Revue dramatique - Le Père Lebonnard de Jean Aicard

Anonyme
Revue dramatique - Le Père Lebonnard de Jean Aicard
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 96 (p. 221-226).
REVUE DRAMATIQUE

Le Père Lebonnard, pièce en 4 actes, en vers, de M. Jean Aicard.

Si je regrette vivement que la Comédie française, faute d’avoir pu s’entendre avec l’auteur, ait laissé le Père Lebonnard émigrer de la rue de Richelieu au boulevard de Strasbourg, ce n’est pas, à vrai dire, que la pièce soit bonne, ou seulement passable, ni, puisqu’elle est en vers, que les vers en soient de nature à faire illusion sur la sentimentalité puérile et déclamatoire du fond. Bien loin d’être étonné qu’après l’avoir reçue on ait demandé à M. Jean Aicard des suppressions, des concessions, et des corrections qui ne pouvaient être, à tous égards, que des améliorations, je m’étonnerais même plutôt qu’on l’ait reçue. Et si d’ailleurs on me disait que la Comédie française, en ces dernières années, a joué plus d’une pièce qui ne valait guère mieux que le Père Lebonnard, je commencerais par en tomber d’accord, et je répondrais que, justement, c’était une excellente raison de n’en pas jouer une de plus. Mais je suis fâché, dans l’intérêt des lettres, que la Comédie française ait donné prise à ses nombreux ennemis, en rompant elle-même, ou en laissant rompre à l’auteur, — le détail n’a pas d’importance, — le contrat qu’on peut dire qu’elle passe quand elle reçoit une pièce « à l’unanimité, » comme elle avait fait le Père Lebonnard. Je ne crains pas moins, d’un autre côté, que l’apparent succès du Théâtre libre, — où l’on eût cru, l’autre soir, que la direction avait interdit à la porte a les gants, les cannes, et tout ce qui ne produit que des applaudissemens sourds, » — en trompant M. Jean Aicard sur la valeur de sa pièce, lui fasse prendre pour elle et pour lui des battemens de mains qui ne s’adressaient qu’à leur commune mésaventure. C’est au surplus le moindre inconvénient des représentations uniques du Théâtre libre. Comme elles n’ont pas de lendemain, elles n’ont pas de sanction ; du public restreint et trié des premières, à un public plus étendu, ni les auteurs ne peuvent appeler d’une chute, ni la critique d’un succès ; et les acclamations d’une coterie finissent par faire croire à de bons jeunes gens que l’originalité dans l’art ne consiste qu’à ignorer l’orthographe et la grammaire de l’art. Et, certes, c’est quelque chose, mais ce n’est pas assez.


Passons rapidement sur l’espèce de prologue : Dans le Guignol, dont M. Jean Aicard a cru devoir faire précéder la représentation du Père Lebonnard. On y voit un auteur cruellement déçu, que l’honneur d’être interprété « par la vaillante troupe » du Théâtre libre a mal consolé de ne pas l’être par celle du Théâtre français, ce que je conçois de reste, mais à qui, par malheur, sa déception n’a rien inspiré qui ne la justifie. Avec l’évidente et assez naturelle intention de se donner le beau rôle, celui d’un défenseur de « l’art dramatique nouveau » contre la routine des gens de théâtre, — lesquels, il est vrai, ne laissent pas de confondre souvent l’art avec le métier, si les autres ne le distinguent pas assez du désir d’avoir du talent, — M. Jean Aicard n’y a pas du tout réussi. Des objections à sa pièce, qu’il a mises dans la bouche du « directeur » et du « principal acteur, » et qu’il a crues sans doute assez déclaratives de l’étroitesse de leurs préjugés, ou de la profondeur de leur incompétence, il y en a bien la moitié qui sont justes, et l’autre, que l’on se demande s’il a lui-même, Jean Aicard, comprises. Tout le mal qu’il s’est donné pour nous expliquer, par l’intermédiaire de M. Antoine, d’idée intérieure du Père Lebonnard, n’aurait vraiment pu servir, si l’on s’était souvenu de l’explication, qu’à rendre la pièce plus obscure et plus incertaine. Et, s’il est possible enfin que l’indignation ait quelquefois inspiré de beaux vers, on s’est bien aperçu, l’autre soir, que la vertu s’arrêtait à la prose… Faisons donc au prologue la grâce de n’en rien dire de plus, et, sortant du « guignol », arrivons tout de suite à la pièce.

On y trouve de tout un peu : des vers, d’abord, que je n’ai reconnus, si j’ose l’avouer, vers le milieu du premier acte, qu’à la fréquence des chevilles dont ils sont remplis, mais parmi lesquels il y en a cinq ou six en tout, d’assez habilement tournés et surtout d’assez habilement placés pour accrocher, si je puis ainsi dire, les applaudissemens au passage. On y trouve ensuite les sentimens les plus nobles et les plus généreux, mêlés d’ailleurs à de vilaines histoires, qui en font ressortir d’autant la beauté chevaleresque ; des commencemens d’idées, Dont M. Jean Aicard n’a pas eu le courage d’en choisir aucune pour la « pousser, » comme l’on dit, et pour en faire celle de sa pièce ; une espèce de mysticisme, qui s’exprime couramment en des termes d’une violence ou d’une crudité toute naturaliste : « Les doux vaincront, » dit le père Lebonnard ; et je vous dirai dans un instant comme il entend la « douceur. » Enfin, on y trouve jusqu’à deux ou trois scènes qui seraient assez belles ou plutôt assez fortes, si l’on ne voyait trop clairement l’artifice des moyens ou des ressorts d’horlogerie qui leur communiquent une apparence de mouvement et de vie. Je ne parle pas des caractères : s’il y en a un d’assez bien tracé, je crains en effet qu’on n’en doive rapporter l’honneur au talent, de M. Antoine plutôt qu’à la netteté, qu’à la précision, qu’à la vigueur du trait de M. Jean Aicard. J’oubliais le sujet, dont je sais bien que je vais inutilement essayer de faire sentir, en l’analysant, ce que la conception a de peu naturel et pourtant de naïf.

Il y avait une fois, dans une ville de province, un vieil horloger-bijoutier retiré des affaires après « fortune faite. » Il n’avait pas été toujours heureux ; et, à soixante ans, il était si blanc et si cassé qu’on lui en eût donné quatre-vingts. Cela n’empêchait pas qu’il eût un fils et une fille, et il était la bonté même : aussi, pour ces raisons, l’appelait-on le père Lebonnard. Le seul défaut qu’on lui connût était de remonter trop souvent ses pendules, et, sa femme le lui reprochait quelquefois avec une aigreur méprisante. On eût pu croire qu’elle rougissait de sa modeste origine, « la belle bijoutière ; » et le fait est qu’elle n’avait maintenant à la bouche que comtes et marquis. Comme dans le Gendre de monsieur Poirier, elle commandait à sa cuisinière des menus compliqués, savans et aristocratiques, avec des choses « à la royale ; « que le père Lebonnard effaçait pour les remplacer par du « bœuf saignant » et des « œufs à la coque : »


Je veux du bœuf saignant et des œufs à la coque,


criait-il à tue-tête ; et c’était sa manière d’être doux. Il faut aussi savoir qu’en ce temps-là, sa fille Jeanne, qu’il aimait beaucoup, relevait d’une longue maladie, et il ne voulait pas qu’avec des sauces encore plus indigestes que nobles on lui abimât l’estomac. Pour son fils Robert, qu’il aimait moins, et qui se portait mieux, il l’avait laissé fiancer par Mme Lebonnard à la fille d’un marquis voisin. Et ce n’était pas un mauvais enfant que Robert, mais, jeune encore, naturellement fier et même un peu dur ; on peut penser si la joie de ce prochain mariage avait enflé son orgueil.

Or ; — voyez comme lui vie est étrange ; — il advint que Jeanne, pendant sa maladie, s’était éprise du jeune médecin qui la soignait ; et « la première ordonnance » les avait liés pour la vie. Malheureusement, la mère de ce jeune homme avait jadis un peu fait parler d’elle ; même, son mari s’en était séparé bruyamment ; et il n’avait pas pu, je crois, désavouer l’enfant, parce qu’il y a des lois là-dessus, mais enfin il l’avait renié. Cette considération n’eût pas empêché le père Lebonnard de faire le bonheur de sa fille en la donnant à son médecin ; il avait ses idées ; et, puisque sa femme avait marié son fils à son gré, il pensait que ce fût à son tour, à lui, de marier sa fille comme il l’entendrait, et il agissait selon qu’il pensait. C’était un homme doux, mais ferme.

Croiriez-vous cependant qu’aussitôt qu’elle apprit les intentions de son mari, Mme Lebonnard, assez étonnée, commença d’entrer dans une violente fureur ? Oui ; elle déclara qu’elle avait fait choix d’un autre mari pour sa fille, mit fort impertinemment le médecin à la porte, et jura ses grands dieux que, de son vivant, un pareil mariage n’aurait jamais lieu. De son côté, la petite marquise, qui aimait pourtant bien son petit Lebonnard, lui signifia nettement que « ses préjugés » de noblesse et d’honneur, — car elle savait très bien que ce n’étaient que des préjugés, — lui défendraient toujours d’accepter un pareil beau-frère. Elle essaya vainement de les faire partager à Jeanne Lebonnard. Le marquis lui-même parla fort bien de l’hérédité, mais ne gagna rien sur l’esprit du père. Et enfin, le fils Lebonnard, atteint du même coup plus profondément qu’on ne l’eût cru dans son amour et dans son orgueil, après avoir aussi lui, sans succès, essayé de provoquer en duel le médecin de sa sœur, et de faire renoncer sa sœur à son médecin, il prit contre son père, avec une violence outrageuse, le parti de sa mère et de sa fiancée, — et le sien.

La situation devenait embarrassante, et le père Lebonnard, avec toute sa douceur, s’en serait malaisément tiré, si, par un hasard qu’on pourrait appeler presque providentiel, sa femme ne l’eût trompé lui-même, avec un comte, quinze ou seize ans auparavant, et qu’il ne dépendît ainsi que de lui de mettre le


Fils du comte d’Aubly, — dit Robert Lebonnard,


dans la situation du prétendu beau-frère que ce fier jeune homme avait si insolemment repoussé. Il s’y résolut donc. Seulement, tandis qu’un autre eût fait discrètement entendre à sa femme qu’il « savait tout, » et l’eût chargée de faire entendre raison à son fils, lui, comme il était très doux, il leur fit à tous deux, en leur prodiguant les noms d’adultère et de bâtard, une scène effroyable. Et le moyen s’en trouva bon. Accablé sous le poids de cette révélation, le jeune Lebonnard en fit une maladie ; et, quand il fut guéri, il voulut s’engager. On le loua fort de cette résolution ; puis, lorsqu’elle fut bien prise, on le dissuada de la suivre, et il goûta ce conseil. Comme d’ailleurs le scandale n’avait pas éclaté publiquement, et qu’il était de « bonne race, » on lui ramena sa petite marquise, et, tous les deux, renonçant à leurs anciens préjugés, ils consentirent au mariage de leur sœur avec son médecin. Était-ce bien la peine d’y résister si longtemps ? Moralité : Quand vous voudrez marier votre fille avec un fils naturel, précautionnez-vous d’une femme qui vous en ait donné un adultérin.

Qui donc a raconté — ne serait-ce pas M. Jean Aicard lui-même — qu’à la Comédie française on lui avait conseillé de mettre cette fable en prose ? Conseil perfide, ironique peut-être, et qu’en tout cas M. Jean Aicard a bien fait de ne pas suivre : son Père Lebonnard y eût péri tout entier. Non que j’en aime les vers, et j’ai eu soin de le dire d’abord : ce sont ce qu’on appelle des vers d’improvisateur, — comme tous les vers de M. Jean Aicard, d’ailleurs, — et moins lyriques, moins chantans, moins sonores seulement, une prose rimée, qui n’a ni la splendeur du vers, ni la vulgaire probité de la prose. Aussi bien est-ce là le danger que courent tous ceux qui tentent aujourd’hui d’exprimer en vers les détails de la vie commune : l’alexandrin est ainsi fait qu’il leur faut, pour le remplir, y admettre, je ne dis pas des vulgarités, je dis des platitudes que l’on a bannies de la prose.


Je veux du bœuf saignant et des œufs à la coque.


Mais, débarrassé de cette phraséologie, et réduit à ce qu’il a d’essentiel, le Père Lebonnard eût apparu à son auteur comme plus vide encore qu’invraisemblable. Où en est l’intérêt ? A quoi ou à qui, dans ces quatre actes, M. Jean Aicard a-t-il prétendu que nous nous attachions ? L’analyse de la pièce, où je ne crois pas avoir omis aucun détail de quelque importance, — je n’en ai négligé que les plus malencontreux, — a répondu suffisamment pour lui.

On peut juger en même temps si elle valait tout le bruit qu’on a fait autour d’elle, et que je ne déplore, en vérité, pour personne plus que pour M. Aicard. Nous et le public, le public et nous, il nous a plutôt amusés. Mais, non content d’avoir crayonné cette espèce de prologue où les acteurs du Théâtre libre nous ont régalé de la caricature de M. Got et de celle de M. Claretie, M. Jean Aicard, dès le lendemain même de la représentation du Père Lebonnard, nous a livré toute sa correspondance, à nous, ou, pour mieux dire, à M. Rodolphe Darzens, qui s’est empressé de la publier dans le premier numéro du Théâtre libre illustré. Et, on pensera d’abord que c’est avoir la rancune un peu bien tenace, mais, après lecture, on trouvera que c’est l’avoir plus maladroite encore. Je ne veux pas entrer à ce propos dans « l’histoire anecdotique de la pièce, » elle est trop claire : les comédiens, qui devraient être pourtant en garde contre de pareilles surprises, ont cru voir dans le Père Lebonnard la pièce que M. Aicard, en la déclamant avec « sa voix chaude et comme dorée de soleil, » leur a fait croire qu’il avait faite, jusqu’au jour où, voulant y regarder de plus près, ils se sont aperçus qu’elle n’y était pas. Je comprends leur fureur. Mais, dans toute cette affaire, s’ils ont manqué de flair, pour commencer, et de netteté, par la suite, M. Jean Aicard, lui, a fait preuve d’une confiance en soi-même et d’une naïveté véritablement réjouissantes… Je serais trop cruel si j’en mettais les exemples sous les yeux du lecteur.


Quant à transformer maintenant le Père Lebonnard en je ne sais quelle manifestation d’un « art dramatique nouveau, » ce serait vouloir nous faire croire que la « nouveauté » consiste uniquement ou principalement, à ne pas être u ancien ; » et cela peut bien être vrai en fait d’habits ou de modes, mais non pas de langue ni d’art. Je ne suis pas fâché de trouver l’occasion de le dire aux auteurs du Théâtre libre. L’originalité serait donc à trop bon marché, s’il suffisait, pour y prétendre, de ne pas ressembler à ceux qui nous ont précédés ; et la question est de savoir en quoi, comment, et par où nous en différens. Si, par exemple, ils avaient de l’esprit, nous croirons-nous originaux parce que nous serons plats ? S’ils savaient tracer un caractère, nous congratulerons-nous, entre nous, d’en être incapables ? Et s’ils étaient habiles à construire une pièce, nous croirons-nous plus habiles parce que nous y serons maladroits ? C’est aujourd’hui le défaut des jeunes gens : ils changent les vrais noms des choses, et ils s’imaginent avoir changé les choses. J’en dirais davantage si, l’an dernier surtout, j’avais régulièrement suivi les représentations du Théâtre libre, ou plutôt si j’avais gardé le souvenir fidèle de ce que j’y ai vu, de la Casserole ou de la Fin de Lucie Pellegrin, mais le Père Lebonnard me suffit pour justifier ces réflexions. Ni caractères, ni sujet, ni forme ; rien n’y est nouveau que les défauts que j’ai dits ; et, de toutes les parties de l’art dramatique, s’il faut décidément qu’on en accorde une à M. Jean Aicard : c’est celle qui consiste à faire autour d’une pièce, dans les journaux et dans les coulisses, avant, pendant et après, tout le bruit qu’on a peur qu’elle ne fasse pas toute seule.