Revue dramatique - Le Mariage de Figaro

Revue dramatique - Le Mariage de Figaro
Revue des Deux Mondes3e période, tome 45 (p. 693-706).
REVUE DRAMATIQUE

Comédie-Française : le Mariage de Figaro.

Le bruit s’est répandu, cette quinzaine dernière, que de jeunes comédiens, engagés depuis moins de vingt ans à la Comédie-Française, avaient paru dans des rôles fort supérieurs à leur âge. Sans que les chefs d’emploi fussent empêchés ou malades, et par un simple effet de leur décision gracieuse, l’accès du répertoire et même d’une pièce nouvelle avait été ouvert à ces jeunes gens surpris. M. Got, tout le premier, le doyen des sociétaires, avait cédé à M. Prudhon le personnage de Bellac, frais encore et à la mode au moins pour une saison. M. Coquelin avait prétexté un voyage en Suède pour faire abandon à M. Truffier du rôle de Paul Raymond. Seul des illustres hôtes qui en avaient essuyé les plâtres, M. Delaunay était demeuré dans la pièce de M. Pailleron, non pour gêner, à coup sûr, ni morigéner cette jeunesse : il eût résigné volontiers son emploi viager d’amoureux ; mais quoi ! pour le remplacer on ne trouvait que MM. Davrigny et Volny, qui sont majeurs à peine, mais qui déjà le paraissent ; on attendait qu’ils rajeunissent pour leur donner sa succession. D’aucuns cependant assuraient qu’à la faveur d’une dispense d’âge, ce même Volny occuperait bientôt la place de M. Febvre dans Mademoiselle de Belle-Isle, et déjà, dans cette pièce, Mlle Bartet usurpait le rôle de Mlle Broisat. Quoi d’étonnant alors à ce que le Mariage de Figaro se risquât sur l’affiche avec une distribution nouvelle ? Mlle Baretta y suppléait Mlle Croizette dans Suzanne ; Mlle Tholer, dans la comtesse, supplantait Mlle Broisat ; Mlle Frémanx, à peine sevrée du Conservatoire, empruntait à Mlle Reichemberg le maillot de Chérubin ; M. Laroche recueillait le rôle d’Almaviva des mains de M. Delaunay, décidément trop jeune ; enfin le personnage de Figaro, honoré l’année dernière par un essai de M. Coquelin, était dévolu à son frère, un éphèbe annoncé sous le nom de Coquelin cadet.

Tels étaient, ou à peu près, les rapports des nouvellistes. Étaient-ils exacts, si prodigieux qu’ils fussent ? Je ne puis dire en vérité s’ils l’étaient de tout point. M. Perrin, qui, jusqu’ici, priait indiscrètement les critiques d’assister aux reprises des pièces et aux débuts des acteurs, s’est rendu enfin à nos justes reproches et s’est retenu sur cette courtoise manie. « Quoi ! disions-nous, faut-il faire tant de bruit pour remettre en bon état des ouvrages qu’on devait toujours y tenir ? Peut-on nous déranger pour nous montrer que, dans les Précieuses, on a changé le petit laquais et le second porteur de chaise ? » Nous devons, cette fois, nous tenir satisfaits : on a eu cette modération de se passer fort bien de nous. Quelques-uns pourtant, d’humeur contredisante, ont réclamé telle ou telle de ces corvées qu’on leur épargnait ; c’est ainsi que j’ai vu le Mariage de Figaro, et je ne ferai aucune difficulté de convenir que je ne m’y suis pas déplu.

Vous vous rappelez sans doute la reprise de l’an dernier ; c’était plus qu’une reprise : une restauration. Cette bizarre machine, qui se nomme si bien la Folle Journée, depuis quarante ans au moins n’avait pas été rajustée : j’entends que la pièce, jouée trois cent cinquante fois, n’avait pas été répétée une seule. On se contentait d’un record, à chaque nouvel interprète ; on se fiait à la mémoire, au scrupule des anciens. M. Perrin, qui ne fait rien à la diable, employa plusieurs mois à faire répéter la pièce, comme une œuvre nouvelle, le manuscrit en main : il prétendait, par ce travail d’ensemble, assurer le jeu de la machine et l’accorder pour ainsi dire. Il advint au contraire que jamais l’harmonie n’en avait paru si compromise. L’instrument était bien repoli et reverni, paré de couleurs plus fraîches et comme de grâces nouvelles ; mais, à l’épreuve, on trouvait que le jeu s’en était ralenti, que la mesure, à chaque instant, s’y trouvait rompue et que les intervalles des tons n’y étaient plus gardés. D’abord on accusa de ce fâcheux désordre la distribution des rôles de femmes. « Mlle Croizette, disait-on, est une soubrette bien considérable pour une comtesse comme Mlle Broisat, et Mlle Broisat une comtesse bien pauvre pour une soubrette même ordinaire ; quant à Mlle Reichemberg, si jamais ce Chérubin vient à inquiéter cette Suzanne, — ah ! pécaïre ! d’un tour de main elle le mettra dans sa poche ! Il est malaisé de ne pas sourire quand Mlle Croizette dit de Mlle Reichemberg : « Il est à peu près de ma grandeur ; » et l’on ne peut admettre qu’Almavira, si mari qu’il soit, trouve le bras de Mlle Broisat plus « rondelet » que celui de Mlle Croizette. » Mais bientôt on se douta que le mal venait d’ailleurs. Les invraisemblances de ce genre ne sont-elles pas acceptées à la scène ? et même, s’il le faut, n’en tolère-t-on pas de plus fortes ? Ne consent-on pas que Richelieu, dans une obscurité plus épaisse, mais cependant moins trompeuse que celle des marronniers de Figaro, prenne Mlle de Prie pour Mlle de Belle-Isle ? Et si l’on renonce à discuter les chances d’une telle méprise, va-t-on chicaner des comédiennes sur les différences de leurs tailles et de leur embonpoint ? Non, non, les poids ni les mesures des acteurs n’importent guère, ni le rapport du poids de l’un à celui de son camarade : les convenances morales importent seules beaucoup, et il ne faut que voir si elles sont observées. Nous pouvons déclarer qu’elles ne l’étaient guère dans cette distribution : elles le sont aujourd’hui ou bien peu s’en faut. Mlle Croizette semblait, plutôt que « verdissante, » épanouie : au moral, j’entends, aussi bien qu’au physique ; elle avait de la grâce, mais point de gentillesse. Mlle Broisat, sans doute, avait bien l’air abandonnée, mais comment supposer qu’elle méditât une vengeance ? et comment surtout la trouver imposante ? Il est vrai que ce Chérubin était bien mélancolique, bien fluet, et pâle comme une fleur de muguet : sa petite bourgeoise de marraine pouvait lui paraître une grande dame. Allons ! cette année, les choses vont beaucoup mieux. Que Mlle Baretta soit justement aussi « verdissante » qu’il faudrait, aussi « pleine de gaîté, d’amour et de délices, » je n’oserais pas l’affirmer : Mlle Samary peut-être aurait plus de l’air de ce portrait ; n’oublions pas cependant que la gaîté de Suzanne n’est pas « cette gaîté presque effrontée de nos soubrettes corruptrices ; » le personnage à l’origine fut joué par Mlle Contat, quoique réclamé chaudement par Mlle Fannier, une soubrette. Mlle Contat y montra « de la grâce, de la finesse et du charme ; » Suzanne est sage, Suzanne n’est rien de plus qu’une personne adroite, spirituelle et rieuse : Mlle Baretta est adroite ; n’est-elle pas au moins malicieuse et enjouée ? Mlle Tholer, pour la comtesse, est assez noble et belle, et d’une beauté qui ne s’évanouit pas sur cette grande scène du Théâtre-Français ; elle a de la dignité, de la bonne grâce et même du sentiment. Mlle Frémaux n’est pas encore un Chérubin parfait ; mais s’il est vrai que « c’est naïf ou polisson qu’il doit être, » Chérubin, cette fois, est franchement naïf, et cette naïveté n’est pas dénuée de charme. Cherchez d’ailleurs par qui fut créé le rôle : par Mlle Olivier, dont le talent, au témoignage de Beaumarchais, était « naïf et frais comme sa figure. » Ainsi donc si Mme Jouassain consentait à ne pas outrer si fort le comique de Marceline, ou du moins à le rendre moins pesant et solennel, la distribution des rôles de femmes serait maintenant presque heureuse, et par là cette reprise serait déjà meilleure que la dernière.

Mais le grave manquement aux convenances morales n’était pas imputable aux femmes dans cette épreuve de l’an passé. M. Coquelin surtout rompait l’équilibre de la pièce en ajoutant au caractère de Figaro le poids de sa philosophie et de son civisme. Vous savez « de quelle dégaine, » comme disait familièrement l’auteur, cette comédie doit « trotter ; » même au comte Almaviva Beaumarchais conseillait de distinguer la noblesse et « l’échassure, qui, disait-il, gourme un peu l’acteur : .. or ce qu’on désire le plus, c’est que la pièce marche. » Eh bien ! dès que M. Coquelin paraissait en scène, la pièce se ralentissait, elle semblait parfois s’arrêter. Vainement derrière lui l’auteur « dévidait ses fusées ; » la silhouette de Figaro, immobile et pathétique, se détachait en noir sur ce fond pétillant d’étincelles, M. Coquelin s’était mis en tête à la fois de rembrunir, Beaumarchais comme tel de ses camarades avait rembruni Molière, et de manifester son adhésion au gouvernement de la république. M. Coquelin n’était plus un comédien vulgaire : il se posait du même coup en abstracteur de quintessence et en confesseur de la foi, de cette foi révolutionnaire qui fait les Talma et aussi les Collot d’Herbois. Pour y trouver à redire et blâmer cette version nouvelle, il fallait avoir l’esprit léger et l’âme royaliste. Depuis que Musset a parlé de

Cette mâle gaité, si triste et si profonde
Que, lorsqu’on vient d’en rire, on en devrait pleurer,


vous savez quel travail critiques et comédiens ont fait pour renfrogner Molière. On ne le reconnaîtrait plus au cabaret du Mouton blanc, cet aimable Gélaste, à qui La Fontaine fait dire : « Le rire est l’ami de l’homme et le mien particulier. » Non-seulement Alceste et Arnolphe, mais Harpagon et Tartufe, mais Dandin et Sganarelle sont devenus peu à peu des héros quasi-tragiques. Oui, vous lisez bien, Dandin et Sganarelle : on n’ose plus seulement les regarder sans pleurer. Devant eux, on ne prend plus le temps de rire : on pleure d’abord, ensuite, et jusqu’à la fin. Pour moi, dussé-je m’attirer ce reproche que jette Ariste-Boileau à Gélaste-Molière, dans les Amours de Psyché : « Vous êtes le plus frivole défenseur de la comédie que j’aie vu depuis longtemps ; » dussé-je même paraître encore plus grossier que frivole, j’avoue que je préfère n’y pas entendre malice, rire d’abord au théâtre et ne pleurer que sur l’oreiller. Dandin, à mon sens, ne demande pas les mêmes larmes qu’Othello ; Molière n’a montré qu’un des masques du monstre ; il a choisi le comique ; libre à nous de regarder l’autre, par un détour de pensée, quand, les pieds sur nos chenets, nous rêverons à la pièce ; mais le comédien n’a pas le droit de retourner publiquement ce Janus, et la moelle, au théâtre, doit rester dans l’os.

Cependant cette erreur, dans l’interprétation de Molière, est plausible en somme ; ce soin que prend le comédien d’avancer nos réflexions est indiscret sans doute, mais il n’est pas absurde : l’os est rompu mal à propos, mais la moelle s’y trouve, et l’acteur, en le rompant, n’a péché que par excès de zèle. Aussi une telle faute n’eût pas suffi à M. Coquelin : il l’eût jugée trop excusable et facile ; il eût dédaigné, nous le savons, de faire prendre Alceste au tragique. Le beau mérite, au demeurant, si le personnage a deux faces, d’exposer à la rampe celle qui regardait le fond ! Le vrai talent, c’est de retourner ce qui n’a pas d’envers ; et voilà justement ce qu’avait entrepris M. Coquelin : il voulait nous donner un Figaro de la Triste-Figure. Figaro ne dit-il pas qu’il se presse « de rire de tout de peur d’être obligé d’en pleurer ? » Patience ! ne rions pas si vite, et nous serons obligés de pleurer ! O la tristesse de Beaumarchais, quelle invention merveilleuse ! et de Beaumarchais représenté par son favori Figaro ! Pourquoi donc, s’il vous plaît, appelle-t-il sa pièce la Folle Journée ? Est-ce seulement pour en diminuer l’importance et donner le change aux censeurs ? Lui-même a traité cette pièce « d’opuscule comique ; » pis encore, de « bagatelle. » Il a relégué de tout temps le théâtre « dans la classe de ses amusemens ; » ce n’est « qu’à la dérobée » qu’il se livre au goût de la littérature ; il « se délasse des affaires avec les belles-lettres, » comme « avec la belle musique et quelquefois les belles femmes ; » il assiste à la première représentation de sa pièce dans une loge grillée, après un dîner fin, entre deux abbés disposés à « rire avec lui de ses chagrins, » car, leur a-t-il dit, « je n’en accepte qu’à ce prix ; » et plus tard il écrira, en manière de testament : « N’aimant pas le loto, j’ai fait des pièces de théâtre ; mais on disait : De quoi se mêle-t-il ? » On disait bien plutôt : « De quoi ne se mêle-t-il pas ? » Mais lui pouvait répondre, justement comme son barbier : « Que vous en chaut si je m’en démêle ? » Et, de fait, il se mêlait et se démêlait de bien des choses, et de diplomatie secrète, et de chicane, et de finances beaucoup plus que de littérature et de théâtre, ce bizarre personnage dont le chevalier d’Éon écrivait : « Nous nous vîmes tous deux, conduits sans doute par une curiosité naturelle aux animaux extraordinaires de se rencontrer. »

Il parle donc de son œuvre avec une modestie sans feinte, lui ce fat, ce fanfaron, ce « forfantier ; » il ne s’y attache guère que par entêtement d’amour-propre, et comme lui-même ne s’en exagère pas l’importance, il ne sent, au vrai, que médiocrement, le besoin de la diminuer aux yeux d’autrui. « La Folle Journée » cependant ? .. Est-ce pour marquer le caractère de l’ouvrage ? « Le public, dit aujourd’hui M. Dumas, acceptera toutes les philosophies du monde, pourvu que ce soit Polichinelle qui les lui dise ; » et justement Sedaine écrivait à Beaumarchais qu’il y avait dans sa pièce « une philosophie de Polichinelle. » Beaumarchais, dans sa préface, demande qu’on lui « passe un peu de morale en faveur de sa gaîté, » et il choisit pour épigraphe à son œuvre ces deux vers du vaudeville qui la termine ;

En faveur du badinage
Faites grâce à la raison.


C’est qu’en effet il fallait tout le charme de la gaîté, non-seulement pour sauver la pièce auprès des puissances du jour, mais pour la recommander même à cette puissance autrement durable et perspicace du public. Pour nous-mêmes Figaro devient insupportable s’il se prend au grand sérieux, s’écoute et se guindé ; ses tirades alors prennent l’air de morceaux choisis et ses bons mots de citations : ce flot de plaisanterie brûlante se ralentit et se refroidit pour charrier dignement des maximes politiques : tirons-leur notre chapeau quand elles passent, et fuyons bien vite ; quittons lestement ce farceur morose : « Ces gens-là, comme écrivait Beaumarchais à la comtesse d’Albany, ne sont bons qu’à parler révolution. »

Ainsi donc, c’est pour sauver son œuvre que Beaumarchais l’a faite si divertissante et folle ? Nous n’y sommes pas encore. Il est bien vrai que la gaîté sauve la pièce et la pare ; mais ce n’est point ici une application de gaîté faite après coup sur une morale, comme est mise par le droguiste la dorure sur la pilule. Beaumarchais n’est point gai de propos délibéré, pour les besoins de sa besogne, d’une gaîté d’auteur. Aussi bien, cette gaîté-là, je doute qu’elle soit jamais efficace, et je crois que Molière lui-même riait naturellement et pour son compte ; sur Beaumarchais, en tout cas, le jugement ne peut hésiter : il a écrit la Folle Journée parce qu’il devait l’écrire telle. « J’ai peur, disait Voltaire, que ce brillant écervelé n’ait au fond raison contre tout le monde. » Il a eu raison, en effet, et sans y prendre garde, en écervelé qu’il était. Il ne se piquait pas d’être un homme de l’art. Il écrivait comme il parlait, même pour le théâtre ; et surtout c’est ainsi qu’il écrivit le rôle de Figaro ; là surtout son stylo est « teint de son esprit ; » or son esprit était le plus joyeux qu’on pût souhaiter. Sa renommée de belle humeur, et de belle humeur intarissable, lui servait au besoin même de bonne renommée et combattait pour lui contre la calomnie : « Ce Beaumarchais, disait Voltaire, n’est point an empoisonneur : il est trop drôle ; » et il lui écrivait pour le complimenter en riant « sur ses trente-deux plats et sa philosophie gaillarde. » Certes il y a dans ces quolibets sur don Guzman Brid’oison quelque malicieuse rancune contre le conseiller Goëzman ; Beaumarchais pourtant écrivait cette scène de l’audience en riant de bon cœur et s’ébattant, avec cette même folâtre humeur dont naguère, chez le père Caron, l’apprenti « fait comme un diable » jouait au juge avec les gamins de son âge.

Il l’avait gardée, cette force de plaisanterie, même au For-Lévêque, d’où il écrivait : « Je suis logé depuis ce matin dans une chambre non tapissée, où l’on me fait espérer que, hors le nécessaire, je ne manquerai de rien, » — justement du même ton dont Figaro devait dire : « Pourvu que je ne parle en mes écrits ni de l’autorité, ni du culte, ni de la politique, ni de la morale, ni des gens en place, ni… ni… ni…, etc., je puis tout imprimer librement, sous l’inspection de deux ou trois censeurs. » Il devait, pour dire vrai, se maintenir en gaîté jusqu’à la fin. Inscrit comme émigré, partant proscrit, presque ruiné, ne commence-t-il pas ainsi une lettre au comité de salut public, à ce pouvoir changeant et quasi anonyme : « Citoyens dont le comité est composé… » Sur le dossier qui renferme les documens de sa ruine, ne met-il pas cette étiquette bouffonne : « Mes rapports avec la f… atale commission ? » N’écrit-il pas au ministre des finances Ramel, qui lui marchande une audience : « Souffrez que j’envoie un grabat dans le grenier de votre hôtel ; on vous dira tous les jours : Il est là ? » Enfin, tout comme sa sœur Julie, qui a très peu d’heures avant sa mort, » rimait une chanson dont les assistans improvisaient les réponses, ne trace-t-il pas de sa plus lourde écriture, dans les derniers jours de sa vie, une romance qui débute ainsi :

(Grave et doux) Au fond d’un verger, Climène
Attendait le beau Licas ;
Sa bouche exprimait à peine,
Mais son cœur disait tout bas :
(Vite et fort) Qué bigre est ça ? landerirette,
Qué bigre est çà ? landerira.


Il était, en fin de compte, incorrigiblement gai ; sa gaîté, après un siècle, vit encore dans ses écrits, et tous les comédiens du monde ne prévaudront point contre elle.

Mais le Mariage de Figaro, c’est connu, a été le prologue de la révolution ! — Soit ! la pièce a tourné autrement que ne pensait l’auteur ; elle est sortie par là du « sentier battu de nos monotonies françaises, où trop souvent la première scène nous fait deviner la dernière. » L’écrivain avait composé ce prologue tout seul : il a rencontré pour le reste des collaborateurs imprévus. Les spectateurs et l’auteur lui-même, dans sa loge grillée, n’auraient pas ri de si bon cœur s’ils n’avaient cru que la salle était bien gardée : on tire volontiers de ces feux d’artifice, quand on sait les pompiers voisins. Sur les spectateurs il est à peine besoin d’insister. Louis XVI put bien dire, par une boutade prophétique, qu’il faudrait détruira la Bastille « pour que la représentation de cette pièce ne fût pas une inconséquence dangereuse ; » mais, en somme, Mirabeau seul, éclairé « patriotiquement » sur les dangers de l’ouvrage par l’intérêt qu’avaient certains financiers de ses amis à faire baisser les actions de la pompe à feu, Mirabeau, seul en France, s’avisa que le chef-d’œuvre de Beaumarchais « déchirait, insultait, outrageait tous les ordres de l’état. » Pense-t-on que la princesse de Lamballe, en applaudissant la pièce, appelât de ses vœux la journée du 3 septembre ? Non, non, tout le monde alors pensait comme le censeur Gaillard : « Les gens gais ne sont pas dangereux ; » et voilà pourquoi tant de courtisans s’écriaient avec le duc de Fronsac : « Hors le Mariage de Figaro, point de salut ! »

Faut-il voir là une marque singulière d’aveuglement, et un incident de ce « colin-maillard » qui, « poussé trop loin, devait finir par la culbute générale ? » Mais regardons où allaient les opinions de l’auteur. Pouvons-nous accepter pour précurseur, de la révolution messire Caron de Beaumarchais, écuyer, conseiller du roi, lieutenant-général aux bailliage et capitainerie de la varenne du Louvre ? Certes, il en voulait à plus d’un courtisan. Pourquoi ? N’était-ce pas parce qu’il avait payé sa noblesse, et que ces gens-là feignaient d’ignorer qu’il en eût quittance ; ne pouvant changer le préjugé, il n’avait pas fait de difficulté de s’y soumettre : il voulait au moins avoir le bénéfice de sa soumission. De même il détestait les magistrats, mais il jugeait les délits de chasse à la grande-vénerie de France, et si plus tard il s’écriait : « Aujourd’hui qu’il n’y a plus, Dieu merci ! de chasse à conserver, je n’ai plus l’ennui de recevoir des requêtes, » pendant des années il n’avait eu garde de renoncer à cet ennui. Il pouvait bien écrire un poème sur l’optimisme, où l’esclavage était déploré ; mais, comme l’esclavage existait encore, il se résignait à former un plan pour fournir d’esclaves toutes les colonies espagnoles. Il maudissait, et pour cause, les lettres de cachet ; mais il ne refusait pas à une famille amie de solliciter une de ces lettres contre un fils indocile. Enfin, quelque temps après qu’une de ses brochures sur la guerre d’Amérique avait été en partie supprimée, chargé à son tour par le lieutenant de police d’examiner un écrit « politiquement badin, » sur le même sujet, il n’hésitait pas à déclarer, lui, le père de Figaro, que l’ouvrage manquait « de cette décence patriotique si peu commune dans ce pays-ci, où l’on plaisante sur tout. » Cherchons-nous quelle était, au demeurant, sa politique ? Le dauphin, fils de Louis XV, proclamait que c’était le seul écrivain qui lui parlât avec vérité. Quand Necker devint ministre, Beaumarchais dit à Maurepas : « Au moins voilà le règne des plats protégés passé ; le vrai mérite enfin fait des administrateurs. » Mais fallait-il pour cela être un révolutionnaire ? Tout en aidant de ses ressources les insurgés d’Amérique, tout en les appelant « ses amis les hommes libres, » lui qu’on surnommait « le Wilkes français, » il n’allait pas jusqu’à souhaiter pour nous une charte à la manière anglaise. Tandis que Wilkes, de l’autre côté du détroit, appelait un vent qui fît « choir des têtes, » Beaumarchais écrivait au roi : « Le malheureux peuple anglais, avec sa frénétique liberté, peut inspirer une véritable compassion à l’homme qui réfléchit ; » et, le lendemain de la prise de la Bastille, en renvoyant à son capitaine un soldat de Salis-Allemand, il terminait par ce vœu : « Dieu sauve le roi, le rende à son peuple, qui à travers sa fureur n’a pas perdu le saint respect de ce nom sacré ! .. Tout le reste est à la débandade ! » Est-il besoin de dire que la suite des événemens le surprit, et qu’il n’aima pas voir sa belle maison du boulevard « dévouée » à la ruine par les poissardes du cimetière Saint-Jean ? On sait comme il réclama contre les représentations de Charles IX « dans ce temps de licence effrénée où le peuple avait beaucoup moins besoin d’être excité que contenu ; » et s’il écrivit, en 1790, après que le droit commun eut été rendu aux protestans : « Quelque mal personnel que puisse me faire la révolution, je la bénirai pour le grand bien qu’elle vient d’opérer, » cela ne l’empêcha pas, quelques mois après, d’adresser à la convention cette plainte : « Je fus vexé sous l’ancien régime, les ministres me tourmentaient ; mais les vexations de ceux-là n’étaient que des espiègleries auprès des horreurs de ceux-ci. » Encore pourrait-on croire que, s’il regrettait cet ancien régime, où « la raison était tant insultée dans des institutions gothiques, » il le regrettait seulement comme certains hommes regrettent leur femme, mauvais maris, excellens veufs ; mais non, sous ce régime absurde, il lui arrivait de dire, s’il était compromis dans quelque méchante affaire : « Ce qui me perce le plus le cœur en ce funeste événement est l’impression fâcheuse qu’on a donnée au roi contre moi : on lui a dit que je prétendais à une célébrité séditieuse ! » Séditieux, il ne voulut jamais l’être. Il dénonçait les abus, parce qu’il « voyait les choses sans brouillard » et ne pouvait s’empêcher de dire ce qu’il en pensait. Mais comment accuser Figaro d’espérances factieuses, parce qu’il s’écrie : « Qui sait si le monde durera encore trois semaines ? », quand Louis XV répond à M. de Gontaut : « Les choses comme elles sont dureront autant que moi ? » Comment prendre ombrage du malin barbier qui jette au nez des gens : « Vous vous êtes donné la peine de naître, » quand le comte Almaviva prononce des jugemens dans ce goût : « S’ils font ensemble un autre ouvrage, pour qu’il marque un peu dans le grand monde, ordonné que le noble y mettra son nom, le poète son talent ? » Almaviva, sans doute, connaît le mot de M. de Maurepas aux conseillers du parlement Maupeou qui se plaignaient de ne pouvoir se rendre à l’audience sans être insultés par le peuple : « Allez-y en domino, vous ne serez pas reconnus, » Dès que les grands se raillent eux-mêmes, les petits, ce me semble, peuvent bien les y aider sans leur vouloir mal de mort, et d’ailleurs au moment où paraît le Mariage de Figaro, Beaumarchais compte plutôt parmi les grands que parmi les petits. Interrogez M. de Loménie (sur la place qu’il tient alors dans la société de son temps : M. de Loménie vous citera bien des menus faits qui montrent l’importance de ce singulier personnage. L’époque est loin où il écrivait à son père : « Ne soyez étonné ni de ma réussite ni du contraire, s’il arrive : » sa réussite paraît maintenant assurée. L’ancien horloger rédige des « mémoires particuliers pour les ministres » et des « manifestes pour l’état ; » et en marge de ces mémoires, le roi ne dédaigne pas de répondre aux questions qu’il lui adresse. Vergennes le traite comme un officieux dont les services passent au-dessus de sa tête ; d’Estaing le complimente sur les succès de « sa marine, » et le congrès des États-Unis lui envoie ses remercîmens. Est-il condamné au blâme, c’est-à-dire à la mort civile ? M. de Sartines, lieutenant de police, est forcé bientôt de lui dire : « Ce n’est pas tout d’être blâmé : il faut encore être modeste. » Entre-t-il en prison ? Aussitôt on le prie d’en sortir, et, comme il faut que le roi se fasse pardonner son irrévérence, on joue à Trianon le Barbier de Séville : le comte d’Artois fait Figaro et la reine fait Rosine.

De ce rapide examen que ressort-il, sinon que Figaro, le dernier en date des valets de comédie, n’est ni un héros, qui raisonne en souffrant, ni un réfractaire, qui se propose de bouleverser l’ordre social ? Il s’est trouvé, en effet, le dernier de ces lurons qui représentent depuis la comédie latine la perpétuelle protestation de l’esprit contre la force : il est le dernier successeur des Dave et des Liban. La révolution approche qui va faire Crispin l’égal de son maître : Crispin désormais n’aura plus mission au théâtre de représenter l’esprit ni autre chose, mais seulement de présenter, comme il fait dans la vie, des lettres sur un plateau. Nous pouvons après coup emplir ce type de Figaro de toutes les philosophies qu’il nous plaira d’y verser ; mais cet excès d’honneur, il ne le prévoyait guère. Il fut peut-être le courrier de la révolution française, mais sans le savoir et sans entendre ce qui roulait derrière lui : n’en faites donc pas un précurseur criant que les temps sont venus ; montrez-le-nous sur le théâtre, insouciant, fripon, sémillant, déluré, tel qu’il y parut pour la première fois, et non chargé de cette importance que lui prêtent à présent des gens trop informés de ce qui suivit.

En deux points cependant, il est vrai que cette gaîté se trouble : au troisième acte et au cinquième. Au troisième, la reconnaissance imprévue de Figaro par ses parens nous jette un moment dans le drame bourgeois, dans la comédie larmoyante ; au cinquième, le fameux monologue suspend l’intrigue à la façon d’une parabase d’Aristophane. Mais suit-il de laque la pièce soit triste, ou qu’elle soit révolutionnaire ? Nullement. Cette scène de reconnaissance, que le public à présent prend tout entière au comique, n’est qu’un accident de sensibilité, dans le goût du XVIIIe siècle. Beaumarchais, au commencement de son quatrième mémoire contre Goëzman, où il choisit pour interlocuteur le bon Dieu lui-même, a bien soin de se faire dire par ce compère Éternel : « Tu sais avec quelle profusion je versai la sensibilité dans ton cœur et la gaîté sur ton caractère. » C’est bien cela ; Beaumarchais est aussi sensible que gai. Le père Caron, l’horloger, qui signe ses lettres à son fils : « ton bon père et ami, » le père Caron trouve « un juste et noble rapport » entre Grandisson et ce fils ; et, en écrivant ces mots, il ne manque pas de laisser tomber sur le papier des larmes de tendresse. Que voulez-vous ? c’est la mode. Beaumarchais, à treize ans, à l’âge de Chérubin, après le mariage d’une jeune personne qu’il pensait aimer, demandait à ses sœurs des nouvelles qui jetassent « un peu de clair dans sa misanthropie ; » il rêvait de se tuer, le polisson, et s’en voulait de ne pas détester encore « tout ce qui porte cotillon ou cornette, après tous les maux que l’espèce lui avait faits ! » Plus tard il déclare à Mme d’Albany : « Quand je veux rire, c’est aux éclats ; s’il faut pleurer, c’est aux sanglots ; » Mais les sanglots, chez lui, ne parviennent guère à se pousser qu’entre deux éclats de rire. Il est sur ce chapitre comme Julie, sa chère sœur, laquelle, avec son « air de folie, » admire tendrement Richardson, et, pour exprimer que son âme est sombre, dit : « Mes idées sont puce ; » il est pareil à ce personnage de Clarisse Harlowe, dont il parle à son père : « Je suis un peu comme votre bonne amie miss Howe, qui, quand elle avait bien du chagrin, pleurait en riant, ou riait en pleurant.. » C’est ainsi que Figaro pleure ses premières larmes ; le rire échappe au travers : « Va te promener, la honte ! je veux rire et pleurer en même temps ! » Que Figaro soit « attendri » ou qu’il soit « exalté, » qu’il porte même ses mains sur sa poitrine en disant : « Ce que j’ai là, je l’ai comme un plomb, » nous sommes tranquilles, son rire va bientôt sonner comme neuf, son joyeux visage sera nettoyé de son chagrin. Beaumarchais ne fait ici que se rappeler un moment qu’il est l’auteur d’Eugénie et des Deux Amis ; il accorde un souvenir à ce genre qui, étant nouveau, l’avait dû tenter. D’ailleurs une partie des recettes de la Folle Journée n’est-elle pas consacrés à l’institut des mères nourrices ? Quand le père Caron vous disait qu’il y a un juste et noble rapport entre son fils et Grandisson !

Pour un accès de sentiment, qui marque le milieu de la pièce, il ne faut pas, vous me l’accorderez, en méconnaître le caractère, ni la transformer toute en « tragédie domestique. » Il ne faut pas davantage considérer le monologue comme un placard révolutionnaire, un manifeste affiché par l’amour au bout de sa comédie ; il ne faut pas surtout élever le ton du personnage depuis le commencement de la pièce pour qu’il se trouve enfin à la hauteur de cette tirade. Il faut prendre ce monologue pour ce qu’il est tout simplement : un morceau d’exposition, habilement façonné, qui se trouve ici hors de sa place et alourdit la fin de l’ouvrage. Beaumarchais, ne l’oubliez pas, si bien doué qu’il soit, n’est pas un homme du métier : la tirade du Barbier se trouvait au début de la pièce : c’était une heureuse chance ; celle-ci tombe à la fin : c’est un fâcheux hasard. Figaro s’avise de philosopher mal à propos, il interrompt la fête. Mais quoi ! on nous l’a dit : « donnant le présent à la joie, il s’inquiète de l’avenir tout aussi peu que du passé ; » il donne, cette fois, le présent au discours, il oublie ce qui précède et ne s’inquiète pas de ce qui va suivre. En cela encore il imite son auteur, qui, volontiers, dans une lettre, se prend à considérer « comme les choses de ce monde s’engrènent, et comme les chemins de la fortune sont bizarres, » quitte à revenir tout à coupa l’objet de son message : « Mais ce n’est pas de la morale que je vous ai promis, c’est une chansonnette fort tendre… » Figaro, jaloux de sa femme, s’arrête à trancher du raisonneur, comme Beaumarchais écrivant une lettre à sa fiancée s’arrête à trancher du métaphysicien. C’est que ce diable d’homme, en effet, qu’il écrivit une lettre ou bien une comédie, écrivait comme il parlait et qu’affairé, mobile, capricieux en ses réflexions, il était toujours, selon le témoignage d’un de ses amis « entier à la chose dont il s’occupait. » Ce monologue n’est qu’un accès de raison discourante, comme la scène de la reconnaissance n’est qu’un accès de sentiment. Une heure plus tôt cet accès d’éloquence eût servi à l’exposition de sa pièce ; il ne fait ici que déconcerter le spectateur : il faut cependant l’accepter tel qu’il est, et ne point lui donner un prix auquel le reste de la comédie soit sacrifié.

Or c’était justement la faute de M. Coquelin. Pour se mettre au niveau où il supposait le monologue, il s’élevait en insolence depuis la première scène jusqu’à celle-là. Je sais bien que M. Delaunay avait plus de grâce que d’autorité, qu’il semblait mieux fait pour plaire aux femmes que pour commander aux hommes, et que, si noble qu’il fût, il ne gardait rien de féodal. Même dans cette Espagne imaginée qui ressemble fort au pays où les barons d’Alfred de Musset ont leurs terres, dans cette Andalousie où le père de Perdican ce digne homme, pourrait être corregidor, où Basile annonce Blasius et Marceline dame Pluche, même en cette province de l’empire de Fantaisie, M. Delaunay manquait de prestige, et M. Laroche, qui le remplace, à défaut de son élégance, montre plus de gravité. M. Delaunay, délicieux dans les scènes de galanterie, paraissait mal propre à rendre des arrêts ; sa colère, à l’occasion, n’était pas des plus dignes, et dans sa familiarité on ne sentait pas une condescendance. Mais était-ce une raison pour lui parler de la sorte ? L’impertinence de Figaro ne doit-elle pas être prudente, joviale et toujours prête, au moins dans le commencement, à esquiver par une plaisanterie la riposte qu’elle mérite ? Quand Almaviva s’écrie : « Fripon, ta physionomie qui t’accuse me prouverait déjà que tu mens, » et que Figaro répond : « S’il en est ainsi, ce n’est pas moi qui mens, c’est ma physionomie ; » quand ces répliques se pressent comme des coups de raquette : «… Je me changeais. — Faut-il une heure ? — Il faut le temps. — Les domestiques ici sont plus longs à s’habiller que les maîtres. — C’est qu’ils n’ont point de valets pour les y aider ; » n’est-il pas vrai que de telles excuses doivent être lancées comme des boutades, comme des goguenarderies encouragées par la bienveillance dédaigneuse du maître ? Figaro se souvient que le jour où il a jeté sa fameuse phrase : « Aux vertus qu’on exige dans un domestique, Votre Excellence connaît-elle beaucoup de maîtres qui fussent dignes d’être valets ? » le comte, en riant, s’est écrié : « Pas mal ! .. » Et si le maître laisse le valet achever sa définition de la politique, c’est qu’il se réserve de lui répondre légèrement, et comme à un personnage dont les paroles n’importent guère : « Eh ! c’est l’intrigue que tu définis ! » Figaro est le bouffon qui divertit le seigneur : à ce titre, on lui passe bien des licences ; il doit cependant toujours en guetter l’effet, et s’il lance toutes ses saillies sérieusement comme un citoyen qui réprimerait l’arrogance d’un ci-devant, il faudrait, pour qu’Almaviva le tolérât et l’écoutât, que nous fussions, non plus à la veille d’une révolution, mais bien en pleine terreur, et que le maître craignît, ayant chassé ce drôle, d’être accusé par lui d’incivisme auprès du comité de son quartier. Certes, ce n’est pas ainsi que Beaumarchais l’entendait : et pourtant, mieux que personne, il connaissait l’emploi de l’esprit contre l’injustice d’un grand seigneur : n’est-ce pas avec l’esprit plus qu’avec les mains qu’il s’était défendu contre les « fureurs crochetorales » d’un duc de Chaulnes « brave à coups de poings, comme un matelot anglais ? » avec l’esprit qu’il avait châtié certain ambassadeur de Russie, mauvais payeur au jeu et par surcroît mal poli ? Il faut lire dans ses lettres tout le récit de cette aventure ; comment, sous prétexte de tailler au pharaon, il emprunte au comte de Buturlin cent louis que ce diplomate lui devait depuis longtemps ; comment, les cent louis perdus, il dit au comte : « Nous sommes quittes ; » et le comte s’écriant : « Cette banque-là ne vous coûte guère, » il lui répond avec courtoisie : « C’est tout ce qu’on pourrait me dire, monsieur le comte, si j’avais eu affaire à un mauvais débiteur. » Je ne sache pas que Figaro tînt dans le monde la place que Beaumarchais y tenait, et sous nul prétexte sa constance devant les menaces d’Almaviva ne saurait être plus raide que cette fermeté spirituelle : d’un bout à l’autre, il doit rester l’adroit personnage qui, après, avoir donné au comte « un faux avis » sur la comtesse, répond aux reproches de celle-ci sur l’inconvenance de son invention par ce tour bien propre à désarmer sa colère : « Il y en a peu, madame, avec qui je l’eusse osé, — crainte de rencontrer juste. »

Je n’avais pas vu sans crainte M. Coquelin cadet aborder ce rôle à son tour. Non qu’il me fût suspect d’un grand zèle politique ; mais il a, lui aussi, sa philosophie, qui est justement celle de Polichinelle. Entiché de cette plaisanterie froide qui plaît si fort aux Anglais, il est souvent à la fois mélancolique et burlesque : il est l’Hamlet du Tintamarre, qui porte, en guise d’épée, une batte d’Arlequin ; j’avais peur qu’il ne prêtât au joyeux barbier une bouffonnerie trop flegmatique et mystérieuse. Je connaissais, d’autre part, les minuties de sa mimique, de sa diction, de tout son jeu ; je me rappelais avec quel soin il avait dessiné son Basile, et je craignais qu’il ne gâtât par excès de scrupule, cette grande figure de Figaro. A propos de Basile, en passant, un avis à M. Silvain : sa pédanterie n’a rien de comique, et je ne vois pas où tend son emphase ; s’il ne peut acquérir la finesse de M. Thiron, si délicieux dans Brid’oison, qu’il ait au moins la bonhomie de M. Barré, excellent dans Antonio. Mais, pour revenir à M. Coquelin cadet, il m’a doucement surpris : il a composé le rôle plus largement que je ne pensais, avec plus de bonne humeur et d’aisance. Il se résigne dans le monologue à laisser s’arrêter la pièce ; il ne défigure pas son personnage tout le temps sous prétexte de le transfigurer un moment. Est-ce bien là un Figaro achevé ? Non, sans doute, ce n’est qu’un valet goguenard ; mais je l’aime mieux tel que tribun incommode. Le Figaro achevé, c’étaient sans doute Préville et Dazincourt, ou bien encore Monrose ; ceux-là étaient, au rapport des contemporains, et selon le vœu de l’auteur, « spirituels sans vulgarité ; mauvais sujets, mais fins, rusés, éduqués et non pas farceurs, » — tels que Marceline décrit son fils : « le beau, le gai, l’aimable Figaro, sémillant, généreux ! ., généreux comme un seigneur ; charmant enfin, » mais bien « le plus grand monstre… » — ou tel qu’en ses Mémoires la baronne d’Oberkirch dépeint Beaumarchais : « Autant la mine de chafoin de M. de la Harpe m’avait déplu, autant la belle figure ouverte, spirituelle, un peu hardie peut-être, de M. de Beaumarchais me séduisit. On m’en blâma ; on disait que c’était un vaurien., » » Le voilà « ce plus grand monstre ! » irrésistible, agile, tirant tous les regards après soi, l’esprit tendu comme son jarret andalous… Mais le ciel n’a pas donné à tous les comédiens, ni seulement aux bons, de répondre en tout point à un pareil portrait. D’ailleurs pour être louable dans les ouvrages du répertoire, il suffit, à mon avis, de ne pas nous les gâter. Certains comédiens, d’un talent trop ambitieux, nous ont disposés à applaudir leurs cadets, quand ceux-ci se contenteraient, par discrétion singulière, de ne pas altérer sciemment la physionomie des classiques.

Il faut remercier de cette reprise M. Emile Perrin et lui demander, à présent, de prendre confiance dans sa jeune troupe. Qu’il ne craigne pas de compromettre par de telles expériences « la douce, l’utile, la tant bien-aimée recette. » — C’est Figaro qui accumule ces épithètes louangeuses dans le Compliment de clôture écrit après le Barbier, et il demande si, dans le monde, il se fait quelque chose qui ne soit « au profit de la recette. » Mais, quatorze ans plus tard, Beaumarchais, en personne, adjurait les sociétaires de prendre un parti plus honorable que lucratif pour leur maison, et il tournait ainsi sa prière : « Quant à vous, mesdames et messieurs, si vous ne voulez pas qu’on vous dise que tout vous est indifférent, pourvu que vous fassiez des recettes, méditez les conseils que mon amitié vous présente. » — Il s’agissait alors d’un intérêt d’ordre public : il ne s’agit maintenant que des intérêts de l’art : je prie cependant M. Perrin de « méditer » ma demande. Qu’il persévère dans cette voie où il s’engage heureusement ; qu’il ait chaque jour plus de foi dans ses recrues de seconde ligne ; qu’il ne doute pas, comme Figaro, si le monde durera encore trois semaines : c’est par l’épreuve de ces jeunes talens qu’il assurera la bonne tenue de la maison de Molière.


Louis GANDERAX.