Revue dramatique - Hamlet à la Comédie-Française

Revue des Deux Mondes3e période, tome 77 (p. 934-944).

REVUE DRAMATIQUE

Comédie-Française : Hamlet, prince de Danemark (Shakespeare’s Hamlet, prince of Denmark), drame en vers, en 5 actes et 13 tableaux, par Alexandre Dumas et M. Paul Meurice. — Gymnase : Froufrou. — Vaudeville : Gerfaut, drame en 4 actes, par M. Emile Moreau. — Porte-Saint-Martin : la Tour de Nesle.

Hamlet et la Tour de Nesle occupent en même temps les affiches : heureuse saison pour Dumas père !… Il s’agit, en effet, de son Hamlet, — à lui et à M. Paul Meurice. — Chacun sait, d’ailleurs, que Shakspeare est le Gaillardet de ce drame-ci : heureuse année pour Shakspeare ! Deux fois, à six mois d’intervalle, sur deux de nos principales scènes, il est glorifié dans le plus cher de ses ouvrages.

À la Porte Saint-Martin, au printemps, un caprice de Mme Sarah Bernhardt fait germer et fleurir une imitation nouvelle en vers, en onze tableaux, s’il vous plaît : — ohé ! Ducis ! — Et qui sont les auteurs ? Deux inconnus, un petit comédien et son camarade, M. Lucien Cressonnois et M. Charles Samson : Shakspeare, apparemment, n’a plus besoin d’être aidé ; loin de là, quelque main qui le touche, il lui communique sa force. Là-dessus, la Comédie-Française se pique au jeu : elle a déclaré déjà qu’elle jouerait, après les préparatifs convenables, ce même Hamlet, apporté jadis à Dumas par M. Paul Meurice, jeune poète, disposé par Dumas pour la lumière de notre rampe, patronné par lui… et refusé par qui ? Par la Comédie-Française, en 1846. Dumas, pour ne pas rester court au milieu de son compliment à Shakspeare, avait dû l’achever à la campagne : « Soyez le bienvenu, monsieur, dans Saint-Germain !… » un an après la représentation de gala donnée sur les planches de cette petite ville, l’auteur du Chevalier de Maison-Rouge avait usé de son crédit pour introduire Hamlet au Théâtre-Historique. Mais quarante années, ou presque, s’étaient écoulées avant que la Comédie-Française eût l’idée de se donner un démenti. Voici, à présent, que ce n’est pas assez de réclamer ce qu’on a rejeté naguère : l’Hamlet du Théâtre-Historique avait huit parties ; celui de la Porte-Saint-Martin en a onze ; celui du Théâtre-Historique, ramené à la Comédie, en aura treize. Dumas et M. Meurice, pour le bien de Shakspeare, l’avaient amputé : ils avaient risqué (oh ! horrible ! most horrible !) d’être confondus par M. Vacquerie avec ces émondeurs de profession qu’il nomme ironiquement « les barbiers des tigres. » On veut, à présent, que le tigre laisse repousser sa barbe. Tout entière ? Non, pas encore. Du moins le premier tableau est rétabli : le drame s’ouvrira sur la terrasse d’Elseneur, la nuit ; avec Horatio, Bernardo et Marcellus, avant Hamlet, nous verrons passer le spectre ; ainsi nous sentirons d’emblée le climat et le caractère de l’ouvrage. Foin de cette exposition faite par le discours d’un roi, au milieu de sa cour, dans une salle close : on croyait voir commencer une tragédie ! D’autre part, le dénoûment véritable, ou peu s’en faut, est restitué : le spectre ne reviendra plus à la fin, représentant de la justice distributive, expliquer à chacun son châtiment et condamner Hamlet, pour le plaisir de faire un mot, à la peine de vivre ; le héros entrera en possession de cette mort que le poète lui a, dès le début, promise. À la bonne heure ! Si ce n’est pas encore tout Shakspeare qu’on nous donne, du moins c’en est un peu plus, et ce n’est rien autre chose ; et cela, dans la maison de Racine ! — Hamlet de printemps, à la Porte-Saint-Martin, avec M. Philippe Garnier et Mme Sarah Bernhardt ! Hamlet d’automne, à la Comédie-Française, avec M. Mounet-Sully ! L’Odéon, s’il n’eût fermé ses portes, nous eût offert sans doute un Hamlet d’été, — celui de Ducis ! — avec M. Paul Mounet. Et pourquoi le Gymnase, quand les recettes de Froufrou baisseront, ne produirait-il pas un Hamlet d’hiver, celui de M. Théodore Reinach, par exemple, — en prose et en vers, celui-ci, et rigoureusement complet, — avec M. Damala et Mme Jane Hading ? Hamlets des quatre saisons ! Heureuse année pour Shakspeare !

Vraiment heureuse, oh ! oui, pour ce grand philosophe et grand poète, si nos gens de théâtre, après ces épreuves, se décident à le laisser tranquille. Dès maintenant nous pouvons l’espérer.

À la Porte-Saint-Martin, on n’a guère hésité à s’ennuyer ni à en convenir ; on a donné de cet ennui des raisons sommaires : « C’est long… C’est haché… Nous ne sommes pas habitués à cette multiplicité de tableaux… Ce Garnier est vilain… Et Ophélie, quel petit rôle ! Vous rappeliez-vous qu’il fût si petit ? Sarah lui prête quelque importance par ses allures et ses intonations fantastiques… Mais, d’honneur, on se demande comment Ophélie est si connue… Par la grâce de Nilsson ? Oui, sans doute… Mais comment a-t-elle subsisté depuis Shakspeare jusqu’à Ambroise Thomas ? » À la Comédie-Française, on ne s’ennuie pas moins : l’ennui, au contraire, est plus accablant ; il est plus copieux et plus solennel, comme il convient dans une grande salle et dans une noble maison ; il s’établit à loisir, tandis que s’installent des décors majestueux ; il pèse de tout le poids de l’or qu’ont coûté ces toiles peintes et ces somptueux costumes ; il est alourdi encore par toute sorte d’espérances qui tombent de haut : Shakspeare, interprété par Dumas et par un lieutenant de Hugo, sur la première scène du monde, avec le concours de M. Got et de M. Silvain pour de petits rôles, — jusqu’où ne devait pas aller, à cette vue, le ravissement du public ? Après une si belle attente, il est vrai qu’on diffère et qu’on déguise, par pudeur, l’aveu de sa déconvenue. Les spectateurs, dans les couloirs, s’abordent l’un l’autre avec prudence, aucun ne voulant s’exposer le premier : « Eh bien ?… — Eh bien ?… — Oh ! moi, cela m’intéresse beaucoup. — Moi aussi, alors. — Mounet-Sully est superbe. — Admirable ! — Et les décors ! Et les costumes ! — Dignes de Perrin ! » De la pièce, pendant les premiers entr’actes, on ne parle pas ; pendant les derniers… Qui a eu le courage de se déclarer avant les autres ? Personne ; mais tout le monde a éclaté en bâillemens. On s’interroge, à cette heure, de manière un peu différente : « Mounet-Sully ?… — Oui, toujours ! — Mais la pièce ? — Heu ! heu ! — Oh ! oui ! » À la fin, quelques faux lettrés rabâchent seuls : « Moi, ça m’a beaucoup intéressé. » Les francs illettrés s’écrient : « La pièce est assommante ! » Et les lettrés rassurent la conscience de ces victimes, un peu honteuses de leur malheur : « Vous êtes assommés ?… Il n’y a pas de votre faute. En effet, vous deviez l’être. »

Alas poor Will!… Voilà son héros, voilà son ouvrage préféré. Il a conçu Hamlet, selon toute apparence, dans sa jeunesse ; il y est revenu dans son âge mûr ; et ce particulier attachement ne fut ni déraisonnable ni vain. Entre tous les personnages de Shakspeare, celui-ci est un homme, et non une forme d’homme composée par l’assemblage de quelques traits ; c’est un homme entier, plein, solide, et de l’existence duquel il est impossible de douter. Et quel homme ! son caractère est peut-être la plus riche réalité morale qu’il nous soit donné d’observer : il est fait, comme un organisme naturel, d’un nombre infini d’élémens contraires. Faible et brutal, indécis et emporté, mélancolique et spirituel, superstitieux et sceptique, ami et négateur de la vertu, voilà quelques-unes des qualités qu’on lui reconnaît d’abord ; mais la litanie de ces antithèses pourrait se dérouler à l’infini sans que l’analyse eût épuisé ce prodigieux sujet. La vie commune de ces contraires, on essaie de l’expliquer par l’histoire de l’individu : il était heureux et dispos, lorsqu’il a été frappé d’un double coup (la mort de son père et le second mariage de sa mère), et chargé d’une action supérieure à ses forces (la vengeance de son père) : ainsi parle Goethe. Il avait confiance dans la vie, lorsque l’existence du mal moral, et de ce mal triomphant, lui a été révèlée : ainsi parle aujourd’hui le dernier venu et non le moins original ni le moins pénétrant de ses commentateurs, M. de Laveleye[1]. On nous fait assister ainsi à la formation de cette âme. Mais, « quarante mille » Goethes, comme pourrait dire le héros lui-même, et quarante mille Laveleyes, et autant de Schlegels et de Gervinus, avec autant de Dowdens et de Mac Donalds et de Tylers, et, pour achever, autant de Taines et de Montéguts se pencheraient sur cet objet, que chacun y découvrirait des nuances nouvelles. Quoi de surprenant ? C’est tout un homme ; et chacun sait qu’un homme vivant est un miracle qui dure, une rencontre et une société d’atomes dont la variété est inexprimable. Et, auprès de cet homme-ci, lequel ne serait pas simple ? Songez que de bons juges reconnaissent en lui tout Shakspeare, lequel lui aurait prêté son imagination d’abord, et sa philosophie ensuite. D’autres, pour faire court, saluent en sa personne tout l’homme moderne, en lutte avec les fatalités de la nature et de la société, amoureux de la vérité pure.

Ce héros ainsi doué, songez à présent qu’il ne s’inquiète pas de démêler ses sentimens et ses pensées, de les ranger par ordre et de les exposer pour un auditoire. Serait-il un héros de Shakspeare, s’il était né pour le public et s’occupait de parler pour lui ? Il est parce qu’il est, et il parle comme si nous n’étions pas : nous ne pouvons ni contester qu’il soit, ni faire qu’il ait dit autre chose que ce qu’il a dit ; c’est notre affaire de le comprendre ! Songez enfin que, par situation, il feint la démence, et que, cette voie pour marcher à son but, il ne la choisit ni ne la suit de sang-froid ; songez que, s’il ne devient pas fou, du moins ses nerfs sont excités et son âme troublée à ce point que les inventions de la folie se présentent naturellement à son imagination, que le langage de la folie vient de lui-même à ses lèvres, que la mimique de la folie frémit dans ses membres. Il n’a, pour jouer sa comédie, qu’à se laisser agir, discourir ou crier, et même ce jeu le soulage. Dans ces conditions, il n’est guère un de ses gestes, un de ses mots, qui ne prête à des conjectures diverses : et plusieurs de ces conjectures sur le même point seront vraisemblables, que dis-je ? plusieurs à la fois seront vraies. Sa gesticulation, son langage est une série d’effets imprévus, et sous chacun nous apercevons un nœud presque inextricable de causes, et tous ces nœuds ensemble forment un réseau.

« Bien dit, vieille taupe ! » s’écrie ce fils pieux, transi de respect, de tendresse, de pitié, d’indignation vengeresse, alors que le spectre de son père, apparu tout à l’heure et replongé maintenant dans les supplices souterrains, fait entendre sa voix vénérée sous l’esplanade d’Elseneur. Assurément ce n’est pas là une formule d’invocation que nous pouvions attendre : aussi n’est-ce pas pour nous qu’elle est prononcée. Hamlet l’a poussé cependant, ce cri étrange ; à nous de l’interpréter. Devant Horatio et Marcellus, Hamlet, en un pareil moment, veut-il plaisanter par forfanterie et montrer qu’il n’a pas peur ? Veut-il se rassurer lui-même ? Ou bien la secousse éprouvée devant l’apparition et renouvelée par cet appel mystérieux l’a-t-elle jeté dans un demi-délire, et ne gouverne-t-il plus sa langue ? Ou plutôt, comme l’angoisse quelquefois se résout par un éclat de rire, n’est-ce pas son émotion, contenue et intense, qui se crée à l’improviste cette expression bizarre ? Nous pouvons, sur ce mot, rêver pendant des heures ; et ce n’est qu’un mot : que dire de telle scène tout entière, dont le sens importe à notre jugement sur le caractère, sur les passions, sur la conduite d’Hamlet ? De celle-ci, par exemple, de cette fameuse scène rythmée par ce refrain d’abord grave, puis violent, puis frénétique : « Au couvent ! au couvent ! »

Elle résonne dans notre esprit en échos infinis, cette tragique algarade, et chacun de ces échos nous est une note nouvelle, et tous, se prolongeant et s’accordant, forment à la fin une symphonie pour notre intelligence. Hamlet, pour Ophélie comme pour Polonius, contrefait le fou, oui, sans doute ; et il interroge l’une : « Ah ! ah ! êtes-vous honnête ? » comme il a répondu à l’autre : « Vous êtes un marchand de poisson. » Il a pris ce masque à la Brutus et le garde même devant sa maîtresse pour mieux tromper indifférens et ennemis : voilà qui va bien. Mais, ayant décidé d’arracher de son cœur tout ce qui ne sert pas à la vengeance de son père, et d’abord son amour, ne veut-il pas éloigner Ophélie ? Ne veut-il pas, par délicate pitié, l’aider à se détacher de lui, et, par prudent égoïsme, s’aider lui-même à se détacher d’elle ? Mais ne ressent-il pas tout de bon quelque aversion pour elle, qui est femme, créature faillible et sans doute pernicieuse, comme il sait à présent qu’est sa mère ? Mais encore ne conserve-t-il pas une arrière-tendresse, une jalousie du moins, qui serait contente qu’Ophélie, ne devant plus appartenir à Hamlet, n’appartînt à personne ? Mais, enfin, cette fureur, n’est-ce pas l’explosion d’un homme gêné par un secret, et qui ne doit pas s’en décharger même sur la personne la plus chère, et dont la douleur se tourne en dépit et en colère justement contre cette personne ? Voilà bien des questions, qui toutes commandent leurs réponses, toutes différentes et toutes justes. Et combien d’autres ensuite ne pourrions-nous pas poser ! Et combien manqueraient encore ! S’il y a plus de choses au ciel et sur la terre que n’en a rêvé la philosophie d’Horatio, de même il y a plus de choses dans l’âme d’Hamlet que notre psychologie n’en saura jamais rêver. C’est la merveilleuse complexité de cette âme et le caractère nécessairement énigmatique de son expression, qui font la valeur de ce personnage unique entre les créatures. La recherche, la contemplation de toutes ces racines de sentimens, c’est ce qui nous attache à ce héros plus qu’à aucun de ses confrères, autant qu’à aucun homme vivant : un Dieu s’amuserait pendant une éternité à suivre cette végétation morale jusqu’en ses fibrilles.

Mais de l’éternité au temps d’un spectacle il y a quelque différence. Au théâtre, il faut prendre notre parti à l’improviste sur le mot qui frappe notre oreille, sur le geste qui provoque nos yeux : un autre mot, un autre geste réclame déjà notre jugement. « Vieille taupe ! » avons-nous entendu : oh ! oh ! qu’est-ce à dire ? Mais déjà il ne s’agit plus de « vieille taupe : » à peine avons-nous senti ce choc, d’autres paroles nous ébranlent. Le coup reçu, je veux tourner la tête pour voir d’où il vient ; un autre coup me pousse en avant, une autre force m’entraîne, et, tantôt par saccades, tantôt par progrès continu, je vais, je vais pendant quatre ou cinq heures, jusqu’au bout de la pièce. Des mots, des mots défilent : Words ! words ! Adieu le sens caché, le sens multiple et fuyant, que je poursuivrais, si j’étais chez moi, sinon avec le loisir d’un dieu, du moins pendant mes loisirs d’homme. Hamlet repousse Ophélie : pourquoi ? Il faut que je décide là-dessus en un clin d’œil. Je saisis la première opinion venue, au hasard, et je n’y tiens guère : elle m’a peu coûté, en effet, et elle a peu de prix. Je sens bien que toutes les autres, saisies de la même façon à mesure que je suis contraint d’avancer, n’en auront pas davantage : aussi je me dégoûte bientôt de cet exercice et j’y renonce. Si petit que soit l’effort pour chacune de ces décisions, toutes ne vaudraient pas la somme de fatigue dont je suis menacé. Je me résigne à négliger les menues causes, et je constate seulement les gros effets : me tenant au-dessus des abîmes de la pensée, je suis seulement les sommets de l’action. Qu’est-il, sur la scène, pour moi qui suis dans la salle, cet illustre Hamlet ? Un jeune homme pâle, vêtu de noir, à qui le spectre de son père a commandé de le venger. Le vengera-t-il, et par quel acte, « c’est la question » pour moi : « être ou ne pas être, » ah ! voilà bien ce qui m’occupe ! Regardez-moi, regardez mon voisin : les propos d’Hamlet sur la vie et sur la mort, et sur le reste, en vérité, nous intéressent beaucoup moins que la manière dont il rampe vers sa mère et vers son oncle, pendant la comédie, et dont soudain il se redresse. Il se rapproche, il se rapproche ; va-t-il démasquer les meurtriers, et par quel tour de main ? Va-t-il les frapper ? Il bondit… Bien bondi ! L’apparition du spectre et ce manège d’Hamlet, ces deux tableaux sollicitent notre attention et la retiennent ; ces deux endroits, dans la première moitié du drame, sont lumineux, et le second même restera pour nous le point culminant de l’ouvrage. Les alentours ne sont que lieux vagues, remplis de paroles plus ou moins confuses, auxquelles nous demeurons indifférons : nous laissons dire, parce que nous ne pouvons faire autrement, et aussi parce que les sons perçus se rapportent à un texte consacré. « Être ou ne pas être :… » ah ! c’est le fameux monologue ! Il ne se détache guère de tout ce vain bruit. « Au couvent, au couvent :… » oui, cette divagation est nécessaire ; la tradition veut qu’Hamlet adresse ces furieux couplets à Ophélie ; prenons patience. Et ainsi, jusqu’à ce peu de pantomime, qui est la meilleure pâture de notre curiosité : quoi de surprenant ? Hamlet tout entier, pour nous, n’est guère ici qu’une pantomime ; la vie morale du héros nous échappe ; ses gestes seuls nous intéressent plus ou moins vivement, selon leur rapport plus ou moins direct à l’action matérielle dont nous attendons la fin. Or cette fin, pendant cette pause du dialogue, nous croyons presque y toucher : le héros, cessant de battre l’air inutilement, a le bras tendu vers elle.

Mais, de même que ce principal personnage, considéré hors du théâtre, est un homme et tout l’homme, de même cette pièce, à la bien regarder et dans son ensemble, est « l’image de la vie. » Admirez, nous a dit M. Montégut[2], « comme l’écheveau de la destinée est hardiment embrouillé sous nos yeux par le poète, avec un audacieux dédain de la simplicité artificielle et une apparente insouciance de la composition et de l’unité. » Goethe, lui aussi, nous a signalé cette beauté rare : « Nous sommes charmés, nous sommes flattés de voir un héros qui agit par lui-même, qui aime et qui hait, quand son cœur l’ordonne, qui entreprend et exécute, écarte tous les obstacles et parvient à un grand but. Les historiens et les poètes voudraient bien nous persuader qu’une si glorieuse destinée peut être celle de l’homme. Ici nous recevons une autre leçon ; le héros n’a pas de plan, mais celui de la pièce est parfait. » Et, en effet, à ce moment même où le héros, selon une apparence de « plan, » paraît « atteindre à un grand but, » il laisse tout à coup s’éloigner ce but, et bientôt même il s’en distrait. À l’aveu crié par son oncle, Hamlet ne répond pas sur place par un coup d’épée : son stratagème a presque épuisé son énergie ; et d’abord, à se réjouir du succès de sa manœuvre, il dépense le reste de ses forces. Deux fois encore, après un repos, il semble approcher délibérément de sa vengeance. La première fois, il s’arrête par scrupule, ou plutôt il diffère par raffinement : il épargne le meurtrier en prières, pour ne pas l’envoyer au ciel. La seconde fois, dans un admirable débat, l’ombre de son père intervient entre sa mère et lui. Après ces deux échecs de sa volonté, il disparaît : il cède les planches à la déplorable Ophélie, au furieux Laërte. Quand nous le revoyons, c’est au cimetière, où il disserte en philosophe et se lamente en veuf amoureux ; puis, dans la salle des gardes, où il s’amuse, en moraliste, du verbiage d’un courtisan ; et enfin sur la plate-forme du château, où il se comporte en escrimeur, pour le plaisir, jusqu’au moment où le destin, venu à pas de loup et par tant de circuits, le surprend et le presse de tuer avant de mourir.

Oui, sans doute, c’est bien « l’image de la vie, » où tout arrive à son heure et rien à la nôtre, ni par les voies que nous avions ménagées ; c’est le rare caractère de cette pièce de reproduire cette logique secrète des choses, et nous admettons, comme le veulent M. Montégut et Goethe, que cette rareté soit une beauté. Mais combien cette rareté, au théâtre, est dangereuse ! Ici, selon la remarque de Goethe lui-même, nous serions « charmés » qu’il en allât tout autrement : nous autres Français surtout sommes habitués à ce plaisir de voir les événemens s’ordonner selon une logique apparente et selon le dessein du héros. Nous comptions que notre Hamlet tenait le drame et qu’il le dirigerait jusqu’au bout, et voilà qu’au milieu, à ce moment même où il serrait davantage la main, il la desserre, et qu’ensuite il lâche prise. Nous n’avons que faire, ou, du moins, nous ne savons que faire d’Ophélie et de son délire à musique, ni de ces fossoyeurs et de leurs devis et chansonnettes, ni d’Hamlet lui-même, à présent qu’il paraît désintéressé de l’action. Durant son entretien avec Osric sur les choses de la mode, un commentateur n’est pas derrière nous pour nous dire : « Voyez comme il se complaît à d’interminables dissertations sans soupçonner la présence de la mort qui s’est glissée invisible avec ce message… Comme cela est bien conforme à la vie !… Comme cela surtout est bien d’accord avec le caractère d’Hamlet, qui va mourir comme il a vécu, rêveur toujours surpris par le fait brutal ! » Non, M. Montégut n’est pas ici, nous ne nous avisons pas de tout cela, et nous remarquons seulement que ces dissertations sont interminables. M. Meurice, malgré son zèle, n’a pas rétabli pour cette expérience tout ce qu’il avait supprimé naguère avec Dumas : il n’est encore pas question, cette fois, du voyage d’Hamlet en Angleterre, ni de sa rencontre avec un officier de Fortinbras, ni de maint autre incident qui nous manquerait à la lecture. À la représentation, nous ne sentons pas que rien nous fasse défaut, pas même, tout à la fin, l’entrée de Fortinbras, qui est cependant la moralité du drame. Une race retranchée, on ne nous fait pas voir qu’une autre s’élève ; le rêve achevé par la mort, on ne nous montre pas que l’action et la vie recommencent. N’importe ! nous ne réclamons rien : ce n’est pas trop tôt, à notre gré, que la toile tombe !

Voilà donc ce que devient sur un théâtre, au moins devant des spectateurs français, cette incomparable épopée dont l’homme moderne est le héros. Elle périt justement par deux de ses grands mérites : la complexité du principal caractère et l’ampleur de la composition. L’une et l’autre nous déconcertent, nous découragent. Nous renonçons à rien voir dans ce chef-d’œuvre unique, sinon le drame qu’il renferme, ou plutôt la partie la plus grossière de ce drame, le mélodrame ou la pantomime ; encore nous paraît-il que ce mélodrame ou cette pantomime, vers le milieu, gauchit, s’égare et se dissout. Le genre de plaisir que peut nous procurer ce spectacle, d’innombrables ouvrages d’un ordre inférieur nous le proposent ; beaucoup même nous l’assurent plus complet. Traîner Hamlet sur notre scène, pour si peu, si ce n’est un crime de lèse-majesté, c’est au moins une indiscrétion.

J’ai indiqué les capitales raisons pour lesquelles nos directeurs doivent respecter Hamlet, c’est-à-dire n’y pas toucher ; mais ce ne sont pas les seules. Quelques autres difficultés, pour la représentation de cette pièce, nous sont communes avec les Allemands, avec les Anglais : celles de la mise en scène proprement dite. Les personnages d’Hamlet, pour quiconque est familier avec eux, ont acquis une existence poétique si précieuse, qu’ils ne peuvent que perdre à se réaliser. Tel, qui se meut dans notre imagination, libre et subtil, la personne d’un acteur l’attache aux planches, le réduit à une forme étroite, à une matière lourde. Ajoutez que le costume en fait un objet curieux, un pantin dont quelque ornement attire notre attention au détriment de son rôle. Les compagnons du prince de Danemark, aux yeux de notre esprit, sont à la fois des contemporains du véritable Amleth, c’est-à-dire des barbares d’avant le XIe siècle, et des contemporains de Shakspeare et d’Eugène Delacroix et de nous-mêmes, ou plutôt ils sont des contemporains de l’homme, qui suivent nos rêveries sur l’homme à travers les âges. La belle avance, quand on les aura splendidement accoutrés à la mode d’une certaine époque, de la Renaissance par exemple, et quand nous serons divertis de la pièce par des idées comme celles-ci : Ah ! Polonius, mon ami, avec ce riche harnais, vous avez tout l’air du gardien-chef de quelque Tour de Londres !… Et vous, sire, avec cette toque crénelée, vous ressemblez au roi de carreau ! — Pour le Spectre, c’est bien pis : après que je l’ai vu en scène, il n’effraiera plus mes veilles. L’artifice par lequel on le produit m’a trop amusé. Dès que je pressentais sa venue, je n’avais plus qu’un souci : où peut-il apparaître ? Dans ce coin ou dans celui-là ? Au plafond, sur la porte ou sur la tapisserie ? Demandez le nouveau joujou : La question du Spectre ! L’amusement des enfans ! (Nous en sommes tous, au théâtre !…) La sécurité du public !… Oui, la sécurité : — est-ce bien le sentiment qu’il faut devant un spectre ?

J’omets, par crainte des redites, une difficulté qui nous est particulière à nous Français : une traduction fidèle et vivante en notre langue, une traduction qui soit sur notre scène ce que l’original est sur la scène anglaise, comment espérer ce miracle en faveur d’Hamlet ? Pourquoi ce privilège pour cette pièce entre toutes celles de Shakspeare ? Théophile Gautier, naguère, a donné son suffrage à la version de M. Meurice : on y trouve, a-t-il déclaré, « un poète traduit par un poète. » Soit ! Mais L’un de ces poètes est Shakspeare et l’autre est un Français. M. Meurice, pour cette reprise, a revu son ouvrage avec soin ; il a serré le texte de plus près, et il est demeuré poète comme devant : il n’a cependant pas fait l’impossible.

Arrêtons-nous là : le public est assez excusé maintenant pour qu’il ne soit pas besoin d’accuser les comédiens. Supposez-les tous parfaits : on sera tout de même resté froid. D’ailleurs l’un d’eux, et justement le principal, celui qui figure le héros, a en effet touché à la perfection : j’ai nommé M. Monnet-Sully. Ah ! le bel animal ! Et qu’il doit réjouir les peintres, les sculpteurs, les gymnastes ! Il satisfait aussi, autant qu’il est possible en un pareil rôle, les amis de la poésie et du drame. Sa mélancolie d’abord, et puis sa pitié pour l’ombre de son père, et puis la souplesse et la grâce de son ironie dans ses entretiens avec Polonius, avec Rosencrantz et Guildenstern, sont d’un comédien touchant et spirituel ; l’éclat triomphal de son allégresse, quand le cri de la conscience s’échappe de la bouche du roi, est d’un tragédien vraiment inspiré. J’aime un peu moins ses violences dans la chambre de sa mère et dans le cimetière ; mais sa mimique sobre et le jeu mâle de sa physionomie, dans son duel avec Laërte, créent un petit drame qui réveille utilement l’intérêt vers la fin du grand.

À vrai dire, cependant, M. Monnet-Sully tout seul brille dans cette aventure. M. Got fait de Polonius un bonhomme qui se sait grotesque et qui veut l’être ; ce Polonius hoche la tête et cligne de l’œil pour avertir les gens : « Attendez un peu, je vais vous faire rire ! » Pourtant, si je ne me trompe, cet homme d’état vieilli dans les conseils est une ganache, mais une ganache naïvement ridicule et non à dessein ; il a quelque bon sens, et, s’il a beaucoup de sottise, cette sottise est trop importante pour vouloir être comique. M. Coquelin cadet, dans le rôle du fossoyeur, commet une erreur pareille. « Est-ce que ce gaillard, dit Hamlet, n’a aucun sentiment de ce qu’il fait, qu’il chante en creusant une fosse ? » Et Horatio de répondre : « L’habitude a fait pour lui de cette occupation une chose indifférente. » Mais M. Coquelin cadet, sans doute, n’a pas l’habitude de chanter en creusant une fosse : il s’aperçoit que le contraste de ces deux actions est prodigieusement burlesque, et il ne nous laisse pas le soin de le découvrir ; il nous l’apprend par ses accens et par ses mines. — M. Coquelin cadet et M. Got, c’est la part de la farce dans ce drame ; la comédie classique a aussi la sienne : M. Silvain joue le roi en raisonneur du répertoire ; ce politique tortueux, cet empoisonneur est un Ariste ! — Le vaudeville, grâce à Mlle Reichenberg, pousse sa pointe : elle dit le rôle d’Ophélie avec un art achevé, comme tous ses rôles ; comme tous les autres, oui, voilà le malheur ; on se souvient trop de la plupart. « Au couvent ! au couvent !… » On ne s’étonne pas qu’Hamlet l’y renvoie : c’est l’ingénue du Feu au couvent !Mme Agar prête à la reine les restes d’une beauté qui tombe et d’une voix qui s’éraille, ou qui s’est éraillée dans le mélodrame ; c’est du mélodrame aussi que paraît évadé M. Duflos, un Laërte forcené, mais monotone. — M. Baillet et M. Maubant sont un Horatio et un Spectre du Conservatoire… Il est inutile de pousser plus avant pour être assuré que la troupe de la Comédie-Française, malgré tous ses talens, n’a pas le ton du drame shakspearien. Tant mieux ! Elle ne le jouera pas souvent.

Il faut relire Hamlet et le relire encore. Mais un Anglais, Charles Lamb, ne pouvait « s’empêcher de penser que les pièces de Shakspeare sont moins faites pour être jouées que celles de n’importe quel autre auteur dramatique : » Hamlet est moins fait pour être joué que n’importe quelle autre pièce de Shakspeare ; moins que Macbeth assurément et que Roméo et Juliette, à propos de qui M. Montégut, à son tour, a posé cette question : « Les drames de Shakspeare sont-ils faits pour être représentés ? » Ce juge peu suspect a conclu que, par la représentation, « au lieu de connaître le plus grand des poètes, » on ne connaîtrait que « le plus grand des mélodramaturges. » Et ce n’est pas d’un public français qu’il présageait cette impression, mais d’un public quelconque. Il n’eût pas juré, sans doute, qu’à ceux de Shakspeare un public français ne préférerait pas d’autres mélodrames.

Voyez celui-ci : la Tour de Nesle. Buridan et Gaultier d’Aulnay sont des âmes plus simples assurément qu’Hamlet ou que Gerfaut, — emprunté par M. Emile Moreau à Charles de Bernard et produit récemment sur la scène du Vaudeville. — Parce qu’il est observateur de profession, étant homme de lettres, et qu’il s’observe quand il est amoureux, ce Gerfaut a pu se croire trop compliqué pour le théâtre, et attribuer à cette qualité son médiocre succès. La consolation est honorable ; M. Emile Moreau peut en jouir, même s’il établit exactement le bilan de sa pièce : deux actes un peu lourds ; une courte scène, au troisième, exécutée avec une décision remarquable ; au quatrième, un long entretien habilement conduit ; un rôle ingrat pour M. Berton ; un autre, pour Mlle Brandès, dont elle a triomphé ; l’invention de comparses banalement comiques et d’un dénoûment contraire à celui du livre ; le ragoût d’une phraséologie romanesque à la mode d’autrefois et de quelques allusions à la littérature d’aujourd’hui… Ce drame ainsi bâti, M. Emile Moreau peut croire qu’il plaira au lecteur plus qu’au spectateur, parce que le héros se dédouble. Mon opinion là-dessus est incertaine. Mais pour les héros de la Tour de Nesle, je suis sûr qu’ils sont simples et que les spectateurs de plus d’un millier de représentations, à Paris seulement et dès avant cette reprise, les ont applaudis. Cette pièce n’est peut-être pas « l’image même de la vie ; » mais je sais que les nœuds de son intrigue, bien avant que Mme Tessandier régnât à la Porte-Saint-Martin, ont serré une infinité de cœurs français. Il est vrai que, s’il est imprudent de voir jouer Hamlet, il serait peut-être naïf de méditer sur la Tour de Nesle.

Louis GANDERAX.
  1. Voir la Revue bleue du 25 septembre.
  2. Note Wikisource : voir Émile Montégut, Types modernes en Littérature — Hamlet et de quelques élémens du génie poétique, Revue des Deux Mondes, 2e période, tome 2, 1856 (p. 657-674).