Revue dramatique - 31 octobre 1922

René Doumic
Revue dramatique - 31 octobre 1922
Revue des Deux Mondes7e période, tome 12 (p. 226-229).
REVUE DRAMATIQUE


Gymnase : Judith, drame en trois actes et sept tableaux, par M. Henry Bernstein. — Odéon : La Dent rouge, pièce en quatre actes et six tableaux, par M. H. -R. Lenormand. — Comédie-Française : Le Chevalier de Colomb, drame en trois actes et en vers, par M. François Porche.


Les figures historiques ne sont pas immuables. Elles vivent à travers les siècles, et, comme fout ce qui vit, elles sont soumises à la loi du changement. Chaque génération les imagine à sa manière, c’est-à-dire à sa ressemblance. M. Henry Bernstein était parfaitement libre de nous donner son interprétation de l’histoire de Judith : à nous de voir ce qu’il a fait de cette histoire magnifique, qui symbolise quelques-uns des plus beaux sentiments de l’humanité.

Est-il besoin de rappeler le récit biblique ? Béthulie est à la veille de succomber sous les coups d’Holopherne. Inspirée par le Seigneur, une femme, dans sa faiblesse et son courage, conçoit le projet de délivrer la ville aux abois, de sauver une civilisation menacée. Elle est belle, elle est chaste. Que ce soit Judith ou Charlotte Corday, la veuve ou la jeune fille, nul soupçon ne ternit ces âmes immaculées. Un seul amour : celui de leur pays. Une seule passion : la religion de la patrie. Elles brillent d’un pur éclat au ciel moral.

Voici maintenant les faits de la pièce. Dès la première scène, il apparaît que nous sommes transportés dans une tout autre atmosphère. Des pures régions du sacrifice nous sommes précipités dans le trouble royaume de la sensualité. Judith, qui vient de surprendre sa servante Ada en flagrant délit d’adultère, lui fait subir l’interrogatoire le plus scabreux et le plus précis. Elle exige que cette fille ardente lui détaille tous les secrets de sa chair. Ces confidences font courir en elle un frisson qu’elle ne retrouve pas dans ses souvenirs. Car l’expérience conjugale l’a laissée déçue et curieuse. Elle aspire à des jouissances qu’elle n’a pas connues.

Un autre trait de sa physionomie, c’est le désir de faire parler d’elle. Poétesse, elle ne résiste pas au plaisir de nous dire que tout Béthulie sait ses vers par cœur. C’est une femme de lettres atteinte de ce goût de la publicité qui n’est pas rare chez ceux et même, dit-on, chez celles qui écrivent.

Telle est la femme, sur laquelle nous sommes renseignés aussi congrûment et incongrûment qu’il est possible. Nous savons, à ne pouvoir nous y tromper, quelles cordes fera vibrer chez elle l’idée, saisie au vol, d’assassiner Holopherne. C’est à ses yeux le beau geste qui fera d’elle la grande vedette de l’actualité. Et puis, un attrait singulier la pousse vers un homme si différent de ceux qu’elle a rencontrés jusqu’ici. Ce barbare sanguinaire la changera des israélites distingués qui lui font une cour respectueuse.

Sous la tente d’Holopherne. La décoration est du plus pur genre ballet russe. Du rouge, du noir, par grandes traînées. Cela n’a rien à voir avec l’antiquité juive, rien avec le goût de chez nous, ni avec aucune sorte de goût. Un art, si tant est que ce soit un art, rudimentaire et somptueux, un luxe criard, un ambigu de modernisme et de barbarie. Dans ce cadre l’auteur nous présente un Holopherne atroce et bon enfant, exécuté suivant le poncif qui a servi dans tous les drames romantiques pour les rôles de tyrans. Cet Holopherne-là nous l’avons vu en empereur romain et en podestat de la Renaissance. L’acteur qui joue le rôle en Néron glabre, ajoute encore à la ressemblance. Ce monstre d’orgueil et de débauche, dégoûté de la toute-puissance et de la volupté, ah ! que nous le connaissons ! Que nous connaissons ce fantoche creux et sonore, pour petits enfants en âge de croire à Croquemitaine ! Habitué qu’il est à se méfier, cette captive trop parfumée ne lui dit rien qui vaille. Ayant deviné qu’elle est venue pour le tuer, il la menace d’ignobles supplices. Ne. tremblez pas ! Elle ne court aucun danger.

Holopherne est un homme qui s’ennuie. Il est las des caresses résignées que lui prodigue le troupeau des captives. Alors, cette petite juive, qui vous a l’air d’un paquet de nerfs, éveille chez lui un désir. Et tel est le paroxysme auquel atteint bientôt ce désir : comme Arnolphe, pour lui prouver son amour, offrait à Agnès de s’arracher tout un côté de cheveux. Holopherne invite Judith à le tuer. Il lui met le cimeterre à la main. C’est le décapité par persuasion... Cette invention est-elle sublime ? En tout cas, elle est bien invraisemblable... Judith, enthousiasmée, tombe dans les bras d’Holopherne, ou, pour mieux dire, elle s’y jette avec une impudeur qui est tout à fait dans la tonalité générale de la pièce.

Hélas ! il faut que la fatalité s’en soit mêlée. Tandis qu’auprès d’elle Holopherne, satisfait, dort d’un bon sommeil, elle ne dort pas. Elle est envahie par cette tristesse dont parle un adage qui, dans son latin, brave l’honnêteté. Encore une déception ! Alors, par dégoût d’elle-même, elle tranche la tête de cet imbécile. Ah ! ceux qui, sur la foi de pieux annalistes, ont célébré l’acte libérateur de Judith, ont beaucoup à déchanter. De la boue et du sang, ce n’est pas même ce que J.-J. Weiss appelait un beau crime. Racine s’est moqué de ce financier qui pleurait sur Holopherne « si méchamment mis à mort par Judith. » Ce financier n’avait pas tout à fait tort, si c’est de cette Judith là qu’il venait.

De retour à Béthulie, Judith est célébrée comme l’héroïne de la patrie. Mais elle sait quelle pauvre héroïne elle a été et combien près de faillir à la mission qu’elle s’était donnée. L’acclamation populaire la trouve indifférente et inquiète. Gloire ou amour, il semble qu’elle soit pareillement incapable d’en goûter la jouissance.

Aussi bien, depuis qu’elle a tué Holopherne, elle se remet à l’aimer. Vous souvenez-vous d’une charmante comparaison de l’Anthologie ? Pour exprimer l’âme agitée de Médée, le poète Apollonius la compare au reflet d’une étoile dans l’eau fraîchement versée d’un vase. Ainsi Judith ballottée de la haine au désir, du désir à la rancune, de la rancune au regret, et maintenant éperdue d’amour posthume. Nous la verrons passer sur le cadavre d’un jeune guerrier qui s’est tué pour elle, et, dans les éclairs de la tempête, gravir la colline douloureuse vers le poteau où a été clouée la tête d’Holopherne. Horreur ! Déjà les corbeaux ont fait leur sinistre besogne. Rien ne manque au macabre de cette vision qui évoque fâcheusement l’image du Golgotha.

M. Bernstein a-t-il voulu mettre à la scène un de ces drames qui se déroulent en cours d’assises, — une femme qui a tué son amant, — et a-t-il jugé, avec raison d’ailleurs, qu’il convenait d’en revêtir la touche horreur d’un costume vaguement antique et d’une archéologie sans prétentions ? A-t-il voulu donner d’une aventure consacrée par l’admiration des siècles une version réaliste ? S’est-il plu à faire de la femme forte de l’Écriture le type de l’inconstante et de l’impuissante ? Le procédé est connu. C’est celui qui fait d’Hercule un timide et de Pénélope une cascadeuse. Il sert ordinairement pour la parodie et l’opérette ; et il faut avouer qu’il y est mieux à sa place que dans une œuvre poussée au grave et même au lyrique.

Mme Simone anime d’une vie intense le rôle de Judith : elle y prodigue les ressources de son talent si personnel et y dépense une force nerveuse vraiment extraordinaire. M. Grétillat est un Holopherne trop conventionnel. M. Alcover s’est fait justement remarquer dans le rôle de l’eunuque. Et Mme France Ellys a remporté, dans le rôle de la bonne Ada, un grand succès très mérité.


La Dent rouge n’est pas une bonne pièce. Cela se passe en pays de montagne. Une jeune fille, dont le père s’est enrichi, s’éprend d’un fameux chasseur de chamois et l’épouse. Les pires déceptions l’attendent dans la famille de grossiers paysans où l’a conduite sa mauvaise étoile. Haïe de sa belle-mère, battue par son mari, traitée par tous de sorcière, elle serait lynchée, si le curé de l’endroit ne la protégeait contre ces brutes. Il faut dire qu’elle a été, sans le vouloir, funeste à son mari. Désaccoutumé par elle de son périlleux métier d’alpiniste, il se tue dans l’ascension de la Dent Rouge. Il y a dans cette pièce touffue, une innocente, une veillée de Noël, une rixe et une mort en scène. Le tout dans le noir. Ce n’est pas seulement la salle, c’est la scène qui est plongée dans une obscurité où on ne voit, — et on n’entend, — goutte.


La place me manque pour parler du Chevalier de Colomb que vient de nous donner la Comédie-Française. Mais je ne veux pas attendre à la prochaine chronique pour dire tout le plaisir que j’ai pris à cette belle représentation. Un premier acte remarquable par le mouvement et la couleur, un drame aux lignes simples, des récits enflammés, celui du conquistador au premier acte, celui, au troisième acte, du capitaine d’infanterie qui nous émeut en nous faisant songer à nos poilus et à leurs officiers, une langue poétique ferme et souple, où éclatent des vers d’une heureuse venue : toutes les qualités du poète et de l’auteur dramatique se retrouvent, mais singulièrement élargies et mûries, dans cette pièce frémissante et de grande allure, où M. François Porche est bien près d’avoir réalisé sa noble conception du drame en vers.


RENÉ DOUMIC.