Revue dramatique - La Tentation, de M. Feuillet


THEATRE.

La Tentation, par M. Octave Feuillet.


Le drame de la Tentation, qui vient d’être représenté au théâtre du Vaudeville, ne nous a pas montré le talent de M. Octave Feuillet sous un aspect imprévu. L’auteur de la Crise, du Cheveu blanc, de la Clé d’or, est resté fidèle à lui-même ; il n’a pas renié son passé et n’a pas cherché à faire peau neuve. Appelé au théâtre par le succès inespéré d’une œuvre qui n’avait pas été écrite pour la scène, engagé pour ainsi dire par hasard dans la carrière dramatique, M. Feuillet n’a pas voulu compromettre une renommée déjà glorieuse, une comfortable position littéraire ingénieusement conquise, en rompant brusquement avec son passé par quelque tentative audacieuse. Un autre, plus hardi, plus ambitieux et moins sage, en se voyant lancé par la fortune dans une nouvelle carrière, aurait sans doute voulu couper les derniers câbles qui retenaient sa barque au rivage. Il aurait cherché témérairement quelque chose de nouveau, au risque de trouver le naufrage comme récompense de sa témérité. M. Feuillet, plus prudent, n’a pas songé à renouveler son talent, mais à l’approprier aux conditions de la scène. Il a très bien senti que pour lui, dans les conditions nouvelles qu’un hasard non cherché lui avait faites, inventer serait dangereux, et qu’il fallait se contenter de combiner. Il semble qu’il se soit dit, en paraphrasant un peu le mot d’Alfred de Musset : « J’ai un verre qui m’appartient, si le public veut y boire, je le lui tendrai avec plaisir ; mais si par hasard il le trouvait petit, je ne le briserai point, par dépit de ne pas en avoir un plus grand, et surtout je n’irai pas emprunter le verre de mon voisin. La grande affaire après tout n’est pas d’oser, mais de réussir. Je ne sais si je suis né pour la comédie et le drame, mais à coup sûr je suis né pour la poésie et pour l’art. Cependant le théâtre me réclame : si les inventions qui me sont propres peuvent lui convenir, je ne demande pas mieux que de répondre à ses exigences ; sinon, je n’abandonnerai certainement pas une fortune déjà faite pour une fortune à venir. Prudent comme Ulysse, je n’écouterai pas les promesses fallacieuses de la sirène dramatique. » En abordant le théâtre, la grande question pour M. Feuillet n’était pas de commencer une nouvelle carrière, mais de continuer sur une nouvelle scène celle qu’il avait déjà parcourue. Le seul moyen de résoudre cette difficulté était d’approprier au théâtre son talent et son originalité. Il a donc combiné, combiné la Clé d’or avec le Cheveu blanc, la Crise avec le Pour et le Contre, et de cet ingénieux travail est sorti le drame qu’on vient de représenter.

En agissant ainsi, il a été bien inspiré, car il n’a compromis ni sa carrière passée ni sa carrière à venir. Il peut, à son choix, borner à son dernier drame ses entreprises dramatiques ou les continuer. Après comme avant la Tentation, il est maître absolu de sa situation ; c’est un pas en avant qui n’engage à rien. Il est trop prudent pour qu’il soit besoin de lui prodiguer les conseils ; cependant je ne puis m’empêcher de lui dire : Prenez garde ! Ce n’est pas votre libre choix qui vous a poussé vers le théâtre, c’est un hasard heureux, dû à l’étoile favorable qui vous protège. Vous êtes un poète de naissance ; mais au théâtre vous êtes un parvenu, et la situation des parvenus est toujours pleine de périls. Ne prenez pas ce mot en mauvaise part. On est un parvenu toutes les fois qu’on change avec succès de sphère d’action et qu’on réussit dans un monde pour lequel la fortune ne semblait pas vous avoir fait. Les patriciens de Gênes étaient des parvenus le jour où, après une action d’éclat, reçus fraternellement dans les rangs des fiers plébéiens de leur république, ils s’entendaient dire : « Pour cette action, il mérite d’être des nôtres. » Dilettante de race, M. Feuillet est donc un parvenu pour la société des auteurs dramatiques. Parvenu, il est fort bien de l’être, à deux conditions pourtant : la première, c’est qu’on ne gardera ce nom qu’un instant, qu’on sera dans le nouveau milieu où l’on est entré comme si on était né pour lui, qu’on ne se sentira pas embarrassé de sa nouvelle fortune ; la seconde, c’est qu’on n’oubliera pas son origine et qu’on n’aura fait, en changeant de sphère, qu’agrandir ses moyens d’action et de pensée, le seul avantage de la situation d’un parvenu étant d’être de deux mondes au lieu de n’être que d’un seul, et de pouvoir combiner ainsi les moyens d’action de deux races d’hommes différentes. M. Feuillet se sent-il capable de remplir ces conditions ? S’il me répond oui, qu’il persévère dans sa carrière dramatique ; s’il me répond non, ou si même il hésite, qu’il y renonce, et qu’il rentre dans ses domaines privilégiés.

Le drame de M. Feuillet, je commence par le dire, est ingénieux, bien combiné, parfois émouvant. L’auteur a mis évidemment tous ses soins à bien faire, il s’est interrogé longtemps, il a souvent recommencé ses calculs et repris ses mesures. Ces premiers hommages une fois payés à l’auteur, nous pouvons engager librement la conversation. M. Feuillet veut-il connaître l’impression générale que sa pièce a faite sur moi ? Je vais m’expliquer par images. En sa qualité de poète, il doit comprendre le langage des fleurs, il saura donc interpréter la signification du selam que je lui envoie. La Tentation est, ainsi que je l’ai dit, une combinaison de la Crise, du Cheveu blanc et du Pour et le Contre, en sorte que la donnée de cette pièce n’est autre que la donnée favorite de ses anciens proverbes, agrandie et augmentée de manière à répondre aux exigences de l’optique et de l’acoustique théâtrales. M. Feuillet, portant sur la scène son Spectacle dans un fauteuil, me fait l’effet du propriétaire d’un parc charmant qui aurait eu l’obligeante fantaisie d’en ouvrir les portes au public. Longtemps ce parc avait été fermé, et avait gardé toute sa poésie, tout son mystère. Nul visiteur banal n’en troublait la solitude, et le propriétaire lui-même, comme pour mieux jouir de son silence, évitait d’y errer pendant les heures brûlantes de la journée, et ne s’y promenait qu’aux heures qui portent à la rêverie ou qui font savourer le bonheur, aux fraîches heures de la matinée et aux heures du crépuscule. Ce parc ne s’ouvrait que pour quelques amis privilégiés, tous aptes à comprendre le charme de la nature redressée avec art, la science des jardins, à sentir la poésie spéciale d’un groupe d’arbres, d’une allée s’ouvrant à propos, tous connaisseurs capables d’apprécier les détails de la nature, à peu près comme certains gourmets sont capables de commenter les parfums des différens sorbets glacés. S’il se rencontrait dans ce parc quelque bizarrerie due à la fantaisie du maître, quelque statuette placée hors de propos dans un endroit où elle n’avait que faire, quelques ifs tondus de trop près ou affectant des formes trop artificielles, ces amis étaient trop parfaits dilettanti et trop hommes d’esprit pour ne pas comprendre et ne pas excuser tous ces caprices. C’est ce parc, qui n’a jamais connu d’autres visiteurs que les initiés, d’autre bruit que le bruit discret des fêtes que vous donniez de nuit, sous ses ombrages, à la lueur fantasque des lanternes chinoises, c’est ce parc réservé aux visites mondaines que vous invitez la foule à contempler. Savez-vous à quoi vous vous exposez ? Après une première promenade, rien ne sera trop endommagé sans doute ; mais après la seconde et la troisième, que de réparations à faire ! Il faudra ratisser, balayer, sabler, effacer l’empreinte poudreuse des pas. Les commères qui se promèneront dans vos allées se répandront en louanges banales sur la beauté de vos plates-bandes, et leurs affreux marmots étendront la main pour en arracher les fleurs. Les horticulteurs et les hommes pratiques calomnieront votre gazon, et ne craindront pas de préférer à votre parterre le plus vulgaire jardin potager. De ridicules rêveurs troubleront de leurs mauvais vers le silence de vos bosquets, et sur vos arbres à la tendre écorce des amans facétieux graveront au couteau le nom de leur bien-aimée. Voilà les périls auxquels vous vous exposez en ouvrant votre parc à la foule. Il sera dévasté, ravagé, bouleversé, piétiné, et il n’est pas certain qu’en compensation, la beauté qui lui est particulière soit admirée et comprise. Les parcs aristocratiques ne sont pas une promenade faite pour la multitude ; les promenades qui lui conviennent sont de deux sortes : les jardins zoologiques avec leur ménagerie de bêtes fauves de tout poil, d’oiseaux de tout plumage, leur palais des singes et leurs échantillons de plantes bizarres, ou bien les jardins royaux aux grandes allées droites, aux massifs épais et sombres, Versailles ou Windsor. La foule en effet comprend difficilement les délicatesses de la nature cultivée, les nuances des sentimens raffinés, les réticences et les froideurs que la contrainte sociale impose aux passions, et j’en ai eu plus d’une fois la preuve à la représentation de la nouvelle pièce de M. Feuillet.

M. Feuillet nous entend-il ? Nous lui présentons ces observations parce que nous ne savons vraiment pas au juste si le succès récompensera sa tentative, et si la foule comprendra très bien les sentimens qu’il a voulu exprimer. Si par hasard le succès ne répondait pas à ses espérances, il ne faudrait pas en conclure que la pièce manque de vie, mais tout simplement que le sujet qu’il a choisi n’est pas de nature à être compris par la foule. Laissons la foule se prononcer, et voyons si elle entrera dans la pensée de l’auteur. C’est une expérience à faire.

Sous les ombrages d’un parc, — un parc non métaphorique, — erre mélancoliquement une ombre gracieuse, une robe de mousseline légère et un large chapeau de paille. Celui qui l’observerait, caché derrière une allée, la verrait avec étonnement porter son mouchoir à ses yeux pour essuyer des larmes furtives, ou interrompre sa promenade pour pousser un profond soupir. Pauvre femme ! s’écrierait-il comme son cousin Achille de Kérouare, elle souffre sans doute de quelque grande douleur inconnue ! — Eh bien ! vous vous trompez, cette ombre mélancolique, qui a nom Camille de Vardes, n’a aucun chagrin secret, mais elle est malade d’une maladie connue des lectrices de M. Feuillet, qui s’appelle la crise. Elle est maintenant sur le penchant de la jeunesse, et pleure la perte de ses illusions, ce qui équivaut à dire qu’elle regrette de ne pouvoir recommencer la vie. A-t-elle donc été malheureuse ? Nullement, mais autour d’elle personne ne la comprend. Elle a pour mère une vieille femme édentée, frivole et coquette, qui n’a pour toutes consolations à lui offrir que le conseil de se lancer tête baissée dans les distractions mondaines ; sa belle-mère est une vieille pharisienne, aussi désagréable que respectable. Son mari ne l’aime plus que par habitude. Il est vrai de dire qu’elle lui rend bien son indifférence, et lorsqu’elle se plaint et se lamente il lui répond qu’il ne peut pas passer sa vie à ses pieds avec une guitare, et qu’au bout de dix-huit ans de mariage il a cru pouvoir déposer la guitare. En cela, M. Gontran de Vardes ne semble pas dépourvu de raison, car notez bien que, dans l’état moral où est sa femme, elle serait la première à lui faire honte de sa guitare, s’il s’avisait de la prendre, et lui rappellerait avec une mélancolie dédaigneuse que ce rôle de troubadour ne sied plus à son âge. L’indifférence de son mari n’est qu’un prétexte dont elle s’arme pour l’accuser du mal qui la consume ; son empressement deviendrait tout aussi bien un grief. Elle a une jeune fille rieuse, insouciante, et qui ne peut parvenir à comprendre les douleurs de sa mère. Elles ont souvent ensemble la très amusante et doublement caractéristique, conversation qu’Henri Heine surprit un jour en se promenant sous les Tilleuls à Berlin. — Ah ! la verdure des arbres ! s’écrie en soupirant Mme Camille de Vardes. — Maman, que vous fait donc la verdure des arbres ? — répond innocemment Mlle Hélène. Donc personne ne pense à elle, voilà qui est dit ; il est vrai qu’elle y pense tant et si souvent elle-même, que cela doit lui être une compensation. Pendant tout le premier acte, cette ombre cherche un corps. Le mystère de l’incarnation va s’accomplir. Voici qu’arrive l’invincible Galaor, l’Amadis désiré, l’inconnu qu’elle demande à aimer, sous la forme d’un jeune diplomate qui a beaucoup couru le monde. Ce personnage a vraiment l’esprit de son rôle ; il vient de Lima tout exprès pour délivrer la princesse captive. En se promenant dans la campagne, ce beau ténébreux est entré dans le parc, et tout de suite il a reconnu à une certaine tapisserie et à certaines aiguilles la présence d’une jeune et jolie femme, comme Sbrigani reconnaissait un gentilhomme à la manière dont il mangeait son pain. Cet inconnu, qui s’appelle M. George de Trevelyan, et qui prend au sérieux sa profession de séducteur, entre immédiatement en fonctions. Sans perdre de temps, en homme laborieux qu’il est, il écrit en assez mauvais vers une déclaration qu’il cache dans le panier à ouvrage. Je l’aime en vérité, ce M. de Trevelyan. À la bonne heure ! on a une profession ou on n’en a pas, et quand on en a une, il faut en remplir exactement les devoirs. Il se retire sans avoir aperçu la châtelaine de ces lieux, qui bientôt revient et découvre le billet poétique de l’inconnu. « J’aimerai l’inconnu ! » s’écrie la pauvre femme, et la toile tombe.

Ces deux atomes tourbillonnant dans le vide se rencontreront-ils ? N’en doutez pas, car ils ont tout ce qu’il faut pour s’accrocher : elle possède du vague à l’âme, lui est un débitant de sentimentalité. Ils se rencontrent en effet. Protégé par cet astre ironique qui, selon les romanciers, guide la destinée des maris, c’est M. de Vardes qui a présenté lui-même à sa femme M. de Trevelyan. Il est bien imprudent ! direz-vous. Oui, imprudent comme tous les indifférens, comme tous ceux qui n’aiment plus. Ceux qui aiment connaissent seuls la défiance : la jalousie les prévient, la pensée égoïste du bonheur qu’ils peuvent perdre les tient en éveil ; mais la vanité et le respect humain ne rendent pas les mêmes services que l’amour. L’idée d’une certaine mésaventure ne vient pas à l’esprit de M. de Vardes. Aussi voyons-nous M. de Trevelyan assis aux pieds de sa femme et lui débitant avec sécurité ses déclarations amoureuses. Mme de Vardes résiste mollement, faiblement, mais elle résiste : elle sait trop à quelle extrémité cette aventure peut l’emporter. Son cousin Achille de Kérouare, le seul qui eût deviné son mal, parce qu’il était le seul observateur désintéressé parmi les gens qui l’entouraient, lui a dit : Prenez garde, vous ne vous arrêterez pas en route ; vous irez jusqu’à Lima. N’écoutez pas le sentiment mesquin de la vengeance, et consentez, s’il le faut, à être trompée par votre mari pour cette jeune femme hypocrite qui rougit si vertueusement, et qui sait si bien déposer sur votre cheminée les bouquets, signal des rendez-vous adultères. Donc voilà qui est dit : Mme de Vardes résistera, elle quittera Paris et se retirera dans ses terres avec son mari, qui ne demandera pas mieux, ne désirant rien tant depuis bien des années que de mener la vie de chasseur et de centaure. Aussi, pour faire ses adieux au monde, elle donne dans son hôtel un grand bal, où elle signifie à M. de Trevelyan sa résolution irrévocable ; mais, hélas ! la vertu est rarement récompensée. Au moment même où elle éloignait M. de Trevelyan, elle acquérait la preuve de l’infidélité de son mari. La révolte s’empare de son âme. Pourquoi n’a-t-elle pas osé ? Si M. de Trevelyan revenait, à l’instant même elle oserait tout. Et il revient ; c’est au tour du mari, tout à l’heure confus et humilié, de prendre sa revanche. Il a entendu la conversation de Trevelyan, ses protestations de dévouement, ses projets de fuite ; il a compris ce que le silence de sa femme contenait d’éloquence. La fin de cet acte est vraiment dramatique. Le caractère de M. de Vardes, dissimulé et sacrifié jusqu’alors, se révèle et se relève tout à coup. Nous ne connaissions qu’un personnage banal, passablement comique dans son indifférence, légèrement odieux ; mais sous le coup de cette émotion profonde et à ce moment décisif, le gentilhomme et l’homme se redressent, et secouent en un instant toutes ces défroques mondaines, tous ces costumes du club et du sport sous lesquels ils étaient enfouis. Après avoir forcé sa femme à rentrer dans le bal, M. de Vardes fait taire en lui les émotions de l’homme outragé pour engager avec M. de Trevelyan une querelle futile et justifier ainsi aux yeux du monde le duel qui aura lieu le lendemain. M. de Vardes, qui avait été le personnage sacrifié de la pièce, en devient le véritable héros ; M. de Trevelyan, qui devait en être le héros, n’en est plus que la grande utilité. Toute la poésie du monde ne suffirait pas à le rendre intéressant dans un pareil moment. C’est ainsi qu’un art ingénieux sait venger la morale sans faire de sermons, et tout simplement en rendant avec force la vérité des situations.

La scène qui se passe dans la chambre à coucher de Camille de Vardes deux heures avant le duel est aussi fort belle, et même est à mon avis la plus originale de l’ouvrage. M. de Vardes est entré pour avoir avec sa femme une suprême entrevue. Les deux époux, coupables tous les deux, sont en face l’un de l’autre. Tous deux devraient, se demander pardon avec des larmes ; mais la douleur et la colère qui les animent ne leur permettent pas de reconnaître leurs torts. M. Feuillet a rendu avec bonheur ces sophismes par lesquels la colère et la passion justifient leurs emportemens. La scène du duel me plaît moins. M. Feuillet a sacrifié aux exigences dramatiques nouvelles, comme M. Emile Augier l’avait déjà fait avant lui, mais d’une manière moins heureuse. Il est sans doute intéressant pour le public contemporain de voir représenter devant lui les scènes de la vie moderne dans toute leur matérialité, à la condition cependant que ces scènes ne seront pas celles qu’il a vues déjà, et il y a longtemps que le mélodrame nous a blasés sur les émotions dramatiques du duel, et que les théâtres populaires ont exploité ce spectacle. Je n’ai que des éloges à donner au cinquième acte, que couronne la réconciliation des époux à la veille du mariage de Mlle Hélène de Vardes avec son cousin Achille de Kérouare, un de ces braves garçons qui semblent venus dans le monde pour confirmer la vérité du conte intitulé la Belle et la Bête. Ce dernier caractère est vrai, curieux, finement observé, et fait honneur à M. Feuillet, qui a trouvé le moyen de rajeunir d’une manière poétique et charmante ce personnage obligé de la comédie sentimentale, l’homme sensible et chargé d’exprimer les bons instincts du cœur. Il n’a aucune prétention, ce bon Achille, et cependant il souffre cruellement, car il vous le dit lui-même, il a un cœur et un esprit de poète sous une enveloppe de notaire. Aussi les femmes le traitent-elles avec un sans-façon vraiment barbare, comme un être sans conséquence. Sa cousine rompt le sortilège qui l’enchaînait et le rend à l’amour, qu’il n’osait espérer, et au bonheur, pour lequel il était fait.

Les qualités qui distinguent M. Feuillet, la finesse de l’analyse, la subtilité, l’adresse ingénieuse, recommandent cette nouvelle œuvre, et lui prêtent leur grâce et leur charme. Ces qualités sont de celles qui perdent à se vulgariser, et qui gagnent au contraire à ne rien sacrifier d’elles-mêmes. Et cependant il faut qu’elles sacrifient quelque chose d’elles-mêmes, si M. Feuillet veut continuer à écrire pour le théâtre ; il faut que cette finesse s’épaississe, que cette subtilité devienne plus saisissable, que cette adresse se fasse une main plus forte et plus virile. Il faut retrancher aussi quelques-unes des fleurs de ce beau langage auquel se complaît M. Feuillet, s’il veut satisfaire complètement aux lois d’acoustique du théâtre. Il le faut absolument, et cependant nous n’osons engager M. Feuillet à y consentir. L’heure est solennelle pour lui ; qu’il y réfléchisse longtemps avant de renouveler l’épreuve dont il vient de sortir si heureusement !


E. MONTEGUT.


V. DE MARS.