Revue dramatique - Au théâtre libre/02

Revue dramatique - Au théâtre libre
Revue des Deux Mondes3e période, tome 89 (p. 456-466).
REVUE DRAMATIQUE

AU THEATRE LIBRE

II.[1]
D’UN NOUVEL ART DRAMATIQUE.

Voilà donc, au Théâtre Libre, l’homme et la société. L’homme : un animal malade, moribond, mort… Jeune, il est volontiers phtisique : nous avons là deux cas de phtisie, — pour les deux sexes (Au mois de mai, la Fin de Lucie Pellegrin). Plus tard, il a le choix entre la sclérose du cœur (Esther Brandis), l’apoplexie (la Pelote), et quelque autre maladie qui donne plus de chances de mourir dans un lit (Entre frères). Accessoirement, il a ce moyen d’en finir à un âge quelconque : la guillotine (En famille). En somme, après avoir langui plus ou moins, c’est toujours un cadavre (la Pelote, Esther Brandis, Lucie Pellegrin, Entre frères). Un hôpital, une morgue, tel est l’aspect de ce répertoire.

L’animal en question est aussi un méchant animal : égoïste, uniquement occupé de satisfaire ses instincts, dont le principal, dans l’état de société, celui qui se charge de défrayer les autres, est l’appétit de l’argent. A la chasse de cette proie, autant que s’il était sauvage, l’animal est féroce.

Quel instinct pourrait vaincre ou seulement modérer celui-là ? Est-ce l’amour ? Il apparaît à peine comme une idée, mettons une velléité, qu’une littérature chimérique aura suggérée à une jeune fille : au premier obstacle qu’elle rencontre, la somnambule se réveille (la Prose). Elle épouse un homme sain, réfractaire à ces prestiges ; il ne connaît que les réalités sonnantes, il en a sa part, elle aussi : une nouvelle raison sociale est constituée, à l’instar de celle des parens. A leur tour, dans vingt ans, ces époux doteront leur fille et chercheront pour elle un homme riche. Un agonisant, s’il assure à sa femme une bonne succession par contrat de mariage, sera le plus beau parti (Au mois de mai). Entre temps, il se peut que l’adultère se glisse dans la maison, et même qu’il tourne à l’inceste : il se peut que la mère et la fille trouvent leur plaisir aux bras du même personnage (la Sérénade). Bah ! lorsqu’il est poursuivant, l’homme n’hésite pas à prendre, avec la dot, une jeune personne compromise (la Prose) ; une fois marié, il accepte avec résignation l’infidélité de sa femme (la Sérénade). Aussi bien, il lui est loisible de la tromper, même habituellement : ce n’est pas cette bagatelle, à moins qu’elle ne coûte trop cher, qui détruira le confort du ménage (Monsieur Lamblin). La famille allant de ce train-là, des fils ne sont pas étonnés, au lit de mort de leur mère, d’apprendre de sa bouche que l’un d’eux n’est que le demi-frère des autres : le second, pour se dénoncer comme l’intrus, n’a besoin que d’un peu de bonne volonté ; l’aîné, le cadet ne demandent qu’à le croire sur parole et se détachent de lui sans effort (Entre frères). Cependant ces manières de sentir et d’agir sont celles des gens qui ont la vie assurée : s’ils ne sont pas tout à fait repus (c’est le privilège de l’homme, apparemment, de ne l’être jamais), ils sont déjà pourvus d’une portion abondante ; moins généreux que le lion, qui parfois n’a plus faim, ils sont enclins pourtant à quelque mansuétude. Mais les autres ! Ceux qui rôdent par la société, le ventre creux, les dents longues ! Les femelles surtout sont redoutables. Elles n’exercent pas leurs rapines superbement, à la façon des fauves. Mais l’araignée n’est pas plus patiente, ni plus atroce dans l’art de saisir, d’envelopper et de dépecer une proie (Esther Brandis) ; mais un malheureux, sur qui plusieurs de ces créatures s’acharnent, donne l’idée d’un naufragé couvert d’une famille de crabes (la Pelote). Riches ou pauvres, encore tous ces gens-là ont-ils une condition régulière : ces mœurs, à tout prendre, ne sont que des mœurs bourgeoises. Celles des filles, des voleurs et des assassins (Belle Petite, la Fin de Lucie Pellegrin, En famille) ne sont pas si décentes. L’espèce étant déterminée, ainsi que ses variétés, considérez tel ou tel groupe, que des individus ont formé par accident ; suivez une partie de leur existence : — comment finit l’histoire ? Il arrive qu’elle ne finisse pas, surtout si les individus appartiennent aux variétés les plus basses : quelque temps que dure l’examen, à la première minute, à la dernière ; ils croupissent dans le même état (Belle Petite, En famille). Il arrive aussi que l’histoire finisse mal, — c’est même l’ordinaire, — par la mort du principal personnage : — inutile de recommencer le compte des cadavres, — Et quand ce personnage est un être faible, il va sans dire que sa mort est le triomphe de quelques autres, qui sont de plus méchantes bêtes. Enfin, il arrive que l’histoire finisse bien (la Prose, Monsieur Lamblin, la Sérénade), — par un morne accommodement ou par une transaction dégradante : l’amoureuse, faisant volte-face épouse l’homme qu’elle n’aime pas ; le mari conserve sa maîtresse, en même temps que sa femme, grâce à l’entremise de sa belle-mère, le père mairie sa fille séduite au séducteur, qui est l’amant de la mère.

Parce que des jeunes gens portent ce témoignage sur la vie et sur le monde, faut-il crier à l’abomination de la désolation ? Faut-il jurer que c’est calomnie pure, et que cette calomnie est un signe des temps ? Que cette génération prête méchamment ses vices à l’humanité tout entière ? Ou bien, pour mettre les choses au mieux, qu’elle n’est composée que de mauvais plaisans ? Ce dernier système a de quoi nous séduire : il nous rassure, autant qu’un autre, sur notre nature et notre destinée ; avec un air plus charitable, il est plus mortifiant aussi pour ces fâcheux, qui prétendaient nous inquiéter. « Avez-vous mangé de la cervelle de petit enfant ? demandait un jour Baudelaire à un brave homme. Cela ressemble à des cerneaux, et c’est excellent[2]. » Ainsi, M. Hennique, M. Bonnetain et les autres : « Avez-vous mangé du cœur humain ? Cela vous a un goût de fauve et de pourri. » De vrai, ils n’en ont jamais goûté. Ils se donnent chacun pour un petit Becque : ils ne sont que des blancs-becs. Laissons-les donc ! ..

Hélas ! il n’est que trop certain sans leur témoignage, il était connu avant eux que l’homme est mortel, et qu’il arrive rarement à la mort sans avoir passé par la maladie. Sans leur témoignage et de longue date, il est avéré que l’homme n’est pas bon : sa méchanceté, pour les croyans date du péché originel ; pour les savans, elle remonte un peu plus haut. De ce côté de la Manche, on rencontre un la Rochefoucauld pour dénoncer assez nettement son égoïsme ; un Hobbes, en face, qui formule cet axiome : Homo homini lupus ! .. Il suffit d’avoir préparé sa première communion pour savoir que « la chair est faible ; » et d’avoir fait ses classes pour savoir que « l’argent est roi du monde. » Il suffit enfin de regarder autour de soi et de lire les journaux pour savoir qu’il y a, en effet, des mariages d’argent, et qu’il y a des adultères ; qu’il y a de vieux garçons grugés par la famille de leur gouvernante, et de vieux maris captés par la famille de leur femme ; qu’il y a des ménages qui ne durent qu’à cette condition que l’un des conjoints pardonne ou tolère l’infidélité de l’autre ; qu’il y a des hommes qui épousent la fille de leur maîtresse ; qu’il y a des courtisanes, des larrons, des receleurs, des meurtriers.

Au demeurant, ces jeunes auteurs, qui nous rappellent ces réalités avec une particulière insistance, ne sont pas tous inconnus ; les noms de plusieurs, qui ont fait leurs premières armes sur un autre terrain, disent la qualité de leurs compagnons. « Victorieux dans le roman, » ces écrivains confessent de bonne grâce qu’ils ont « à conquérir la scène. » Or, à propos de leurs livres, on nous a expliqué déjà comment ils sont pessimistes. En bien d’autres temps et d’autres pays, l’homme a paru méchant, la vie mauvaise : qu’est-ce donc aujourd’hui, où le conflit des intérêts matériels emploie seul presque toute l’énergie humaine ? Qu’est-ce donc chez nous, Français, dont l’état social et politique est un malaise plus décourageant que la douleur ? Et nos poètes, hier, exaltaient le « dieu déchu » et le reportaient jusqu’aux cieux ! A le trouver si bas, les nouveau-venus s’irritent : pour se venger de leur déception, ils le rabaissent encore. De l’héritage du romantisme, ils n’acceptent rien que ce vase d’amertume où quelques génies avaient le droit de mouiller leurs lèvres[3] ; tous Renés, tous Olympios, — tons « enfans du siècle, » parbleu ! — ils font de ce vase d’amertume leur pot-au-feu quotidien. Ne les accusons pas d’orgueil : ils admettent que leur prochain y vienne tremper la soupe ; ils ne supposent pas qu’il se puisse procurer ailleurs un aliment moins acre. Ils font la même grimace que firent quelques grands hommes ; ils n’en sont pas plus fiers : ce balayeur la fait comme eux. Ni ce balayeur ni, sans doute, eux n’éprouvent tout à fait la même souffrance que leurs illustres devanciers, mais quoi ! ils sentent le mal physique, voire le mal moral ; et si le mal métaphysique ne les tourmente guère, c’est qu’à ce tourment, qui sévissait il y a un demi-siècle, a succédé une espèce d’atonie désespérée. Leur pessimisme a donc assez de raisons, il est de bonne foi. Au reste, il s’exprime avec trop de soin, il prend trop de peine pour qu’on soupçonne ici quelque mystification. Qui plaisanterait si laborieusement, serait la première victime de sa plaisanterie et s’arrêterait bien vite. Au bout d’un de ces romans, accuser l’auteur de manquer de sérieux ! On l’accuserait plutôt de pédantisme.

Déjà signalé en librairie, ce pessimisme n’est donc nouveau que sur la scène : pourquoi s’en étonner comme d’un monstre, dont la venue annoncerait la fin du monde ? Et parce qu’il est nouveau sur la scène, est-ce une raison seulement pour que les documens qu’il apporte y soient inédits ? Mais, depuis quelque temps déjà, il existe un genre de pièces qui montrent l’homme autrement que par ses beaux côtés : on les appelle comédies. En voici une qui passe pour bénigne, l’Étourdi, d’un certain Molière ; on y voit un jeune homme qui, cherchant à emprunter de l’argent, laisse répandre par son valet le bruit que son père est mort ; il écoute sans broncher ces gentillesses :


Votre père fait voir une paresse extrême
A rendre par sa mort tous vos désirs contens…
Je fais courir le bruit que d’une apoplexie
Le bonhomme surpris a quitté cette vie…


Je ne sache pas que le Théâtre Libre ait rien produit de plus scandaleux ! Maintenant, s’il vous plaît, prêtez votre attention à ce début d’un ouvrage. Un mari, une femme, de pauvres gens, se disputent. Lui, rappelle insidieusement « qu’il n’eut pas lieu de se louer la première nuit de leurs noces, » et « qu’elle fut bien heureuse de le trouver. » Elle, aussitôt, réplique : «… Bien heureuse de te trouver ? Un homme qui me réduit à l’hôpital ; un débauché, un traître, qui me mange tout ce que j’ai ! .. Qui me vend pièce à pièce tout ce qui est dans le logis ! .. Qui m’a ôté jusqu’au lit que j’avais ! .. Qui, du matin jusqu’au soir, ne fait que jouer et que boire ! .. Et que veux-tu pendant ce temps que je fasse avec ma famille ? .. J’ai quatre pauvres petits enfans sur les bras,.. qui demandent à toute heure du pain. » L’homme clôt la discussion par cet arrêt : s Quand j’ai bien bu et bien mangé, je veux que tout le monde soit soûl dans ma maison. » voilà des mœurs populaires ! Êtes-vous chez M. Antoine ? Est-ce l’Assommoir qui recommence ? .. Non pas ! vous êtes à la Comédie-Française ; et ce n’est que la première scène du Médecin malgré lui.

Argan n’est que malade imaginaire ; il met pourtant sur la scène l’appareil de la maladie et même de la mort. Étendu dans son fauteuil, comme le beau-frère d’Esther Brandès sur son canapé, il est pris pour un cadavre ; il n’est pas mieux traité par sa femme que l’infortuné Morel par sa belle-sœur : « Le ciel en soit loué ! s’écrie Béline, me voilà délivrée d’un grand fardeau. » Et l’oraison funèbre qu’elle improvise le dépeint aussi repoussant pour le moins que s’il avait eu quelque maladie véritable : « Un homme incommode à tout le monde, malpropre, dégoûtant, sans cesse un lavement ou une médecine dans le ventre, mouchant, toussant, crachant toujours… » n Est-ce le portrait de Morel ou d’Argan ? Mais non ! Morel est moins sale, avec sa sclérose du cœur. — Au fait, s’il n’y avait pas de maladies véritables, il n’y aurait pas de médecins : on sait qu’il y a des médecins chez Molière, on les connaît ! Sont-ils appelés, quatre à la fois, auprès d’une jeune fille, ils se retirent bientôt dans la chambre voisine pour délibérer. Le premier dit : « Paris est étrangement grand, et il faut faire de longs trajets quand la pratique donne un peu. » Le second riposte : « Il faut avouer que j’ai une mule admirable pour cela, et qu’on a peine à croire le chemin que je lui fais faire tous les jours. » Et, ainsi de suite, ils causent de leurs petites affaires jusqu’à ce que le père interrompe la consultation : « Messieurs, l’oppression de ma fille augmente ; je vous prie de me dire vite ce que vous avez résolu. » Et les quatre, en même temps, répondent : « L’avis de ces messieurs tous ensemble… Après avoir bien consulté, etc., etc. » Ce n’est pas ceux-là qui donneraient à leur confrère, le médecin d’Esther Brandès, amené chez Morel par le courtier d’assurances, des leçons d’humanité ! .. Il se trouve, par bonheur, que les pâmoisons de la jeune fille étaient feintes ; l’Amour suffit à la guérir. Mais sont-ils morts d’un mal imaginaire ou simulé, ces trois enfans d’un apothicaire ? Est-ce d’un mal imaginaire ou simulé que ces deux autres encore sont condamnés à mourir ? Admirez le père, qui recommande un médecin : « voilà déjà trois de mes enfans dont il m’a fait l’honneur de conduire la maladie, qui sont morts en moins de quatre jours, et qui, entre les mains d’un autre, auraient langui plus de trois mois… Il ne me reste plus que deux enfans, dont il prend soin comme des siens ; et le plus souvent, quand je reviens de la ville, je suis tout étonné que je les trouve saignés et purgés par son ordre. »

Où donc, je vous prie, l’existence du mal physique est-elle certifiée plus clairement ? Pour le mal moral, on ne pense pas que Molière l’ait ignoré ; mais se figure-t-on bien toutes les variétés qu’il en a décrites ? La tyrannie des parens, leur volonté habituelle de n’allier la jeunesse de leur fille qu’à une somme d’argent, le bonhomme Gorgibus, voisin de Sganarelle, ne fait pas difficulté de la déclarer :


Lélie est fort bien fait, mais apprends qu’il n’est rien
Qui ne doive céder au soin d’avoir du bien ;
Que l’or donne aux plus laids certain charme pour plaire,
Et que sans lui le reste est une triste affaire.


En 1660 ! Deux cent vingt-huit ans avant la Prose ! .. Un autre Sganarelle, dans l’Amour médecin, et Gérante, à son tour, dans le Médecin malgré lui, tiennent pour les mêmes principes. D’aventure, préférez-vous M. Jourdain, qui, pour avoir un gendre gentilhomme, marierait sa fille au fils du Grand-Turc ? Ou bien Argan, qui veut marier la sienne à Thomas Diafoirus ? « C’est pour moi, dit-il, que je lui donne ce médecin, et une fille d’un bon naturel doit être ravie d’épouser ce qui est utile à la santé de son père. » — Si les pères sont odieux, voulez-vous voir les fiis ? C’est notre « Étourdi, » spéculant sur la prétendue apoplexie de Pandolfe ; et don Juan, qui raille don Luis ; et Cléante, qui se rencontre avec Harpagon, l’un emprunteur, l’autre usurier, pour faire assaut d’injures ! — Si le choix d’un gendre est souvent une occasion, pour les hommes, de montrer leur égoïsme, hé ! qu’est-ce donc que le choix d’une femme ? Ce n’est pas pour son bonheur, à elle, que Sganarelle, dans l’École des maris, veut épouser sa pupille, ni Arnolphe, dans l’École des femmes : ces maîtres, bien portans, exigeraient de leur esclave plus de petits soins que le moribond Morel. Si Mariane avait de l’argent, Harpagon l’épouserait, et le sacrifice accepté ne lui causerait pas de remords. — Au moins, la famille constituée, son chef n’a-t-il souci que de se dévouer pour elle ? Nos pas ! Charité bien ordonnée continue comme elle a commencé, Orgon vous le donne à entendre :


Et je verrais mourir frère, enfans, mère et femme,
Que je m’en soucierais autant que de cela.


Voulez-vous des maris trompés qui soient plus débonnaires que M. Cottin, le héros de la Sérénade ? Voici Sganarelle, — l’homme d’imagination, — qui a peur d’un méchant coup, et reproche doucement au cavalier qu’il croit son rival de « ne pas agir en bon chrétien. » voici George Dandin, qui demande pardon à l’amant de sa femme « des mauvaises pensées qu’il a eues de lui. » — Voulez-vous un mari plus inconstant, surtout plus dur que M. Lamblin ? Don Juan ! — Une garde-malade qui soigne l’héritage aussi attentivement qu’Esther Brandès ? Bétine ! — Un épouseur plus attaché à la dot, plus philosophe sur le reste, que M. Daveine, le représentant de « la Prose ? » Trissotin, l’innocent Trissotin ! Averti par Henriette de certaines mésaventures qu’il mérite, il répond avec sang-froid :


A tous événemens le sage est préparé.


Au surplus, en haut de la société, en bas, que de personnages divers qui poursuivent l’argent ! Laissons de côté « l’Avare : » c’est un monomane, et je veux bien qu’il soit unique. Mais Tartufe, cet homme de bonne compagnie, est un coureur de donations ; Dorante, le brillant ami de M. Jourdain, entre le petit lever du roi et son petit coucher, n’exerce pas seulement l’état de parasite, mais celui d’escroc. Descendons-nous jusqu’à ces valets, Mascarille de l’Etourdi, et Scapin ? Jusqu’à Frosine, jusqu’à Nérine, ces « femmes d’intrigue ? » jusqu’à Sbrigani, « homme d’intrigue ? » Mascarille, nous le savons, a peu de scrupules ; Scapin est « brouillé avec la justice » depuis un « petit démêlé » qu’ils eurent ensemble ; n’empêche qu’il se remet en campagne : « Trois ans de galères de plus ou de moins ne sont pas pour arrêter un noble cœur ! » Frosine, sauf votre respect, est une entremetteuse, à qui Belle petite n’apprendrait aucun tour ; elle trinquerait sans s’étonner avec les amies de Lucie Pellegrin. Nérine et Sbrigani, logez-les chez ce vieux garçon : croyez-vous qu’ils seraient embarrassés, pour faire « leur pelote, » plus que cette gouvernante et son neveu, l’agent d’affaires ? Sbrigani est proprement un contumace d’importance ; Nérine pratique la tricherie au jeu, l’abus de confiance, le faux ; à l’occasion, elle témoigne en justice et fait pendre des innocens. Non, non, ce n’est pas chez le bonhomme Lormeau que ce couple aurait sa place, mais plutôt chez le père Paradis, le receleur ; il s’y trouverait « en famille, » Il est vrai que ces gens-là sont hors la loi. Mais le notaire de Béline et d’Argan, M. de Bonnefoi, est mieux situé : il use de sa position pour « rendre juste ce qui n’est pas permis. » Aussi reçoit-il avec plaisir ce compliment : « Ma femme m’avait bien dit, monsieur, que vous étiez fort habile et fort honnête homme. Comment puis-je faire, s’il vous plaît, pour lui donner mon bien et en frustrer mes enfans ? » Que reste-t-il ? Les magistrats ? S’il faut en croire Scapin, autant « d’animaux ravissans ! .. Il n’y a pas un de tous ces gens-là qui, pour la moindre chose, ne soit capable de donner un soufflet au meilleur droit du monde ! »

Après cela, quelques documens que nos jeunes romanciers aient osé porter au théâtre, il faut convenir que leur impertinence avait des précédens. Même, on s’explique à peine qu’ils se reconnaissent révolutionnaires, qu’ils s’accusent de vouloir supplanter les auteurs dramatiques de profession. Ils ne disent rien qu’on n’ait déjà dit ; ont-ils inventé une nouvelle façon de tout dire ?

D’une dramaturgie, à proprement parler, qui diffère de l’ancienne, il est à peine question. Au mois de mai, Belle Petite, En famille, ne sont que des dialogues ; la Fin de Lucie Pellegrin n’est qu’un dernier acte ; Entre frères, un dénoûment : on savait déjà ce que c’est qu’un dialogue, un dernier acte, un dénoûment. Monsieur Lamblin, qui ne dure guère, a pourtant un commencement, un milieu et une fin, que Lysidas pourrait appeler la protase, l’épitase et la péripétie. La Prose, la Sérénade, la Pelote, Esther Brandès, en trois actes, reproduisent le même rythme encore plus nettement. Je ne vous dis pas que l’intrigue d’Esther Brandès vaille celle des Dominos roses, ni même celle des Surprises du divorce ; mais elle vaut bien celle du Misanthrope. La composition du discours, dont le sujet n’est pas neuf, est la même qu’autrefois : est-ce, enfin, que l’expression même a quelque vertu, quelque vice original ?

L’art moderne, à l’ordinaire, se pique de ne pas être un art, un système de procédés qui donne l’image de la nature, un miroir ; il prétend n’être qu’une glace sans tain, à travers laquelle on aperçoit la réalité. L’ouvrage de M. Hennique, en bonne justice, est assez conforme à la doctrine. Oui, voilà bien la maison d’un malade, voilà même son caractère : inquiet, tâtillon, emporté, puis languissant… Mais justement cette langueur, qui est son état ordinaire, finit par nous gagner : il bâille et nous bâillons. « Dieu de dieu, que je m’ennuie ! » soupire le déplorable Morel. Plus la peinture de cet ennui est minutieuse (en fait, n’est-ce pas ? c’est toujours une peinture), plus le trompe-l’œil est admirable, et plus on s’ennuie à l’examiner. Ajoutez que la garde-malade, ce capital personnage, a de secrets desseins sur le patient, et que ses desseins, en effet, demeurent secrets : du moins, ses paroles sont énigmatiques ; les causes de ses actions, même des plus criminelles, restent cachées, comme elles pourraient l’être hors du théâtre : — est-ce que les mobiles de la volonté sont toujours à fleur d’âme ? — Une lueur de veilleuse, dans une atmosphère nauséabonde et fade, c’est le jour qui éclaire ce drame domestique : on ne peut y assister sans quelque malaise et quelque somnolence, il me paraît qu’Esther Brandès est un chef-d’œuvre en son genre, mais que ce genre n’est pas fait pour nous divertir.

Belle Petite et la Fin de Lucie Pellegrin pourraient se réclamer de la même école. Belle Petite est le procès-verbal de ce qui se dit, un jour ou l’autre, dans un entresol galant comme il s’en trouve beaucoup. La Fin de Lucie Pellegrin n’est qu’un petit musée anatomique, dont toutes les pièces, je le veux bien, ont été moulées habilement sur nature. Il va sans dire que ce procès-verbal n’offre qu’un intérêt médiocre, et que ce musée anatomique n’est qu’un piètre régal pour la curiosité des adultes.

Mais la Prose, la Sérénade, la Pelote et le reste auraient beau se réclamer de « l’art impersonnel, » nous serions forcés de mettre en doute que ces ouvrages lui appartiennent. (Le drame romantique, autrefois, se réclamait bien de la nature et de la vérité ! .. )

Ah ! tous ces personnages sont moins mystérieux qu’Esther Brandés : pleutres ou coquins, ils confessent leur pleutrerie ou leur coquinerie. Non pas qu’ils la laissent voir naïvement par échappées ; ils en font cyniquement un étalage perpétuel. Une ostentation pareille, et si persistante, n’est pas le fait du commun des hommes : il faut que le langage de tous ces gens-là soit commandé par quelqu’un, — l’auteur. Est-ce un novice ? On l’entend qui les souffle en faisant la grosse voix ; et l’on rit, au moins de sa maladresse, en quelques passages de la Prose ou de la Sérénade, ou bien de ce bizarre scénario, Entre frères. — Mieux avisé une autre fois, a-t-il prêté à ses truchemens je ne sais quel ton ironique, propre à faire comprendre à l’auditoire qu’il ne s’agit que d’une gageure ? Pourvu que le jeune dure pas longtemps, on sourit en pinçant les lèvres : Au mois de mai ne dure pas un « quart d’heure. » Si l’auteur est doué merveilleusement pour ce genre, il poussera peut-être avec bonheur jusqu’à vingt minutés : c’est la gloire de M. Méténier d’avoir mené si loin cet opuscule, En famille. — Mais si l’auteur est un homme de talent, s’il n’admet que le ton sérieux, s’il contraint ses héros de le soutenir pendant trois actes, Oh ! alors, il nous inflige un supplice. M. Bonnetain, M. Descaves sont dissimulés derrière leur ouvrage, la Pelote : impossible de les entrevoir et de les atteindre. Et la bande qu’ils ont lâchée sur la scène continue, sans un clin d’œil, sans une intonation ironique, pendant une heure et demie, son déballage d’atrocités et son boniment. A qui donc nous en prendre et comment nous soulager ? La souffrance physique, la mort même est sous nos yeux, comme dans une tragédie ; .. mais c’est ici une tragédie sans pitié, qui ne fait pas couler de larmes. Le vice nous saute au visage, comme dans une comédie ; .. mais c’est ici, une comédie sans gaîté, qui ne fait pas rire. En effet, ce « Théâtre nouveau, » un de ses adeptes, M. Paul Margueritte, le loue de n’être « point naturaliste, mais cruel,.. crispant les nerfs au lieu de désopiler la rate, et fondé sur la douleur, » — entendez sur la douleur du public, — « au même titre que l’autre le fut sur la joie. »

Cependant le public préfère sa joie à sa douleur ; il est composé de Parisiens plutôt que d’Aïssaouas… On se rappelle ce « Parisien, » de M. Gondinet, à qui un jeune peintre apportait un tableau lugubre : « Oh ! non, disait-il, je n’achète jamais de choses tristes ; celles qu’on a pour rien me suffisent ! » Je doute que cet avis attire beaucoup de pièces de dix francs, beaucoup de billets de banque dans la caisse d’un théâtre : « Un fauteuil pour une représentation donne droit à une crise de nerfs ; un abonnement à une névrose. » Même pour rien, les invités de M. Antoine ont témoigné qu’ils aimaient mieux avoir une chose gaie qu’une « chose triste. » Ils ont fêté de bon cœur Monsieur Lamblin, qui leur a produit l’effet d’une comédie. Or il y avait dans la Pelote, assurément, plus de traits de comédie que dans Monsieur Lamblin ; mais, justement, il y en avait trop : concevez-vous une promenade, même une partie de pêche, sur une rivière qui n’aurait pas d’eau, qui serait « tout poisson ? » Ce gendre, cette belle-mère, que M. George Ancey nous présente, ne sont pas des anges, mais un homme, une femme, deux égoïstes : seulement, chacune de leurs paroles n’est pas un aveu d’égoïsme, ni surtout un aveu cynique. De temps à autre, un mot leur échappe, qui nous fait rire ; dans l’intervalle, nous respirons ; et ce qui nous permet de rire, précisément c’est que nous avons respiré. D’ailleurs, entre son mari et sa mère la jeune femme est là, qui repose nos regards : elle n’a rien de céleste, elle non plus, mais enfin elle vaut mieux que ce libertin et que sa respectable complice.

Il y a des hommes, il y a des femmes dans la nature qui méritent moins de haine ou de mépris que les autres : on les appelle honnêtes gens. Réduit à cette formule, on nous passera notre optimisme. Eh bien ! M. Bonnetain et tutti quanti ont recruté, massé en face de nous, sur la scène, toute sorte de gredins et de lâches qu’ils ont exercés à crier, au commandement, leur gredinerie et leur lâcheté. Qu’ils fassent maintenant desserrer les files, pour admettre en cette compagnie un petit nombre d’honnêtes gens ; que ceux-ci aient licence de parler quelquefois, ceux-là de se taire ou de publier leur vice avec moins de fureur. Et le public d’applaudir !

Mais, j’y pense,.. la tactique et la discipline dont il s’agit, n’est-ce pas les mêmes à peu près qui furent en honneur chez Molière ? Tartufe dans son théâtre, a ce compagnon : Alceste. Et, s’il faut citer des personnages moins rares, qui soient des voisins moins différens, auprès d’un Sganarelle quelconque, je nommerai Chrysale. Ce n’est qu’à son tour que Sbrigani ou Scapin élève la voix : encore est-ce l’air qui fait la chanson et la chanson de ces gaillards-là, quelles qu’en soient les paroles, n’attriste personne. Gorgibus, Géronte, tous les pères ne rêvent que d’argent ; mais les filles, les fils mêmes ne rêvent que d’amour A la bonne heure ! Il n’est pas besoin d’un nouvel art dramatique celui-là suffit. Et, s’il est besoin d’auteurs nouveaux, les jeunes gens accueillis au Théâtre Libre, pour être applaudis ailleurs, n’ont qu’à le vouloir.


Louis GANDERAX.

  1. Voir la Revue du 1er septembre.
  2. Voir la troisième série des Mémoires d’aujourd’hui, par M. Robert de Bonnières ; Ollendorff, éditeur.
  3. Voir la première des Études sur la France contemporaine, par George Renard ; Savine, éditeur.