour la santé publique. Que l’extrême civilisation ait ses tares ; qu’elle engendre, soit par l’abus du bien-être, soit par l’excès de complication et par le surmenage de notre vie inquiète, une sorte d’épuisement nerveux, c’est un phénomène bien connu. Il fournit les maisons de santé d’une clientèle généralement riche ou aisée. C’est cette clientèle qui a débordé sur notre théâtre. Détraqués, névrosés de tout sexe et de tout âge, dilettantes à la recherche de sensations rares, blasés à la poursuite de la secousse qui réveillera leurs sens engourdis, malades de la volonté, anormaux, excentriques, ceux des sentimens pervertis et ceux des jouissances paradoxales, victimes innocentes de fatalités héréditaires, ou coupables meurtriers d’eux-mêmes et auteurs responsables de leur propre déchéance, opiomanes et morphinomanes, asthéniques et neurasthéniques, vicieux et maniaques, ils se sont échappés de leurs lugubres asiles pour envahir nos scènes les plus pimpantes. Or tandis que, dans la vie réelle, ces pauvres êtres sont, le plus souvent et autant que possible, enfermés, au théâtre on nous les montre en liberté. Et tandis que, dans les livres de pathologie, l’étude que leur consacre le spécialiste se défend par la sévérité de l’exposé technique, le théâtre entoure, orne, embellit leur cas de tout son prestige et de toutes ses séductions. Grave imprudence pour le moins, s’il est vrai que chacun de nous porte en soi un germe de folie auquel il ne manque, pour se développer, qu’une occasion ou un encouragement.

Je ne dirai rien des théories, qui parfois se sont cyniquement étalées à la scène, tout ce qui est doctrine exposée ex professa n’ayant ici qu’une importance secondaire. Les petites anarchistes que nous avons vues, ces années dernières, s’avancer vers le trou du souffleur, pour y clamer qu’elles voulaient vivre leur vie, ont généralement semblé ridicules encore plus qu’odieuses. C’est par son atmosphère morale qu’un théâtre exerce son influence, par l’esprit partout répandu, qui court sous le dialogue, s’insinue à la faveur d’une réplique heureuse, et parfois se résume en une formule savamment préparée. Cet esprit, dans les plus parisiennes de nos pièces, est celui d’un égoïsme foncier, d’autant plus irréductible qu’il est plus tranquille. Il n’est ni compliqué, ni inquiet ; il n’a rien de commun avec cet individualisme agressif qui, dans le drame ibsénien, élève contre la société la revendication de l’idéal. Il ne procède d’aucune philosophie : il est d’ordre uniquement pratique. Il consiste à demander à la vie le maximum de jouissances contre le minimum de sacrifices. Prendre son plaisir pour règle souveraine, s’y attacher avec un doux entêtement, écarter tout ce qui pourrait contrarier, troubler, gêner cet épicurisme convaincu, s’abstraire de tout souci qui aurait le bien d’autrui pour objet, fuir toute responsabilité, craindre tout effort, déployer mille ressources et jusqu’à de l’énergie pour protéger sa mollesse, son insouciance et sa veulerie, tel est le programme.

Le moins qu’on en puisse dire, c’est qu’il manque d’élégance. Il nous a valu de tristes héros. Il y a quelques années, les réformateurs du théâtre ont violemment réclamé contre le rôle du « personnage sympathique. » Leur protestation a été entendue, leur souhait a été réalisé et au-delà. On ne peut songer sans un peu de honte à ce qu’est devenu le type du jeune premier, du Don Juan, du séducteur aimé de toutes les femmes. De Scribe à Augier, la comédie du XIXe siècle avait pris pour enfant gâté le fils de famille libertin, mais honnête, l’irrésistible propre à rien, mauvais sujet mais bon cœur. Je ne le défends pas ; seulement, celui qui l’a remplacé me le fait regretter. Car il ne vaut pas mieux et il est plus déplaisant. Il a les mêmes défauts, sans rien qui les lui fasse pardonner. Jamais un mot qui vienne du cœur, jamais un mouvement désintéressé, jamais un sentiment chevaleresque. Toutes les femmes raffolent de lui, c’est leur affaire. A leurs brutales et brèves liaisons faut-il encore appliquer les vieux mots d’amour et de trahison ? Dans la comédie nouveau style, on se « prend » et on se « plaque. » Car la qualité des sentimens se traduit par celle des manières et du langage. Naguère, assure-t-on, le théâtre fut l’école de la politesse : les jeunes gens y allaient pour compléter leur éducation, pour apprendre de quel air on se présente dans un salon, sur quel ton il convient de parler à une femme, de quelles fleurs s’enguirlande une déclaration qui veut se faire accepter. Élégances désuètes et galanterie d’antan, qu’a remplacées l’art de traiter les femmes comme elles le méritent.

A s’abaisser ainsi et descendre parfois jusqu’à la trivialité, le dialogue a-t-il gagné en naturel ? Toute la question est de savoir où vous prenez vos modèles. Quelques-uns vont les chercher jusque sur les boulevards extérieurs : nous avons eu des pièces entièrement écrites en argot. Ce qui est infiniment regrettable, c’est que par le voisinage elles influent sur les autres. Des comédies, charmantes par ailleurs, sont émaillées de termes que jadis les honnêtes gens laissaient aux poissardes. Un exemple entre mille. Dans la préface de l’Etrangère, pour prouver qu’au théâtre suggérer vaut mieux que dire, Alexandre Dumas cite un effet de scène créé par Frederick Lemaitre. C’était dans Kean, à l’instant où pressé d’entrer en scène, parce que le public s’impatiente, Kean répond à l’avertisseur : Qu’est-ce que ça me fait, à moi ? « Que faisait Frederick à ce mot-là ? Il prenait une chaise, il la brisait sur le sol, et il s’écriait : Qu’est-ce que ça me f… ait, à moi ? De l’inquiétude que, pendant une demi-seconde, le public avait eue que l’acteur prononçât le mot qui lui venait aux lèvres, du soulagement qu’il éprouvait à ne pas l’avoir entendu, il résultait un effet immense que non seulement le mot vrai n’eût jamais pu atteindre, mais qui eût été en sens contraire. Là où il y eut applaudissemens, il y aurait eu sifflets et sifflets mérités. » Le mot que Dumas père, fabricant de romans populaires et de mélodrames, n’osait pas mettre sur les lèvres d’un acteur, il n’est plus de scène aujourd’hui où on ne le prononce en toutes lettres ; est-ce lui qui a gagné en dignité ? est-ce le dialogue qui a perdu en distinction ?

Drames, comédies et vaudevilles de l’adultère, pièces de mauvaises mœurs, de mauvaises manières, de mauvais langage et de mauvais ton, comment ce théâtre indésirable s’est-il introduit chez nous ? Avec quelles complicités et à la faveur de quels encouragemens ? Il n’est pas très difficile de le deviner. L’adage de droit, Is fecit cui prodest, a toujours son application. À ce propos, on commet couramment une grave méprise. Ceux mêmes qui s’élèvent avec le plus de vigueur contre l’influence étrangère au théâtre, se bornent à rappeler, avec un dépit justifié, mais naïf, que nous avons joué les pièces des Hautpmann et des Sudermann et qu’ils nous en ont récompensés en signant le manifeste des intellectuels. Mais leurs Tisserands, leurs Hannele Mattern et autres plates productions, quelque bruit qu’on ait fait autour d’elles, n’ont eu qu’un nombre de représentations infime. L’influence même des pièces d’Ibsen sur notre littérature dramatique a été à peu près nulle. Ce n’est pas de cette manière, c’est par d’autres procédés beaucoup plus efficaces, plus subtils et plus sûrs que s’exerce la mainmise de l’étranger sur notre scène. J’en appelle à l’expérience récente de tous les amateurs de théâtre. Combien de fois n’ont-ils pas constaté que leurs voisins de loge ou de fauteuil, et surtout dans les salles les plus à la modo, parlaient toutes les langues, hormis le français ? Cette foule cosmopolite, qui vient à Paris pour s’amuser et, rentrée chez elle, nous dénigrer tout à son aise, est plus maîtresse dans nos théâtres que nous-mêmes. Elle dépense sans compter ; c’est elle qui est cause de la folle augmentation du prix des places, elle a ainsi expulsé peu à peu la clientèle française qui se recrutait en majorité dans la classe moyenne où l’on est forcé à l’économie. Elle compose, en grande partie, ce « public payant » dont les auteurs, les directeurs et même les critiques ne parlent qu’avec respect, et dont il est convenu que les décisions sont sans appel. Elle fait le succès parisien. Reste à décrocher le succès mondial. Car une pièce est un article d’exportation : si elle ne part pas pour son tour du monde, l’affaire est manquée. Nous aurons beau la porter aux nues : le suffrage qui compte est celui de l’agent théâtral exotique. Donc elle va, après en avoir déjà subi à Paris le contrôle, retrouver l’opinion étrangère à l’étranger. Pour la contenter, elle n’a qu’un moyen : la refléter. Quand nous nous plaignons, comme je le faisais tout à l’heure, que nos pièces influent sur la façon dont nous jugent les étrangers, nous sommes bons princes. C’est ce jugement qui par avance a influé sur des pièces destinées à lui être soumises. Nos ennemis et quelques neutres sont intéressés à croire que la France est dégénérée : ils vont aux pièces qui peignent une France telle qu’ils la souhaitent. Je crois que sur ce sujet, — et il domine toute la question, — la vérité a été dite par M. Gomez Carrillo qui, dans le Théâtre de demain, tient l’emploi de paysan du Danube, quoique espagnol. « Mais c’est vous, écrit-il, messieurs les auteurs dramatiques, qui avez forcé les étrangers à croire à une France sans grandeur. Maintenant même, en pleine épopée, dans le moment le plus sublime peut-être et assurément le plus héroïque de l’histoire de votre pays, quand le cœur de la nation palpite du même élan magnifique, je ne vois que le théâtre qui continue à tâcher de faire voir une France où, pour mériter la Légion d’honneur, il faut, avant tout, avoir une jolie femme. Car n’oubliez pas que Jalousie de M. Sacha Guitry est une pièce de 1915 et que bientôt elle fera le tour du monde, pour montrer aux hommes d’Amérique, d’Afrique et d’Asie ce que c’est que la France du temps de la guerre. » Il se peut que M. Gomez Carrillo aime beaucoup la France : assurément il n’aime pas nos auteurs dramatiques. Il les tient pour incorrigibles. Il affirme que la dure leçon d’aujourd’hui aura été pour eux non avenue, et qu’ils recommenceront comme par le passé. Nous verrons bien.

Au lendemain de la guerre, nous serons entre nous. Bien sûr les hôtes suspects recommenceront à rôder et tâter le terrain pour tâcher d’y reprendre pied. Mais nous ferons bonne garde. Le souvenir du péril récent nous aura fait reprendre conscience de nous-mêmes. J’ai le ferme espoir que désormais le public saura se défendre et qu’il connaîtra sa force. Car tout dépend de lui : d’où vient qu’au lieu de faire la loi, il la subisse ? Mais si le Français est difficile à gouverner, à coup sûr, ce n’est pas au théâtre. On l’exploite, on le gêne, on le vexe de mille manières : c’est l’homme battu et content. Depuis la buraliste sans aménité qui lui tend son coupon comme on envoie un paquet de sottises, jusqu’à l’ouvreuse qui réquisitionne impérieusement le chapeau des dames, tous le traitent en ennemi. Il a la passion du théâtre : il se résigne. La pièce qu’il est enfin admis à entendre est-elle, d’un bout à l’autre, une dérision de tout ce qu’il respecte, n’espérez pas de lui un mouvement de révolte. Il sort de là ahuri, mécontent, un peu honteux… et prêt à revenir : plutôt que de rester chez lui, il accepte tout ce qu’on veut bien lui donner. Que ce public français, si intelligent, si fin, d’un goût si délicat, se soit laissé faire si docilement, c’était encore un effet de l’universelle nonchalance qui nous gagnait. Mais nous avons été à une rude école. Nous avons rappris, à nos dépens, que tout se tient. Un peuple qui a reçu un si terrible avertissement, serait bien coupable si, à l’avenir, il ne se montrait pas plus exigeant sur la qualité de ses plaisirs.

A nous critiques de l’y aider, en le renseignant. Avouons-le, c’est une partie de notre tâche que nous n’avons pas toujours remplie comme il aurait fallu. Nous redoutions par-dessus tout d’encourir le reproche de pédantisme et de sévérité excessive : nous préférions pécher par excès d’indulgence. Nous craignions tantôt de blesser une amitié, et tantôt de froisser une vanité. Ainsi nous avons donné l’exemple de la complaisance : le public n’a fait que suivre. Quand il trouve, sous la plume d’écrivains chargés de le guider, l’éloge d’une ineptie, que voulez-vous qu’il fasse ? Il écarquille les yeux, comme le spectateur de la fable qui voyait bien quelque chose, mais ne distinguait pas très bien. Or, à exercer notre métier avec plus de franchise, sinon de rudesse, ce n’est pas seulement au public que nous rendrions service, mais autant, pour le moins, aux auteurs ; nous leur prêterions aide et assistance ; nous les défendrions, car ils ont besoin d’être défendus, — contre eux-mêmes d’abord, comme tout le monde, — et ensuite contre une puissance redoutable, oppressive, tyrannique et bien moderne : l’argent.

Ils sont des écrivains, partant des artistes : et ils trouvent devant eux, au-dessus d’eux, des industriels qui, bon gré mal gré, les entraînent dans leurs combinaisons ! C’est un grand scandale. Je sais beaucoup de gré à M. Maurice Donnay de le signaler en termes véhémens. « Je me prononce nettement, dit-il, contre toute œuvre dramatique où apparaît le seul souci de l’argent à gagner, soit de la part de l’auteur, soit de celle du directeur ; contre le théâtre d’affaires, contre ce théâtre vicié et corrompu par le besoin de paraître et le désir de bénéfice acquis à n’importe quel prix, qui furent le grand mal de ces derniers temps. Et je conclus en souhaitant que le théâtre de demain ne soit pas considéré comme une simple entreprise financière. » Telle est cette plaie de l’argent qui corrompt l’art comme les mœurs. L’entrepreneur de spectacles impose à l’auteur de fâcheuses concessions. Une réclame savamment organisée obsède le public. L’écrivain a cette humiliation de voir son œuvre vantée comme le dernier produit pharmaceutique et recommandée au client par les mêmes procédés que n’importe quelle marchandise. À ce mal qui allait chaque jour grandissant nous n’apercevions pas de remède. La guerre est survenue. Dans les conditions économiques toutes nouvelles où se trouvera la société, les affaires de la spéculation théâtrale iront mal. Ce n’est pas de ces affaires-là que nous encouragerons la reprise.

Est-il besoin de dire, après cela, que nul ne songe à imposer au théâtre une esthétique morose et à gêner sa liberté ? La critique n’est pas la censure. Bien plutôt le théâtre aura besoin d’être élargi. Il est frappant de voir, en effet, à quelle étroitesse il était arrivé, à force de tourner toujours dans un même cercle qui allait sans cesse en se rétrécissant. Combien de genres il avait laissé périr, et de combien de ressources il s’était privé ! Hors de l’actualité, il ne connaissait pas de salut. Abandonné le genre historique qui, sous les noms de tragédie ou de drame, avait si longtemps défrayé notre scène et auquel un Sardou avait fini par se consacrer entièrement. Disparu le genre romanesque, qui nous transporte pour un soir dans un monde moins imparfait que le nôtre, où une humanité meilleure bénéficie de chances plus heureuses. Si encore cet exil du rêve et cette proscription de la fantaisie avaient profité à l’observation ! Rien n’est mieux dans le sens de notre tradition que la comédie de mœurs. Mais on s’était déshabitué de l’observation directe : la plupart des fantoches que nous voyions s’agiter sur notre scène n’avaient rien à nous apprendre sur nous-mêmes et sur une société où ils n’avaient pas vécu ; ils avaient été fabriqués de toutes pièces d’après les dernières conventions usitées entre cour et jardin ; la peinture fidèle de la réalité avait cédé la place à un poncif désenchanté et amer. Tragédie historique, comédie romanesque et comédie de mœurs, toutes ces formes de l’art dramatique sont chez nous nationales. Quant à la comédie simplement comique, amusante, plaisante et dont l’unique objet est de nous arracher pour un temps à nos soucis, elle sera toujours la bienvenue ! Tout ce que nous lui demandons, c’est que le rire y rende un son bien français. Aujourd’hui, en pleine tourmente, on joue la Cagnotte et Bébé : nul n’y trouve à redire. Combien de pièces, plus récentes, dont la reprise serait un scandale ! Nous ne proscrivons pas la gaieté, pourvu qu’elle soit franche et saine.

La santé ! Le pays l’a reconquise : que sa littérature, elle aussi, y renaisse ! Qu’elle revienne aux qualités qui lui ont valu si longtemps un succès dont elle pouvait être fière : l’élévation des sentimens, la générosité des idées, mais aussi le goût, la politesse de l’esprit, la délicatesse du langage ! Comme le remarque très justement M. Adolphe Brisson, au cours de la Préface qu’il a mise au Théâtre de demain, « si l’autorité des dramaturges français fut incontestée, si leur gloire a rayonné en tous lieux, ce n’est pas uniquement parce qu’ils ont produit de belles œuvres, mais parce que ces œuvres apportaient au monde l’expression d’une vie morale supérieure. » C’est cela même. Il ne s’agit pas d’infliger au public un théâtre moralisateur, mais de restituer à notre scène la dignité qui est celle de notre vie et de notre culture françaises. Depuis quatorze mois, nos enfans et nos frères luttent pour sauver de la destruction et conserver à l’humanité cette culture directement visée par la ruée des Barbares. N’acceptons pour nôtres que les œuvres qui en reproduisent l’image ! Répudions un art qui trahit notre idéal ! Dans tout ce qui dégrade, abaisse, corrompt, reconnaissons un esprit qui ne souffle pas de chez nous, et refusons d’accueillir l’hôte indésirable !


RENE DOUHIC.

  1. Guillot de Saix et Bernard Lecache Le théâtre de demain, 1 vol. (Éditions de « La France »).