Revue dramatique - Comédie-Française, Les Caprices de Marianne

Revue dramatique - Comédie-Française, Les Caprices de Marianne
Revue des Deux Mondes3e période, tome 64 (p. 935-944).
REVUE DRAMATIQUE

Comédie-Française : les Caprices de Marianne.

« Pourquoi m’as-tu donné à lire tant de romans et de contes de fées ? dit la princesse Elsbeth à sa gouvernante dans la prison de Fantasio ; pourquoi as-tu semé dans ma pensée tant de fleurs étranges et mystérieuses ? » Notre génération, à coup sûr, n’interrogera pas de la sorte les auteurs dramatiques qui la gouvernent ; elle serait mal venue à leur faire ce reproche. Le romanesque, — à moins que l’invraisemblable, quel qu’il soit, ne prétende à ce titre, — est banni de la scène, et je ne vois guère que le roman d’où l’on prenne plus de soin de l’exclure. Nos héros, des ingénieurs, donnent aux affaires de leur âme l’intervalle de deux conseils d’administration, et leur conduite en amour est de la mathématique appliquée ; nos héroïnes, dociles à leur père et mère en vertu de l’article 372 du code civil, obéissent à leur mari en vertu de l’article 213, jusqu’à ce qu’elles le trompent pour braver l’article 321 du code pénal. Que viendraient faire les fées, ces ouvrières de la fantaisie, dans ce théâtre de la loi ? Elles sont des personnes de l’ancien régime, qui s’évanouissent devant le droit nouveau. Logique moralisante, voilà le non ! de l’architecte à qui nos constructions dramatiques font tant d’honneur ; ce n’est pas dans la forêt des Ardennes ni comme il vous plaira, mais dans des chantiers plus proches et selon des formules certaines, que sont taillés les matériaux solides de ces charpentes bien ajustées. A l’abri de ces édifices, on ne sème dans notre pensée aucune « fleur étrange ni mystérieuse ; » on essaie plutôt d’y planter des légumes ou quelque chose qui en ait l’air : morale de théâtre, navets de carton. Ce n’est pas là de quoi nous entêter et nous faire songer ; nous ne courons pas les beaux risques de la princesse Elsbeth. Pour une fois que nous serions invités dans les parterres où elle promène sa rêverie, faudrait-il nous effrayer ? Non, sans doute : assez de maraîchers veilleraient pour nous rappeler bientôt sur leur champ. Mais la rareté de l’excursion, selon le caractère des gens, produirait des effets contraires ; quelques-uns la goûteraient comme un plaisir dont ils sont trop privés ; la plupart, à qui l’extraordinaire semble une impertinence, feraient la grimace : — peut-être est-ce pourquoi nous nous plaisons aux Caprices de Marianne, tandis que tel autre y ressent de la mauvaise humeur et la témoigne.

Voilà, si je compte bien, cinquante et un an et trois mois, que les Caprices de Marianne ont, paru à cette place. Faut-il rappeler que c’était le second essai dans cette Revue, de notre collaborateur, M. Alfred de Musset ? André del Sarto avait précédé de six semaines ; Rolla devait suivre un mois après. C’était donc, sinon la première pointe du génie de Musset, du moins son aurore ; avant que les feux en vinssent frapper la Comédie-Française, dix-huit ans s’écoulèrent : l’atmosphère du théâtre est opaque. En 1851 seulement, comme il fallait des rôles pour la beauté régnante de Mlle Madeleine Brohan, l’auteur du Caprice fut prié d’accommoder à la scène les Caprices de Marianne. Le succès fut assez vif pour qu’une autre beauté, un quart de siècle après, voulût triompher dans ce personnage ; en l’honneur de Mlle Croizette, M. Perrin rétablit à peu près le texte primitif de la pièce ; il admit, pour la fin, un changement de décor auquel le poète avait renoncé ; il fit peindre exprès le cimetière où Marianne et Octave se rencontrent sur la tombe de Cœlio. C’est dans cette version nouvelle, plus conforme, à la toute première, que Mlle Tholer se présente aujourd’hui. La retraite imprévue de Mlle Croizette avait affligé le public : Mlle Tholer, pour consoler ce chagrin, a donc attendu qu’il fût apaisé ; on devrait lui savoir gré de sa modestie ; on ne l’a pourtant applaudie que du bout des doigts. On n’a de même accueilli la pièce qu’avec une faveur médiocre ; aurait-on préféré à cette ambroisie quelque pâté « bourre de marrons ? » Même en cette un de saison, je n’oserais jurer du contraire : sans gros appétit, nous gardons le goût grossier.

Le plus triste, en cette occurrence, est que la critique a le mieux marqué sa volonté de faire la moue. Le public, sans vif enthousiasme, se laissait bercer au rythme de cette prose, et de temps à autre, une cadence, apparemment mélodieuse entre toutes, l’avertissait d’applaudir. Voici que les experts interviennent pour démonter le subtil instrument ; comme s’il s’agissait de forcer une résistante machine, ils apportent leurs outils les plus solides. Ils attaquent les Caprices de Marianne comme ils feraient de Marie-Jeanne, de M. d’Ennery, selon les mêmes principes, et seulement avec moins d’indulgence. Ils examinent si l’action est bien menée, les personnages « sympathiques, » et le tout combiné de telle façon que le spectateur passe gaillardement la soirée. Cette pièce, à les en croire, n’est qu’un drame « sinistre et incohérent ; » le caractère de l’héroïne est obscur, et son obscurité se répand sur tout l’ouvrage ; la conduite de l’intrigue est abandonnée à un étourneau pris de vin ; le héros joue à cache-cache avec l’héroïne, ce qui est contraire à toutes les coutumes ; il se fait tuer à la fin par désespoir d’amour, et sa mort, qui dénoue la farce, nous incommode comme un vilain accident sans nous intéresser ni nous émouvoir : l’inexplicable, en effet, n’intéresse ni n’émeut ; et s’explique-t-on qu’un jeune homme se fasse tuer pour une femme sans lui avoir adressé la parole ?

Cette analyse est cruelle ; en quelques points elle paraît forte : ainsi le serait la démonstration d’un homme qui, d’un coup de marteau, écraserait sur une enclume une buire en verre de Venise ; il aurait prouvé que le verre de Venise n’a pas les qualités du fer forgé. On pourrait, à vrai dire, murmurer subtilement qu’à défaut de ces qualités une matière si délicate en a d’autres et qu’elle ne prétendait pas à l’honneur d’une telle épreuve ; de même on pourrait insinuer que Musset n’est pas un dramaturge, ni les Caprices de Marianne un drame. Musset, parmi les écrivains de ce siècle, a gardé ce caractère d’être « un homme, et non une espèce d’homme particulière : » il en déclarait l’intention à son frère dès sa première jeunesse ; il la prêtait plus tard à ce héros de la Confession d’un enfant du siècle, Octave, auquel il soufflait une part de son âme. Ce Fantasio, qui lui ressemble aussi, en fait la remarque à son camarade : « Nous n’exerçons aucune profession. » Lorsqu’on lui propose d’être bouffon du roi, il convient qu’il aime ce métier plus que tout autre, « mais il ne peut faire aucun métier : » et comment s’y résignerait-il ? « Être obligé de jouer du violon dix ans pour devenir un musicien passable ! Apprendre pour être peintre, pour être palefrenier ! Apprendre pour faire une omelette 1 » Et pour faire un drame ! ajouterait volontiers l’auteur. Musset se sentait né pour vivre, et non pour s’instituer le critique de la vie ; d’accord avec sa destinée, il n’écrivit que par occasion et pour le plaisir, comme l’oiseau chante à certaines heures. L’oiseau chante-t-il un poème qui lui soit étranger ? Non pas ; c’est lui-même, c’est sa vie qu’il raconte, ou plutôt c’est le bruit même de sa vie qui s’échappe en modulations de son gosier.

Machiner une pièce, Musset n’en a cure, encore moins que de combiner un livre ; il parle quand les paroles lui montent aux lèvres, et c’est le timbre de sa voix que nous aimons dans ses ouvrages. Or, dans les Caprices, n’est-ce pas cette voix qui soupire à notre oreille, ou plutôt n’est-ce pas deux chants de cette voix, également sincères, qui s’y donnent la réplique et s’y marient ? Un poète a dit que, dans le théâtre de Musset, « la mélancolie cause avec la gaîté. » À ce titre, quelle pièce, dans ce théâtre, est plus significative que celle-ci ? Octave et Cœlio, c’est tout Musset en deux personnes ; c’est son clair soleil et son clair de lune ; leur dialogue est le duo de sa verve et de sa tendresse, de son esprit et de son cœur. C’est lui, ce libertin en velours grenat, qui mène si joyeusement le carnaval par les rues, se moque de ses créanciers, parle librement des femmes et aux femmes, raille les maris, vide les bouteilles, fait du vin le conseiller de l’amour et de l’amour un passe-temps. C’est lui encore, ce « jeune homme vêtu de noir, » qui laisse ce même amour troubler sa vie entière, qui ne sort de son cabinet d’étude que pour épier le passage d’une femme, qui sent fléchir ses genoux lorsqu’elle approche, et, tout en la regardant, désire de mourir. Le dandy des Frères Provençaux ou du Café de Paris, et le voyageur qui rapporta d’Italie « un corps malade, une âme abattue, un cœur en sang, » n’était-ce pas le même homme ? Le même qui se jetait si délibérément à l’orgie et qui, au moment de raconter certaine souffrance, tombait en syncope ? Le même qui, plus tard, alors qu’il menait sa « carcasse » à de si tristes combats, gardait le goût de l’innocence et redevenait enfant devant une jeune fille ? Le débauché Rolla et le veilleur passionné des Nuits, le sceptique Mardoche et le croyant de l’Espoir en Dieu, l’évaporé Rodolphe et le timide Albert de l’Idylle, le moqueur Fantasio et l’amoureux Perdican, le frivole Valentin et le tendre Fortunio, l’oublieux Frédéric et l’ami généreux d’Emmeline, et l’homme aux Deux Maîtresses, qui les chérit à la fois toutes les deux et différemment, et l’Octave de la Confession, qui reconnaît en lui-même deux adversaires, n’est-ce pas toujours cet homme ? .. Jamais il ne s’est confronté avec lui-même d’une façon si précise qu’en ces deux effigies, Octave et Cœlio.

Musset, devenant Octave, se console et se distrait de Coelio ; redevenu Cœlio, il expie Octave et le rachète. En marge de ces répliques alternées : « Es-tu heureux d’être fou ! — Es-tu fou de ne pas être heureux ! » c’est toute l’histoire du poète qu’il faudrait écrire, avec ses vicissitudes de libertinage et de passion, ou plutôt, — car on n’a déjà remué que trop indiscrètement sa dépouille mortelle, et mieux vaut s’attacher à ce qui ne périra pas, — c’est en écoutant la double suite de cette mélodie qu’il faut célébrer la mémoire du musicien ; comment n’y pas reconnaître un double écho de sa voix ? Qu’elle tinte allègrement ou qu’elle se lamente, elle est humaine et délicieuse. D’ailleurs, quoique ce soit le même chanteur qui aime mortellement Marianne et se divertit en bon vivant avec Rosalînde, jamais les deux chants ne se mêlent ni ne se confondent : dans le premier, passent les souvenirs du pharaon et les glouglous du Syracuse ; dans l’autre, la brise des « plaines enchantées et des vertes prairies. » Expert à s’épier, à se connaître, à se juger, l’auteur a communiqué sa vie à deux enfans qui tous les deux sont poètes ; chacun a ses façons de parler, comme chacun a sa personne visible ; ainsi l’un et l’autre, si l’on y tient, peut devenir l’acteur d’un drame, et quel merveilleux acteur ! L’un, dit-on, est volontiers pris de vin, et l’autre toujours mélancolique ; oui, mais de quelle façon ? Ni cette ivresse ni cette mélancolie ne sont celles du vulgaire ; l’une est la plus légère, la plus pétillante, la plus spirituelle qui jamais ait moussé dans une jeune cervelle ; l’autre est la plus tendre et la plus passionnée ; l’une et l’autre, combien simples et naturelles et françaises ! Ainsi opposées, avec quelle aisance elles se donnent la réplique ! Ce n’est que pour les initiés, tant que dure la pièce, que se trahit l’unité supérieure des deux héros ; le poète ne la révèle qu’à la dernière scène, lorsqu’il permet que la pensée de Cœlio se réfugie chez Octave et parle encore par sa bouche : « Adieu l’amour et l’amitié ! Ma place est vide sur la terre ! » — Dimidium animæmeæ ! .. Octave peut reprendre pour Cœlio cette jolie expression d’un ancien, et Cœlio l’aurait pu reprendre pour Octave ; jamais elle n’aurait été si juste : à la fin, ces deux moitiés d’âme sont réunies ; elles le furent dans la réalité, ou plutôt elles le sont toujours : s’il est des âmes immortelles, n’y faut-il pas compter celle de Musset ?

Ainsi, à ne prendre les Caprices de Marianne que pour un dialogue du poète avec lui-même, pour un duo de sa mélancolie et de sa gaîté, ce morceau nous paraîtrait encore un des plus caractéristiques dans son œuvre, étant de ceux où frémit le plus de sa personne ; il nous offrirait un intérêt humain et poétique de premier ordre : et comme, d’autre part, la musique du style est exquise, nous nous plairions à l’écouter. Aussi bien, nous voyons que l’auteur s’est dédoublé par miracle en deux personnages, également animés de son souffle, et de caractères opposés : que manque-t-il donc pour que le drame se lève ? Une femme. La voici, et « trois fois femme ! » si nous en croyons Octave ; mais faut-il l’en croire ? Les commentateurs ont peut-être entendu cette boutade avec trop de sérieux ; ils ont pâli sur la complication de Marianne et se sont fâchés de la trouver si compliquée. Les uns l’ont exorcisée comme une « conception diabolique du cerveau assombri de Musset ; » les autres se sont contentés de la trouver « énigmatique » et, ne se donnant pas pour des Œdipes, de la déclarer « inexplicable. » En quoi donc Marianne est-elle si diabolique, et, de grâce, en quoi si difficile à expliquer ? Elle est jeune et belle ; mariée à un vieillard odieux, elle s’ennuie. Cœlio l’aime : la belle affaire ! Est-ce une raison pour qu’elle l’aime ? Je sais bien que la scène se passe au pays de Dante, et que « l’amour ne dispense jamais l’être aimé d’aimer à son tour : Amor, che a null’ amato amor perdona… » C’est une belle parole ; mais ce n’est qu’une parole en tous pays. Cœlio aime Marianne parce qu’elle est belle ; parce qu’elle est belle, doit-elle l’aimer ? Il est devenu triste et gauche, parce qu’il l’aime : doit-elle aimer la tristesse et la gaucherie ? Il n’ose pas seulement lui adresser la parole : son silence doit-il la persuader ? D’ailleurs, Marianne est de bonne famille et hante les églises ; elle est décente et fière ; elle n’admet pas que la beauté soit aux ordres du premier désir qui passe ; elle a là-dessus de jolies pensées, où se glisse par avance la morale de certaine marquise d’Il faut qu’une porte soit ouverte ou fermée : n’est-ce pas la morale de toutes les honnêtes et spirituelles femmes de tous les temps et de toutes les contrées ?

Cependant le messager de Cœlio, Octave, est de bonne mine, gai, hardi ; en outre, il fleure ce parfum de mauvais sujet qui chatouille agréablement les narines les mieux intentionnées du monde. Curiosité du fruit défendu, charité qui s’intéresse au rachat d’un pécheur, amour-propre enclin aux représailles sur le camp ennemi, orgueil blessé par un respect qui ressemble au dédain, combien de puissances bonnes et mauvaises poussent les Mariannes vers les Octaves ! Ajoutez que, juste au moment où ces puissances mettent l’imagination de la jeune femme en branle, le mari imbécile vient la quereller sur les amans qu’elle n’a pas : faut-il expliquer davantage le caprice d’en avoir un ? « Cœlio ou tout autre, peu m’importe ! .. » commence-t-elle par dire. Puis bientôt : « Cœlio me déplaît, je ne veux pas de lui. Parlez-moi de quelque autre, de qui vous voudrez. » Ce n’est pas pour lui que plaide Octave, et c’est pour lui qu’il gagne la cause : une telle indifférence, en effet, n’inspire-t-elle pas la gageure d’en venir à bout ? Admettez enfin qu’une petite pointe de perversité aiguillonne l’amour : quelle revanche meilleure sur le rebelle que de l’humilier et de le confondre au point de lui faire trahir son ami ? Marianne, pour si peu, est-elle diabolique et hors nature ? Il n’est pas besoin de l’évoquer de l’enfer : c’est un de ces démons dont la terre est peuplée. Celles-là seulement, parmi les héroïnes de théâtre, seront-elles naturelles et humaines qui avertissent le public par leur première phrase, ou par la couleur blonde ou brune de leur perruque, qu’elles sont bonnes ou méchantes, et qu’elles jurent de le rester ? Notre psychologie se réduit-elle à démêler ces nuances ? Faut-il être si modeste ? Mais non ! quelle utilité de faire l’âne ? MM. les directeurs de théâtre nous donnèrent toujours assez de son, — j’entends assez de comédies et de drames où l’on voit clair sans y regarder.

Qu’on dise, à présent, que Marianne est une esquisse, à la bonne heure ! Tel trait de son caractère, voire même l’ensemble du dessin pourrait être marqué plus fortement ; Musset ne s’était pas appliqué à composer un tableau qu’il voulût achever. Son frère même rapporte qu’il écrivit ces deux actes « avec un entrain juvénile, sans aucun plan : la logique des sentimens en tenait lieu. » Et telle était l’étourderie ou, pour mieux dire, la sincérité de l’auteur, qu’après le couplet où Marianne reproche à Octave d’avoir le cœur moins délicat que les lèvres, il resta court et ne sut que répondre : il était décontenancé tout le premier par. la vigueur du raisonnement. Il en ressentit quelque dépit et se morigéna : « Il serait incroyable que je fusse battu par cette petite prude ! » Il ramassa ses forces, et bientôt il lança la réplique d’Octave : « Combien de temps pensez-vous qu’il faille faire la cour à la bouteille que vous voyez, pour obtenir d’elle un accueil favorable ? .. Ah ! Marianne, c’est un don fatal que la beauté ! .. » Quel discours mieux que cette anecdote fera voir comment procède la fantaisie de Musset ? « La fantaisie, disait-il lui-même, est l’épreuve la plus périlleuse du talent ; les plus habiles s’y fourvoient comme des écoliers, parce que leur tête est seule de la partie. Ceux qui sentent fort et vivement peuvent se livrer au dangereux plaisir de laisser courir leur pensée au hasard, parce que le cœur est là qui la suit pas à pas. » Par cette ondoyante méthode, il arrive souvent qu’on ne fasse qu’une esquisse ; un monstre, jamais : Marianne n’est pas un monstre, mais une esquisse, et qu’on nous permettra de préférer à bien des personnages finis.

Telle quelle cependant elle traverse la scène sans qu’une seule fois Cœlio lui adresse la parole : on blâme cette réserve comme une négligence de l’auteur, on prétend que dans ce silence lev drame n’éclate pas ; on voudrait que l’héroïne et le héros fussent aux prises, et que le pathétique jaillît de leur rencontre. En effet, d’ordinaire c’est ainsi que les choses se passent. Mais ne voit-on pas qu’ici, par exception, l’essentiel du drame est cette impossibilité où est le héros d’aborder l’héroïne ? « Quand je la vois, dit-il, ma gorge se serre et j’étouffe, comme si mon cœur se soulevait jusqu’à mes lèvres. » Assurément Rodrigue est moins embarrassé pour parler à Chimène ; Rodrigue est un autre homme que Cœlio, plus énergique et plus vivant ; le Cid est une autre pièce que les Caprices de Marianne, et plus considérable : est-ce une raison pour ne pas faire grâce à celle-ci ? Est-ce une raison surtout pour lui reprocher comme un défaut ce qui fait justement qu’elle existe ? « Ma langue ne sert point mon cœur, soupire Cœlio, et je mourrai sans m’être fait comprendre comme un muet dans une prison. » Faut-il exiger que ce muet soit mis en plein air et qu’il parle ? Ce sera le héros d’une autre fable, que nous applaudirons volontiers, pourvu qu’on ne nous force pas d’abord à renoncer aux Caprices.

On s’étonne que Cœlio se précipite au-devant des assassins ; on juge que cette mort volontaire a quelque chose de déraisonnable et d’imprévu, et l’on s’excuse par là de ne pas s’en émouvoir. En effet, Cœlio n’a que ces petits prétextes pour mourir : il a donné toute sa vie à l’amour, et l’amour le repousse ; il n’a d’autre consolation que l’amitié, il croit que l’amitié le trahit. Je félicite sur leurs exigences les critiques à qui ces raisons de désespérer ne suffiraient pas. Aussi bien, ils se plaignent que le poète les prend de court et qu’il engloutit Cœlio dans un abîme soudainement ouvert. Quels ménagemens, quelles indications réclament-ils ? Depuis son premier pas, tous les chemins mènent ce malheureux à cette fin. Dès son entrée en scène, sa face est pâle de sa mort future ; il se fait raconter par sa mère l’histoire d’un jeune homme qui périt pour elle, justement comme tout à l’heure il périra pour Marianne, se croyant trompé par son ami ; un peu plus loin, il cite à haute voix et commente les vers de Leopardi : « Lorsque le cœur éprouve sincèrement un profond sentiment d’amour, il éprouve aussi comme une fatigue et une langueur qui lui font désirer de mourir. » Et cela ne suffit pas ! Ordonnons alors qu’il porte écrit sur son chapeau : « C’est moi qui suis Cœlio, promis à ce couteau ! »

Une bonne part de maussaderie s’est détournée sur Claudio et Tibia ; on les condamne comme d’un comique trop bas, on les réprouve comme des a pantins. » Assurément, leur ridicule, plutôt que de rappeler le Misanthrope, est celui de deux caricatures, mais de caricatures charbonnées par une fantaisie bien malicieuse ; ces pantins sont ceux d’un guignol exquis. Pour faire causer ainsi deux niais, pour leur prêter cette naïveté d’expression, pour trouver la loi de l’association de leurs idées, il faut tout l’esprit du railleur qui fait converser le prince et Marinoni dans Fantasio, le baron et Bridaine dans On ne badine pas avec l’amour, Irus et ses deux laquais dans A quoi rêvent les jeunes filles ; — j’allais oublier l’abbé, le prodigieux abbé d’Il ne faut jurer de rien. N’est-ce pas, d’ailleurs, un changement qui a son horreur tragique, que la transfiguration de ce podestat grotesque en justicier, lorsqu’il se dresse à la fin dans sa robe rouge, sur le seuil de sa maison ? De ces pantins-là il faut de fines et fortes mains de poètes pour gouverner les ficelles.

Il me paraît qu’Hermia, cette mère d’une majesté antique, est le seul personnage qui ait échappé aux censeurs ; de même, Mlle Lloyd, qui la représentait le premier soir, et Mlle Madeleine Brohan, qui, depuis, a repris le rôle, sont épargnées. En revanche, on n’a rendu justice ni à la maestria de M. Delaunay, qui déclame en premier ténor les morceaux de bravoure du rôle d’Octave, ni au talent de M. Le Bargy, qui débute dans Cœlio. Pour être un peu laborieux, le comique de M. Leloir mérite-t-il tant d’injures ? La drôlerie naïve de M. Truffier n’a-t-elle pas son prix ? Allons, il faut l’avouer, on était, ce soir-là, mal parti pour le plaisir ; les interprètes de Musset peuvent répéter cette fois oe qu’il écrivait ici même à propos des débuts de Pauline Garcia : « Ce n’était pas à vous que j’avais affaire, subtils connaisseurs, honnêtes gens qui savez tout et que, par conséquent, rien n’amuse ! »

Ces honnêtes gens, qui savent tout, ont pourtant fait une critique à laquelle, pour notre part, nous sommes tenté de nous associer. Ils ont blâmé comme une nouveauté, — en quoi ils avaient tort, — et comme un ornement malheureux, — en quoi ils avaient peut-être raison, — le transport de la dernière scène dans le décor du cimetière. Ainsi le voulait la première pensée du poète : le texte en fait foi ; mais cette première pensée voulait aussi que la comédie se développât tantôt dans une rue et même dans plusieurs, tantôt dans la maison de Cœlio, tantôt dans le jardin de Claudio. Puisqu’on 1851 l’auteur réduisit l’ouvrage à l’unité de décor, et puisqu’on ne rétablit pas toute la diversité des cadres qu’il avait d’abord rêves, pourquoi nous accorder à la fin ce cimetière plutôt que tel ou tel autre changement ? Ce zèle, par lui-même, est louable, et, s’il commet une faute, c’est une belle faute ; mais un entr’acte, en ce point, a le tort de surprendre l’intérêt et de laisser se refroidir le spectateur ; tout vibrans d’émotion, c’est sur le corps palpitant de Cœlio que nous voulons entendre la dernière dispute d’Octave et de Marianne et cette navrante parole : « Je ne vous aime pas, Marianne ; c’était Cœlio qui vous aimait ! » Et puis, — faut-il le dire ? — cette tombe toute neuve, ombragée d’un saule, surmontée d’une urne et voilée d’un crêpe, flanquée d’un jeune homme qui porte une plume à son bonnet et d’une jeune femme en galant costume, tout ce paysage funéraire a le mérite, aux yeux des curieux, d’être exactement romantique : aux yeux des simples lettrés, il a le tort justement de confiner l’ouvrage dans une époque littéraire et dans une mode auxquelles l’ouvrage a survécu.

La brochure dit bien que la scène est à Naples et les costumes du temps de François Ier, — comme la scène de Fantasio est à Munich et celle de Barberine en Hongrie, comme l’habit de Perdican est Louis XV, et celui de Fortunio Louis XVI, — à moins qu’il ne soit Louis XVIII ; — mais la plus juste indication, en tête de ces ouvrages, serait celle qui précède A quoi rêvent les jeunes filles : « La scène est où l’on voudra. » — La scène est partout, pour ces humaines aventures, et particulièrement nulle part, sinon dans le royaume de fantaisie. N’est-ce pas une province de ce royaume que cette Italie de la renaissance où Leopardi parait sans nous surprendre ? On connaît l’exclamation de Chilpéric, dans une pièce bouffe, lorsqu’un huissier annonce Molière à sa cour : « Déjà ! » s’écrie le roi. Personne, quand Cœlio cite les stances de l’Amour et de la Mort, ne s’avise de répéter ce cri. Pourquoi, sinon parce que l’ouvrage n’appartient pas au XVIe siècle plutôt qu’au XIXe ? De même le romantisme, ni aucune mode littéraire ne peut le réclamer pour sien. Musset échappe au servage de toutes les écoles ; il n’est pas romantique, et comment le serait-il ? Le romantique est une espèce de l’homme de lettres ; et déjà l’homme de lettres est une espèce d’homme ; nous avons dit que Musset, par paresse ou par appétit de vivre, eut assez d’être un homme : c’est pourquoi son œuvre, encore qu’elle soit bien française par le goût du style, et d’un enfant de ce siècle par l’inquiétude de la pensée, est universelle et immortelle. On nous dit bien que son prestige sur la jeunesse a décru : c’est que celle-là, qu’on regarde, s’efforce à ne pas être la jeunesse. Elle s’abstrait de la vie pour se dédier à l’art, comme un horticulteur qui se tiendrait à mille pieds de la terre pour n’être occupé que des fleurs. Elle pratique la virtuosité de la forme et s’applique à la vider de toute matière : ce poète qui mettait une coquetterie, pour ne pas paraître homme de métier, à dérimer une ballade trop bien rimée d’abord, ce poète ne peut compter parmi ses dieux. Alfred de Musset, pour ces fakirs de la littérature, n’est qu’un « amateur : » savent-ils que leur dédain peut se couvrir de l’autorité de M. Ancelot ? « Ce pauvre Alfred, disait l’académicien, en s’excusant de l’accepter pour collègue, c’est un aimable garçon et un homme du monde charmant ; mais, entre nous, il n’a jamais su et ne saura jamais faire un vers. » Oui, certes ! c’est un homme du monde charmant, et voilà justement pourquoi, — si l’on nous pardonne de jouer sur les mots, — cet homme a charmé le monde ; et s’il déplaît à certaine coterie qui passera, c’est justement par les mêmes raisons qu’il est assuré de ne point passer et de plaire à beaucoup de gens.

Il fut un homme, et tout l’homme, du moins tout l’homme sensible, et se contenta de ce petit rôle ; c’est assez, j’imagine, pour qu’il intéresse bien des générations : si quelqu’une se raidit contre le flot de sa gloire et prétend s’y opposer comme une borne, le flot passera par-dessus. Les Caprices de Marianne sont-ils un de ses chefs-d’œuvre ? Assurément non. Ils sont pourtant le témoignage le plus net et le plus gracieux de cette mobilité d’humeur sans laquelle le poète ne tiendrait pas la place particulière qu’il occupe. Aussi bien cette mobilité, chacun de nous n’en retrouve-t-il pas quelque chose en lui-même ? Chacun, s’il n’est pas un sot et si l’amour le touche, n’est-il pas tour à tour cousin d’Octave et de Cœlio ? Cela suffit, je voudrais le croire, pour qu’on tolère ce duo de flûtes, une fois par hasard, entre les tutti de cuivres de la comédie contemporaine.


Louis GANDERAX.