Revue dramatique - La Question de la Comédie-Française

Revue dramatique - La Question de la Comédie-Française
Revue des Deux Mondes4e période, tome 156 (p. 432-443).
REVUE DRAMATIQUE

LA QUESTION DE LA COMÉDIE FRANÇAISE

Nous autres Français, quand il ne s’agit que des destinées de notre pays, de l’avenir de notre fortune publique ou des droits de notre conscience, il semble que nous soyons un peuple indifférent ; mais sitôt que les choses et que les gens de théâtre sont en jeu, on voit tout de suite que nous sommes capables de passions vives. Il y a quelques semaines la nouvelle de la démission de M. Le Bargy éclatait brusquement. M. Le Bargy quittait la Comédie, comme on la quitte, en faisant « laquer les portes. L’effet produit par cet événement fut considérable. Paris ne se couvrit pas de barricades, car les temps héroïques sont passés. Mais la presse s’émut. Quand la presse s’émeut, on devine aussitôt ce qui va suivre. On ne s’attend à rien de très propre. Dans le cas présent ce à quoi on en veut c’est à la « place » de l’administrateur général ; une place est une place, et il paraît que l’occasion est bonne pour en déloger M. Claretie. Quoi de plus simple que de récolter pour les lui envoyer en pleine figure, les commérages, les potins, les ragots, les insinuations, les médisances, — et les grossièretés, — ce qui se débite entre « amis » de la maison, ce qui traîne dans la loge du concierge, ce qui se ramasse dans les coulisses avec la poussière du dernier insuccès ? Donc on s’est mis à nous conter sur le mode tragique, avec des gestes bouffons d’accusateur public, des anecdotes saugrenues ; on nous a « rapporté » les on-dit, un propos qui aurait été tenu et un autre qui aurait pu l’être, un mot de M. Truffier, une repartie de M. Leloir, une réflexion de M. Prudhon, une interjection de M. Worms, un tas de niaiseries. Il coule le long des colonnes de journaux tout ce qu’il a pu en quinze ans s’amasser de fiel dans l’âme des auteurs mécontens et des acteurs dépités. Cela fait beaucoup de fiel. Il en coule encore. Il en coule toujours. Hier, pendant une représentation, le commissaire de police a dû empoigner un spectateur qui s’agitait. Et voilà ce qu’on appelle une « campagne de presse ! »

Ces campagnes n’atteignent pas toujours ceux contre qui elles sont dirigées, mais elles retombent immanquablement sur ceux qui les entreprennent. Elles jettent un jour assez curieux sur l’état de nos esprits. Dans l’atmosphère de dénonciations où nous venons de vivre pendant deux ans, les consciences se sont encore épaissies, et beaucoup de gens ne se rendent plus compte de ce que certaines besognes ont de vilain. D’autre part, dans la cohue du journalisme contemporain, il est difficile pour un jeune homme de se distinguer : la voie du travail est lente, et celle du talent est chanceuse ; lancer un « pétard » est le moyen le plus expéditif et le plus sûr. On se fait connaître, et c’est ce qui importe : tant pis pour ceux qui regardent à la manière ! M. Le Bargy est-il d’ailleurs complètement étranger aux manifestations de ses fougueux amis de la presse, comme du spectateur agité de l’autre soir ? Nous le souhaitons pour lui. Surtout nous avons hâte de laisser ces misérables polémiques à ceux qui s’en soucient, d’oublier les démêlés de M. Le Bargy avec son administrateur et ceux de M. Claretie avec les journalistes, et d’arriver à la véritable question que ces querelles personnelles et intéressées ont pour effet de masquer.

Car il y a une question de la Comédie-Française. Elle consiste à savoir quel doit être le rôle de ce théâtre, comment il l’a compris en ces derniers temps, et dans quelles conditions il se trouve aujourd’hui pour le remplir. A l’heure actuelle, la Comédie fait de bonnes affaires et de médiocre besogne. On a bien essayé de nous alarmer sur la situation financière de cet établissement : un instant, nous avons pu redouter que les sociétaires à part entière, addition faite des appointemens fixes, part aux bénéfices, feux, avantages exceptionnels et gratifications, ne courussent risque de toucher pour le dernier exercice des émolumens à peine supérieurs à ceux d’un ministre plénipotentiaire. Notre crainte fut vive : informations prises, elle est heureusement dissipée. Ceux mêmes des sociétaires qui récemment promus au sociétariat ne touchent pas l’intégralité des douze douzièmes, sont encore dans une situation très supérieure à celle d’un président de chambre ou d’un général de division. Ce n’est pas la fortune, mais c’est le pain assuré. Nous voilà tranquillisés sur le sort de ces pauvres gens. La Comédie est dans une situation matériellement prospère ; et ce trait déjà la distingue de tous les autres théâtres. Ceux-ci, en proie aux mille difficultés des entreprises commerciales, dans un temps où les affaires sont dures, escomptent par avance le succès qui ne vient pas toujours et dont, la plupart du temps, les bénéfices sont déjà mangés par un long arriéré de déveine. On fait de l’argent à la Comédie ; raison de plus pour qu’on y fasse de l’art.

Seulement c’est ici le point faible. Nous n’avons nous-même depuis longtemps cessé de le signaler. De plus en plus, la troupe est insuffisante et inférieure à sa tâche. Le seul ensemble qu’elle réalise est obtenu par la fusion des médiocrités individuelles. Incapable d’interpréter les œuvres classiques parce qu’elle manque de style, elle ne réussit pas mieux dans les romantiques parce qu’elle manque de panache, et échoue généralement dans les modernes, parce qu’elle manque de justesse autant que de fantaisie. Nous faisons exception, bien entendu, pour quelques artistes de premier mérite, tels que Mme Bartet, M. Mounet-Sully et d’autres dont les noms se présentent tout de suite à l’esprit. Le nombre est grand et s’accroît sans cesse, des pièces qu’on doit renoncer à jouer, faute d’artistes pour en tenir convenablement les rôles principaux : cette indigence ne se fait pas moins sentir dans les pièces qu’on est obligé de représenter quand même. Les pièces du répertoire s’en vont, les pièces nouvelles tombent comme des châteaux de cartes. Les soirées se succèdent sans éclat. Nous en sortons déçus, avec une impression de débandade et de déroute. Il ne s’agit ici ni de contester ni de diminuer la part de responsabilité qui incombe à M. Claretie dans cet état de choses. Mais nous savons, comme tout le monde, qu’il n’est pas seul coupable. Nous avons trop peu de naïveté ou trop de bonne foi pour en appeler à l’administrateur providentiel qui, rien qu’en le voulant, susciterait des chefs-d’œuvre, et ferait se lever des constellations d’étoiles. Les questions ne sont pas si simples. Dans celle qui nous occupe, nous voudrions signaler à leur rang telles responsabilités qu’on affecte d’ignorer, et qui y sont profondément et gravement engagées.

En premier lieu, celle de l’ancienne direction. M. Perrin avait pour lui le succès. Rien ne réussit comme le succès. On lui fit un mérite de tout ce qui passe aujourd’hui pour être criminel. Le fait est que la plupart des pratiques, dont on aperçoit maintenant les résultats désastreux, datent de lui. Quel irréductible scepticisme il eût opposé aux moyens sûrs que préconisent nos intègres régénérateurs du grand art ! Ce n’est pas sur lui qu’il eût fallu compter ni pour entretenir le répertoire ni pour faire appel aux jeunes auteurs, ni pour faire donner la jeune troupe. Il connaissait le public, et celui notamment qu’il venait d’amener à la Comédie en organisant les abonnemens. Le public aime ce qui l’amuse, et nos vieux chefs-d’œuvre, encadrés dans le vestibule d’un palais à volonté, ce n’est guère amusant. M. Perrin lui donna des décors, des costumes, de la mise en scène. Le public aime le moderne, tout en ne s’y aventurant qu’avec prudence et sous la garantie des réputations établies. En faisant jouer à grands frais par des sujets d’élite les ouvrages des plus fameux entre les contemporains, il livrait bataille sans courir trop de risques. J’entends bien que c’était son droit de mettre toutes les chances de son côté. Mais voici les conséquences du système. C’est M. Perrin qui a donné l’exemple de « moderniser » la Comédie-Française et d’en faire un autre Gymnase ou un Vaudeville subventionné. A de longs intervalles, après plusieurs mois d’études, il remettait à la scène une pièce classique, qui, par l’éclat de la distribution et par d’ingénieux procédés de rajeunissement, faisait l’effet d’une « nouveauté. » C’est le contraire de ce qui aurait dû être ; car ni le Cid, ni le Misanthrope ne devraient jamais paraître « nouveaux » à la Comédie-Française ; et cela équivalait justement à l’abandon du répertoire. C’est M. Perrin, qui en mettant toujours en ligne les chefs d’emploi faisait plus que de compromettre l’avenir de la troupe. Chaque fois qu’on allait à la Comédie on était sûr d’y retrouver Got et Delaunay, Thiron et Coquelin, Febvre et Barré, Mme Sarah Bernhardt, Mlle Reichenberg, M, le Samary ; on les aimait ; on était habitué à leur manière de jouer, à leur talent, à leurs procédés, à leurs tics et à leurs défauts ; on allait à la Comédie, attiré par eux, autant que par la pièce qu’ils devaient jouer ; on en venait à penser que, le jour où Got, Delaunay, Thiron, Coquelin, Febvre, Barré, Sarah Bernhardt, Reichenberg, Samary, ne seraient plus à leur poste, la Comédie ne serait plus que l’ombre d’elle-même. Ce jour est arrivé ; et, les généraux ayant disparu ou s’étant dispersés, on s’est aperçu que derrière eux il n’y avait pas de troupe. Ajoutez que le moment était singulièrement favorable pour un administrateur de la Comédie-Française ; il avait à sa disposition un ensemble d’œuvres modernes sur lesquelles l’accord s’était fait. A tort ou à raison, la grande majorité du public pensait que le système dramatique d’Augier et de Dumas était la forme même de la comédie de mœurs. Il ne discutait pas : il applaudissait avec conviction. Il allait respectueusement voir des œuvres qu’il fallait avoir vues. Cependant, peu à peu, les acteurs se fatiguaient, les auteurs vieillissaient, les chefs-d’œuvre se fanaient. C’est pourquoi, lorsque M. Perrin se prenait à songer qu’il aurait quelque jour un successeur, cette pensée, loin de l’attrister, ne manquait pas d’amener un sourire sur les lèvres de cet habile homme.

Engagée dans la voie du moderne, la Comédie devait voir sa fortune dépendre de la valeur de la production dramatique contemporaine. Or il se trouve qu’elle a été sensiblement inférieure à celle de la période précédente. Il paraît que les « auteurs de la maison » sont mécontens. S’ils sont mécontens des œuvres qu’ils ont apportées à la maison, il faut convenir qu’ils n’ont pas tort : on est tout prêt à faire écho à leurs lamentations. Ils se plaignent ; nous nous plaignons avec eux. Nous nous plaignons qu’ils aient écrit des Martyre et des Frédégonde, Struensée et la Reine Juana, Antoinette Rigaud et la Bûcheronne, et Grosse fortune et la Paix du ménage et Mieux vaut douceur, et d’autres pièces si dénuées de fantaisie et d’observation, de mouvement et de style ! Il est vrai qu’on pouvait ne pas les jouer. Mais puisque après tout il faut bien, de temps en temps, monter des pièces nouvelles, où sont donc ces œuvres que la Comédie se fût fait honneur d’accueillir, où ces écrivains qui rien qu’en paraissant auraient ramené la prospérité rue Richelieu ? Il semblerait, à entendre certaines récriminations, qu’il n’y ait qu’à choisir parmi le nombre des ouvrages qu’offre à pleines mains une foule de dramaturges éminens. Quelles sont donc ces pièces jouées sur d’autres théâtres et qui eussent fait bonne figure à la Comédie ? On en cite trois ou quatre : Pour la Couronne et le Chemineau, le Prince d’Aurec et Cyrano de Bergerac. Ecrit pour M. Coquelin, Cyrano eût sans doute beaucoup perdu à n’être pas joué par l’acteur pour qui le rôle avait été taillé sur mesure. Avec le Prince d’Aurec on a craint de désobliger une catégorie d’habitués ; il se peut que ce scrupule fût excessif ; mais surtout, puisque M. Lavedan a été une fois capable d’écrire une œuvre d’une aussi incontestable valeur, pourquoi s’est-il obstiné à ne pas recommencer ? Pourquoi a-t-il gâché le talent dont il était si richement doué, et pourquoi s’est-il réduit à nous donner des Viveurs, des Nouveau Jeu et des Vieux Marcheur ? Et enfin parce qu’une pièce s’est honorablement comportée sur une scène de genre, s’ensuit-il qu’elle en eût aussi vaillamment affronté une autre où nous avons le droit d’apporter des préoccupations plus relevées et un goût plus sévère ? Telle qui est tombée à plat à la Comédie, eût fourni une carrière suffisante au Gymnase. Inversement, tel succès d’un théâtre secondaire eût pu être une chute retentissante à la Comédie. Pour ne prendre qu’un exemple, j’ai souvent pensé que ce qui a manqué à l’Amour brode de M. de Curel pour être proclamé chef-d’œuvre, c’est d’avoir été joué au théâtre de M. Antoine.

C’est l’honneur de la Comédie que les défauts y choquent plus qu’ailleurs et que les faiblesses y apparaissent dans un jour plus cru. C’est le malheur de la plupart des œuvres contemporaines qu’elles n’aient pu résister à cette épreuve. Si l’on demande quels élémens nouveaux les auteurs de notre temps ont apportés au théâtre, on en trouve jusqu’à deux : d’une part, un certain tour de blague et d’ironie, qui fait le succès du genre parisien ; d’autre part, la brutalité toujours croissante des peintures et du dialogue. J’ai peine à croire que ce soient des acquisitions. Génération d’analystes et de railleurs, tour à tour subtils et violens, elle a été aussi peu que possible une génération d’auteurs dramatiques. Dégoûtée, comme cela était légitime, de la formule qui avait servi pendant trente ans, elle en a cherché une autre qu’elle n’a pas su dégager complètement. Son plus grand défaut est encore de n’avoir eu que peu de goût pour le théâtre. Les Augier, les Dumas, les Sardou, les Feuillet, comme les Labiche et les Gondinet, avaient la passion de leur art ; c’étaient des croyans, ce fut une partie de leur force. Les meilleurs de nos écrivains, tels que MM. Jules Lemaître, Paul Hervieu, Eugène Brieux, ceux qui se sont efforcés de donner des œuvres probes et dignes du cadre auquel ils les destinaient, nous laissent l’impression d’un art sommaire, hâtif, dénué de souplesse et de plénitude. Voilà ce qui crève les yeux, et ce dont on ne veut pas convenir. On ne veut pas se résigner à admettre qu’il puisse y avoir dans la production du théâtre un temps de lassitude. On veut à toute force qu’il y ait succession ininterrompue de chefs-d’œuvre. L’histoire de la littérature dramatique proteste contre une aussi ambitieuse théorie. Il suffit d’évoquer le souvenir des deux siècles précédens pour s’apercevoir qu’il y a au théâtre de longs interrègnes. Pourquoi le nier contre l’évidence ? Où est le déshonneur, si chaque époque n’apporte pas le même nombre de romans qui comptent, de pièces de théâtre, de livres d’histoire ou de critique ? La vérité est qu’il y a eu, pendant ces derniers quinze ans, disette de pièces solides et vigoureuses. Or, on aura beau dire, l’interprétation et l’encadrement ne sont que des accessoires, la pièce est l’essentiel. Dans un théâtre réservé à la haute comédie, s’il y a détresse passagère, c’est d’abord la faute des auteurs.

C’est ensuite la faute des acteurs. Eux aussi, les acteurs de la Comédie se plaignent. Ils se plaignent, car ils souffrent. Et la cause de leur intime souffrance est telle qu’on se ferait scrupule de manquer à la signaler et à la souligner. « Ils évoquent les âges révolus où les sociétaires étaient parés d’une auréole, où deux haies respectueuses saluaient leur sortie à la porte de la rue Saint-Honoré. Que les temps sont changés ! Hélas ! » Touchantes doléances et bien faites pour émouvoir quiconque n’a pas une pierre à la place du cœur ! On se plaît à imaginer la complainte du sociétaire évoquant les âges révolus, tandis que s’écoule une foule indifférente. A quoi songe-t-elle donc, cette foule et se peut-il qu’elle manque si outrageusement aux égards dus à ses amuseurs ordinaires ? Que penser de ce peuple sans idéal et de ces bourgeois sans respect qui hèlent un fiacre, à la minute où défilent les sociétaires mélancoliques ? Où allons-nous ? Pauvre France ! Hélas !… Ce qui est plus sérieux, c’est qu’il y a une sorte d’incompatibilité entre les aspirations des comédiens d’aujourd’hui et le principe d’après lequel est constituée la troupe de la Comédie-Française. Cette troupe est une compagnie ; c’est-à-dire qu’elle doit former un ensemble où se fondent les individualités, qu’elle a un intérêt général auquel doivent se subordonner les intérêts particuliers. Mais qui est-ce, à l’heure où nous sommes, qui subordonne son intérêt à l’intérêt général ? Qui est-ce qui n’aspire pas à être sur l’estrade, bien en vue et au premier plan ? Qui est-ce qui se tient à sa place ? Écrivains, politiciens, artistes ou magistrats, qui donc donne l’exemple de l’abnégation ? Et pourquoi exigerions-nous des comédiens les vertus que nous ne pratiquons pas ? De tout temps, les comédiens à succès ont eu la manie des grandeurs ; cette manie ne pouvait qu’être encouragée et développée par la complicité de tous. L’exemple de Mme Sarah Bernhardt et de M. Coquelin a brouillé bien des cervelles. Ces illustres sociétaires ont nui deux fois à la cause de l’art dramatique : d’abord ils ont privé de leur concours la maison où ils s’étaient formés, à laquelle ils devaient leur talent et leur notoriété, et ils lui ont fait concurrence sur des scènes rivales ; ensuite, ils ont gâté leur propre maîtrise en jouant avec des troupes sans cohésion devant des foules composites pour lesquelles ils étaient obligés de forcer les effets et de remplacer la gamme délicate des nuances par des crudités de bariolage. Faute de pouvoir s’échapper vers les Amériques comme ces grands aînés, qui d’ailleurs y ont récolté moins de bravos qu’ils ne se plaisent à le dire, leurs camarades plus jeunes villégiaturent à Monte-Carlo, dans les villes d’eaux, ou dans les préfectures. Ils en retirent peu de gloire, mais quelque argent. Encore ne saurait-on beaucoup leur en vouloir, quand on compare leurs modestes bénéfices aux sommes absurdes dont on récompense ailleurs les grimaces des pitres en vogue.

Chacun n’apporte donc au patrimoine de la maison et ne met en commun que ce qu’il ne saurait lui soustraire de son travail et de son temps. C’est peu. Pour s’en convaincre, il suffit de jeter les yeux sur le tableau de la troupe d’aujourd’hui. Elle n’est pas brillante. On aperçoit tout de suite quels sont ceux qui n’y devraient pas figurer : on aperçoit sans plus de peine les lacunes. Comment combler ces lacunes ? Suffirait-il de se retourner vers les autres théâtres et de leur enlever des artistes désignés par la correction toute classique de leur talent ? Où sont ces artistes ? Et seraient-ce par hasard Mme Réjane et M. Guitry ? Ils sont bien où ils sont et vraisemblablement, ils paraîtraient moins à leur avantage dans un cadre plus solennel. Ce n’est pas tout à fait la même chose de jouer Zaza ou Célimène, et d’interpréter un rôle de M. Donnay ou un personnage de Racine. Où est le théâtre qui détient une Chimène, une Athalie, une Doña Sol ? En comédiens comme en auteurs nous ne sommes pas très riches ; il y a disette de jeunes premiers, et pour ce qui est des tragédiennes, la pénurie va jusqu’à la misère noire. Ne l’avouons que la mort dans l’âme, mais tout de même avouons-le.

N’est-il pas vrai, au surplus, qu’un public a presque toujours le théâtre qu’il mérite ? Nous serons suffisamment édifiés sur les goûts du « grand public » si nous faisons la revue des « grands succès » de ces quinze dernières années. Il se pressait, sans y chercher malice, aux pièces de M. Ohnet ; c’est assez la preuve que la banalité ne lui fait pas peur et qu’il ne raffine pas beaucoup sur la qualité de ses divertissemens. Dans le succès qu’il a fait à Cyrano, quelle part revient au gracieux talent du poète et quelle part au jeu de l’acteur ? Dans Madame Sans-Gêne, ce qui le séduisait, c’était la rouerie de l’intrigue et la merveilleuse entente des détails scéniques. Il court à toutes les polissonneries ; cela même explique qu’on l’en fournisse si abondamment et que des auteurs capables de meilleures besognes aient gâté leur talent pour lui plaire. Il court aux farces et aux pantalonnades, et, depuis les Surprises du Divorce jusqu’à la Dame de chez Maxim, les plus énormes bouffonneries sont celles qu’il préfère. Il y a une partie du public à laquelle on serait plus particulièrement en droit de demander compte de ses goûts : le public d’élite ; c’est le pire. L’habitué du Théâtre-Français qui aurait pu souffler leur rôle aux acteurs, qui les guettait aux passages difficiles et se souvenait des intonations traditionnelles, est un type fossile. Lui aussi, il appartient à un « âge révolu. » C’était un lettré ; autant dire que ce n’est pas un homme de ce temps-ci. On l’estimait pour son goût de dilettante et de connaisseur raffiné ; nous nous moquerions de ce vieux monsieur. C’est dans ce public d’élite que sévit le snobisme, c’est lui qui est prêt pour tous les engouemens, lui qui se pâme aux importations exotiques, lui qui admire quand il ne comprend pas. C’est lui encore qui fait la fortune des tripots et des petites scènes où on lui sert des bluettes en proportion avec la dose d’effort intellectuel dont il est capable. Il bâille au classique : c’est sa façon d’encourager l’art national.

Encore doit-on beaucoup pardonner aux écrivains et aux acteurs. S’ils ne font pas mieux, ce n’est pas toujours l’envie qui leur en manque ; il faut les plaindre plutôt que les gourmander de leur infirmité ; la foule suit ses instincts, les mondains suivent la mode. Celle qui mérite tous les reproches et qu’il serait temps d’aller troubler dans son inconscience et dans sa sérénité, c’est la critique. Elle a pour unique raison d’être, de diriger l’opinion. Elle dispose pour cet effet de moyens d’une incomparable puissance. Elle occupe dans les journaux une place énorme et démesurée, la production dramatique n’étant malgré tout qu’une portion assez restreinte de l’activité générale d’une grande nation. Comment donc comprend-elle son rôle ? Qu’a-t-elle fait pour maintenir ou pour ramener la Comédie-Française dans la bonne voie ? Et puisque, composée d’hommes qui sont par définition et par métier des connaisseurs, elle est la gardienne de nos traditions artistiques, qu’a-t-elle fait pour les défendre ? Par son universelle complaisance, elle a perdu toute autorité ; et peut-être d’ailleurs ce parti pris de complaisance valait-il mieux que des sévérités insuffisamment averties. Elle a partagé les engouemens les plus irréfléchis et elle en a créé quelques-uns. Elle a soutenu de tout son effort cette entreprise d’affolement qui fut le Théâtre-Libre. En ce temps-là, elle acclamait un génie par soirée et humiliait les œuvres sérieuses devant des plaisanteries d’écoliers maussades. Cependant elle n’avait pas assez de brocards pour en accabler l’enseignement du Conservatoire, où de bons jeunes gens étudient encore leur métier, quand il est si facile de jouer la comédie sans avoir jamais appris. Si quelques sociétaires s’obstinaient à ne pas jouer de dos et à articuler les syllabes, elle les raillait spirituellement de pontifier. A l’égard des plus piteux vaudevilles, elle ne se croyait pas quitte à moins de comptes rendus copieux ; mais, pour la reprise d’une tragédie, elle s’en tirait avec quelques lignes indifférentes piquées de vagues épithètes. A quoi bon revenir sur des œuvres qui étaient déjà bicentenaires devant que nous ne fussions nés ? Le moyen de dire sur Polyeucte ou sur Andromaque des choses neuves et qui fassent briller notre esprit ? Et qui cela intéresse-t-il ? C’est pourquoi on était mal préparé à voir ce beau zèle qui soudain vient d’enflammer quelques-uns de nos confrères. Ils se portent avec une énergie désespérée au secours de Corneille abandonné et de Racine trahi. Ils nous révèlent tout à coup des trésors d’érudition qu’ils avaient jusqu’ici dissimulés avec un raffinement de coquetterie. Ils savent dans quel « mouvement » se doit jouer chaque pièce du répertoire. On presse ce mouvement, à moins qu’on ne le ralentisse ; et cela blesse la justesse de leur oreille exercée. Ce « mouvement » est le « tarte à la crème » dont Molière en son temps se fût égayé. Le mouvement, messieurs ! jouez dans le mouvement, ou ne jouez pas ! Et, bien entendu, je ne conteste pas la sincérité de ce zèle pieux. Quel malheur seulement qu’il ait attendu, pour éclater, quinze années et la démission de M. Le Bargy !

Les responsabilités sont, comme on le voit, multiples, et partagées dans une question qui n’est autre que celle de notre art traditionnel. Après l’avoir reconnu, on est peut-être en meilleure posture pour rechercher les moyens de rendre à cette vieille institution tout son lustre. Comme tout ce qui représente la tradition, la Comédie-Française a coutume de rencontrer dans une partie de l’opinion et de la presse une hostilité parfois sourde, mais plus souvent bruyante, et qui lui est le principal obstacle à remplir son véritable rôle. Il se trouve qu’au contraire tout le monde aujourd’hui s’arme pour sa cause. Nous sommes tous prêts à faire un rempart de notre corps au grand art menacé. Le vent souffle à la tradition. Que la Comédie se hâte de profiter d’une occasion qui pourrait ne pas se représenter de sitôt ! Qu’elle utilise pour le mieux de ses intérêts ce concours de bonnes volontés ! Qu’elle ne laisse pas à ses bouillans défenseurs le temps de se calmer ou peut-être de foncer avec le même entrain dans le sens justement opposé. Et puisqu’il faut bien se rendre à la toute-puissance de l’opinion, quelle lui donne une prompte satisfaction, en abandonnant, devant que la semaine ne s’achève, les fâcheux erremens introduits par M. Perrin et contre lesquels se fait cette formidable levée de boucliers. C’est une orientation générale à changer complètement et du jour au lendemain ; mais, quand on se met en frais de réformes, il n’est que d’opérer en grand : les nouveaux amis de la Comédie-Française n’en demandent pas moins. Au lieu que tout l’effort se porte sur les pièces nouvelles, il va falloir au contraire donner toute l’attention, tous les soins, toute une jalouse et ardente sollicitude à l’entretien du répertoire. D’abord on le jouera, ailleurs qu’en matinées ou par de beaux soirs d’été, autrement que devant des collégiens ou devant des banquettes. Les chefs-d’œuvre en seront constamment à la scène, et on ne sera pas obligé de patienter une dizaine d’années entre deux reprises d’Athalie ou de Phèdre. Les rôles en seront sus par plusieurs interprètes à la fois, en sorte qu’on ne se trouvera pas dans l’impossibilité de jouer le Malade imaginaire faute d’acteurs. Enfin ces rôles ne seront pas joués à contresens. Ce sera la grande nouveauté. Et c’est ici que l’intervention personnelle de l’administrateur devra surtout se faire sentir. Il aura à lutter, je ne me le dissimule pas. Il faudra de l’énergie. Mais justement nous inscrivons l’énergie en tête du programme. Et la Comédie, métamorphosée, redeviendra ce qu’elle doit être pour être elle-même : un théâtre consacré à représenter dans leur gloire toujours nouvelle les chefs-d’œuvre de deux siècles d’art et à en maintenir l’admiration dans le public tant étranger que français.

Tout occupée à cette œuvre de conservation, il est clair que la Comédie éprouvera le besoin de se désencombrer en rejetant un nombre considérable d’ouvrages qui, prenant de l’air et de la place, nuisent à la juste perspective. Le répertoire des Scribe, des Casimir Delavigne et des Dumas père n’a plus qu’un intérêt historique et n’a plus même une ombre de vie. A quoi bon exhumer Henri III et sa cour ou Une famille au temps de Luther ? Et qui regrettera Bertrand et Raton, les Demoiselles de Saint-Cyr et tels autres spécimens d’un théâtre dont c’est l’essence de se passer de littérature ? Du même coup, on rayera de l’affiche du Théâtre-Français une catégorie d’ouvrages qu’il n’y aurait jamais fallu inscrire : la Vie de Bohême et le Bonhomme Jadis, le Voyage à Dieppe et le Mari à la Campagne, et les Petits Oiseaux, et le Testament de César Girodot, pour ne citer que ceux-là. Quand la Comédie aura ainsi retrouvé prestige et autorité, il lui deviendra plus facile de faire son choix dans la production contemporaine et de se montrer exigeante à l’égard de ceux qui viennent frapper à sa porte. Elle n’acceptera, cela va sans dire, ni un Député de Bombignac, comme elle avait fait du temps de M. Perrin, ni un Camille comme elle a fait avec M. Claretie. Mais surtout elle pourra plus aisément repousser les avances séduisantes de ceux qui l’invitent à s’annexer le premier essai de chaque débutant. La Comédie n’est tout de même pas un théâtre d’essai. Elle n’a pas pour objet d’aider à naître les jeunes talens, mais bien de consacrer les talens déjà éprouvés ailleurs et qui s’efforcent de se conformer au goût de la maison. Loin de se plier aux modes régnantes et de céder aux entraînemens du public, elle y résistera. C’est ainsi qu’elle sera utile au mouvement du théâtre, qu’il ne lui appartient pas de précipiter, mais bien de modérer et de régler, comme elle seule est en possession de le faire.

Le cas de la Comédie-Française est celui de toutes les institutions qui, établies dans un certain esprit, le laissent peu à peu se perdre, c’est celui de toutes les compagnies qui, ayant une tradition, s’en écartent. On les y excite de toutes parts ; après quoi, et une fois tombées dans le piège, on leur fait payer cher l’imprudence qu’elles ont eue de s’y laisser attirer. Le cas de M. Claretie est celui de quiconque s’efforce de plaire à tout le monde : c’est le bon moyen pour grouper tout le monde contre soi. Les auteurs lui en veulent des demi-succès qu’ils ont obtenus chez lui ; les acteurs sont démangés de l’envie d’aller gagner de l’argent hors de chez lui ; les journaux, dont il croyait avoir les sympathies, le vilipendent. C’est par-là que cette insurrection entre cour et jardin peut être instructive. La Comédie-Française, toutes les fois qu’elle a voulu se mettre à la remorque du Vaudeville ou du Palais-Royal, du Théâtre-Libre ou du Chat-Noir, y a perdu un peu de sa dignité et n’y a gagné aucun profit d’aucune sorte. C’est donc qu’elle doit non pas copier les autres théâtres, mais s’en distinguer. Qu’elle leur laisse tous les procédés plus ou moins exotiques auxquels ils sont obligés de recourir pour attirer la clientèle : les excentricités et les exhibitions. En art comme ailleurs, nous sommes en un temps d’universel désarroi. Assourdis, éblouis, ahuris, nous ne savons plus faire la différence entre le sublime et le ridicule, ou tout simplement entre ce qui est de bon ou de mauvais goût. Nous manquons d’un élément d’appréciation, d’une règle, d’un principe, d’une doctrine. C’est cette doctrine, puisée à la source même des chefs-d’œuvre qui lui sont confiés, qui doit être celle d’un administrateur de la Comédie-Française, et qui serait sa force. C’est elle qui lui permettrait, l’occasion venue, de se montrer hardie et de faire accueil aux nouveautés. C’est elle qui lui donnerait une égale autorité sur les écrivains qui ont besoin d’être conseillés et sur le public dont l’éducation est chaque jour à recommencer. C’est elle enfin qui, en assurant son indépendance, le mettrait pareillement à l’abri des attaques de la presse et de ses éloges.


RENE DOUMIC.