Revue dramatique - Comédie-Française, Francillon d’Alexandre Dumas

Revue dramatique - Comédie-Française, Francillon d’Alexandre Dumas
Revue des Deux Mondes3e période, tome 79 (p. 693-706).
REVUE DRAMATIQUE

Comédie-Française : Francillon, pièce en 3 actes, de M. Alexandre Dumas fils[1]

« C’est sous le soleil d’Amérique, avec du sang africain, dans le flanc d’une vierge noire, que la nature a pétri celui dont tu devais naître, et qui, soldat et général de la République, étouffait un cheval entre ses jambes, brisait un casque avec ses dents et défendait à lui tout seul le pont de Brixen contre une avant-garde de vingt hommes. » Ainsi retentissait naguère, en tête du Fils naturel, un dithyrambe adressé à l’auteur d’Antony.

Le Parisien qui revendiquait si fièrement cet héroïque et presque monstrueux aïeul, Alexandre Dumas, troisième du nom, a maintenant soixante-deux ans passés; l’énergie de la race n’est pas encore épuisée en lui. Quel homme! quel admirable nègre! Il nous traite comme des blancs. Il nous fait éprouver sa force, et, à l’occasion, sa brutalité : nous en sommes bien aises. Qu’il mène le public ou le malmène, c’est de main de maître, et le public le sent. Il le tient et le gouverne à peu près comme son grand-père faisait d’un cheval. S’il y a une différence, à vrai dire, entre son jeune âge et le présent, ce n’est pas qu’il soit plus faible aujourd’hui : c’est qu’il s’amuse de préférence, ayant beaucoup joui de ses dons naturels et de son art, à des exercices à la fois plus simples et plus violens. A merveille ! Ce public n’est pas celui de Racine, — un cheval bien mis, docile à de légères flexions, prêt pour le carrousel : — de bonnes saccades sur la bouche, un franc étau serré aux flancs, voilà qui ne nuit pas, de temps à autre, avec celui-ci, mais qui sert, au contraire, à le pousser droit sur des obstacles nouveaux, et à l’enlever. Ces moyens ne l’indignent pas, ou ne l’indignent qu’après coup : la cravache donne à ses nerfs un sursaut de vie dont il sait bon gré à qui le frappe ; il est battu et content. Même il prend plaisir, ce public, à se croire plus battu qu’il n’est; double plaisir : il y gagne d’abord une sensation plus vive, et ensuite le droit de se plaindre davantage. Car il se plaint, aussitôt après avoir acclamé son vainqueur; ses plaintes se confondent avec l’écho de ses acclamations : et, de la sorte, la pièce de M. Dumas fait deux fois plus de bruit qu’une autre. « Ah! ce Dumas!.. Oh! ce Dumas! » C’est l’assemblée qui se pâme, à Francillon; et ces mêmes spectateurs, qui, répandus par la ville, se font un devoir de protester.

« Nous nous sommes amusés, » dit-on (et, en effet, ce robuste cavalier use surtout de cet éperon, l’esprit, pour forcer jusqu’au bout sa monture;) « nous nous sommes amusés, mais quelle histoire! M. Dumas prétend qu’une femme honnête, une femme du monde, parce que son mari la trompait, s’en est allée souper avec un passant, et qu’elle s’est vantée, le lendemain, d’avoir été la maîtresse de cet inconnu. Ce serait un conte à dormir debout, si l’humeur gaillarde et l’ironie du conteur ne tenaient les gens éveillés. Grand merci pour le divertissement, mais nous ne croyons pas un mot de ce récit. La relation de cette nuit parisienne est piquante et pleine de merveilleux : nous la goûtons, justement, comme une des Mille et une Nuits qui serait parisienne. » Et, après ce compliment, quiconque veut faire l’entendu, ajoute aussitôt : « Quant à la thèse... car il y en a une : oh! M. Dumas, cette fois, l’a bien cachée. Il sait que nous lui avons laissé pour compte, en mainte occasion, les discours de ses porte-parole : il s’est méfié de notre bon sens; il a insinué son idée dans le drame de façon que nous ne sachions pas où la saisir pour la rejeter. Mais bah! Nous croquons la boulette, nous savourons les épices, et nous recrachons le poison : voici, monsieur, votre prétendu remède !.. Œil pour œil, dent pour dent, c’est la devise de votre héroïne, et vous l’approuvez. Ainsi vous professez, — par intérêt sans doute pour le mariage et pour assurer le respect de ses engagemens, — vous professez cette doctrine : l’adultère du mari et celui de la femme sont des fautes égales; or le talion est l’expression la plus naturelle de l’équité ; donc une de ces fautes répare l’autre. Vous reconnaissez qu’il faut prévoir la trahison de l’époux; et vous proclamez le droit de la femme aux représailles! L’usage d’un droit, dans noire état social et politique, est un devoir : pas d’abstentions!.. Tue-le! disiez-vous naguère: elles revolvers sont partis en feu de file, aux applaudissemens des jurys. Trompe-le ! dites-vous maintenant : et les restaurans de nuit vont se rouvrir, et se tirer les verroux des cabinets particuliers. Seigneur Dumas! vos commandemens sont terribles : Georges Dandin assassin, doña Elvire gourgandine, voilà, selon vos décrets, l’homme et la femme modernes ! » On raille de cette manière M. Dumas, en faisant des visites, de cinq à sept heures; et de sept et demie à neuf, autour d’une bonne table; et derechef, jusqu’à minuit dans les salons, — à moins qu’on n’emploie la soirée à revoir cette damnable pièce! — Et à la thèse qu’on prête à M. Dumas, on oppose des argumens irrésistibles : on établit sérieusement que la trahison de la femme peut avoir des conséquences plus graves que celle du mari : on fait part à la compagnie de cette découverte, que les hommes n’accouchent pas ! De même, un personnage de M. Labiche déclare : « Les coqs n’ont pas de lait... » Mais sa déclaration, prise tout entière, est plus drôle : <« Les coqs n’ont pas de lait... ce sont les poules. »

Je ne voudrais pas desservir Francillon en lui retirant cette renommée quelque peu scandaleuse, que le malin dramaturge a peut-être prévue. Cette levée de boucliers a du bon : ce frémissement d’armes attire les badauds mieux qu’un son de cloche. La vérité, pourtant, c’est que ces chevaliers du bon sens exécutent une charge contre des moulins à vent. L’auteur n’a pas mis dans sa pièce la théorie qu’ils réfutent. Il a donné à entendre que l’adultère de l’homme, s’il n’a pas de suites matérielles et directes, n’est cependant pas une bagatelle; que, selon la morale pure et dans l’ordre des sentimens, un mensonge en action, un manquement à la foi jurée est toujours un crime, qu’il soit le fait d’un homme ou d’une femme : hé ! qui peut dire le contraire? En rappelant cet axiome, on a chance d’inspirer aux hommes, parmi les tentations, un peu de cette crainte du péché qu’ils exigent des femmes. C’est pourquoi il a plu à M. Dumas que cette question de l’égalité des deux fautes, mâle et femelle, fût agitée devant nous. Je dis : agitée, rien de plus ; encore n’est-ce pas lui qui l’agite, mais son héroïne. Elle est femme, elle est honnête et amoureuse : ne lui sied-il pas, quand elle raisonne ou déraisonne, de ne considérer que la morale pure et de se tenir dans l’ordre des sentimens? d’ailleurs, si, en fait, elle résout la question, c’est dans le sens contraire à celui que vous dites : réellement, elle s’est abstenue de tromper son mari. Vous parlez comme si, tout de bon, elle avait rendu offense pour offense, et comme si l’auteur lui avait crié : « Tu as bien fait ! » Mais précisément elle s’est calomniée en disant qu’elle avait ainsi vengé son affront; et l’auteur n’a de cesse qu’elle n’ait été contrainte de se justifier de cette calomnie. Tous les personnages qu’il met en scène sont émus de l’accusation qu’elle-même porte et soutient contre elle, — émus comme par l’idée d’un malheur possible, invraisemblable toutefois, et justement parce qu’il serait trop affreux; — Et tout le train de la comédie n’est que le progrès de l’enquête qu’ils font pour trouver que cette accusation est fausse. Ils le trouvent, en effet, s’écrient-ils alors, tous en chœur : « Tant pis! » Et elle, rougit-elle de sa faiblesse? Gémit-elle : « Excusez-moi, ô femmes! j’ai laissé dépérir votre droit. Je me suis glorifiée d’un acte de justice supérieur à mon courage; apparemment j’étais trop jeune : pardonnez, pour cette fois! » Mais non, rien de semblable. Que deviennent donc les griefs dont je parlais tout à l’heure? Où portent les coups de lance de ce critique bénévole qui s’appelle légion, et qui pourrait s’appeler don Quichotte y La Palice? Il serait rigoureux, je pense, de poursuivre Racine pour excitation à l’assassinat parce qu’il a permis que Roxane fît tuer Bajazet; mais supposez qu’elle ne l’ait pas fait tuer; qu’elle ait voulu seulement, par une feinte sentence, lui faire peur, et à nous aussi; qu’il reparaisse, à la fin, bien vivant, et que tout le sérail, avec Roxane elle-même, s’en réjouisse, qui aura l’idée de condamner Racine? M. Dumas est acquitté.

S’il y a une moralité précise à tirer de cette histoire, elle est toute simple : il est fâcheux que de nos jours, à Paris, dans une partie du monde élégant, l’état des mœurs soit tel qu’une honnête femme, instruite de la trahison de son mari et désireuse de la punir par quelque moyen, puisse choisir de simuler la conduite d’une fille. Aussi bien cette moralité, — si c’en est une, — Est à peu près celle qu’énonce le beau-père de l’héroïne; et si quelque personnage, en quelque endroit de cette comédie, parle expressément au nom de l’auteur, c’est bien lui et dans ce passage : la preuve, c’est qu’il y parle contrairement à son caractère. C’est donc à cette pensée qu’il faut se tenir, à moins qu’on ne veuille, par surcroît, extraire celle-ci : dans le mariage, il est prudent de ne pas trop demander à l’amour. Voyez l’héroïne : pour avoir voulu vivre avec son mari comme une maîtresse bien éprise, elle manque d’aboutir à une catastrophe. A ses côtés, voyez, d’une part, sa raisonnable amie : elle est mère, son mari est bon père, elle est satisfaite ; ce ménage est heureux. Voyez, d’autre part, sa petite belle-sœur : elle épouse, à dix-sept ans, un paisible garçon de quarante-deux, qui l’avertit que la femme, une fois la maternité obtenue, doit être « indulgente à l’homme et reconnaissante à Dieu. » La leçon de modération que nous donne M. Dumas par ces exemples n’a rien d’une doctrine horrifique. Pour le coup, ne cherchons pas plus loin; ne suivons pas les mauvais plaisans qui prétendent apercevoir des conclusions exactement contraires : l’auteur, par l’aventure de Francillon, aurait voulu montrer qu’une femme bien amoureuse doit souhaiter de n’être pas mère et surtout éviter d’être nourrice. Il est vrai que, sans ces traverses, une si charmante personne n’eût pas vu son mari se déshabituer d’elle et la trahir sitôt. Mais la théorie serait impertinente, et il serait superflu de la propager : à vrai dire, même, si quelque chose m’étonne de Francillon, c’est au moins qu’elle ait nourri. J’entends qu’on se récrie, parce qu’au moment de quitter son mari, elle fait mine de lui laisser son enfant : connaissant son caractère, j’admets avec plus de peine qu’elle ait renoncé de son plein gré, dix-huit mois durant, à la compagnie du père pour celle du fils; — mais sans doute il le fallait pour que l’infidèle pût lui reprocher ce beau tort, et que, par un si vilain trait, il donnât barre encore mieux sur lui.

Donc, point de thèse, à proprement parler, sous cette histoire. Reste l’histoire elle-même : elle constitue une comédie de mœurs, dans laquelle éclate un drame de passion.

Dans ce milieu frivole où les hommes parlent librement aux honnêtes femmes de celles qui, par profession, sont dispensées de l’être; où les plus pures, quelquefois, tant par contagion et par mode que pour retenir leurs maris, imitent la façon des impures du dehors, — voici une personne jeune, de cœur ardent, d’esprit droit et d’humeur Gère; elle aime de toutes ses forces un médiocre époux, qui d’abord se laisse aimer d’elle. Mais elle devient mère: pendant quelques mois, nécessairement, la communauté se relâche. Lorsqu’elle veut redevenir femme, lorsqu’elle rappelle son mari, juste à ce « moment psychologique, » ou physiologique, la crise éclate : le mari, qui s’est détaché de sa femme, retourne à une ancienne maîtresse; la femme, alors, l’âme bouleversée, a une inspiration diabolique; — mais ce diabolique est-il merveilleux dans ce coin du monde, qui, même pavé de bonnes intentions, ressemble à l’enfer? — Pour éprouver l’infidèle, pour le punir, pour tenter sa jalousie et mettre à la question son orgueil, la femme outragée lui fait croire qu’elle l’a payé en outrage, et qu’elle a pris un amant.

Supposez un tel sujet conçu, exécuté, par un auteur de petit génie et de talent novice. Il esquissera, sans doute, un plus ou moins joli tableau de mœurs; il y mettra, pour personnage principal, une plus ou moins gentille et curieuse figure de femme. Mais, se laissant guider par la vraisemblance la plus proche, il donnera pour prétendu complice à l’héroïne quelque galant de son monde, qui se tenait tout prêt pour la consoler, et que le mari, même par une fausse piste, saura bien vite retrouver et atteindre. Dès lors, la comédie tournera court; elle tournera au noir, et même au rouge sang. Le plaisir du public sera bientôt fini: un duel, événement inévitable en ces conditions, mais qui prend sur le théâtre un odieux air de banalité, voilà toute l’action permise. La femme n’aura pas le temps de montrer davantage son caractère, ni le mari. A peine le nœud fait, le drame restera noué; à moins que, tout simplement, une balle de pistolet ne le tranche : — mauvaise affaire !

A présent, voyez-la, cette affaire, entre des mains vigoureuses et expertes. M. Dumas imagine que le prétendu complice est un inconnu. La femme a donc arrêté un passant, elle a soupe avec lui, elle jure qu’elle s’est livrée à cet homme.

Ce n’est pas étourdiment que M. Weiss, il y a une trentaine d’années, regardant la littérature nouvelle, l’appelait « la littérature brutale; » ce n’est pas aveuglément que, bientôt après, il signalait M. Dumas comme un de ses chefs. Depuis trente ans, la littérature n’est pas devenue plus timide, ni M. Dumas non plus. Mais la brutalité de l’invention que voilà n’en est pas le seul mérite : c’en est un cependant, ou du moins un avantage, car cette nouveauté secoue l’indolence publique. L’amant supposé, dans cette version, étant un inconnu, et ce passant ayant passé, le mari ne peut se précipiter contre lui. Notons, d’abord, qu’il ne peut soulager sa colère par une violence immédiate, ni se laisser tout de suite distraire du fait par une question de personne : il ne peut se donner le change et croire qu’il abolira le mal en supprimant un être de chair et d’os, ou bien en se faisant supprimer par cet adversaire ; c’est le fait lui-même, affreux en son abstraction, et indestructible, qu’il est invité à considérer, et nous avec lui : passe-temps plus philosophique et plus instructif, et d’ailleurs plus poignant, d’une horreur plus rare, qu’un duel ou la vue d’un duel. Cependant, pour s’assurer de son malheur, pour retrouver l’homme qui en fut l’instrument, il faut que ce mari ouvre une enquête : voilà de quoi faire durer notre plaisir. Et si l’étoffe ne manque pas, ce n’est pas le tailleur qui fait défaut : cette sorte d’instruction d’un procès privé, c’est un dramaturge qui la mène, et quel dramaturge ! Celui de tous les contemporains qui manie son œuvre avec le plus de puissance et de sûreté : un hercule qui a la précision d’un horloger ! Nous pouvons nous fier à lui du soin de produire, en cette simple matière, des péripéties ; moins la machine est compliquée, plus il mettra d’adresse à tendre ses ressorts et de décision à les détendre. Un tel jeu sera pour lui un digne emploi de sa force et de son habileté; le spectacle en sera pour nous un rare divertissement. Mais le plus précieux de cette innovation, — que l’amant supposé soit anonyme, — C’est que le terrain de l’action ainsi étendu devient le champ d’expériences nouvelles sur les caractères de la femme et du mari. Avec quelles ressources de sang-froid, quelle persévérance de bravoure, quelle ardeur et quel entrain de bons sentimens déviés, elle pourra soutenir le méchant rôle qu’elle s’est arrogé! Quelle dépense d’âme elle aura le temps et les occasions de faire devant nous, et quelle sympathie en sera le prix! Et lui, en quelle pleine lumière, et combien à l’aise il pourra exposer sa médiocrité! Quelle curiosité s’y attacherai Voilà notre espoir : M. Dumas ne l’a point déçu.

Le premier acte, excellemment composé, nous offre, en son milieu, un croquis de maître d’après une des parties élégantes de la société parisienne. — Quelle partie? demandent beaucoup de voix. — Ce ne sont pas ici, je le crois volontiers, les mœurs et les façons du Marais ou de la Cité ; ce ne sont pas non plus, j’y consens, celles de l’arrière-région du faubourg Saint-Germain ; mais ce pourraient bien être celles des Champs-Élysées. Il va sans dire que je fais de la topographie par à-peu-près et que je parle au figuré : en fait, on n’a pas toujours le quartier qu’on mérite. De l’Arc-de-Triomphe à la place Louis XV et du Cours-la-Reine au boulevard de Courcelles, c’est là pourtant que Francine, comtesse de Riverolles, et Thérèse, baronne Smith, ont le plus de chance de se rencontrer; c’est là que se pressent vraisemblablement autour d’elles, — autour de la première surtout, qui est la plus jeune, la mieux titrée, sans être la moins riche, — Ces hommes plus ou moins brillans, mais également oisifs, parmi lesquels le mari ne veut être qu’un camarade privilégié ou seulement breveté, ces familiers pour qui Francine, aussi bien que pour son époux, s’appelle Francillon plus souvent que madame de Riverolles. C’est là, en effet, le rendez-vous des gens de loisir, qui veulent être des gens du bel air : à la Montée du Marais! à la Descente du faubourg Saint-Germain! et aussi à l’Arrivée des parvenus de Chicago! Dans ce district parisien, la vertu est moins rare encore que la pudeur. Il s’y trouve d’honnêtes femmes, et d’une honnêteté justement plus éprouvée qu’ailleurs; mais le jargon qu’elles entendent et même qu’elles parlent, souvent mêlé d’argot, brave un peu l’honnêteté. Les manières qu’elles permettent aux hommes dans un commerce quotidien avec elles, leurs manières à elles-mêmes, scandaliseraient quelquefois une provinciale vicieuse. C’est que, par le va-et-vient de ces hommes, il se fait d’insensibles échanges entre le monde où l’on est censé s’amuser et celui où l’on ne veut pas s’ennuyer: ils emportent du premier au second des germes d’infection des mœurs, et ce n’est pas en passant par le club, où ils font quarantaine en quarante mille points de bézigue, qu’ils pourraient se désinfecter. Aussi bien, chez le couturier, chez la modiste, au Bois, au cabaret en vogue, au café-concert, au théâtre, celles qui naguère, les jours de courses, auraient régné toutes seules dans la gloire du « pesage « et celles qui seraient restées dans les ténèbres extérieures, se coudoient aimablement. Du train dont va le monde, bientôt des fiançailles élégantes, au lieu de se faire à l’Opéra-Comique, se feront au Chat Noir. En attendant, on renvoie les jeunes filles dans leur chambre après qu’elles ont servi le thé : car les hommes, ainsi que le dit l’une d’elles chez M. Dumas, « s’ils ne sont pas inconvenans, sont ennuyeux. » Fâcheuse alternative! Il est vrai que, parfois, ils sont ennuyeux et inconvenans. Tels quels, pour les garder, — Et, dans le nombre, il se trouve des maris, et des maris aimés, — pour les tenir. autant que possible, éloignés du club et de chez « ces demoiselles, » il faut que « ces dames » leur permettent ou même leur offrent quelques-uns des menus agrémens dont ils ont pris l’habitude chez ces demoiselles et au club ; et, s’il est permis de le dire, il ne paraît pas que ces concessions soient trop pénibles à ces dames.

Une après-dînée dans un salon de ce monde, — ou plutôt dans un hall, — Chez un jeune ménage, entre intimes, et qui ne sont que cinq ou six, voilà exactement la petite fête à laquelle M. Dumas nous convie. Dans ces conditions, la liberté de langage et de tenue peut aller loin ; elle ne va pas si loin, en somme, qu’on aurait droit de le craindre : il y a quelqu’un là, un étranger, — Le public. Mais, enfin, ces gens-ci ont une occasion, s’il en existe, d’être « inconvenans; » et ils ont l’esprit de M. Dumas : comment s’étonner qu’ils ne préfèrent pas être « ennuyeux? » Ils ne le sont pas, oh ! non! j’estime particulièrement, comme un morceau achevé dans ce genre, l’entretien qui-roule autour de certaine demoiselle, ancienne maîtresse du gentilhomme, — ou plutôt du gentleman, — qui est le seigneur de céans, Lucien de Riverolles. Et je prise fort la silhouette de cette Rosalie Michon, indiquée ici en marge de la pièce : une coquine avec bandeaux à la vierge, ainsi qu’il s’en est formé, par compensation, depuis que tant d’honnêtes femmes portent des frisons à la chien. Et je fais mes délices de cet épisode : l’apparition de Carillac, vieux compagnon de plaisir de Lucien, comme ce Stanislas de Grandredon, — spirituel entre tous, — Comme cet Henri de Symeux, — relativement sévère et même prud’homme, — Et admis au même titre qu’eux dans l’intimité de Mme de Riverolles. Il présente, ce Carillac, un des cas extrêmes de cette dégénérescence dont ses amis laissent voir des symptômes variés. décadence du cerveau, et même de l’estomac! Jean de Carillac prend au sérieux la résistance de Mlle Michon, veuve de tout le reste de cette joyeuse bande ; et comme la maison de cette sage drôlesse est bien tenue, il y soigne sa gastrite, et il paye les petits soins en estime, jusqu’à ce qu’il les paye de son nom : « La camomille le rend respectueux; » pour lui, un jour, elle tiendra lieu à Mlle Michon de fleur d’oranger.

Cependant, à travers cette causerie (dialogue des vivans, à coup sûr!) le caractère de Francine et même celui de Lucien, qui reste fréquemment silencieux, ont commencé de se trahir; et aussi, de se marquer les degrés où sont les sentimens de l’un pour l’autre. Francine est honnête, foncièrement honnête, et amoureuse, et fière; mais si vive, si brave, que pour peu qu’elle soit inquiète, elle sera inquiétante. Le cœur, les sens, l’esprit en éveil, elle est toute à son devoir; mais elle exige que son devoir ne lui manque pas. Lucien est un homme du monde, un peu fatigué, un peu lourd, de goûts assez grossiers, d’intellect épais : d’humeur indifférente, à l’ordinaire, il désire évidemment qu’on ne le trouble pas : auprès du foyer domestique, il s’abîme volontiers dans la contemplation d’un journal de sport. A cette révélation, faite par Stanislas, que Lucien connaît une personne « qui a un mètre quatre-vingts de cheveux. » Francillon s’est approchée vivement de son mari: « Qu’est-ce que c’est que cette femme?.. Tu connais une femme qui a des cheveux plus longs que moi? » La gentille et gamine jalousie ! Lucien y répond par des airs maussades. Mais déjà ce n’est plus de maussaderie seulement ni de gaminerie qu’il est question : par les confidences de Francine à sa tranquille amie, Mme Smith, nous avons appris d’abord qu’elle a de graves sujets de crainte ; sa gaîté même est une gaîté de nerfs, qui fait pressentir l’orage. « Elle est insupportable, » dit Lucien, tandis qu’elle va embrasser son fils. L’amie répond : « Elle vous aime trop. » Il réplique : « Elle m’aime mal. » Et Mme Smith relève le mot: « Ce que vous appelez aimer mal, c’est aimer ceux qui n’aiment pas. » Voilà, en effet, où ils en sont. Aussi, quand leurs hôtes se sont retirés, ah ! la merveilleuse scène entre le mari et la femme ! Lucien veut aller au club; puis au bal de l’Opéra, il l’avoue ; et ailleurs, elle le devine. Elle veut le retenir. C’est le duo des Huguenots, transposé dans le ton de la vie moderne; avec quel art délicat, familier, cependant énergique ! Pour empêcher l’époux de courir à la perte du bonheur commun, l’épouse le prie et s’attache à lui : tendresse chaste et ardente, ténacité ingénue et ingénieuse, menace même, à la fin, menace de représailles faite avec un sang-froid affecté, rien ne prévaut contre l’obstination du mâle, qui veut montrer qu’il est le maître de ses actions et ne doute pas qu’il restera, sans sacrifier son caprice, le maître de sa femme.

Pas plus que de cette scène, je n’espère par l’analyse donner une idée du récit que fait Francine au deuxième acte. Hardiment elle l’entame devant un ami; elle l’achève en tête-à-tête avec Lucien. Il est mis en train, suspendu, repris, coupé, continué jusqu’au bout avec une virtuosité effrayante ; c’est une variation sur le carnaval de Paris, autrement scabreuse que le Carnaval de Venise, et qui ne pouvait être imaginée que sur le violon du diable : — Le diable, c’est M. Dumas. Et de quel rayon s’éclairent ici deux âmes, l’une profonde, l’autre en surface! la présence d’esprit, la force de volonté, la douleur contenue de cette honnête femme, qui raconte à son mari, en face, qu’elle l’a suivi au bal masqué, qu’elle l’a vu avec une maîtresse, et qu’elle a soupe, séparée de lui et d’elle par une cloison, avec un amant de rencontre ! Et, pour ponctuer l’abominable discours, à chaque pause, elle jette sur la table, d’une main qui se force à ne pas trembler, les pièces justificatives de sa calomnie : le numéro du fiacre, la carte du costumier, l’addition du restaurant. Et elle dit tout, tout ce qui est vrai et qui peut se prouver, et même ce qui ne peut pas se prouver et qui est faux, d’une voix sèche, aiguë, d’une voix d’acier qui nous va au cœur, et qui doit en passant lui déchirer la gorge comme une lame. Le mari, cependant, quelle figure fait-il? La figure d’un homme du monde, étonné, qui doute des faits, que la seule possibilité d’un pareil accident ne peut bouleverser jusqu’au fond de l’âme, puisqu’il n’a guère d’âme ni de fond; qui n’est pas précipité tout d’un coup aux extrémités de la colère et du désespoir; qui est contrarié seulement et dérangé, qui s’enquiert et discute de plain-pied, et pied à pied, interrogeant par brèves questions, écoutant avec patience, pour savoir exactement ce qu’il y a d’authentique dans cette désagréable aventure. Quand sa femme, au chapitre du souper, lui désigne le maître d’hôtel, « un gros... — Eugène! » interrompt-il du ton le plus naturel, en vieil habitué de la Maison-d’Or. « Eugène!.. » Le caractère, la condition, la biographie du personnage est dans ces trois syllabes, tombées naïvement de sa bouche, « Eugène » vaut une comédie.

« Est-il possible! murmurent les raisonneurs d’entr’acte (et la réponse qu’ils sollicitent est facile à trouver), est-il possible qu’une femme honnête, une femme du monde, fasse ce qu’a fait Francillon? » Ils admettraient plutôt qu’elle fît ce qu’elle n’a pas fait! Ils accordent pourtant, à qui les presse, qu’une femme honnête, une femme du monde, au moins de ce monde-ci, peut avoir l’idée d’un pareil tour, qu’elle peut en commencer l’exécution et suivre son mari au bal de l’Opéra; mais une fois là, prise de peur, elle s’enfuirait et rentrerait chez elle, un peu honteuse de l’escapade. Eh bien! pour qu’elle pousse jusqu’où va Francillon, il suffit d’imaginer que l’héroïne est douée de plus d’énergie. N’est-ce pas le droit du poète dramatique? N’admettez-vous pas qu’Hermione, en 1887, suive Pyrrhus à l’Opéra et soupe, au besoin, avec un Oreste de hasard? Francine, d’ailleurs, non-seulement demeure honnête, mais femme du monde; elle a pris soin, dans son trouble, que le masque à barbe de dentelle, qu’elle achetait chez le costumier, fût neuf, et, par avance, en entrant au cabaret, elle a payé le souper.

Autre objection : Francine, en présence de Lucien, joue trop bien son rôle; et, en même temps, elle est trop sincèrement émue. — C’est qu’elle a une intelligence peu ordinaire et cette lucidité de la passion qui se sait dans son droit; c’est aussi qu’il y a de quoi être émue, même innocente, après une pareille nuit, et surtout lorsqu’on la raconte à son mari, et qu’on ajoute à la vérité un pareil mensonge, et qu’on guette l’effet de ces déclarations sur cet homme qu’on aime, et que, de cet effet, dépend la certitude qu’on est encore aimée de lui ou qu’on ne l’est plus! Remarquez, enfin, que Francine s’enivre de sa calomnie à mesure qu’elle parle, et que cet amer poison la soutient et l’aide à jouer son rôle, et qu’en même temps il lui donne la fièvre. Et ne vous étonnez pas, d’ailleurs, que, cette première fièvre une fois tombée, elle persiste en sa douloureuse fable : ignorez-vous qu’on s’entête et qu’on s’acharne dans un faux témoignage, même contre soi ; qu’on se persuade presque, à la longue, surtout si l’on est femme, et qu’on touche à l’hallucination? Et Francine, même de sang-froid, ne veut pas avoir fait et dit pour rien ce qu’il lui a tant coûté de faire et de dire: elle ment à son beau-père, à ses amis, à son amie même, pour qu’ils confirment son mensonge à son mari. Et Francine, affolée, lorsque reparaît son convive, dit à Lucien : « Voilà l’homme! » parce que, de cette parole qui lui fait voir l’outrage, elle a une dernière chance de réveiller ses sentimens comme d’un coup de fouet, ou que du moins elle se sera vengée comme par un soufflet inutile !

Cependant, nous voilà dans le troisième acte : c’est là que le mari se fait connaître à plein, créature inerte, âme neutre en un corps d’homme. La variété n’est pas extrêmement rare dans le monde; surtout dans ce monde élégant, où l’on en voit de pires : elle n’a jamais été, que je sache, si bien déterminée en littérature, au moins en littérature dramatique. C’est qu’il est difficile partout, et singulièrement sur la scène, de montrer le néant moral. Or, ce néant, c’est le caractère des originaux en question : il faut donc que celui du personnage soit fait de rien. On sait, depuis Sosie, que rien « veut dire rien ou peu de chose : » ici, bien entendu, c’est plutôt peu de chose. Mais que ce peu de chose est malaisé à manier! Quel miracle de le mettre en œuvre de façon significative! M. Dumas a fait ce miracle en certaine scène, qui est la plus originale, et, peut-être, la plus précieuse de la pièce. On y voit Lucien confessé par son ami Grandredon, à peu près comme le duc de Septmonts naguère par son témoin Clarkson ; mais que la matière ici est plus fine et l’exécution plus délicate ! Le spectacle est aussi amusant, et la leçon plus profonde. Je ne sais qu’admirer davantage : la subtile et vigoureuse ironie, par laquelle Stanislas amène Lucien à reconnaître que, dans cette situation où une conscience plus vivante et plus sensible que la sienne agoniserait de douleur, il est simplement a ahuri; » ou bien la naïveté scélérate, — si élégante, — avec laquelle ce mari, au lieu de s’en tenir au cas tragique de sa femme, arrive, par une pente insensible, à s’occuper des comiques affaires de sa maîtresse. Un fragment de chef-d’œuvre, cette scène : l’art du moraliste dramatique ne peut ni effleurer plus légèrement le cœur de l’homme, ni, par ce jeu, y pénétrer plus avant.

Mais justement, Lucien étant ce qu’il est, de bonnes gens cmt peine à croire que Francine puisse l’aimer : il est trop indigne d’elle ! Ces gens se figurent, sans doute, qu’une imperturbable équité règne dans le domaine des sentimens. Mais non. Dieu merci! Car, s’il y a un Dieu pour les amans, comme l’assure le proverbe, il y en a un pour les maris : la société en fait foi. Où irions-nous, miséricorde! et quelle serait la dernière déchéance des mœurs, si les Luciens n’avaient souvent pour femmes des Francines !

Et d’autres discoureurs, ou peut-être les mêmes, se plaignent que cette comédie « ne finisse pas. » — Après que Mme Smith, par une ruse vraisemblable, et même trop facile, a extorqué à Francine l’aveu de son innocence, et que Lucien et toute la compagnie en ont pris acte, après cette dernière émotion de l’héroïne, ressentie par tout le monde, une détente se fait dans son âme et dans l’humeur de son mari, et l’auteur en profite pour arrêter là leur histoire. C’est, en effet, dans leur vie, la fin d’une période: cela suffit pour que l’œuvre dramatique soit terminée. — « La belle avance, dit-on, que ce cri final, pour Lucien et pour Francine ! Il n’en garde pas moins ses torts; elle reste compromise par une équipée dont le souvenir est déplaisant, et par un stratagème dont la seule idée, aux yeux d’un mari délicat, serait une souillure. Peuvent-ils se réconcilier tout de bon? Peuvent-ils encore être heureux? Quelle garantie a-t-on qu’il ne retournera pas une fois de plus, ou dix fois, à ses vieux péchés ? Et que la malheureuse, auprès de son enfant, ne traînera pas une vie désolée ? Ou qu’elle ne se vengera pas, mais tout de bon, alors, en prenant un consolateur ?» — Quelle garantie? Aucune. Mais ce n’est pas l’affaire de l’auteur de nous en donner. Écrivez, si cela vous plaît, une Suite de Francillon, et qu’elle soit à votre guise. Cette pièce est conforme à la réalité, où rien ne finit, à moins que tout le monde ne meure. Ce qu’elle a d’inachevé n’est qu’un mérite et, — nous laissant rêver, — un charme de plus.

Je me suis attaché aux beautés de cette comédie, dont plusieurs sont contestées, plus qu’à ses défauts, que je ne contesterai pas : c’est que ces beautés forment les parties essentielles de l’ouvrage, et que les défauts sont presque tous dans les parties accessoires. Un mot cependant sur les personnages secondaires. J’aime assez Mme Smith : elle est plantureuse, elle est sensée, elle est de bonne humeur et de bon conseil; elle professe et pratique une excellente philosophie sur les libertés nécessaires à un mari; elle est, cette belle poularde, une pondeuse et une couveuse modèle, et, de plus, une amie utile pour une jeune poulette comme Francillon. Mais la belle-sœur de celle-ci, Annette de Riverolles, ne me plaît qu’à demi : c’est que, pour moitié, c’est une jeune fille, et qui a sur la vie les lumières, — au moins les clartés mêlées d’ombre, — Des jeunes filles d’aujourd’hui; mais que, pour moitié, c’est une ingénue selon la convention du théâtre, et qui se marie un peu selon cette convention. Elle découvre qu’un homme, M. de Symeux, a une mère; elle lui révèle que, de son côté, elle n’a pas manqué d’en avoir une : cette preuve de sympathie les fiance. La scène où ces piétés filiales échangent leurs politesses, au commencement du second acte, m’a paru froide. Autant je goûte l’esprit et même le caractère de Stanislas, celui des amis de Lucien à qui M. Dumas a communiqué la plus large part de ses dons personnels, autant je suis incommodé par le père de Lucien, que M. Dumas, en un passage, a cependant pris pour truchement déclaré. Est-ce bien le même homme, qui à l’annonce du désastre conjugal de son fils répond par une historiette apocryphe de Brantôme ; qui, un quart d’heure après, joue aux cartes et dit à son partenaire : « Mon fils est un simple serin ; » — Et qui, entre temps, déclame cette réprimande : « Fais ce que dois, advienne que pourra... Voilà de quoi traverser tous les temps et faire face à toutes les mœurs?» Comment! voilà le père de Froufrou, moins sensible et plus cynique, et d’un cynisme plus déplacé : M. Dumas lui donne commission pour moraliser comme le père du Menteur ! Sa morale excuse mal sa longue historiette ; l’une est peu vraisemblable auprès de l’autre, et, en cette situation, l’autre ne l’est pas du tout; et d’ailleurs, si plaisamment préparé qu’il soit, tout ce congrès d’amis, discutant si Lucien est trompé ou ne l’est pas, met en défiance le sens commun. J’apprécie à sa valeur la silhouette de Célestin, ce valet que le mari questionne sur l’expédition de sa femme : bien que, par quelques traits, elle ressemble à une charge banale, par les principaux elle est exacte et neuve. La figure de ce Pinguet, que Francine, au troisième acte, reconnaît et désigne pour son « invité, » cette esquisse de bellâtre débonnaire, galant homme et circonspect, me semble touchée avec prudence et sûreté. Mais que cet « invité » se trouve précisément un clerc du notaire de Lucien, que ce soit lui qui se présente quand Lucien mande ce notaire par téléphone pour le consulter sur la séparation qu’il médite, — hum ! voilà qui sent un peu trop l’arbitraire de l’auteur. L’interrogatoire, que Stanislas fait subir à ce clerc en présence de Lucien, est réglé tout entier, — Demandes et réponses, — avec une habileté, une fermeté merveilleuses, et le ragoût de cet épisode est des plus piquans ; mais l’artifice de cette scène est-il digne du caractère de cette comédie ?

Enfin, dans ce troisième acte, il me paraît qu’il y a un peu de confusion et des longueurs ; quelques longueurs aussi dans la deuxième partie du second, et peut-être même dans la première scène du premier. Cependant la pièce, dans son ensemble, est rapide. Notez, d’ailleurs, qu’elle tient en un seul décor et en moins de vingt-quatre heures; et que le premier tiers est tout en causerie, et les deux autres en interrogatoires et en récits, — mais en interrogatoires comme ceux d’Œdipe ! roi, en récits comme ceux de l’École des femmes, qui sont « des actions, dit Molière, selon la constitution du sujet. » — Cette simplicité, cette pureté classique de la composition, a un attrait particulier dans une telle œuvre d’art, dont la matière est toute moderne.

Et de même, si nous regardons la forme, il y a des tirades qui paraissent tirades, et dont tel passage fera dire aux épilogueurs : « Ni bien écrit ni bien parlé! » j’aperçois, de ci, de là, quelques généralités philosophiques dont le prix est médiocre; et quelques trivialités aussi, qui ne peuvent compter parmi les traits de mœurs : « Je me mange le sang, » n’est pas une de ces grossièretés à la mode qui classent une jeune femme parmi les élégantes. Mais, à l’ordinaire, que ce dialogue est vif! Que le vocabulaire en est juste, et la syntaxe imitée du mouvement de la vie! Et, dans les parties les moins heureuses de la pièce, comme dans les meilleures, circule un souffle réconfortant, qui est celui de M. Dumas. Aussi bien, c’est dans les meilleures, peut-être, que ce fait est le plus miraculeux : ces personnages, qui ne sont pas des fantoches, mais des créatures animées, et qui parlent pour leur compte, ils ont cependant le timbre et l’accent du maître. Ils nous émeuvent, ils nous intéressent comme des gens qui ont leur existence propre; et ils nous amusent, trois heures durant, comme ferait sans peine, chez lui ou chez nous, M. Dumas.

La personne de chaque comédien, elle aussi, aide au succès de cet ouvrage. Mlle Bartet, pour Francillon, est honnête, tendre, fière et vibrante à souhait. M. Febvre, un peu trop marqué par l’âge, a pourtant bien l’air d’un monsieur, et du monsieur qu’est Lucien de Riverolles. Mlle Pierson est une Mme Smith accomplie; M. Worms, un Stanislas plus parfait qu’on ne pouvait s’y attendre. M. Thiron prête au personnage du père un air de consistance; M. Coquelin cadet ne serait pas embarrassé de se placer comme valet de pied, ni M. Prudhon comme clerc de notaire. M. Laroche est un philosophe mondain très présentable; Mlle Reichenberg, plutôt ingénue que jeune fille, mais ingénue à la perfection, plaît encore au public; M. Truflier donne bien l’idée d’un clubman extrêmement las...

Mais plus que les interprètes, plus que l’œuvre elle-même, oserai-je dire, — quelles que soient ses qualités, — Ce qui nous charme ici, ou plutôt ce qui nous ravit, c’est l’auteur; c’est sa force, dont cette virtuosité nous donne la sensation ; c’est sa belle humeur, dont cette allégresse répandue n’est qu’une émanation directe. Tous, tant que nous sommes, nous admirons M. Dumas, nous l’aimons, et, si nous avons quelque chose à lui pardonner, nous lui pardonnons avec joie, parce que le petit-fils du héros de Brixen, quarante ans — ou presque — après son début dans la vie littéraire, montre encore, avec le tempérament d’un nègre, la raison la plus acérée, l’esprit le plus brillant, le plus dur et le plus net que puisse montrer un Parisien : jamais il n’a jeté plus de feux, ce génie, qui peut s’appeler, en somme, un diamant noir.


LOUIS GANDERAX.

  1. 1 vol. in-8o ; Calmann Lévy, éditeur.