Revue dramatique - L'Andromaque d'Euripide à la Comédie-Française

Revue dramatique - L'Andromaque d'Euripide à la Comédie-Française
Revue des Deux Mondes6e période, tome 41 (p. 929-934).
REVUE DRAMATIQUE


COMEDIE-FRANÇAISE : Andromaque, tragédie d’Euripide : traduction en vers de MM. Silvain et Jaubert.


La Comédie-Française, pour sa rentrée, nous a donné une traduction de l’Andromaque d’Euripide. Je l’en félicite bien sincèrement. On ne saurait trop dire le service que nous rendent ces représentations antiques. Elles nous mettent sous les yeux et nous font voir « en scène » des pièces qui ont été écrites pour une scène, fort différente de la nôtre, à coup sûr, mais enfin pour la scène. Elles restituent les couleurs de la vie à ces œuvres qui sont à l’origine de notre tradition littéraire. Elles nous permettent d’en recevoir l’impression directe, et non plus seulement l’écho affaibli que nous en renvoient les feuillets d’un livre. Elles nous font mieux juger de ce que leur doivent nos classiques, et surtout de ce que le génie français y a ajouté.

Encore faudrait-il s’entendre sur la façon dont ces œuvres anciennes doivent être représentées. Jadis on se fût borné à nous en offrir quelque adaptation ou traduction libre ; aujourd’hui, cette impiété nous révolterait : nous considérons le chef-d’œuvre comme intangible, et c’est très bien. Le soir de la première, en débitant l’annonce traditionnelle, l’orateur de la troupe, qui était M. Paul Mounet, a tenu à souligner que la traduction due à son cher doyen, M. Silvain, et à M. Jaubert, était une traduction littérale. Ce « littérale » est une coquetterie d’hellénistes : la Compagnie semble y attacher beaucoup de prix et y entendre beaucoup de choses. « Littérale » a je ne sais quoi de scientifique, et c’est comme à la Sorbonne. Oserai-je dire après cela qu’une traduction peut être littérale et cependant ne pas être exacte, ou même que la manière la mieux intentionnée, mais aussi la plus sûre, de fausser un texte, est de le traduire littéralement ? À ce littéral de la traduction joignez le conventionnel de l’interprétation. Car si le respect pour l’antiquité s’en va, du moins n’est-ce pas chez les excellens acteurs de la Comédie-Française : ils en ajouteraient plutôt. Ils ont pour la tragédie grecque une dévotion louable, mais peut-être insuffisamment renseignée. Ils tiennent que c’est un genre à part, en dehors et au-dessus de l’humanité, et que tout doit s’y dire noblement. Du premier vers au vers de la fin, ils se reprocheraient une minute de détente, une seconde de liberté : c’est la grandiloquence continue. Je croirais plutôt que l’art antique a pour caractères la simplicité, la variété, la souplesse, c’est-à-dire la nature et la vie. J’imagine aussi que les tragédies antiques ne sont pas toutes une seule et même tragédie, et qu’elles ne doivent pas toutes être recouvertes de la même teinte uniforme de gravité et de solennité : Andromaque, n’est pas l’Orestie, et ce n’est pas Œdipe Roi. Enfin, et au risque de causer un peu de scandale, je hasarderai une opinion, qui d’ailleurs n’est pas même un paradoxe. Je suis très persuadé qu’il eût fallu jouer la pièce d’Euripide souvent comme un mélodrame de Dumas père, plus souvent comme une comédie à thèse de Dumas fils, quelquefois comme une parodie à la manière de Meilhac et Halévy, et pourtant toujours comme une œuvre de poète et de poète antique… Et je ne prétends pas que ce soit tellement facile.

Entre les tragiques grecs, c’est à Euripide que Racine revenait sans cesse : il l’appelait « mon auteur. » C’est qu’il le sentait beaucoup plus près de nous qu’un Eschyle, et même qu’un Sophocle. Avec ceux-ci la tragédie est encore tout enracinée dans le passé religieux et épique : Euripide l’en dégage. C’est un homme des temps nouveaux. Est-il le fils d’une fruitière ? En tout cas, il n’est pas de grande famille ; il n’a pas, comme ses illustres devanciers, la tradition aristocratique ; il n’appartient pas, comme eux, à la caste guerrière : formé à l’école des philosophes, il vit dans sa bibliothèque où il suit, à travers une brume poétique, sa pensée solitaire. Il s’intéresse à son temps plus qu’ami : temps révolus et, parce qu’il ne peut s’en affranchir, il en médit. Il continue de puiser les sujets de ses pièces aux sources consacrées ; mais il en prend librement avec ces vieilles traditions : il les relègue à l’arrière-plan, comme une splendide toile de fond. Dans la forêt des symboles créés par la jeune et poétique piété des Grecs, il ne voit plus que le pathétique de sentimens toujours vrais et d’humanité de personnages à notre taille. L’austère conservateur que fut Aristophane ne s’y était pas trompé : il reprochait à Euripide de mépriser les dieux et de faire des pièces toutes pleines de ficelles. Ainsi la tragédie, déchue de son prestige ancien, devenait une sorte de drame bourgeois. C’est le cas pour Andromaque.

La première partie de la pièce nous emplit les oreilles du bruit d’une querelle domestique : dans le palais de Néoptolème, fils d’Achille, deux femmes se disputent, dont l’une, Hermione, est l’épouse, et l’autre est la maîtresse légitime. Car c’est bien la nuance qui définit la situation d’Andromaque. Pour nous représenter justement l’Andromaque grecque, il nous faut cesser de l’apercevoir à travers l’image idéalisée que la sensibilité virgilienne indiquera à la sensibilité et à l’art de Racine. Celle-ci n’est pas la veuve inconsolable qui s’est gardée à la mémoire du mort : c’est la captive qui subit la force des choses et accepte son destin. Certes elle pleure toujours Hector, et c’est malgré elle qu’elle est entrée dans la couche du vainqueur. Mais elle est d’une religion fataliste, elle sait qu’il y a une loi de la guerre et qu’on ne peut s’y soustraire. Néoptolème a pour lui le droit, et il n’en abuse pas ; il fait mieux que de bien traiter sa captive : visiblement, il l’aime, et Andromaque ne le hait point. Andromaque n’est pas davantage la mère au cœur haut placé, qui chérit en son fils le souvenir d’un père glorieux et l’espoir d’une race illustre. Ce fils s’appelle Molossos, il ne s’appelle pas Astyanax ; il a pour père Néoptolème, et non pas Hector. Pour ce fils qu’elle a enfanté dans l’esclavage, Andromaque sent ses entrailles s’émouvoir uniquement parce qu’il est la chair de sa chair. Plus encore que l’amour, c’est l’instinct maternel qui lui fait pousser ce cri, que nous connaissons bien, pour l’avoir entendu clamer par Marie Laurent sur toutes les scènes du boulevard : « Mon enfant ! Rendez-moi mon enfant ! » Il reste que cet enfant est un lien entre sa mère et Néoptolème. En somme, les choses n’allaient pas mal dans le ménage irrégulier du héros grec, quand le malheur a voulu que celui-ci se mariât. L’arrivée d’Hermione dans la maison a tout gâté.

Cette Hermione, qui ne se résigne pas au partage et n’admet pas la présence de l’ancienne maîtresse sous le toit conjugal, il semble, quand on y songe, qu’elle soit assez fondée à se plaindre. Elle souffre dans sa dignité de femme continûment et publiquement outragée. Mais dans tous les temps et sur tous les théâtres, c’est à la maîtresse légitime que vont les sympathies, — quand ce n’est pas à la maîtresse tout simplement. Euripide a fait d’Hermione une atroce mégère. Cela n’est pas pour nous surprendre, puisqu’elle figure dans une action tragique : ce qui est curieux et digne de remarque, c’est que, de la façon dont il l’a dépeinte, il en a fait un personnage de comédie, et par-là créé une fois pour toutes un rôle que la comédie de mœurs va lui emprunter, qui de Ménandre passera à Plaute et à Térence, et deviendra un « emploi » du répertoire comique. Un des types que nous verrons communément revenir dans la comédie latine, et pour y être cruellement raillé, est celui de la femme richement dotée, uxor dotata, l’épouse acariâtre à qui sa dot donne le droit de parler haut, et qui en abuse, l’impérieuse matrone qui vous assourdit de ses cris, vous éblouit de sa fortune et vous assomme de sa famille. Écoutez comme s’exprime la vanité d’Hermione : « Si de riches ornemens d’or parent ma tête, si des vêtemens nuancés de diverses couleurs couvrent mon corps, ce n’est pas de la maison d’Achille ni de Pelée que j’ai apporté ces richesses en venant dans ces lieux : ce sont les dons que me fit, avec une dot considérable, Ménélas mon père : aussi ai-je le droit de parler haut[1]. » Elle injurie sa rivale à bouche que veux-tu. Elle lui fait un crime de servir aux plaisirs du maître, comme si une esclave avait le choix ! Mais tel est le dévergondage des femmes de sa race : « Le père y couche avec la fille, le fils avec la mère, la sœur avec le frère. » Andromaque aurait pu riposter que ces mœurs n’étaient pas particulières aux peuples d’Asie, étant celles de l’Olympe grec. Elle n’aborde pas ces questions d’exégèse et se borne à répondre plus directement : « Si ton époux te hait, ce n’est pas à cause de mes sortilèges, mais parce que tu n’es pas d’un commerce agréable (oh ! non). Dès qu’une chose te blesse, tu parles de Lacédémone avec emphase, tu étales tout ton faste, etc. » Nous sommes en pleine comédie, et si la note est seulement indiquée, l’honneur en revient au goût et à la subtilité de l’art grec. Ce n’est d’ailleurs pas le seul endroit, et il s’en faut, où l’intention comique soit évidente.

Profitant de l’absence de Néoptolème, qui est allé en pèlerinage à Delphes, Hermione a résolu de faire périr Andromaque et Molossos. Afin de l’y aider, son père, Mélénas, est venu de Sparte tout exprès. Ah ! ce Ménélas ! Si j’ai tout à l’heure évoqué le souvenir de Meilhac et Halévy, c’est que le Ménélas de la Belle Hélène est à peine moins ridicule que celui d’Andromaque : pour l’odieux, je n’en parle pas. S’il n’était, ce Ménélas, que le roi des maris trompés ! Mais il est l’empereur des maris philosophes. D’autres femmes ont eu, ont ou auront des aventures ; mais c’est lui, sans comparaison possible, de qui la femme aura eu l’aventure la plus retentissante : il n’en est aucunement troublé dans sa sérénité. Andromaque et Pelée s’en donnent à cœur joie et le persiflent à l’envi. Ils ne tarissent ni sur sa solennelle niaiserie, ni sur sa lâcheté. Il est le type de la nullité couronnée : « O renommée, renommée ! combien de mortels tu as grandis et illustrés qui n’avaient aucune valeur ! » On lui attribue la prise de Troie, et il n’est pas même allé au front : « Seul entre tous, tu es revenu de Troie sans blessure, et tu as rapporté ici tes belles armes dans un riche étui, telles que tu les avais emportées là-bas… » Les dieux s’en vont, et la Grèce ne leur ménage même pas un départ en beauté : ces répliques violentes et injurieuses sonnent le glas de sa légende héroïque.

Dans la seconde partie de la pièce, Andromaque ne reparaît plus. Hermione seule l’emplit de ses fureurs et de ses crimes. Maintenant qu’elle a manqué son coup, elle est prise de peur et redoute le retour de son mari. Il ne faut pas que Néoptolème revienne : Oreste y pourvoira, la chance d’Hermione ayant voulu qu’elle eût ce fou sinistre pour cousin. Oreste, pour les beaux yeux de sa cousine, fait assassiner Néoptolème dans le temple même de Delphes : ce fut un meurtre ignoble… « N’épousez jamais une femme méchante, quand même elle vous apporterait des millions ! » C’est le mot de la fin et la leçon du drame.

Car toute la pièce n’est que pour illustrer cette idée : qu’une méchante femme est la perte d’une famille, si d’ailleurs la meilleure des femmes coûte beaucoup et ne vaut pas cher. Cette haine contre les femmes est un des traits essentiels du théâtre d’Euripide, que ses contemporains appelaient le misogyne. Elle éclate à chaque instant, dans Andromaque, en boutades d’une extraordinaire âpreté. La femme est représentée comme le pire des fléaux, le seul contre lequel il n’y ait pas de remède, — et c’est une femme qui le dit ! « Il est cruel qu’un dieu ait fourni aux mortels des remèdes contre les serpens venimeux, et que nul n’en ait trouvé encore contre une femme méchante, plus dangereuse que la vipère et le feu : tant il est vrai qu’il n’est pas pour les hommes de pire fléau que nous ! » Une femme, Hélène, n’a-t-elle pas été la cause de cette longue tuerie de dix ans que fut la guerre de Troie ? Décidément, les idées ont changé depuis le temps que, dans Homère, les vieillards de Troie, voyant passer Hélène, avouaient que ce n’était pas trop payer de tant de sang la beauté d’une telle femme !

Peut-être voulez-vous savoir quels défauts Euripide reproche aux femmes ? Elles les ont tous. Elles sont lubriques et jalouses : « La jalousie est la passion des femmes. » Fourbes et menteuses : « Pour sortir de la maison, dit Andromaque à une servante, tu trouveras plus d’un prétexte, car tu es femme. » Bavardes et mauvaises conseillères : « Comment ai-je commis une pareille faute ? se demande Hermione. De méchantes femmes m’ont perdue par leurs insinuations : elles m’ont excitée en me disant : « Souffriras-tu qu’une vile « captive partage dans ce palais le lit de ton époux ? J’en jure par notre « souveraine, chez moi du moins elle ne jouirait pas vivante de mes « droits. » Et moi, prêtant l’oreille aux discours de ces sirènes, de ces êtres bavards, fourbes et perfides, je m’exaltai jusqu’à la folie. » Au contraire d’Hermione, Andromaque est le type de l’épouse accommodante, qui ne fait pas d’histoires et donne le sein aux bâtards de son mari : on ne trouvera pas mieux.

Mais pourquoi cette guerre déclarée aux femmes ? Est-ce que, marié deux fois et deux fois mal marié, Euripide met dans la bouche de ses personnages ses propres rancunes, comme on veut que Molière se soit peint dans Alceste ? Dans leur belle Histoire de la littérature grecque, MM. Alfred et Maurice Croiset nous expliquent que tous ces reproches portent contre l’Athénienne du Ve siècle, qui les méritait, vivant comme une recluse à la façon des femmes d’Orient, et parée de tous les défauts qui sont la flore naturelle des harems. Mais je remarque que le même Euripide, s’il a mis dans son théâtre des Phèdre et des Hermione, a créé aussi les plus pures figures de femmes, une Alceste, une Iphigénie. Je songe au théâtre de notre Dumas fils, où la femme est traitée d’être inférieur, incomplet, subalterne, quoi encore ? et qui est tout plein de la Femme. Je songe à Musset qui dénonçait l’amour, fléau du monde, comme une exécrable folie, et qui n’a chanté que l’Amour. Quand on parle tant des femmes et qu’on met à les accuser tant de passion, c’est qu’on les aime comme on les déteste : passionnément. Ce n’est pas autrement qu’Euripide a maudit et célébré la Femme, celle du Ve siècle et celle de tous les siècles, celle d’Athènes et celle de tous les pays, la femme de toujours, joie unique et unique tourment de l’homme…


RENE DOUMIC.

  1. N’ayant pas entre les mains le texte de MM. Silvain et Jaubert, je me sers de la traduction Pessonneaux, non moins littérale, quoique en prose (1 vol. Charpentier).