Revue dramatique - Le Théâtre brutal
Je ne fais ici que traduire le sentiment de beaucoup d’honnêtes gens. Je me borne à enregistrer, dans l’intérêt même des écrivains de théâtre, un mouvement d’opinion dont ils ont besoin d’être avertis et dont il y aurait puérilité de leur part à nier l’existence ou à contester l’étendue et la vigueur. Je ne suis que l’écho d’une protestation dont on peut dire qu’elle est universelle, unanime, et exprime la commune inquiétude de tous ceux qui ont quelque souci de la dignité de l’art dramatique. Le genre des spectacles qui nous ont été offerts avec insistance, tout le long de l’année, sur les scènes les plus diverses et sur les mieux famées, ne laisse pas de doute sur la voie où notre théâtre s’est décidément engagé et où il risque de s’enlizer. La répétition des mêmes procédés, la recherche des mêmes effets a mis dans tout son jour une tendance de notre scène actuelle, à laquelle il est devenu impossible de se méprendre, et qui va sans cesse en s’accentuant. Sujets, milieux, types, sentimens, action dramatique et dialogue, tout y porte la même marque, celle d’une révoltante brutalité.
Quelques pièces, en raison de la notoriété de leurs auteurs et du bruit qu’on a fait autour d’elles, ont plus particulièrement contribué à mettre cette tare en évidence : ce sont le Vieil Homme de M. de Porto-Riche, Après moi de M. Henry Bernstein, et l’Enfant de l’amour de M. Henry Bataille. C’est à elles qu’on pense tout de suite et qu’on est tenté d’emprunter, comme je le ferai, la plupart de ses exemples. Mais il serait injuste de faire retomber uniquement sur leurs auteurs une responsabilité que beaucoup d’autres partagent avec eux ; et il serait illusoire de limiter à elles seules un mal aujourd’hui à peu près général. Ces pièces ne sont pas isolées dans un ensemble ; elles sont au contraire les spécimens les plus accomplis qui témoignent pour lui. Certes il y a des exceptions à faire ; je les ai faites et je les fais avec tout le monde. Le théâtre dont j’indique ici le caractère essentiel n’est pas tout notre théâtre. Je l’accorde bien volontiers. Mais, ces réserves faites, il est vrai de dire qu’à des degrés différens et avec des nuances que j’ai indiquées à mesure de leur représentation, la plupart des pièces données cette année ont participé à cette même tendance. C’est l’influence qu’on subit, l’atmosphère où on baigne, l’air qu’on respire. Je n’en excepte pas les pièces réputées innocentes et destinées aux familles : ce qu’on écrit pour les familles suffirait à nous faire juger de ce qui n’a pas été écrit pour elles. Elles contiennent des situations, des traits, des mots, qu’à des époques plus scrupuleuses, on n’eût jamais tolérés. Pièces aimables, sans doute, mais de l’amabilité qui se porte dans un milieu de mœurs brutales. De la Porte-Saint-Martin on peut aller à la Comédie-Française, et des scènes de genre aux scènes subventionnées, on retrouve partout les mêmes partis pris, les mêmes manies, les mêmes tics. Quand une mode sévit, on compte ceux qui ont le courage de s’y soustraire. C’est l’étalage de cette mode, maintenant installée, qui a ouvert les yeux aux plus volontairement aveugles et lassé la patience des plus indulgens.
Ce débordement de brutalité, que tout le monde constate et déplore, ne date pas d’hier, cela va sans dire. Les écrivains n’ont pas soudainement changé de manière à la minute précise où l’année changeait de quantième. Au théâtre, comme ailleurs, tout se fait progressivement. Depuis des années, on pouvait voir le flot monter. Pour ma part, je n’ai cessé de signaler, jusque chez des auteurs dignes par ailleurs de toute sorte d’éloges, des concessions fâcheuses à un genre peu en rapport avec leur grand talent. Je puis le dire sans vanité, car je n’ai convaincu personne et je me suis fait peu d’amis. Et il est vrai que certaines pièces, telles que le Foyer ou Samson, Maman Colibri ou le Ruisseau, — je cite les titres un peu au hasard et j’en pourrais ajouter plusieurs autres, — n’étaient pas sensiblement différentes de celles qui ont, en quelque sorte, déclanché, dans le public lettré, une révolte du goût. Mais tant qu’un courant n’est pas entièrement déterminé, on peut s’y méprendre, et, au surplus, on craint toujours de s’alarmer trop tôt. Si je rappelle ces antécédens, c’est uniquement pour établir que cette fois l’opinion ne se trompe pas, qu’elle ne s’est pas prononcée dans un accès de mauvaise humeur et avec une hâte excessive, qu’il ne s’agit pas de quelques rencontres accidentelles, simples effets du hasard, et dépourvues de signification, mais que l’état actuel de la production théâtrale est la conséquence logique, l’aboutissement normal des habitudes que nous avons vues une à une s’y introduire et l’envahir.
Précisons la nature du mal. Ce ne sera pas très difficile, car il est de ces cas si nets où le médecin même le plus ignare ne peut ni hésiter ni se tromper. Mais on ne saurait faire des définitions trop exactes. On constate parfois dans l’histoire du théâtre des crises d’immoralité. Elles consistent à présenter toutes choses sous un faux jour, à prendre pour héros les pires exemplaires de l’humanité, à exalter comme autant de vertus les passions les plus funestes. Ce fut l’erreur des romantiques qui célébrèrent la faute ou le crime, adoptèrent pour cliens la courtisane et le bandit, et mirent une auréole au front de tous les déclassés. Rendons cette justice à nos contemporains que s’ils se réduisent à peindre de tristes personnages, du moins ils ne les peignent pas de couleurs aimables et ne nous les donnent pas pour sympathiques. À d’autres momens, le théâtre se pique de hardiesse, soit qu’il rompe avec des conventions longtemps considérées comme des lois de la scène, soit qu’il parte en guerre contre des préjugés sociaux ou moraux, qui souvent rentrent dans la catégorie de ceux que M. Émile Faguet appelle les « préjugés nécessaires. » Ce fut l’aventure que courut Dumas fils, lorsque, avec une générosité souvent imprudente, il prit en main la cause de la fille séduite et de l’enfant naturel, et plaida chaleureusement pour le divorce, sans se douter ou se soucier que la victoire de ses idées ou de sa sentimentalité serait un désastre pour l’idée de famille. D’autres fois encore, il a soufflé sur le théâtre un vent d’ironie, comme dans ces charmantes comédies de Meilhac et Halévy dont le scepticisme se joue autour de beaucoup de choses graves ou sérieuses. Le théâtre d’aujourd’hui n’a pas plus de ferveur réformatrice qu’il n’a de dilettantisme souriant. Ce n’est pas ses théories que nous lui reprochons, c’est le choix de ses sujets, la nature des tableaux qu’il met sous nos yeux, la qualité des personnages dont û nous impose la compagnie, l’image de la société et de la \ie qu’il nous inflige. Ce que nous refusons d’accepter ou de subir, c’est cette déformation du vrai qui consiste à supprimer de la réalité tout ce qui peut nous la rendre supportable, pour n’en retenir, en l’isolant et le grossissant, que ce qui aboutirait à nous la faire haïr.
Car nous ne souhaitons aucunement que la comédie nous offre de l’humanité une image embellie et de notre société un portrait flatté. Nous n’avons aucune tendresse de cœur pour la convention optimiste. Nous savons tout ce que cet optimisme comporte de niaiserie : pour concevoir de l’humanité une très haute opinion, il faut n’avoir guère regardé autour de soi et surtout ne pas se connaître soi-même. Mais à quiconque affiche le projet de peindre les hommes, nous demandons de les représenter tels qu’ils sont, et de faire vrai. Or c’est une méchante plaisanterie de vouloir personnifier toute une société, fût-elle la plus corrompue qui se puisse imaginer, dans un ramassis de coquins. C’est méconnaître à la fois le niveau moyen où se tient le plus grand nombre et le degré de valeur morale où s’élèvent quelques-uns. La plupart des hommes sont médiocres dans le mal comme dans le bien. Faibles de volonté, dépendant des circonstances et du milieu, on ne peut en attendre et on n’en exige pas de grands héroïsmes ; mais on a lieu de croire, en manière de compensation, qu’ils reculeraient devant certaines infamies. C’est la masse, neutre et indifférente. Et il y a quelques êtres, non pas d’exception mais d’élite, qui, par la noblesse de leur âme, par la pureté de leurs sentimens, par leur droiture inaltérable, par leur puissance de dévouement, de sacrifice et d’abnégation, témoignent pour la nature humaine. Ceux-là prouvent le Bien en le vivant et la Vertu en la créant. Presque tous, nous avons ou dans notre voisinage ou dans notre souvenir une de ces figures d’idéale bonté vers qui va d’un mouvement naturel et justifié le culte de notre admiration. Est-ce une épouse, une mère, un père ou un fils ? Il y a des chances pour que ce soit une femme plutôt qu’un homme et un jeune homme ou un vieillard plutôt qu’un homme dans la période d’activité intense, qui est souvent le temps de l’égoïsme. Mais l’existence de ces êtres de choix est un fait, et aussi nécessaire à constater que celle des êtres néfastes, pour rendre intelligible le train du monde. C’est par une obscure conscience de cette vérité que la comédie de tous les temps, parmi ses personnages, en désigne un vers lequel elle dirige nos sympathies. Ce personnage sympathique, contre lequel se sont maintes fois acharnés les théoriciens du théâtre, mais qui reparait sans cesse et en dépit de tous les ostracismes, peut d’ailleurs être mal choisi, conventionnel, et nous inspirer tout le contraire de la sympathie. C’est de la part de l’auteur un défaut d’exécution, non une erreur de principe.
Ce mélange du médiocre et de l’excellent, cet équilibre de deux perfections, l’une dans le mal, mais l’autre dans le bien, le trouvons nous dans la comédie humaine, telle que nous la présente le théâtre d’aujourd’hui ? D’abord vous y chercheriez vainement ce personnage exempt des turpitudes qui l’entourent et destiné probablement à en être victime, à qui puisse s’adresser notre intérêt, notre estime, notre pitié. Si nous croyons par hasard l’avoir rencontré, ne nous hâtons pas de nous réjouir : la pièce ne s’achèvera pas sans que quelque défaillance imprévue le ravale au niveau de son entourage. Mais nous n’y trouverions pas davantage la foule des êtres de valeur moyenne. Du premier jusqu’au dernier, tous les personnages y sont méprisables et le sont pareillement et absolument. Ce n’est pas assez de dire qu’ils sont sujets aux entraînemens, aux faiblesses, aux concessions, aux complicités. Ils sont capables des pires abominations, et tout de suite, à la première occasion qui s’en présente. Quelques crimes chez eux ne précèdent pas les grands crimes. L’abjection qui est le fond de leur nature est toujours près d’affleurer. Eh bien, non ! Vous vous trompez. Ce n’est pas ainsi chez tout le monde.
Analysons quelques-uns de leurs sentimens, ou peut-être contentons-nous d’en étudier un seul autour duquel gravitent tous les autres. Car, bien entendu, c’est une intrigue d’amour qui défraie toutes ces pièces, comme il en est, et comme il en sera dans notre théâtre neuf fois sur dix et pour toutes sortes de raisons. C’est le crime que lui faisait la chaire chrétienne du XVIIe siècle, estimant que plus les peintures de l’amour sont séduisantes et plus même elles sont épurées, plus elles sont dangereuses. Nous n’en sommes plus là. Nous n’en voulons plus au théâtre de peindre l’amour : nous lui demandons seulement compte de la conception qu’il s’en fait. Même dans les égaremens de l’amour coupable, et en le maudissant pour ce qu’il a de coupable et pour ses égaremens, on peut mettre un peu de noblesse, de poésie, de rêverie, d’émotion sentimentale. On peut y introduire l’inquiétude, le trouble, la lutte, le remords, tout ce qui chez le coupable atteste que la conscience subsiste. Et je consens que les excuses dont nous enveloppons l’adultère soient un mirage, une duperie à laquelle nous nous prêtons volontairement quand nous allons tomber dans le piège que nous tendaient les sens. Mais il y a l’autre amour, non plus l’amour fléau mais l’amour bénédiction, celui qui s’adresse à l’être tout entier, et dans lequel l’attachement réciproque, le souvenir des épreuves supportées en commun, la confiance, la gratitude, la tendresse ont si bien pris toute la place que parler à son propos d’une émotion d’un autre genre produirait une impression de sacrilège. En d’autres termes, il y a dans l’amour l’instinct du sexe, et ce que l’imagination et la sensibilité y ont ajouté et accumulé à travers les siècles, pour le transformer en un sentiment. Notre théâtre découronne, dépoétise, déshumanise cet amour, pour n’y plus laisser subsister que l’instinct bestial. C’est cet instinct, c’est son exigence, non pas seulement qui fait convoiter à l’amant sa maîtresse, mais qui pousse la jeune fille vers son fiancé et désormais rend la femme incapable de se passer de son mari. Les élans les plus purs, les affections les plus légitimes, les plus sacrées, sont changées en un prurit inavouable.
Il faut voir ce qu’est devenu, à cette école, le rôle de l’amoureux, du jeune premier, du Don Juan, de l’homme à bonnes fortunes, de l’homme aimé de toutes les femmes. Jadis on lui prêtait quelque élégance, de l’impertinence mais de la légèreté, de la suffisance mais de la politesse, du charme dans les manières et dans les propos, même de l’esprit. « Voyez-vous, comtesse, dit Boireau dans je ne sais plus quelle farce, ce qu’il y a d’agréable avec moi c’est que, quand on a fini de rire, on peut causer. « Le héros moderne est dénué de toute conversation, hors la conversation coupable. On devine que les intervalles doivent être sinistres. Sa plastique est tout son agrément. Toute sa séduction réside dans ses moyens physiques. Il le sait et il en crève d’orgueil. Il veut qu’on le sache et qu’on ne se méprenne pas sur son mérite. Je ne saurais dire à quel point ce genre de fatuité est désobligeant. S’il lui arrive de desserrer les dents, on est d’abord confondu de sa sottise. Rien qu’à voir son sourire de bellâtre, on l’avait deviné bête, mais pas à ce point. Et ce n’est pas encore là ce qui nous choque le plus en lui. Mais il faut entendre de quel ton il parle aux femmes, à toutes les femmes, à la sienne comme à celles des autres. Il faut pénétrer dans l’extraordinaire mentalité que révèlent les plus indifférens de ses propos. Cette grossièreté l’achève de peindre et baptise le personnage.
Entrons maintenant dans l’intérieur des familles : voyons comment chacun y tient son emploi. Le père ou le grand-père est, immanquablement, un débauché ; il promène ses fantaisies parmi les femmes du monde, ou les filles de joie, ou les bonnes : c’est affaire de goût. Une seule passion peut contrarier ce libertinage, celle de l’argent, lorsque, s’étant emparée d’un individu, elle étouffe en lui tous les autres appétits. En ce cas, nous avons un escroc au lieu d’un fêtard, et nous hésitons à croire que nous ayons gagné au change. La femme, quelquefois, a fait une assez longue résistance, et au lever du rideau, elle est encore irréprochable. Saluons son honnêteté, car nous ne la reverrons pas ! Il faut croire qu’elle a été sourdement et profondément démoralisée par l’atmosphère ambiante, car sa chute sera brusque et imprévue, comme il arrive après un lent travail de désagrégation : elle prendra un amant, tout à coup, le premier venu, et se donnera à lui sur le premier canapé venu. Après quoi, elle n’aura aucune honte, aucune gêne de sa faute, et même, à l’occasion, elle s’en vantera. Et l’auteur, à la cantonade, lui donnera raison, puisque, dans l’état de nos mœurs, l’adultère de la femme est, paraît-il, le seul moyen qui nous reste pour garantir la paix des ménages. Passons aux rapports de ces parens avec leurs enfans. De quoi le fils s’entretiendrait-il avec sa mère, sinon du tourment que lui cause cet instinct qu’il sent s’éveiller en lui et qui va le faire marcher sur les traces de son père ? Quand on fournit une même carrière, on a des chances de s’y rencontrer. Une situation souvent ébauchée dans le théâtre de ces dernières années, mais présentée cette fois dans toute sa crudité, est celle du fils rival de son père. C’est le sujet même du Vieil homme. On entendra des phrases comme celle-ci : « Ton fils est amoureux de ta maîtresse. » Et le gamin précoce, par jalousie contre ce père qui lui est préféré, aboutira au suicide. Pour ce qui est de la jeune fille, on ne nous en montre plus qu’un seul type : l’effrontée. Et on nous laisse à conclure quelle conduite pourra bien tenir, une fois maîtresse de ses actes, celle qu’une déplorable éducation a formée à gouailler tout ce qui est un principe, une discipline, une retenue. Je ne dis rien d’un peuple de figurantes, indispensables pour meubler les réunions, à la ville et à la campagne, et dont la spécialité est de se dégrafer à première réquisition.
Forcément, ces égoïsmes, ces vanités, ces appétits entrent en conflit. Il y a, comme toujours au théâtre, des scènes, des discussions, des explications, des reproches, des menaces, des récriminations. C’est alors un déchaînement d’invectives, un chassé-croisé d’injures qui se répondent et s’apparient, un déballage d’horreurs. Chacun se déleste de tout ce qu’il avait sur le cœur, déverse, en un torrent fangeux, tout ce qu’il sait, tout ce qu’il imagine. À ces momens, on croit voir, réellement et matériellement, couler sur la scène un fleuve de boue. Des insultes on en vient aux coups. Les hommes se prennent à la gorge. Et, comme la nature les a faits plus forts que les femmes, ils usent largement vis-à-vis de leurs compagnes de cette supériorité qui sera, jusqu’à la consommation des siècles, un terrible achoppement pour le féminisme.
Les choses se passent ainsi, nous assure-t-on, dans les milieux aristocratiques ou bourgeois, chez les financiers, les industriels, dans ce qu’on est convenu d’appeler la bonne société. Comment peuvent-elles se passer dans la mauvaise ? Nous avons, pour nous renseigner, tout un cycle de pièces qui nous mènent dans le monde des filles, depuis les établissemens où elles font leurs premières armes, jusqu’au petit hôtel où les installe la fantaisie vicieuse de quelque boursier, homme d’affaires, politicien. Je laisse de côté les pièces à spectacle qui ne sont qu’une suite de tableaux destinés à nous mettre sous les yeux Montmartre, les bals publics, les restaurans de nuit. Je ne m’occupe que des comédies. Le type le plus accompli du genre est certainement cet Enfant de l’amour où l’auteur semble avoir réuni comme à plaisir tout ce qui peut effarer le spectateur le plus endurci et auquel on assiste, stupide, comme à une gageure. C’est l’histoire d’une vieille fille de joie menacée d’être lâchée par son amant, un homme qui a été marié, qui a des enfans, qui est riche, a une belle situation sociale et va même passer sous-secrétaire d’État. Cette gourgandine a un fils, Maurice Orland, qui est vite devenu un témoin gênant, qu’il a fallu écarter, qui a été élevé à l’office, dans toutes les promiscuités, sons l’œil quasiment paternel d’un maître d’hôtel dépositaire et instrument des louches secrets de la maison. Le garçon est devenu tel qu’on pouvait l’attendre de ces belles fréquentations. Paresseux et jouisseur, il flâne dans les bars, en compagnie des bookmakers, des jockeys, des professeurs de billard et des croupiers de cercle. Joli cœur, il a une figure qui lui vaut des succès dans tous les mondes. De temps en temps, il rend visite à sa mère, avec son amie du moment, en passant par l’escalier de service, discrètement, pour la « taper » de quelques billets de banque. Il va sans dire que ce fils est un bon fils, aimant sa mère de toute la tendresse qu’il ne lui doit guère, de toute l’affection qu’il a si souvent dû refouler. Que cette mère soit lâchée, c’est une idée qu’il ne peut supporter. Il va donc s’employer non seulement pour lui ramener son amant, mais pour la faire épouser par cet amant. Il n’a à sa disposition qu’un procédé : le chantage. Mais il a plus d’un moyen de chantage, et ils sont tous bons. L’un consiste à menacer le sous-secrétaire d’État de publier des lettres d’où il ressort qu’il a maquignonné aux courses je ne sais quelle canaillerie. L’autre à menacer le père de ne pas lui rendre intacte sa fille, que précisément il tient sous clé, dans sa chambre, où elle est venue passer la nuit, étant folle de lui. Rantz, c’est le nom de l’amant, trouve le mot de la situation, quand il dit à cette abominable crapule : « Vous n’êtes pas à toucher avec des pincettes ! » Oui, mais lui-même !… Car nous le verrons, à l’acte suivant. régulariser la situation, c’est-à-dire épouser sa vieille roulure de maîtresse, et lui amener ses enfans, et s’installer bourgeoisement dans cette honte. Ce qu’il y a de plus atroce, et ce qu’on ne saurait pardonner à l’auteur, c’est d’avoir transporté dans un tel milieu et transposé sous cette forme dérisoire, un des plus beaux sentimens et des plus naturels : l’amour filial. A-t-il voulu mettre un habit nouveau à cette vieille sentence, que les brigands eux-mêmes ont leur honneur, et les apaches leur code de la délicatesse ?
Du moins a-t-il eu soin de nous prévenir et ne nous laisse-t-il aucun doute sur le pays où il nous fait voyager. Je ne sais si le mot est dans la pièce, mais il n’y en a qu’un qui serve pour désigner la catégorie sociale à laquelle appartient le jeune Maurice Orland. Avec lui nous sommes franchement dans la société des filles et des souteneurs. Mais tout de suite nous faisons une constatation bien significative. Les mœurs que l’on décrit ici ne nous surprennent guère : nous les avons déjà rencontrées. Ce sont les mêmes qui nous étaient dépeintes dans les pièces à cadre mondain ou bourgeois. On qualifiait les personnages de gentilshommes, de financiers, d’industriels, d’artistes, de gens de lettres ou de gens du monde : en réalité, ils étaient autant d’apaches en habit noir. C’est parmi les apaches que l’instinct est l’unique loi, que la violence des coups est toujours près de succéder à la violence des mots, et qu’on cogne sur les femmes. C’est chez eux que les auteurs du théâtre brutal ont élu domicile pour y étudier le cœur humain.
« Nous sommes de notre temps, diront ces messieurs. On ne peut rien contre ces grands mouvemens qui tiennent à toute sorte de causes : on est entraîné, malgré soi, par ces larges courans, aux causes lointaines, diverses et obscures qui, à certaines périodes, emportent dans un même sens toute la littérature. » Erreur ! Lorsque J.-J. Weiss, en 1857, publiait son fameux article sur la Littérature brutale, il visait à la fois une pièce de théâtre, les Faux Bonshommes, un livre de vers, les Fleurs du mal, un roman, Madame Bovary. On ne pourrait faire de même aujourd’hui et englober dans un seul procès les principaux genres littéraires. La poésie, hélas ! ne fait guère parler d’elle, et nous n’avons plus l’occasion de dire, comme cet ancien, que l’année ait été fertile en poètes. Quant au roman, quels qu’en soient d’ailleurs les mérites ou les défauts, il est du moins à l’abri de certain reproche. Les dernières œuvres des maîtres consacrés par une renommée déjà longue témoignent non seulement d’un réel éclectisme, mais de préoccupations morales grandissantes. La génération qui les suit, celle des Henry Bordeaux, des Louis Bertrand, des René Boylesve, d’autres encore et de plus jeunes, n’a eu garde de chercher dans le scandale un moyen de succès rapide et facile. Les peintures de milieux sains, les études de sentimens probes ou délicats ne sont pas systématiquement exclues de leurs livres. Certes il se fait toujours un important commerce de publications spéciales, mais qui reste en dehors de l’art et de la littérature et dont nous n’avons donc pas ici à tenir compte. C’est trop facile d’invoquer les influences impersonnelles et anonymes et de faire de sa propre faute celle de toute une époque. Il n’est pas exact que la littérature, à chaque instant de sa durée, soit imprégnée, dans toutes ses manifestations, d’un même esprit et que cet esprit soit, suivant un mot fameux, l’expression de la société. Là, comme dans tout ce qui est vivant, la loi est celle de la diversité. Les genres ne sont pas de pures abstractions, et en passant de l’un à l’autre on a parfois l’impression qu’on change de pays. Chacun d’eux a son développement dans l’intérieur de ses frontières. Le mal que nous analysons est propre au théâtre.
Quelles en sont les causes ? La première est cette espèce de surenchère que produit, au théâtre plus qu’ailleurs, la poursuite acharnée du succès. Nulle part plus qu’au théâtre, la dure loi du succès ne s’impose avec une impérieuse nécessité, et il faut le dire à la décharge des auteurs dramatiques. Un romancier dont le livre ne se vend pas ne fait de tort qu’à lui-même et ne met pas pour cela son libraire sur la paille : un auteur dont la pièce ne se joue pas peut consommer la ruine du théâtre qui l’a accueilli. Donc, on est aux aguets de ce qui réussit. On profite de la moindre indication et naturellement on l’exagère. Parce qu’Amoureuse a semblé apporter une note nouvelle et bien moderne de sensualité, M. de Porto-Riche s’est cru obligé de nous défrayer d’un « théâtre d’amour » où l’amour ne relève que de la physiologie. Parce que la première pièce de M. Bernstein, le Voleur, avait plu par une certaine intensité dans l’action dramatique, il s’est cru obligé dans la suite à se spécialiser dans les exercices de force, et bien entendu d’y aller de plus fort en plus fort. Parce qu’on avait, dès les débuts, signalé une certaine perversité comme étant la marque originale du théâtre de M. Bataille, il est donc allé chaque fois cherchant un sujet plus scabreux. Les qualités mêmes des interprètes peuvent être utilisées de la façon la plus baroque. Le jour où M. Guitry se trouva un peu marqué pour continuer de jouer les rôles d’amoureux « j’m’enfichiste » qui firent d’abord sa réputation, il sut à propos se faire une autre manière et s’imposa au public par la puissance de son jeu. Aussitôt on s’est empressé de lui fabriquer des rôles d’Hercule ou de Tartarin avec effets de torse, de biceps et de doubles muscles. Et les autres artistes, sur d’autres scènes, artistes hommes et artistes femmes, se sont mis à rivaliser de violence avec lui. Et nous aussi nous crierons fort et nous serrerons les poings, comme le camarade ! À qui le caleçon ?
Une autre cause est un certain fléchissement du genre. Je ne dis pas une décadence, le mot étant beaucoup trop fort et hors de saison pour une mode qui, j’en suis convaincu, ne sera que passagère. Il se peut même que les auteurs d’aujourd’hui n’aient pas moins de talent que ceux d’hier, mais ils appliquent leur talent à des besognes plus faciles et d’une moindre valeur d’art. II est relativement facile de mener à bien une pièce lancée tout de suite en plein drame : cela dispense d’y mettre de la vraisemblance, de la logique, des préparations : quand un gredin vous saute à la gorge, on songe à tout autre chose qu’à lui demander d’où il vient et s’il a des papiers d’identité. Et on simplifie singulièrement sa tâche quand on ne peint que des êtres dont toute l’activité se réduit aux manifestations de l’instinct : cela dispense de la psychologie et des nuances. D’ailleurs on a beaucoup de chances d’amuser le public quand on lui présente des milieux d’exception, où règnent des mœurs dont il ne peut contrôler la réalité. Le théâtre a besoin d’un effort continu pour se maintenir à un certain niveau et ne pas glisser vers les formes inférieures de l’art. La comédie n’a d’existence et ne prend de valeur littéraire qu’en se différenciant du mélodrame et du vaudeville ; mais aussi elle est sans cesse tentée de leur emprunter des moyens qu’elle y voit réussir. Il semble qu’aujourd’hui elle cède à la tentation et nous présente, en guise de personnages humains, des traîtres de mélodrame et des fantoches de vaudeville, mais en les prenant au sérieux, ce qui leur enlève tout leur charme.
Une part de responsabilité incombe-t-elle ici à la critique trop peu soucieuse de ramener le théâtre, fût-ce avec un peu de rudesse, dans la voie étroite du vrai ? On comprendra que je sois embarrassé pour aborder ce sujet, la posture la plus sotte étant celle du critique qui se donne des airs de faire la leçon à ses confrères. Cela est à mille lieues de ma pensée. Mais tous les critiques aujourd’hui déplorent, à part soi, les conditions de plus en plus défavorables où ils sont contraints d’exercer leur métier. Aux dernières nouvelles, ils ont été mis en demeure d’expédier leur compte rendu en sortant du théâtre après la répétition générale, pour le faire paraître avant la première représentation. La critique n’est plus alors que l’information : c’est dire qu’elle est invitée à disparaître devant le courrier des théâtres, qui lui est évidemment très supérieur pour l’abondance des renseignemens et pour l’optimisme des appréciations.
Quant à dire que le public est servi suivant ses goûts, qu’il a la littérature qu’il mérite, et que, l’industrie des théâtres n’ayant jamais été plus prospère qu’aujourd’hui, l’argument par la recette est décisif, c’est l’excuse toujours mise en avant et toujours vaine. Il y a dans le public des élémens très différens et de valeur inégale et il est extrêmement dangereux de s’adresser de préférence aux plus vulgaires, sous prétexte qu’ils sont le nombre. C’est encore l’élite qui, ici, prononce en dernier ressort. C’est dans les rangs de ce public lettré que s’est fait jour un sentiment qu’on ne peut plus méconnaître. Il est fatigué d’un étalage de brutalité où il voit un manque de respect à son égard, en même temps qu’une atteinte au goût et à la vérité. Il demande à pouvoir encore aller au théâtre sans avoir à rougir ensuite de l’emploi qu’il a fait de sa soirée. Les auteurs dramatiques, quels qu’ils soient, auraient le plus grand tort de ne pas tenir compte de cet état de l’opinion. Tout le monde peut se tromper ; ce n’est qu’une erreur ; la faute commence quand on s’entête et on s’obstine. Et cette faute aurait des conséquences particulièrement fâcheuses, car le public a un moyen si simple de manifester son mécontentement ! Une grève de spectateurs ? Personne n’y croit, l’habitude de passer la soirée hors de chez soi étant profondément enracinée dans nos mœurs. Entendons-nous. Si le théâtre persévère dans la brutalité, les amateurs de spectacles ne resteront pas pour cela davantage chez eux ; mais, au lieu d’aller vainement chercher, dans les théâtres classés, un plaisir littéraire que ceux-ci lui refusent, ils iront à côté, aux bouis-bouis et au cinématographe.
RENE DOUMIC.