Revue dramatique - Comédie-Française, les Petits Oiseaux
- Rien ne manque à sa gloire, il manquait à la leur !
Comme je ne crois pas, en effet, que ce soit pour la « rentrée » de Mlle Persoons, ou pour les « débuts » de M. Coquelin cadet, que la Comédie-Française ait eu la singulière idée d’emprunter les Petits oiseaux au répertoire de l’ancien Vaudeville, il faut donc que ce soit pour honorer la mémoire de Labiche ; — et je n’ai garde de le lui reprocher ! Même, je serais tenté de l’en féliciter : je veux dire, si j’étais assuré qu’elle s’en tiendra là. Oui, puisqu’on ne saurait rien imaginer de plus niaisement sentimental que les Petits oiseaux, il ne me déplairait pas qu’on jugeât Eugène Labiche sur cette berquinade, qui fait autant d’honneur à son « bon cœur » qu’elle en fait peu à son esprit. J’aimerais qu’on y cherchât, sans les y pouvoir trouver, quelques traits de sa gaîté trop vantée. Et ma joie serait au comble si c’étaient ces Petits oiseaux qui dussent porter sur leurs ailes, jusqu’à la postérité la plus reculée, le nom de celui que l’un de ses collaborateurs appelait : « Notre premier producteur de gaz exhilarant. »
Mais je n’ose me flatter de cette espérance. Si les Petits oiseaux ont paru l’autre soir fort au-dessous de ce que le public attendait de Labiche, — fort au-dessous d’Oscar, le mari qui trompe sa femme, ou du Voyage à Dieppe, — je prévois que l’on s’en prendra moins à Labiche qu’à ses interprètes. On dira que, si les rôles de Mme Blandinet ou de Mlle Laure Aubertin étaient insignifians, Mlle Persoons et Mlle Bertiny ont eu l’art de les rendre ou de les faire paraître plus insignifians encore. On se plaindra, si le rôle de l’oncle François n’était déjà qu’une caricature, que M. Leloir, avec une rare sûreté de mauvais goût, l’ait encore chargé. Mais surtout je prévois que, de tant de « chefs-d’œuvre » qu’elle pouvait choisir, on s’indignera que la Comédie-Française soit allée prendre les Petits oiseaux. On nous dira qu’à peine est-ce du Labiche, que ces trois actes, où l’habitude d’être « drôle » est constamment gênée par la préoccupation d’être « convenable. » On recommandera de tous les côtés à M. Claretie, Célimare le Bien-Aimé, ou le Voyage de M. Perrichon, ou le Plus heureux des trois ; il en croira les admirateurs de Labiche ; nous verrons M. Coquelin cadet dans le rôle de Bocardon ou de Vernouillet, — pourquoi pas dans celui de Nonancourt ou de Beauperthuis ? — et les Petits oiseaux, si j’ose hasarder cette image, n’auront fait ainsi qu’enfoncer une porte, par laquelle, une fois ouverte, le répertoire de Labiche passera tout entier.
Ce sera, dit-on, affaire au public, et plutôt que de s’ennuyer à voir jouer Polyeucte ou Athalie, Tartufe ou le Barbier de Séville, s’il aime mieux rire aux farces de Labiche, que voulons-nous donc qu’on y fasse ? Ne faut-il pas suivre le goût ? Labiche ne vaut-il pas Mazères, et Waflard, et Fulgence ? Scribe, après tout, n’écrit pas mieux, et il est assurément moins drôle. La Cagnotte, quel chef-d’œuvre ! et un Chapeau de paille d’Italie, quelle bonne bouffonnerie ! Foin des pédans, ils nous assomment ; et foin de leurs distinctions ! Molière n’a-t-il point écrit Pourceaugnac et le Malade imaginaire ? Comme l’on peut, on s’amuse ; et qu’importe enfin le « genre » si l’on a le « plaisir ? » Mais si l’on n’a pas le « plaisir, » dirons-nous à notre tour ? si, même à la Cagnotte, on ne rit que du bout des lèvres, et pas du tout aux Petits oiseaux ! Quand on y rirait « à se tordre, » si l’on prétendait distinguer entre ses « plaisirs » et ne pas plus les confondre au théâtre qu’on ne fait dans la vie ? Et si l’on osait prétendre, enfin, qu’étant ce qu’elle est, la Comédie-Française n’est pas faite pour nous en procurer de toute sorte ? Car c’est surtout, c’est uniquement là de quoi nous nous plaignons : qu’elle manque à tous ses devoirs quand elle joue du Labiche ; et, sans parler des intérêts de l’art, qu’elle y compromette ceux de la maison même, les plus évidens, les plus séculiers, si je puis ainsi dire, et les plus matériels.
Il en est d’elle à cet égard comme du grand Opéra. Nous ne lui donnons pas la salle qu’elle occupe, et 240,000 francs par an ; nous ne faisons pas à ses « sociétaires » désavantages particuliers ; nous n’entretenons pas à grands frais un Conservatoire de musique et de déclamation pour que le répertoire du Théâtre-Français s’enrichisse des reliefs de celui du Palais-Royal ou des Variétés. Le Gymnase et le Vaudeville peuvent jouer, eux, ce qu’ils veulent, à leurs risques et périls, du Labiche à foison et du Bayard autant qu’il leur plaira, — ce que d’ailleurs. on voit qu’ils ont soin de ne pas faire, — mais ni la Comédie-Française, ni l’Odéon n’ont les mêmes droits et la même liberté. Tous les moyens ne leur sont pas permis pour emplir leur caisse, et il y en a même qui leur sont, qui devraient leur être interdits. Par malheur, je ne sais comment ni pourquoi, tandis qu’il n’y aurait qu’un cri parmi les abonnés ou les spectateurs habituels de l’Opéra si, demain, M. de Reszké leur chantait : J’ai soupé de ta fiole ! .. ou Mlle Eames : Le Plus chouette de Chatou, il paraît tout naturel à une foule d’honnêtes gens que, dans la maison de Corneille et de Molière, on les régale des Petits oiseaux, en attendant la Sensitive ou les 37 sous de M. Montaudoin. Est-ce une preuve qu’ils aiment la musique ? C’en est une, en tout cas, qu’ils n’aiment guère le théâtre, ou qu’ils l’aiment mal, et qu’ils aiment encore moins la littérature.
On l’oublie trop : le grand art, l’art même sans épithète, ne sera jamais, et n’a jamais été populaire. Qui donc a dit que ce qui l’étonnait le plus dans la tragédie de Corneille et de Racine, c’était qu’il se fût trouvé un parterre pour l’applaudir, un public pour l’encourager ? Mais qui que ce soit, il a bien dit. Dans le Cid ou dans Phèdre, ce que la foule applaudira toujours, c’est le « mélodrame » qui leur sert de support, et si ce « mélodrame » est d’ailleurs adroitement combiné, ne croyez pas qu’elle fasse la différence de Phèdre à Lucrèce, ou du Cid à la Fille de Roland. Pareillement, dans la comédie, que croyez-vous qu’elle aime de l’École des femmes ou de Tartufe ? Les occasions qu’elle y pourrait trouver de réfléchir, ou d’admirer ? Non pas, mais uniquement les occasions qu’elle y trouve de rire, et trop souvent les endroits mêmes qu’on en voudrait pouvoir ôter. Or, si le lecteur y veut bien songer un instant, c’est ici le principe de toutes les subventions ; c’est ce qui les fonde et ce qui les justifie. S’il y a sans doute un intérêt majeur, dans une démocratie surtout, à ce que les intérêts du grand art ne soient pas méconnus, il appartient à l’Etat d’y veiller, et non pas de rien diriger, mais de tout protéger contre l’envahissement de la vulgarité. Parce que la comédie de Molière et la tragédie de Racine marquent le plus haut point que le génie français ait atteint dans l’art dramatique, l’État subventionne la Comédie-Française. De peur que le public y coure moins nombreux qu’à la Cagnotte ou qu’au Courrier de Lyon, il lui donne 240,000 francs, qu’il ne donne ni au Palais-Royal ni même au Vaudeville. Et il n’empêche pas d’ailleurs la foule de préférer Labiche à Molière ; mais, contre les caprices de la mode, il maintient les droits de Molière, et, pour autant qu’il est en lui, il empêche ainsi le commun héritage de périr dans l’indifférence. Le répertoire d’Eugène Labiche en fera-t-il un jour partie, de ce commun héritage ? J’espère bien que non. — pas plus que celui de Picard, par exemple, ou de Duvert et Lauzanne, à qui leurs contemporains attribuaient, eux aussi, toutes les qualités que l’on célèbre encore dans le Voyage de Monsieur Perrichon ou dans la Sensitive. Vienne seulement un autre Labiche, et le nôtre ira rejoindre dans l’oubli ceux qu’il avait lui-même fait oublier ! Tel est le sort des amuseurs :
- Le flux les apporta, le reflux les remporte.
Quoi de plus naturel, et de plus juste surtout, si, comme Eugène Labiche, et comme les vaudevillistes, en général, ils n’ont guère fait qu’employer les moyens de l’art à la dérision de l’art même ? Hélas ! on ne peut pas seulement accorder à Labiche le mérite si mince d’avoir « peint les mœurs de son temps ; » et il nous manquerait tout entier qu’il ne nous manquerait que quelques occasions de rire, — ce qui se retrouve encore aisément.
Si peut-être ces choses étaient bonnes, ou du moins n’étaient pas inutiles à dire, ni surtout inopportunes, on nous pardonnera d’en avoir saisi l’occasion qui s’offrait, plutôt que d’analyser trois actes que tout le monde peut lire. Pourquoi parler des Petits oiseaux ? Le style en est étrange autant que le sujet, et certaines scènes en sont comiques, sans doute, mais non pas, je crois, de la manière que l’auteur l’eût voulu. Si le public s’en aperçoit, et surtout, — car il faut compter avec notre habituelle insouciance, — s’il témoigne qu’il s’en aperçoit, j’ai dit, et je répète que je n’en regretterai pas l’épreuve. Veuillent seulement les dieux qu’on ne s’avise point de préparer une revanche à l’auteur, et que la reprise des Petits oiseaux ne soit pas suivie d’une reprise du Voyage de M. Perrichon ! Car, en vérité, nous n’avons pas besoin qu’on mette un vaudeville de plus au répertoire du Théâtre-Français, et nous demanderions plutôt qu’on en rayât pour toujours quelques-uns de ceux qui, j’en ai peur, y figurent encore : le Testament de César Girodot, Oscar ou le Mari qui trompe sa femme, et le Voyage à Dieppe…