Revue dramatique - La Réouverture des Théâtres

Revue dramatique - La Réouverture des Théâtres
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 25 (p. 444-455).
REVUE DRAMATIQUE

LA RÉOUVERTURE DES THÉÂTRES

La déclaration de guerre avait eu pour effet immédiat de fermer les quelques scènes parisiennes qui continuent à donner des représentations en été. Depuis lors, la guerre s’est prolongée, beaucoup de ceux qui avaient quitté Paris y sont rentrés, tout le monde a fait un louable effort pour reprendre, dans la mesure du possible, son activité ordinaire. Les théâtres ont été autorisés à rouvrir, sous le contrôle de deux ou trois censeurs. Ils ont été à peu près unanimes à ne faire de la permission qui leur était octroyée aucun usage. Ni le Vaudeville, ni le Gymnase, ni aucun des théâtres de genre classés n’en ont profité. Des deux théâtres de déclamation subventionnés, seule la Comédie-Française a, non pas ouvert, mais entr’ouvert ses portes. Ici ou là on annonce une série de représentations sans lendemain. Ailleurs on organise des matinées dites nationales, avec récitations et allocutions patriotiques. Ailleurs on donne, au bénéfice de quelque œuvre de secours militaire ou d’assistance sociale, des spectacles coupés. En somme, un minimum de vie théâtrale. Et c’est encore un des aspects particuliers à cette guerre qui ne ressemble à aucune autre. Aux époques les plus troublées ou les plus sinistres, on a continué d’aller au théâtre ; les chroniqueurs ont pu écrire l’histoire des théâtres de Paris pendant la Révolution, pendant les guerres de l’Empire, même pendant le siège de Paris : pour la première fois nous assistons au chômage à peu près complet de nos théâtres.

A cette abstention, en partie volontaire, il y a d’abord des causes morales. Elles sont trop faciles à deviner, et d’ailleurs trop douloureuses, pour qu’il soit besoin d’y insister. Dans nos sociétés modernes, le théâtre, qui n’a rien conservé de ses origines sacrées, sert uniquement à nous divertir. C’est un plaisir, qui peut être d’ordre relevé, noble, et même austère, mais enfin un plaisir : personne aujourd’hui n’est en disposition de prendre du plaisir. Beaucoup ont été cruellement frappés, pour qui ce serait un supplice intolérable de se trouver dans un lieu public, en contact avec des indifférens ; peut-être, et il faut le leur souhaiter, parviennent-ils dans la solitude à occuper leur esprit par quelque lecture qui leur est un réconfort ou une diversion ; mais il y a dans le plaisir pris en commun quelque chose d’offensant pour une douleur intime qui veut la retraite et le silence. D’autres, qui jusqu’ici ont été épargnés, connaissent du moins le tourment de l’inquiétude : car combien sont-ils ceux qui n’ont pas aux armées un fils, un frère, un mari, un être tendrement aimé ? Ceux même qui ne tremblent pas pour la chair de leur chair éprouvent un scrupule à s’asseoir paisiblement dans une salle de fête, alors que tant d’autres sont sous la mitraille.

D’autre part, le théâtre est étroitement dépendant des sujétions matérielles. La moindre représentation exige non seulement une troupe d’acteurs exercés, mais tout un bataillon de comparses, figurans, machinistes, accessoiristes, électriciens. La plupart ont été mobilisés : il ne reste que des équipes désorganisées, réduites aux élémens les moins jeunes et les moins actifs. Avec le développement qu’a pris la mise en scène, depuis quelque temps, l’industrie du théâtre est devenue très coûteuse, et chaque soirée entraîne des frais considérables : le directeur ne se soucie pas d’engager des dépenses qu’il n’est nullement assuré de couvrir. Quant aux spectateurs, dont les revenus sont diminués, et qui ont déjà beaucoup de peine à faire face aux dépenses de première nécessité, ils hésitent à grever encore leur budget, en y ajoutant des dépenses de luxe ; et on sait quels prix, d’ailleurs insensés, avaient atteints aux dernières nouvelles les places de théâtre. Ajoutez que, le soir, les rues sont à peine éclairées et les moyens de communication font complètement défaut. Les autobus sont partis, pour servir au ravitaillement des troupes ; il paraît même qu’ils s’acquittent de cette fonction à ravir et qu’ils y ont trouvé l’emploi qui leur convient le mieux. Les taxi-autos ont été, pour la plupart, réquisitionnés. Les fiacres eux-mêmes manquent de chevaux. Ni tramways ni métro ne marchent à l’heure de la sortie des théâtres. Plutôt que de traverser, à pied, un Paris plongé dans l’obscurité, on préfère rester chez soi. C’est pourquoi tout se réduit à quelques matinées où le public, — qui s’y presse, — est composé, en majeure partie de jeunes gens. Dans ces matinées, — je songe surtout à celles de la Comédie-Française, — les seules pièces qu’on se soit aventuré à donner sont celles qui, du Cid à la Fille de Roland, représentent chez nous la tradition du drame héroïque. On les a écoutées avec ferveur, on les a acclamées. Les vieux chefs-d’œuvre ont été au cœur des Français d’aujourd’hui, qui y reconnaissaient leurs propres sentimens : le spectacle était dans la salle, autant que sur la scène. L’intérêt de cette épreuve a été justement de montrer leur impérissable jeunesse. L’histoire, en ses perpétuels recommencemens, se charge de ramener de telles circonstances, une telle atmosphère morale, que nous sentions s’éveiller en nous les mêmes états d’âme dont notre théâtre classique conserve à jamais le dépôt. F. Brunetière aimait à faire ressortir la « modernité » des grands maîtres de la pensée au XVIIe siècle, un Pascal, un Bossu et, et à montrer que la façon dont ils ont posé quelques-uns des grands problèmes de la conscience est restée la même dont ils se posent encore à nous. Ce que nous venons d’éprouver, c’est la « modernité » de Corneille.

La tragédie, telle qu’il l’a conçue, est née dans une France toute guerrière. On était au lendemain des guerres de religion, à la veille d’une autre guerre civile, sous la menace constante de l’étranger. L’année du Cid est celle même où la prise de Corbie jeta jusque dans Paris la consternation et l’effroi. Il y eut un moment de panique, un exode de Parisiens, et le gouvernement délibéra s’il ne quitterait pas une capitale trop rapprochée de la frontière. On a beaucoup reproché à Victor Cousin d’avoir prétendu que Corneille avait pris modèle sur les héroïnes de la Fronde pour les héroïnes de son théâtre. Comment Émilie, cette adorable furie, ressemblerait-elle à une frondeuse, si la Fronde n’était pas née ? Et pourtant peut-on dire qu’il se fût trompé ? On ne sait jamais, à quelques années près, si c’est la littérature qui se modèle sur la vie ou la vie qui copie la littérature. Durant cette première moitié du XVIIe siècle, l’héroïsme était dans l’air. Les âmes, familiarisé avec le danger, s’étaient façonnées à certaines manières de penser et de sentir dont les circonstances leur faisaient une nécessité. C’est sur elles que Corneille a pris mesure, et avec les élémens qu’elles lui fournissaient il a constitué une tragédie entièrement nouvelle, dont il est vrai que celle de Racine sera la contre-partie.

Ce qui la caractérise, c’est que le principal rôle n’y appartient pas aux individus. Un personnage invisible et partout présent plane au-dessus d’eux : l’État, ou, comme nous dirions aujourd’hui, le pays. On croyait alors que ses destinées dépendent uniquement du bon plaisir des princes ; nous pensons aujourd’hui qu’elles sont en partie déterminées par des agens impersonnels, la race, l’histoire, les conditions économiques. Mais peu importe. État ou pays, c’est lui qui dure, et nous n’en sommes qu’une fraction infime et éphémère. Il était avant nous, il sera après nous, et nous n’existons que par rapport à lui : c’est donc que, comme nous lui devons tout ce que nous sommes, nous nous devons à lui. Avant d’être de telle famille, de tel rang, de telle profession, nous sommes Grecs ou Romains et Français ou Espagnols. Nous l’oublions un peu en temps de paix, et plus se prolonge la sécurité de cette paix endormeuse, plus se détend le lien qui nous rattache à la communion nationale dont nous faisons partie. Nous nous isolons de l’ensemble ; nous nous enfermons dans le petit cercle de nos affections, de nos intérêts et de nos goûts ; nous cultivons notre jardin ; nous nous complaisons dans notre égoïsme dont nous nous faisons une manière de dogme ; nous sommes la cellule qui se désintéresse de la ruche. Nous abandonnons le soin des affaires publiques à ceux dont c’est le métier de s’en occuper, comme c’est un métier de faire un livre ou une pendule. Mais que ce calme, par lequel il nous plaît de nous laisser abuser, vienne à être troublé, qu’une menace surgisse sur notre frontière, alors toutes les vérités que nous avons méconnues nous apparaissent soudain dans un jour éclatant. Nous comprenons que chacun de nous est l’héritier d’un long passé, et qu’il porte en lui un dépôt sacré, celui qu’y ont accumulé les générations appartenant à une même race. Nous nous rendons compte que notre esprit, notre sensibilité sont le produit d’un sol, d’un climat, et aussi d’une lente élaboration à travers les siècles. Nous nous apercevons qu’autour de ce trésor, qui est notre commun patrimoine, des jalousies naissent et grandissent et que nous avons donc à le défendre contre les convoitises étrangères. Ainsi l’individu se subordonne à la Cité... C’est ce qu’il faut entendre quand on dit que la tragédie de Corneille est politique. Ne prenons pas le mot au sens étroit de rivalités entre les partis et de compétitions pour le pouvoir. La tragédie, chez Corneille, agite les grands intérêts du pays : c’est le drame de la Cité.

Les passions qui animeront cette tragédie politique seront exclusivement les passions viriles : goût du commandement, ambition, souci de l’honneur, haine, vengeance. Les héros en seront les chefs d’État, les rois et leurs ministres, les capitaines et leurs soldats. Le crime y sera toujours un crime contre la sécurité de l’État. La conquête y sera celle d’un pays voisin, celle d’une couronne ou d’une dignité, alors que chez Racine la seule conquête qui importe est celle de l’objet aimé. C’est qu’ici l’amour est toujours sacrifié. Rien d’ailleurs de plus significatif que le rôle donné dans le drame cornélien à cette passion qui, de Racine à Marivaux, allait envahir tout le théâtre, tragédie et comédie, et, de proche en proche, gagner le roman, la poésie lyrique et absorber à peu près toute la littérature d’imagination. Corneille l’a dit formellement : « La passion de l’amour est trop chargée de faiblesse pour être la dominante d’une pièce héroïque. » Tels de ses personnages s’expriment sur ce sujet avec une rudesse dont on devine qu’un peu plus tard, vers 1660, elle dut faire sur la jeune cour et le public galant l’effet d’une impardonnable grossièreté. C’est dans le Cid que se trouvent les vers fameux :


Nous n’avons qu’un honneur, il est tant de maîtresses :
L’amour n’est qu’un plaisir, l’honneur est un devoir.


Eh quoi ! Celle qu’on aime n’est-elle pas, tant qu’on l’aime, l’incomparable et l’unique ? Si l’amour n’est qu’un plaisir, que deviennent ses tortures qui sont ce qu’en recherchent avec une âpre volupté ceux qui aiment à aimer ? Et si l’honneur seul est un devoir, aimer n’est-il donc pas la première obligation d’un honnête homme ? Pour parler ainsi de l’amour, mieux eût valu n’en pas parler du tout. Cette passion est exclusive, de sa nature ; si on l’introduit dans une pièce, elle doit y régner toute seule : elle n’admet pas le partage : la reléguer au second plan, c’est un crime contre l’amour...

Ce crime, c’est précisément celui dont Corneille n’a cessé de se rendre coupable. Car il n’a certes pas ignoré l’amour : il n’en a méconnu ni le charme, ni la violence, ni la douceur, ni la noblesse. Mais il l’a toujours présenté comme un obstacle qui risque de nous arrêter sur le chemin du devoir, ou de nous en détourner, et dont il convient donc de triompher. Don Diègue a été insulté et le devoir exige que Rodrigue venge l’honneur de son père. Mais il aime Chimène, qui est la fille de l’insulteur. Cet amour le fait hésiter, délibérer avec lui-même. Conflit intime dont l’issue ne saurait être douteuse : c’est le devoir qui l’emportera et tout l’amour de Rodrigue ne l’empêchera pas de provoquer un offenseur qui est le père de Chimène. De même en sera-t-il pour celle-ci. Et tout l’amour qu’elle a pour Rodrigue, cet amour dont tout à l’heure elle pâmera, ne l’empêche pas de demander justice contre un criminel qu’elle adore. Il n’y a pas d’amour plus pur et plus élevé que celui de Polyeucte pour Pauline. Mais l’attrait de cette tendresse légitime va retarder le néophyte dans son élan vers le sacrifice. Même débat de conscience que dans le Cid, et d’où le héros sort pareillement victorieux. Tel est alors son détachement des plaisirs du monde et de leurs flatteuses voluptés, qu’au moment de mourir, il fera don de Pauline à Sévère, il résignera son bien entre les mains de son rival, ce qui, du point de vue mondain, est impardonnable, et qui a valu à Corneille les railleries de Voltaire et de tant d’autres. Que si l’amour n’est pas sacrifié, il devient la source de toutes sortes de maux et d’actions ridicules ou honteuses. Camille apprend qu’on lui a tué son fiancé, et elle a sous les yeux le meurtrier qui l’a frappé, l’épée qui a fait couler son sang ; nous serions, quant à nous, disposés à beaucoup d’indulgence pour celle qui vient d’être si cruellement meurtrie ; et dans la minute où elle reçoit le premier choc, la révolte de tout son être nous paraît trop naturelle pour pouvoir être très coupable. Mais Camille a blasphémé contre la patrie : elle a mérité la mort. Cinna, parce qu’il est amoureux d’Emilie et qu’il se fait de l’amour une religion, est prêt à commettre un meurtre abominable. Et Maxime, pour la même raison, s’engage dans un imbroglio qui fait de lui, en plein drame, un personnage de comédie. Au surplus, l’amour ne pouvait avoir un autre rôle dans cette rude et grave tragédie d’État. On en a souvent fait la remarque, les passions de l’amour sont éminemment un passe-temps pour désœuvrés, incomparables pour remplir une existence vide, l’occuper ou la bouleverser ; elles tiennent beaucoup moins de place auprès de ceux qui ont seulement à gagner le pain quotidien ; mais lorsque les grands intérêts entrent en lutte, et quand la guerre se déchaîne, alors ces terribles orages du cœur ne nous paraissent plus que vaines agitations et jeux futiles.

Que ce soit d’ailleurs l’amour ou la haine, toute passion a, aux yeux de Corneille, un défaut irrémédiable, c’est d’être une passion. Le sens du mot n’est que trop clair : l’homme y est passif, à la merci d’impulsions qu’il subit. Or il ne suffit pas à la dignité humaine d’échapper au pouvoir d’une volonté étrangère ; encore ne devons-nous pas être livrés à ces forces obscures qui sont en nous, mais qui ne sont pas nous. Auguste, lorsqu’il prononce le vers fameux.


Je suis maître de moi comme de l’univers,


définit le héros cornélien. Tout au rebours, le héros romantique se qualifiera d’être « une force qui va » et fera bon marché de l’intelligence au profit de la seule passion. D’après la psychologie du XVIIe siècle, la seule faculté où nous ayons droit de nous reconnaître, c’est la raison. La raison conçoit une idée ; elle l’aperçoit dégagée de toutes les brumes de la sensibilité ; elle la pose comme le but à atteindre. A la volonté de nous mener vers ce but défini par la raison. Les personnages de Corneille sont des personnages raisonnables, et même raisonneurs ; et ils sont les héros de la volonté.

Longtemps on les avait considérés comme les héros du devoir ; on s’est aperçu que l’appellation n’allait pas sans quelque impropriété. Presque tous ils seraient passibles des tribunaux pour crimes de droit commun : il ne se peut pas que la morale soit en un conflit aussi flagrant et aussi continu avec la justice. Les héros de Corneille ne veulent pas toujours ce qu’il serait bon de vouloir, mais ils le veulent bien : ils veulent pour vouloir. Ils tiennent que la volonté, par elle-même et indépendamment de son objet, est bonne. Comme dira plus tard Stendhal, ce qu’ils recherchent, c’est l’énergie. Ou, comme nous dirions aujourd’hui, ils estiment que la qualité essentielle pour un homme, c’est d’avoir du caractère. Ce n’était pas notre avis, toutes ces années dernières. Les seules psychologies auxquelles nous accordions quelque estime étaient les psychologies compliquées ; et plus elles étaient compliquées, plus elles nous faisaient l’effet d’être distinguées. Nous avions du goût pour les incertitudes de la pensée et les fluctuations du sentiment. Il nous plaisait qu’une âme fût en contradiction avec elle-même, et nous trouvions à certaines défaillances une élégance que n’a pas la vertu.


Video meliora proboque
Deteriora sequor,


nous paraissait la formule qui enferme le plus de véritable humanité. Hamlet était pour nous le type de l’homme moderne, par cela même qu’il personnifie l’impuissance à agir, la paralysie de la volonté. Nous nous reconnaissions dans les héros tourmentés de Racine ; nous refusions toute réalité à ceux de Corneille, sous cet unique prétexte qu’ils savent ce qu’ils veulent et le font comme ils le veulent. Caractères tout d’une pièce, nous les accusions d’avoir été fabriqués de toutes pièces et imaginés par l’auteur. Mais il y a des époques dans la vie des peuples, et partant dans la vie des hommes, où tout ce qui n’est pas l’énergie semble méprisable et hors de saison. Dans ces temps de crise, nous comprenons la nécessité de faire effort pour résister à la pression qui menace de nous détruire. Il faut tendre le ressort intérieur. Il faut durer, c’est-à-dire être soi-même, c’est-à-dire vouloir. Ces temps sont revenus. Aussi est-ce merveille de voir comme soudain les personnages de Corneille nous ont semblé aisément intelligibles et comme ils se sont rapprochés de nous ou, pour mieux dire, comme nous nous sentons près d’eux. Jusqu’ici nous cherchions dans l’histoire des modèles auxquels les comparer. Aujourd’hui nous n’avons qu’à regarder autour de nous.

Le Cid est-il venu d’Espagne ? Il faut qu’en passant les monts il ait changé de caractère, car il est, celui-là, tout français. Ce qu’il personnifie, c’est la bravoure française, telle que nous la retrouvons, semblable à elle-même, à travers toute notre histoire, et telle que nous l’avons vue, aux premiers bruits de guerre, jaillir une fois de plus du fond de la race dans sa splendeur radieuse. Ce qui est la marque de cette bravoure, c’est justement qu’elle fait partie des qualités de la race, qu’elle est naturelle, spontanée, instinctive, et qu’aux âmes nées dans un tel pays la valeur n’attend pas le nombre des années. Le héros français nous apparaît le plus volontiers sous les traits d’un héros jeune. De la jeunesse il a l’insouciance, la pétulance et l’entrain. On l’humilierait à lui dire qu’il a le mépris du danger ; loin de le mépriser, il le recherche, il en a le goût, il en subit l’attirance. Il ne se contente pas de lui faire face et de l’attendre sans reculer : il va au devant, il le provoque, il le défie. A l’instant de la bataille, une allégresse sacrée s’empare de lui. Il se bat dans l’enthousiasme, dans une frénésie d’ardeur belliqueuse, et l’ennemi le reconnaît à cette « furia » dont le nom est italien, mais la chose est française. Or tout cela est français d’aujourd’hui comme il était français d’hier. Pour un public de jeunes gens il n’y a qu’une pièce, et c’est le Cid. J’ai vu donner en matinée, devant des salles exclusivement composées de jeunesse, la Dame aux Camélias. Évidemment, c’était une erreur. Si on demandait quelle est, dans tout le théâtre français, la pièce la plus française, personne n’hésiterait à désigner le Cid.

La merveille, dans Horace, est que Corneille y a ouvert devant nous l’intérieur d’une famille et nous a fait suivre le retentissement que la guerre y provoque dans le cœur de chacun. C’est bien pourquoi aucune pièce aujourd’hui ne saurait lui être comparée pour l’intensité de l’émotion qu’elle provoque en nous. Pères, enfans, frères et sœurs, épouses, fiancées, chacun a, suivant son âge, son sexe, sa situation, une manière différente de s’émouvoir : c’est ce que montre Corneille, et c’est exactement le tableau de la France actuelle. Comme Horace et Curiace, tous nos soldats, en partant, ont laissé derrière eux des êtres dont il leur a été si dur de se séparer ; et ce qui a fait la beauté de leur attitude, c’est l’abnégation avec laquelle ils se sont arrachés à la douceur de ces affections de famille. Sabine, Camille, attendent avec anxiété les nouvelles du champ de bataille. Combien sont-elles, dans toute la France, les pauvres femmes qui tremblent à chaque coup de sonnette, guettent l’arrivée du facteur, et redoutent chaque fois la nouvelle qu’il leur apporte ? Le vieil Horace a beau se raidir dans sa vertu déjà stoïcienne, on devine que la tendresse du père va faire trembler la voix du patriote : c’est à cela même que tous les pères se reconnaissent en lui. Une atmosphère de deuil et de gloire enveloppe toute la pièce :


Deux jouissent d’un sort dont leur père est jaloux.
Que des plus nobles fleurs leur tombe soit couverte :
La gloire de leur mort m’a payé de leur perte.


Elle l’a payé, elle ne l’a pas consolé...

Les drames de Corneille sont les drames de l’héroïsme : Polyeucte est le drame du martyre ; aussi marque-t-il un degré de plus dans l’échelle des valeurs morales. Que le héros se sacrifie d’ailleurs pour la religion ou pour cette autre religion qui est le culte de la patrie, peu importe : il personnifie l’esprit de sacrifice ; il se dévoue pour un idéal ; et il n’y a rien au monde de plus beau. Mais cet idéalisme ne doit pas être seulement la vertu sublime de quelques individus qui les élève au-dessus de l’humaine condition ; elle est encore la vraie force des peuples. C’est ce que nous appelons en langage courant, ou en jargon moderne : le facteur moral. Une nation qui ne met rien au-dessus de la prospérité matérielle n’est pas digne de durer et, de fait, est bien près de disparaître. Elles aussi, les nations doivent être idéalistes ou ne pas être. Et Polyeucte est une magnifique leçon d’idéalisme.

Le génie de Corneille s’est si bien identifié avec ce genre de tragédie, que dans toute pièce où vibre l’âme de la pairie il nous semble apercevoir un rayon émané du foyer cornélien. C’est ce qui est arrivé pour la fille de Roland, et c’est le plus bel éloge à faire de ce drame, qu’on puisse le citer tout de suite après ceux de Corneille. Cette fois encore, dans la hâte du premier moment, et désireux de faire entendre au public des accens dignes des circonstances que nous traversons, on est allé tout droit au drame d’Henri de Bornier. On connaît l’histoire vraiment singulière de cette pièce. Quand elle fut représentée en 1875, on crut qu’elle était un écho de l’Année terrible, et on ne douta pas que ce cri de fierté ne fût celui de l’âme française qui se redresse après l’orage. Or la pièce avait été écrite avant 1870, et son auteur n’était pas un jeune homme qui venait de se révéler ; il avait à son actif plus d’une production tout juste honorable ; mais une fois, qui devait rester la seule, l’inspiration était venue, sans qu’on pût savoir d’où ni comment : l’esprit avait soufflé où il avait voulu. Des critiques habiles à expliquer tout succès par des raisons étrangères à la valeur de l’œuvre, s’empressèrent de faire remarquer ce que celui-ci devait aux circonstances. Depuis lors, les temps ont changé, la Fille de Roland a été bien souvent reprise, et chaque fois l’impression a été la même. Ne craignons pas de le redire, c’est une des plus belles œuvres qu’il y ait dans tout notre théâtre. Il est fâcheux que l’expression n’y soit pas toujours à la hauteur du sentiment : Bornier aurait dû demander au plus humble des parnassiens de retoucher quelques-uns de ses vers qui font tâche. Mais, à la représentation, c’est à peine si on note ces défaillances. On est emporté par le mouvement de l’action dramatique qui est une « reconnaissance, » comme dans les drames les mieux faits, de Sophocle à d’Ennery. Quand l’identité d’Amaury et de Ganelon a été reconnue par celui qui avait le plus d’intérêt à l’ignorer, étant le propre fils du traître, le sujet est épuisé, la pièce est terminée. Ce n’est là que l’armature du drame ; pour l’inspiration, combien elle est généreuse et vraiment poétique ! Cette épée de la France prisonnière à l’étranger et que délivre un jeune preux, quel symbole, à la fois si clair et si plein de signification ! Les mâles pensées, les élans chevaleresques, les nobles mouvemens par lesquels se trahissent les âmes haut placées éclatent à chaque instant. Et quel amour de la France ! Quel culte pour sa mission providentielle !


Ta gloire ! Oh ! puisse-t-elle, aux époques prochaines.
Croître en s’affermissant comme croissent les chênes.
Offrir l’abri superbe et l’ombre de son front.
Nation maternelle, aux peuples qui naîtront.
Afin qu’on dise un jour, selon mon espérance :
Tout homme a deux pays, le sien et puis la France.


Quelle foi dans les destinées de la France immortelle !


O France, douce France, ô ma France bénie,
Rien n’épuisera donc la force et ton génie !
Terre du dévouement, de l’honneur, de la foi,
Il ne faut donc jamais désespérer de toi.
Puisque, malgré tes jours de deuil et de misère,
Tu trouves un héros dès qu’il est nécessaire.


Notre tradition, voilà ce qu’illustre et exalte la Fille de Roland. C’est une notion nouvelle qui est entrée dans la poésie au XIXe siècle, et dont il n’est que juste de faire honneur au romantisme. Il a eu le sens de l’histoire. Il a voulu tout savoir de notre passé. A suivre la France à travers les siècles, il s’est pris pour elle d’admiration et d’amour comme pour une personne qu’on aurait vue beaucoup souffrir. Il tenait compte de l’extérieur, il jouissait du paysage, il se plaisait à contempler les monumens. Il nous a enseigné à aimer la France pour son génie d’abord, mais aussi pour la douceur de son climat, pour la variété de ses campagnes et de ses bois, pour la hardiesse et la grâce de son architecture. Et c’est tout cela qui nous émeut dans ce drame, dernier écho d’une poésie nationale et née du sol.

Et Cyrano de Bergerac ? Je ne l’ai vu figurer que pour un acte sur l’affiche de je ne sais plus quelle matinée. D’où vient cette discrétion si peu dans les mœurs de ce garçon qui fut, dit l’histoire, bruyant et avantageux ? C’est, je crois, qu’il se sent un peu dépaysé dans l’ambiance d’aujourd’hui. Il est gai, et même comique, d’un comique copieux et truculent : l’heure n’est pas à la gaieté. Il est bavard et légèrement hâbleur : il ne laisse ignorer aucun de ses exploits et, de préférence, il en conterait un peu plus qu’il n’y en a. Nos soldats et leurs chefs sont modestes ; ils font les choses sans les dire : la plupart d’entre eux se contentent d’être des héros anonymes. Jusqu’au bout et dans la pire détresse, il est quelque chose que Cyrano a conservé intact, c’est son panache. Que viendrait-il faire dans cette guerre qui a pour caractéristique de manquer de panache ? A la guerre de manœuvres, d’assauts, de charges, nous avons laissé se substituer, et nos adversaires nous ont imposé une guerre lente, morne, traînante, amorphe, qui est éminemment une guerre ennuyeuse : on s’ennuie dans les tranchées, on s’ennuie dans les forteresses, la flotte s’ennuie comme l’armée s’ennuie. Cyrano, s’il s’ennuyait ou s’il nous ennuyait, ne serait plus Cyrano.

Tel est jusqu’ici le bilan de la vie théâtrale. Il se réduit à peu de chose. Les théâtres devront-ils en rester là ? Je ne le crois pas. On nous a déjà fait savoir que le gouvernement s’est préoccupé d’assigner à M. Albert Carré un poste qui lui permit de concilier son devoir militaire avec l’administration de la Comédie-Française. Cela semble indiquer que, tout au moins sur notre première scène, nous pouvons nous attendre à quelque reprise d’activité. Ce serait de tous points souhaitable. Il est nécessaire en effet de donner aux esprits un peu de détente. Rien ne les détournera de l’ordre de préoccupations dont nous sommes tous hantés : il n’y a de ce côté rien à craindre ; mais, puisque nous avons devant nous encore de longs jours d’épreuve et puisqu’il nous faut faire provision de courage et de patience, le meilleur moyen n’est-il pas d’offrir à l’imagination quelque aliment ? Le besoin s’en fait sentir dans toutes les classes sociales et plus particulièrement dans le peuple. Pourquoi n’organiserait-on pas pour lui des représentations à bon marché ? Nous en profiterions tous. Le théâtre est devenu trop dépendant des luxueuses mises en scène ; il s’encombre et s’embarrasse de toute sorte d’accessoires inutiles qui entravent sa marche : qu’il revienne au système d’antan, qui était le bon : quatre fauteuils sous un lustre. L’hiver dernier, un petit théâtre, ayant résolument rompu avec tout l’aria de la mise en scène moderne, et remplacé les décors coûteux par une toile de fond, de sujet vague et de couleur neutre, tout Paris courut à la salle du Vieux-Colombier. Que des troupes de bonne volonté s’improvisent, qu’elles remplacent tout ce qui leur manquera par beaucoup de cordialité : je ne leur prédis pas seulement le succès, je leur donne l’assurance qu’elles nous rendront de grands services. Elles contribueront à soutenir notre moral. Et elles feront de bonne besogne littéraire. Car elles ne reprendront pas la pièce d’hier ou celle d’avant-hier, crainte qu’entre elles et nous un abîme se soit creusé. Mais elles ne se borneront pas non plus à ne jouer que des pièces héroïques. Corneille sans doute, disait récemment M. Maurice Donnay, mais pourquoi pas Molière ? il avait raison. Molière, Regnard, Beaumarchais, Emile Augier, leur œuvre est l’image, toujours vivante, de notre bon sens et de notre santé morale : pourquoi les exclure ? Il n’est que de puiser à toutes mains dans le répertoire. Raviver notre tradition littéraire, c’est encore faire œuvre de défense nationale. Car cela aussi l’ennemi l’a attaqué et menacé de destruction. Et c’est aussi pour nous conserver cette partie du patrimoine sacré que se battent nos soldats.


RENÉ DOUMIC