Revue dramatique - La Possession

René Doumic
Revue dramatique - La Possession
Revue des Deux Mondes7e période, tome 7 (p. 465-468).
REVUE DRAMATIQUE


Théâtre de Paris. — La Possession, pièce en quatre actes, par M. Henry Bataille.


Rien ne ressemble plus à une pièce de M. Bataille qu’une autre pièce de M. Bataille. Même atmosphère, mêmes personnages, mêmes sentiments, pris parmi ceux dont une société aurait tort de se montrer fière. Aux années d’avant guerre, ce théâtre apporta une note de perversité qui, dans le répertoire moderne, déjà si osé, parut nouvelle. Mais tout s’use. L’aventure qui nous est contée dans la Possession, — une jeune personne résolue à entrer dans la galanterie par la porte dorée et qui risque de manquer son entrer, — n’est qu’un banal épisode de la vie parisienne. L’auteur a eu beau s’ingénier, la pièce se traîne péniblement le long de ses quatre actes, dans une incohérence morne.

Mme Cordier a fait de mauvais placements : elle est complètement ruinée, obligée de mettre en location son élégante villa de Louveciennes. Sa fille, l’aimable Jessie, qui n’a guère que vingt ans, mais chez qui l’expérience n’a pas attendu le nombre des années, regarde la situation bien en face. C’est une personne pratique, dénuée de préjugés et de toute vaine sentimentalité. Devant elle s’ouvre un avenir de vie médiocre et besogneuse : d’avance, elle en a la nausée. Or, elle est belle, et la beauté est un capital : elle entend en faire un placement moins hasardeux que ceux de madame sa mère. Cherchez et vous trouverez : un vieux libertin, le duc de Chavres, lui offre une position sérieuse. C’est la belle occasion, et l’occasion perdue ne se retrouve pas : Jessie le sait, Jessie en est convaincue, pénétrée.

Ah ! ce duc de Chavres ! Dans le monde de la galanterie, où Jessie va entrer, c’est une opinion courante qu’il n’y a plus que les vieux messieurs pour avoir les égards dus à une femme entretenue. En contraste avec l’égoïsme et la brutalité des jeunes, ils sont, eux, réservés, discrets et reconnaissants de la moindre offrande. Tel est le protecteur de Jessie, type classique et falot du fêtard à la vieille mode. Il faut entendre de quel ton ému et déférent il accueille, et même il provoque, au seuil des noces illégitimes, les recommandations de Mme Cordier, sa belle-mère de la main gauche. La scène, avec un brin d’humour, aurait pu être vraiment drôle. Hélas ! elle est traitée avec un imperturbable sérieux. Ces gens-là n’ont pas le sourire.

Tout est donc convenu ; tout est au mieux dans le meilleur des demi-mondes ; c’est l’irrégularité la plus régulière, l’inconduite la plus familiale. Jessie met la dernière main à ses préparatifs de départ, lorsque quelqu’un vient troubler la fête. C’est un adolescent, Max, ami d’enfance de Jessie. Ils ont tous deux polissonné dans les coins, et le jouvenceau réclame ses droits. En vain Jessie essaie-t-elle de l’apaiser, en lui faisant pour un prochain avenir les promesses les moins honnêtes et les plus sacrées ; il ne veut rien entendre : il reste énigmatique et menaçant. Mais le temps presse. Déjà l’automobile fleurie, qui doit emmener Jessie vers Cythère, est au perron. Alors, s’adressant à Mme Cordier et aux autres membres de la famille, et parlant à leur personne, le jeune Max leur jette à la figure un gros mot, qui est éminemment le mot de la situation.

Une mère qui vend sa fille, une demoiselle qui entre en galanterie, un vieux galantin qui fait le jeune homme, certes ce n’est pas la première fois que nous voyons ce joli monde au théâtre. Il a déjà défrayé je ne sais combien de vaudevilles. Mais dans le vaudeville, l’énormité de la fantaisie fait passer bien des choses. Il n’y a pas de fantaisie dans la Possession, pas d’ironie, pas de drôlerie, pas d’esprit. Un cynisme ingénu, dont rien ne vient égayer la platitude.

Au second acte, de plus en plus, le vaudeville nous guette. Cette fois, c’est le vaudeville à portes et fenêtres. Chez le duc ; la chambre à coucher, somptueusement préparée pour la nuit de noces : il y a des viandes froides et des vins fins, il y a des tziganes ! Jessie est un peu émue ; le duc, toujours très convenable, commence à s’enhardir, lorsque le maître d’hôtel lui apporte un message : il est mandé d’urgence auprès de son fils, victime d’un accident. Sortie du duc. Aussitôt, on gratte à la porte-fenêtre. Une voix appelle, que Jessie reconnaît pour la voix de Max. Que vient-il faire, à pareil endroit et à pareil moment ? Ce garçon est insupportable ! C’est lui qui a imaginé le truc de l’accident. Il s’est caché parmi les musiciens, et, pendant que deux de ses camarades tiennent le duc éloigné, il compte bien procéder à l’enlèvement de Jessie. Refus irrité de Jessie : supplications et menaces du petit ami ; la scène du premier acte recommence. Soudain nouvelle entrée. On entre dans cette chambre à coucher comme au moulin, et tout le monde s’y retrouve. Le nouvel arrivant n’est autre que le fils du duc, Serge, avec qui nous avons déjà fait connaissance au premier acte. Fringant, piaffant, bruyant, il affecte de traiter sans aucune considération la fiancée de son père ; puis, peu à peu, il change de ton, s’adoucit, prend sous sa protection le gamin auquel il trouve du cran, conseille à Jessie d’écouter l’appel de la nature, et de suivre le jeune amant sans barbe à la barbe du vieux. Elle, qui d’abord a trouvé le conseil médiocrement de son goût, hésite, fléchit, et, prenant tout à coup son parti, file avec Max... C’est ici l’invraisemblance la plus choquante et la plus criante. Telle que nous la connaissons, jamais Jessie ne fera cette folie. C’est une personne bien trop sérieuse, trop réfléchie, trop raisonnable. Jamais, au grand jamais, elle n’ira, pour une niaiserie de sentiment, compromettre une situation superbe et gâcher son avenir. Ces sautes de caractère ne sont admises que dans le vaudeville, où l’inconsistance est la règle. Et voilà le malheur de cette pièce : elle veut être une comédie, et elle nous fait sans cesse songer à un vaudeville, un vaudeville sans gaieté.

Brusquement elle tourne au drame. Et quel drame ! Après avoir, quelques mois, fait de la misère à Paris, Max et Jessie sont venus chauffer au soleil de Nice la fin de leur idylle et demander au produit de la roulette d’incertaines ressources. Ils mènent une basse vie d’expédients dans la promiscuité des villes de plaisir. Les jours de grande dèche, le gérant de l’hôtel, entremetteur bénévole, brandit la note en retard et propose à Jessie de lui trouver un payeur, sans sortir de l’établissement. Jessie s’indigne, ayant, pour ces quarts d’heure difficiles, un autre moyen de se tirer d’affaire. Une certaine Passerose, sur l’honnête métier de qui le doute n’est pas possible, apporte à point nommé aux jeunes gens l’indispensable liasse de billets de banque. D’où vient tout cet argent ? Passerose prétend avoir joué pour le compte de ses amis, et gagné. La vérité, que l’innocence de Max finit tout de même par découvrir, est que l’argent vient de Serge, comme de Serge viennent les perles, prétendues fausses, du magnifique collier de Jessie. Douleur de Max, révolte du noble jeune homme, qui va, dans un beau geste de fierté, rendre le collier et remmener Jessie à Paris se refaire une virginité. Jessie préfère prendre le premier train avec Serge, laissant à Passerose le soin d’avertir Max, et, autant que possible, de le consoler. Passerose est bonne fille : elle fait de son mieux. Pour se donner du courage, elle se bourre le nez de cocaïne et s’abreuve de Champagne. La voilà complètement saoule. Il faudra, pour la dégriser, le coup de pistolet que Max se tire en pleine poitrine. Prostitution, cocaïne, scène d’ivresse et suicide sur la scène, rire convulsif et convulsions d’agonie, boue et sang, rien n’y manque.

Dernier acte. A Louveciennes, dans un paysage de neige, retour du cimetière où Max a été enterré. Serge a cru devoir venir en personne offrir ses condoléances. Il est reçu de la belle manière. Comme il s’en retourne, contrit et l’oreille basse, il se croise avec son père : je vous dis que, dans cette pièce, tout se passe en famille. Une fois de plus, le vieux duc est exquis de politesse, irrésistible de gentilhommerie. Loin de lui toute arrière-pensée dont pourrait s’offenser la douleur de Jessie ! Mais le hasard veut qu’il possède dans les environs une maison des champs, qui est tout à fait de deuil ; il la met à la disposition de la jeune veuve : il n’y a que lui pour avoir de ces délicatesses. Le temps de boucler sa valise et Jessie repart dans l’auto du premier acte, dégarnie de ses fleurs. Ainsi tout rentre dans l’ordre. Jessie reprend sa carrière au point où elle l’avait laissée : elle en aura été quitte pour un détour. Un peu de retard, un peu d’aventure, et tout finit bien : il n’y a qu’une inconvenance de plus dans le théâtre contemporain.

Mlle Yvonne de Bray est excellente, quoique un peu trépidante, dans le rôle de Jessie : elle le joue avec beaucoup de vie et trop de nerfs. M. Paul Bernard, dans le rôle de Max, donne à merveille l’impression de la jeunesse et de la passion juvénile. Et Mlle Sylvie a composé le personnage de Passerose avec un réalisme qui ne laisse rien à désirer.


RENÉ DOUMIC.