Revue dramatique - Comédie Française - Daniel Rochat
Hier encore, M. Victorien Sardou paraissait avoir contracté avec l’inconstante fortune un mariage sans divorce. C’était un écrivain heureux, ou plutôt c’était l’écrivain heureux. De ses difficiles et laborieux débuts il n’avait gardé que les fortes qualités acquises dans la lutte et le légitime orgueil d’avoir gagné le terrible pari que tout homme de lettres jeune et pauvre fait avec soi-même, pari dont il est à la fois le joueur et l’enjeu. À cette réputation M. Sardou avait ajouté presque aussitôt l’honneur du fauteuil académique. Il semblait que ce fussent là d’irrésistibles encouragemens à persévérer dans cette voie de la comédie de mœurs qu’il avait si glorieusement et si fructueusement suivie, d’autant que cette voie, bien loin d’être plate et monotone, ressemble à ces chemins à mi-côte d’une montagne, féconds en détours, riches en aspects changeans et divers comme le paysage qu’ils traversent. Il reste dans notre société contemporaine assez de menu ridicule, de naïve ou de prétentieuse sottise pour que la verve satirique de l’auteur de la Famille Benoîton eût lieu de s’exercer en toute franchise. Il reste assez de bonne humeur, de bon goût et de bonne compagnie dans le public français pour que l’auteur des Pattes de mouches fût assuré de trouver des mains prêtes à l’applaudir dans ses mots adroits, dans la svelte allure de son dialogue, dans ses qualités de jolie observation et de très habile agencement. Les succès passés semblaient donc le mener tout droit au succès futur, comme d’une station de chemin de fer on passe à une autre, — sans qu’il eût besoin de quitter le train où il s’est installé lors de son départ pour l’avenir. Tout au plus son titre d’académicien lui commandait-il de relever son observation, de moins accorder à la complication scénique, de mieux tremper le métal parfois amolli de son style, et il est douteux qu’un seul accident fût venu interrompre le triomphal voyage de cet auteur, dont on peut dire sans exagération qu’il a été, durant quinze années, l’enfant gâté du public, trié mais blasé, des premières représentations, comme du public, mêlé mais naïf, des deux-centièmes. « En somme, disait de lui un judicieux critique, notre littérature possède des talens plus vigoureux, d’une portée d’esprit plus grande, d’une audace plus fière, elle n’en possède pas qui aient une plus parfaite intelligence de la scène, une connaissance plus fine du public, et qui soient plus assurés contre l’insuccès ou la déchéance[1]. »
Il peut paraître étrange que nous rappelions ces lignes, précisément au lendemain de l’insuccès de Daniel Rachat, mais c’est que le contraste entre leur prédiction et l’événement jette une lumière sur la nature intime de M. Sardou. Sur un autre que lui cette certitude du succès dans une route marquée eût été toute-puissante. M. Sardou est un inquiet, un nerveux, un de ceux que son grand confrère de l’antiquité, le délicat Térence, symbolise dans son Heautontimoroumenos, le Bourreau de lui-même, un esprit malaisément contenté, qui vise toujours au mieux et dédaigne ce qu’il a fait par cela seul qu’il a pu le faire. De ce scrupule parfois excessif nous ne saurions le blâmer, d’autant qu’à ce désir jamais assouvi du progrès, nous devons les rajeunissemens imprévus de ce talent qui, après avoir donné des modèles presque accomplis de la comédie de mœurs, s’est tour à tour haussé jusqu’au drame héroïque dans Patrie! et dans la Haine, puis dans Dora plié aux plus subtiles exigences de cette sorte de comédie analytique inaugurée par M. A. Dumas fils.
Cette fois, M. Sardou avait à sa libre disposition la grande scène du Théâtre-Français, un public d’élite, des acteurs de choix; son titre de membre de l’Académie française doublait la portée de sa voix, en ajoutant une autorité nouvelle au prestige incontestable de son nom. D’autre part, nous vivons dans une période troublée, où par la maladroite initiative de quelques hommes la question religieuse se trouve de nouveau mise à vif. M. Sardou, comme nous tous, a ses convictions profondes sur cette fatale dissidence qui sépare la France en deux Frances et sévit plus particulièrement sur les familles, en opposant trop souvent le mari athée à la femme croyante. Il lui a semblé, se sachant une force entre les mains, que le plus noble usage qu’il pût en faire était de la mettre au service des opinions à la fois très libérales et très spiritualistes qui sont les siennes, et renouvelant soudain son genre ou mieux ses genres divers, il s’est hardiment attaqué à la haute comédie sociale, à celle qui, non contente de peindre ou d’amuser, pose une thèse et défend un principe. Il est permis, dans le domaine de la pure esthétique, de considérer comme dangereuse l’entrée du plaidoyer philosophique dans les œuvres d’imagination. Mais en définitive le succès justifie les audaces de cette sorte: une belle comédie de thèse n’en est pas moins une belle comédie, et s’il fut jamais une légitime ambition, c’est assurément celle qui a poussé M. Sardou à vouloir écrire cette belle comédie, qu’il y avait beaucoup de courage à oser et quelque intérêt national à faire revivre.
La tentative a eu le résultat qu’on sait. Pour la première fois, depuis tant d’années, M. Victorien Sardou a perdu son procès devant le public et devant la critique. Sans vouloir parler des fâcheuses manifestations auxquelles il a fourni un prétexte et que n’ont arrêtées ni sa rare valeur, ni la sincérité de son effort, ni le mérite des interprètes, ni le respect dû à notre première scène, il est incontestable que les spectateurs sont presque tous sortis mécontens, et non moins incontestable que les journaux, sans distinction de partis, ont été presque unanimes à reconnaître ce qu’il faut bien appeler l’avortement de la tentative. Le regrettable débordement de passion politique qui s’est donné carrière à cette occasion a plutôt masqué cet avortement, car, — pourquoi ne le dirions-nous pas, puisque l’on doit la franchise surtout à ceux dont on estime le talent? — si les partisans du mariage civil n’avaient point, avec leur maladroite protestation, provoqué les partisans du mariage religieux à des applaudissemens de combat, la comédie se serait achevée dans une déception toute voisine de l’ennui, et M. Sardou aurait connu la condamnation pire que celle du sifflet, car celle-là est sans appel, la condamnation de l’indifférence.
À quel motif cependant attribuer cette issue, qu’on ne pouvait guère prévoir, de la plus louable entreprise faite par un écrivain que l’on peut sans banalité qualifier du nom de maître, et qui engageait la partie, comme on dit, avec tous les atouts dans sa main? Serait-ce que M. Sardou aurait perdu quelques-unes de ses précieuses qualités? Tout au contraire, les scènes épisodiques, esquissées de ci, de là, comme dans la marge de la comédie, nous révèlent que ces qualités se sont affinées. Serait-ce que le sujet répugne à l’intérêt et porte en lui un principe de mort pour le drame? Mais cette passion ardente que le public déploie à son propos suffit à répondre. M. Sardou, comme toujours, a deviné admirablement sur quelle touche, dans la gamme des idées, il fallait frapper, pour que le son retentît fortement et réveillât un vif écho dans tous les cœurs. C’est donc ailleurs que dans la nature d’esprit de l’écrivain et que dans la disposition du public qu’il faut chercher les causes de cette regrettable surprise, et, à notre avis, un simple malentendu de métier, une erreur initiale dans la construction de la comédie, allons plus loin, une défiance inconsciente de M. Sardou à l’égard de sa propre puissance, de son public et de son sujet, peuvent seuls rendre compte des insuffisances de cette œuvre. On en résumerait d’un trait le vice radical en disant que c’est une comédie de thèse écrite avec les procédés d’une comédie d’intrigue. M. Sardou, n’ayant ni sacrifié certaines ingéniosités de sa manière habituelle, ni placé tout son drame sur le terrain circonscrit d’une crise psychologique, ni même choisi ses personnages, comme il convient pour une comédie de thèse, hors de la moyenne ordinaire de la vie, s’est trouvé finalement avoir composé une pièce singulière, déroutant la sympathie par l’ambiguïté de sa nature, à rai-chemin du théâtre de genre et du drame philosophique, et somme toute, également incapable de satisfaire entièrement, et ceux qui veulent s’amuser et ceux qui veulent penser.
Tout le monde connaît la fabulation de cette comédie. En deux mots, et dégagée des enjolivures et des accessoires, elle se résume ainsi : Daniel Rochat, membre du parlement français et leader des gauches dans la campagne qu’elles mènent contre le parti clérical, s’est épris, au cours d’un voyage qu’il fait en Suisse incognito, d’une jeune orpheline, étrangère et protestante, miss Léa Henderson, qui voyage de son côté avec sa tante et sa sœur. La révélation de son vrai nom, éclatant au milieu du plus saisissant décor, au moment où il prononce à Ferney un éloquent discours sur le centenaire de Voltaire, achève de conquérir à Daniel le cœur de Léa. Avec une rapidité qui s’explique par la nécessité presque immédiate du retour de Rochat à Paris, un mariage entre eux est décidé. La cérémonie civile a lieu. Daniel, se fiant à l’accueil que la tante et les deux sœurs ont fait à une de ses phrases : « Et surtout pas d’église ! pas de prêtre ! » est persuadé que cette cérémonie civile ne se doublera point d’une cérémonie religieuse, et il se montre atterré lorsque Léa lui parle d’aller au temple. Au temple! un pasteur ! Mais c’est l’église et le prêtre sous une autre forme, cela, et lui, Rochat, le matérialiste déclaré, l’adversaire en nom de tout surnaturel, d’où qu’il vienne, le partisan d’une civilisation, comme on dit dans le langage politique, « sérieusement laïque, » ne saurait, sans une sorte de désaveu de toute sa vie, recevoir sur son mariage la bénédiction d’un Dieu auquel il a déclaré une guerre retentissante. Il refuse donc temple et pasteur, se déclarant marié et très marié sans eux. À ce refus Léa répond par une dénégation absolue de considérer le mariage civil comme suffisant et définitif. Après une première discussion, Rochat quitte la maison de celle qui est sa femme devant la loi, mais non devant Dieu, et celle-ci refuse de le suivre.— Mais cette même nuit, l’amer sentiment de cette séparation de leurs consciences épouvantant Daniel, il revient dans cette maison, comme un amoureux de roman, comme un malfaiteur, supplier sa femme qu’il surprend seule, de ne pas creuser entre eux l’infranchissable abîme de la religion. Elle, de son côté, d’abord à demi troublée par la belle nuit, par son amour, par la douleur, par les propos enflammés de cet homme qu’elle aime, le supplie de ne pas creuser entre eux l’infranchissable abîme de son athéisme. Elle lui montre la lueur dans le lointain de la fenêtre du pasteur. Qu’il la suive, et elle est à lui ! Il va céder, mais honteusement, mais par faiblesse, et à condition que nul n’en sache rien. La fière Léa repousse cette soumission clandestine comme une vilaine action et lui déclare qu’il ne franchira le seuil de sa chambre qu’après avoir franchi le seuil du temple au grand jour et sous le regard de ses amis. Puis, même cela ne lui suffit plus. Après une nuit de réflexion, elle comprend qu’un mariage ainsi commencé et portant en lui ce germe de discorde ne saurait manquer de les rendre malheureux, et d’un commun accord, les deux époux de la veille, profitant d’une disposition particulière de la loi fédérale, demandent le divorce, qui leur rendra une liberté que leur cœur repousse, mais que leur raison leur démontre tristement nécessaire.
A première vue, l’abus de l’ingéniosité, que nous avons signalé comme un des motifs de l’insuccès de M. Sardou, n’apparaît-il pas en ceci que tout le débat qui fait l’intérêt de Daniel Rochat repose sur une équivoque, au lieu de sortir, comme il le devrait, de la nécessité morale et des entrailles mêmes du sujet, à savoir la divergence de la foi religieuse entre les époux? Cette équivoque est presque un jeu de mots. Supposez que Daniel n’ait pas interprété dans le sens d’une négation absolue l’approbation donnée par de ferventes protestantes à la formule : « Pas d’église! pas de prêtre! » et la crise ne se produit plus, puisque Daniel et Léa ne se marient civilement qu’à la suite de ce malentendu. M. Victorien Sardou peut répondre, et indirectement il a déjà répondu à cette objection, que beaucoup de comédies anciennes et modernes reposent sur une équivoque analogue. L’École des femmes n’est-elle pas fondée sur l’invraisemblable ignorance où se trouve Horace du double nom que porte son jaloux : le sieur Arnolphe, dit de la Souche? Hé ! sans doute! Mais l’École des femmes est-elle une pièce de visée philosophique, si philosophique d’ailleurs qu’elle puisse être réellement pour nous qui l’interprétons aujourd’hui? Met-elle en jeu deux grandes thèses contradictoires? est-ce autre chose, dans la pensée de Molière, qu’une comédie de vie bourgeoise, allègrement menée par les moyens les plus commodes? Enfin l’équivoque y entre-t-elle dans le cœur même du sujet? Est-ce de ce quiproquo que dépendent et la passion d’Horace et la jalousie d’Arnolphe, et la rouerie naïve d’Agnès? Supprimez le quiproquo, la pièce de Molière reste entière, il n’y a qu’un procédé scénique à remplacer. Supprimez le quiproquo, la pièce de M. Sardou est anéantie.
A quoi sert-elle d’ailleurs, cette équivoque? A produire une situation. centrale, qui, une fois apparue, devient toute la comédie, ou plutôt qui est la comédie elle-même. Cette situation, c’est le duel de Léa et de Daniel, ou mieux, car Léa et Daniel sont des symboles, c’est le duel de la négation moderne incarnée dans le mari et de la foi religieuse incarnée dans la femme. Encore ici M. Sardou ne nous paraît pas exactement avoir compris dans quelles conditions un tel duel peut donner matière à une étude profonde de deux âmes. Car c’est après le mariage, et lorsque l’époux et l’épouse sont irréparablement liés l’un à l’autre, qu’un tel duel devient réellement meurtrier, terrible et dramatique. Avant le mariage, ce n’est qu’une discussion plus ou moins vivement poussée, mais qu’une séparation possible entre les deux fiancés rend bénigne en comparaison de cette discorde permanente, de ce divorce quotidien, de ce ménage armé, que la nécessité de la vie commune inflige à deux êtres qui pensent et sentent au rebours l’un de l’autre, à côté l’un de l’autre. Et puis, car c’est là une des lois inévitables de la comédie de thèse, pour que ce duel nous intéresse comme une représentation de mille luttes semblables, il est nécessaire qu’il soit typique, c’est-à-dire que le mari résume à leur plus haut degré les caractères de la philosophie irréligieuse, et que de son côté l’épouse déploie, avec le plus d’énergie possible, la passion de la femme croyante à qui son cœur révèle une vérité mystique plus vraie que la vérité scientifique. Or, est-ce bien le cas des deux héros choisis par M. Sardou ? a-t-il réellement donné à son philosophe la philosophie dont il l’étiquette? Daniel Rochat est-il un positiviste dans tout le sens que ce mot suppose? Au risque de passer pour pédant, je renverrai M. Sardou à la profession de foi religieuse que le positiviste le plus autorisé de ce temps-ci, M. Herbert Spencer, a mise au début de son grand ouvrage : les Premiers Principes. M. Sardou y verra que de toutes les négations, la négation moderne est précisément celui qui respecte le plus la variété infinie des croyances, précisément parce que, rangeant les solutions sur les premiers problèmes dans la catégorie de « l’inconnaissable, » elle ne se reconnaît en aucune manière le droit de combattre aucune de celles que l’imagination suggère aux fidèles des diverses religions. M. Sardou, en enlevant à son Daniel Rochat cette haute tolérance intellectuelle, lui enlève donc en même temps tout caractère de haute culture philosophique. D’intelligence nécessairement vulgaire, ce fanatique d’impiété cesse donc de représenter la grande négation moderne, pour ne plus être que le symbole de ces jacobins à la tête étroite qui font de la haine à tous les dogmes un dogme nouveau et de l’irréligion une sorte de religion à rebours. Un tel personnage est forcément antipathique, parce qu’en effet il repose sur une contradiction initiale, et que la crise morale par lui traversée se réduit à savoir s’il renoncera à son amour ou bien au rôle à la fois illogique et inintelligent qu’il a cru devoir adopter. Léa Henderson est-elle davantage au moins le type achevé de la femme croyante? Évidemment non, et il suffit pour le démontrer de remarquer qu’au cours de leur vie commune de plusieurs semaines, elle ne s’est pas seulement une fois enquise des convictions de celui qu’elle commençait d’aimer. C’est assurément une personne en qui les sentimens religieux sont relégués tout à l’arrière-plan, car elle n’ignore point qu’il y a un mouvement philosophique actuel, puisque M. Sardou nous la donne pour aussi instruite qu’intelligente ; elle sait que ce mouvement philosophique va souvent à l’encontre des idées religieuses, et néanmoins ce n’est qu’après le mariage civil qu’elle s’avise que son mari pourrait bien appartenir à ce mouvement! Ajoutez à cela qu’en sa qualité de protestante, elle considère le mariage religieux, non pas comme un sacrement, mais comme un simple appel à la bénédiction de Dieu, et vous avouerez que, si l’intolérance de Rochat ne saurait nous être présentée comme le type de la négation contemporaine, le spiritualisme de Léa ne peut guère non plus nous être présenté comme le type de l’idéalisme féminin.
Il résulte de cette insuffisance des deux caractères principaux que leur duel est comme factice, et ne nous mord point sur l’imagination comme celui, par exemple, d’un Alceste et d’une Célimène ou simplement d’un Giboyer et d’un marquis d’Auberive. Ce sont deux personnages que M. Sardou a choisis, comme il eût convenu pour une comédie moyenne, dans la catégorie des personnages moyens. Par suite, la logique de leur nature les entraîne l’un comme l’autre à ces solutions moyennes qui sont, en définitive, celles de la vie de tous les jours. Ni les études philosophiques de Daniel n’ont été assez profondément creusées, ni le spiritualisme de Léa n’est assez exalté pour qu’un amour sincère n’emporte pas au vent le scepticisme de l’un, et même la foi superficielle de l’autre. Les luttes d’exception ont pour théâtre des âmes d’exception, sinon elles paraissent hors de la mesure, hors de la vraisemblance, hors du naturel. Et pour surcroît, dans la circonstance présente, cette lutte d’exception ne saurait donner matière à aucun dénoûment définitif. Que Léa cède et consente à épouser Daniel sans mariage religieux, cessera-t-elle d’être en désaccord avec lui sur le fond de ses croyances? Que Daniel cède, comme tout le lui commande, excepté son ambition, en croira-t-il davantage? Il ne leur reste donc qu’à s’en aller chacun de son côté, ce qu’ils auraient fait bien avant le mariage civil, n’était l’équivoque dont nous parlions tout à l’heure.
Un quiproquo d’abord, — puis, trois actes durant, un piétinement de personnages dans une impasse où retentissent les déclamations d’un matérialisme banal ou d’une religiosité vague, telle se trouve être, en dernière analyse, cette œuvre d’un homme du plus rare talent, qui, voulant faire grand, n’a pas osé faire simple, — et ce qui sauve malgré tout cette comédie, ce qui en rend la représentation par momens très agréable, ce sont précisément ces scènes épisodiques dont nous avons dit qu’il les avait comme esquissées dans la marge de sa comédie. Tout autour de l’intrigue principale, comme une fraîche guirlande, s’enroule une délicate idylle entre la sœur de Léa et un jeune oisif qu’elle transforme petit à petit en un sérieux et tendre fiancé. Il y avait là de quoi nourrir un bien joli acte à la Marivaux, d’un charme à la fois spirituel et sentimental. Entre temps, M. Sardou burine aussi quelques très heureuses caricatures. Telle est celle du médecin Bidache, destiné, comme le Homais de M. Gustave Flaubert, à symboliser la bêtise du faux savant, qui, pour employer la formule connue, « mange du prêtre » le matin et « soupe du jésuite » le soir. Le plus plaisant de cette caricature est que M. Sardou n’ait pas compris que tout le ridicule du docteur Bidache retombait sur son ami Rochat, lequel n’a pas une idée de plus que ce fantoche, et se contente d’exprimer plus correctement les mêmes sottises ! — La charge du radicalisme à la mode n’en est pas moins excellente, et ce nous est une occasion de plus de conclure, comme nous avions commencé, que cette leçon, si dure soit-elle, ne prouve rien contre le talent de M. Victorien Sardou, qui a pu se méprendre sur les conditions d’une œuvre très en dehors de sa manière habituelle, mais qui n’en reste pas moins un des maîtres du théâtre contemporain. C’est en cette qualité que nous avons cru devoir lui dire toute la vérité sur ce Daniel Rochat, qu’il referait d’une tout autre façon, nous en sommes sur, s’il avait à le faire. Mais M. Sardou est un assez vaillant travailleur pour « se corriger dans un autre ouvrage, » suivant le mot d’un célèbre écrivain. — Nous attendons cet autre ouvrage.
PAUL BOURGET.
- ↑ Voyez dans la Revue du 1er mars 1877 : Esquisses dramatiques: M. Victorien Sardou, par M. Emile Montégut.