Revue dramatique - 31 octobre 1911

Revue dramatique - 31 octobre 1911
Revue des Deux Mondes6e période, tome 6 (p. 205-216).
REVUE DRAMATIQUE


Comédie-Française : Primerose, comédie en trois actes, par MM. R. de Flers et A. de Caillavet. — Vaudeville : Sa fille, comédie en quatre actes, par MM. F. Duquesnel et André Barde. — Théâtre Sarah-Bernhardt : Le Typhon, pièce en quatre actes de M. Melchior Lengyell, traduite par M. André Duboscq, et adaptée par M. Serge Basset.


On retrouve dans la nouvelle pièce de MM. de Flers et de Caillavet toutes les qualités qui ont rendu leur collaboration chère au public : la légèreté, l’aisance, l’adresse à se jouer des difficultés. Ces qualités, où qu’elles soient, restent, en elles-mêmes, tout à fait appréciables. Seulement, elles ne sont pas cette fois celles que nous eussions le plus souhaité de rencontrer, et le moindre grain de mil eût mieux fait notre affaire. Je veux dire : un peu de psychologie ; ou encore : un peu de sérieux. Probablement les aimables auteurs, que leur réputation d’amabilité n’a pas encore lassés, ont craint de forcer leur manière et de ne rien faire avec grâce. Mais c’est qu’ils n’avaient pas le choix. Quand on porte certains sujets à la scène, il y a, par endroits tout au moins, un ton qui s’impose et des développemens qu’on ne saurait écarter. On a qualifié Primerose d’opérette sans musique, et on l’a louée en conséquence. Un peu de critique eût été moins sévère que beaucoup de cet éloge. Et puisqu’en effet il n’y a pas de musique et que la pièce nous est donnée, non pas aux Bouffes, mais à la Comédie-Française, parlons-en comme d’une comédie.

Au premier acte, nous sommes dans un salon de château, à la campagne. Vous pouvez compter sur MM. de Fiers et de Caillavet pour avoir semé leur exposition de jolis épisodes, de mots plaisans, et de toutes sortes de bagatelles les plus précieuses du monde. Mais voici l’essentiel. Marie-Rose de Plélan, celle qu’on appelle Primerose, aime Pierre de Lancry. Et, comme c’est l’usage aujourd’hui que les jeunes filles fassent des déclarations aux jeunes hommes et même aux hommes d’un certain âge, elle vient d’adresser à Pierre un billet dont elle attend la réponse. Elle conte ce trait ingénu et hardi à sa tante Mme de Sermaize, sous le voile d’une aventure arrivée à une amie. Le voile est transparent ; Mme de Sermaize a de bons yeux ; et Marie-Rose avait éperdument envie de ne pas remporter son secret avec elle. Pierre de Lancry est le jeune premier moderne. Il a quarante ans, qui est l’âge où un homme peut commencer à plaire. Si Arnolphe eût vécu de nos jours, il n’aurait pas eu à s’arracher tout un côté de cheveux : Agnès se serait jetée à sa tête. Pierre est riche, d’une fortune qu’il a faite lui-même en Amérique. Aujourd’hui le Prince charmant grisonne aux tempes ; mais il est très fort en affaires et honorablement connu sur la place.

Il va sans dire que Pierre de Lancry aime Primerose, comme il en est aimé. Or, au moment précis où il lit le billet de la jeune fille, il reçoit d’Amérique une nouvelle foudroyante : il est ruiné. Dans ces conditions, il ne se reconnaît plus le droit de prétendre à la main de Primerose. Pour se garder lui-même contre tout retour de faiblesse, et se rendre impossible toute défaillance, il recourt à un mensonge chevaleresque ; il répond à Primerose : « Je ne vous aime pas. » Aussitôt le parti de Primerose est pris : elle entrera au couvent. Justement elle connaît, dans le voisinage, un couvent à souhait pour jeunes filles de son monde et dans son cas, le couvent de Sainte-Claire, où tout, comme le nom, est clair et gai. On y soigne les enfans, ce qui est une manière de jouer à la poupée. Comme elle avait confié son amour à sa tante de Sermaize, Primerose demande avis à son oncle, le cardinal de Mérance, sur son projet de retraite religieuse. Oncle et tante sont bien de la même famille. Ils connaissent la vie et lui sont indulgens. Comprenant que, dans l’état d’esprit où elle est, sa charmante nièce a besoin de faire une folie, l’homme d’Église estime que le mieux est de la faire avec Dieu. Comme Hamlet à Ophélie, mais d’un autre ton, il lui donne le conseil désiré : « Entre au couvent. »

J’aime bien la convention au théâtre ; mais ici vraiment on en a trop mis. Puisque ce sont des variations sur un thème connu, il est juste qu’on emploie uniquement des types connus pour les placer dans des situations connues ; toutefois on voudrait qu’il y eût dans les paroles et dans les actes un minimum de vraisemblance. Comment se peut-il que Primerose ait été si facilement dupe du mensonge héroïque de Pierre de Lancry ? Il lui dit qu’il ne l’aime pas ; mais les mots eux-mêmes sont ce qui signifie le moins en amour : tout est dans l’accent, dans l’atmosphère, et ce qui se fait le mieux entendre est ce qu’on ne dit pas. Une ingénue ne s’y trompe pas plus qu’une autre. Cette Primerose, pour n’avoir pas deviné que Pierre avait un secret, et pas tenté un effort pour le lui arracher, est bien innocente. Pierre, de son côté, agit avec une « jeunesse » que son âge devrait lui interdire. Il a sur les questions de délicatesse et de point d’honneur des sentimens venus tout droit des romans d’Octave Feuillet, mais qui, dans la vie réelle, dénotent quelque puérilité. Admettons qu’il soit aussi complètement ruiné qu’il le croit, et que d’ailleurs il ne l’est pas : il a fait une première fois sa fortune, il peut la refaire. Où serait le mal que Primerose fût associée à cette existence intelligente, active et laborieuse ? Tout ne vaut-il pas mieux que de s’en aller comme un sot, quand on aime et qu’on se sent aimé ? — Quant au cardinal de Mérance, je n’ignore pas qu’il est prélat romain, cardinal de curie, célèbre pour la liberté de ses allures et pour la hardiesse de ses boutades ; malgré tout, c’est un ecclésiastique. Et puisque ce n’est pas un naïf, il me semble qu’il fait preuve d’une conscience bien large en prêtant les mains à un projet d’où il sait que la vocation religieuse est totalement absente... Mais il fallait que Primerose entrât au couvent, quand ce ne serait que pour pouvoir en sortir.

Une jeune fille s’est réfugiée dans un couvent, par dépit amoureux. Que va-t-il se passer en elle ? Quel sera sur l’état de son âme l’effet des conditions nouvelles où elle se trouve ? C’est ici qu’un peu d’analyse ne serait pas seulement en situation, mais s’impose de toute nécessité, puisque la vie religieuse est faite essentiellement de vie intérieure. Continue-t-elle d’aimer, dans le secret de son cœur, celui dont il est impossible qu’un peu de réflexion ne lui ait pas découvert le scrupule exagéré ? Et commence-t-elle d’étouffer dans la prison où elle s’est volontairement enfermée ? Ou ce grand amour n’était-il qu’un vague désir vite usé par les menues pratiques de la dévotion journalière ? Ou encore la religieuse par occasion a-t-elle été conquise à un milieu dont on sait la mystérieuse et pénétrante influence ? Une vocation véritable l’attendait-elle derrière les murs du couvent où l’ont amenée les raisons les plus profanes ? L’amour divin a-t-il fait pâlir et s’évanouir la tendresse humaine ? Toutes ces hypothèses et bien d’autres encore étaient possibles. Du moins fallait-il en adopter une, et ne pas se contenter de l’indiquer en quelques traits superficiels, mais nous y intéresser et nous initier à ce travail de conscience. Pourquoi MM. de Flers et de Caillavet y auraient-ils répugné ? Ils se plaisent, dans cette pièce même, à nous indiquer la filiation qui relie leur art à celui de Meilhac. Pourquoi, à travers Meilhac, n’auraient-ils pas voulu rejoindre Marivaux ?

Au lieu de cette étude intime, ils se sont contentés de quelques scènes tout extérieures et en spectacle. Primerose, en costume de religieuse, rendent au château de Plélan, pour tel motif charitable qu’il vous plaira d’imaginer. Elle y retrouve tout son monde, sans en excepter le cardinal à qui la curie romaine laisse décidément beaucoup de loisirs. Elle s’enquiert des nouvelles de toute la famille et donne des siennes. Elle est accompagnée d’une sœur, Donatienne, qui a terriblement le bagout et l’accent du Midi. Toutes les histoires et toutes les historiettes du couvent défilent dans le bavardage des deux nonnes : depuis la chapelle jusqu’à la pharmacie, tout y passe. On se croirait au couvent de Vert-Vert tout vibrant d’un babil de Visitandines.

Ce n’est pas ennuyeux. Dirai-je que c’est un peu désobligeant ? Beaucoup de personnes ne voient pas sans quelque malaise la soutane ou le voile sur les planches. Quels que puissent être le respect ou la sympathie avec lesquels on les y a transportés, il est vrai que l’endroit est profane et ne se prête pas à ce genre d’exhibition. C’est beaucoup affaire de circonstances et question de moment. Or les circonstances sont cruelles aux religieuses et le moment n’est pas à la raillerie.

Sœurs de tous ordres, de toute règle, de tout habit, elles étaient plus que le dévouement : la charité. Malades, vieillards, enfans, tous les faibles et tous les souffrans étaient par elles aidés, soulagés, réconfortés. C’était leur unique privilège, et c’est celui qu’on leur enlève. On leur interdit de faire le bien avec une sévérité qu’on n’a pas pour empêcher les coquins de faire le mal. On les expulse de partout, des hôpitaux où elles faisaient descendre sur les affres de l’agonie la douceur des consolations éternelles, et des maisons d’enseignement où leur crime était d’habituer les enfans à attendre d’en haut un peu d’espoir. On disperse celles qui s’étaient réunies pour prier. On supprime ces asiles de recueillement et ces îlots de pénitence. L’air que nous respirons en devient moins pur. Il y a un peu plus de sottise et de brutalité dans le monde. Et devant ces saintes femmes condamnées à l’exil, nous éprouvons tout à la fois de la pitié pour elles qui s’en vont et de la honte pour nous qui les laissons partir... Telles sont les idées qui s’éveillent aussitôt en nous à la vue d’une cornette. Elles ne nous préparent pas à goûter ce débordement de gentillesses qui fait du deuxième acte de Primerose le plus pimpant et le plus coquet de toute la pièce.

Un à un tous les couvens se ferment ; celui de Sainte-Claire aura le même sort que les autres ; ses jours sont comptés. Voici même que son heure est venue : nous apprenons soudain qu’il va recevoir le coup de grâce. Cette nouvelle cause une consternation générale. Des voix s’élèvent : il faut protester ! il faut résister ! Le seul que cette victoire de l’anticléricalisme semble ne pas émouvoir, c’est le cardinal. Dans une harangue émolliente, il développe ce thème : que l’Église vit de la persécution. D’où il suit que ceux qui la persécutent sont ses véritables amis, et qu’il faut remercier l’État jacobin. La plaisanterie est un peu forte. Ce prélat se moque de nous, de toute sa hauteur et, si j’ose dire, de toute son éminence.

Au dernier acte, la dispersion est un fait accompli. Primerose et la sœur Donatienne ont été rendues au monde. Ici encore, trop de souvenirs et trop récens empêchent que nous nous prêtions sans arrière-pensée à la fantaisie des auteurs. C’est, nous le savons, un terrible drame de conscience que cette interruption de la vie conventuelle. Elle entraîne des désastres. Plusieurs de ces femmes n’ont pu s’adapter aux conditions nouvelles où elles étaient brusquement jetées. Les unes ont pris le parti le plus simple, qui était de mourir. D’autres, désemparées, privées d’une discipline qui chez elles s’était substituée à la volonté, restent livrées à la tentation contre laquelle elles avaient imploré le secours de l’ascétisme. Rappelez-vous le beau livre, si émouvant, de M. René Bazin : l’Isolée. Quel deuil que celui de toutes ces existences bouleversées, exclues de la prière, de la pénitence et du sacrifice !

On est à mille lieues de ces apitoiemens au château de Plélan. Primerose est redevenue une jeune fille à marier. Or nous savons, depuis l’acte précédent, que Pierre de Lancry n’est pas ruiné, et qu’il l’aime toujours, et qu’il attend le miracle qui la lui rendra. Ce miracle vient de s’opérer : il y a une Providence pour les amoureux, et M. Combes est son ministre. Il n’est pas jusqu’à Donatienne, pour qui ne soupire, en arpentant les routes poudreuses que bordent les oliviers, un facteur provençal. L’amour guette toutes ces pieuses personnes. N’assistons-nous pas, entre le cardinal et la vieille Mme de Sermaize, à un vague duo sentimental évoquant un flirt de jeunesse ? Décidément, c’est un grand bienfait que cette suppression des couvens, par quoi la bonne loi naturelle reprend son cours. Gai, gai, marions-nous ! — Ce dénouement était si prévu et nous étions si peu curieux de l’artifice par lequel les auteurs amèneraient l’heureux hyménée d’Albert et d’Ernestine, qu’il a fallu tout leur talent pour tirer de si peu de matière un acte encore agréable.

La pièce de MM. de Flers et de Caillavet est très inégalement jouée. Mlle Leconte est infiniment gracieuse dans le rôle de Primerose où elle fait preuve de beaucoup de tact et du sentiment des nuances le plus délicat. Mme Pierson est excellente en duchesse de Réville, je veux dire en comtesse de Sermaize. Mais le rôle assez ingrat de Pierre de Lancry n’a pas bien servi M. Grand et M. de Féraudy semble peu fait pour la pourpre cardinalice.


Il n’y a pas de sujet plus propre à émouvoir la sympathie du public, que le roman d’une jeune fille persécutée. Et quand cette jeune fille est persécutée par sa mère, une situation si cruelle est faite pour attendrir les plus endurcis. C’est justement la situation de Raymonde de Croix-Fontaine. Elle ignore à peu près complètement le foyer familial. Elle a toujours vécu dans des couvens, des pensions et même des pays étrangers. De temps en temps, elle a reçu la visite de sa mère, une personne peu expansive et surtout très pressée. Quant à son père, on le lui a toujours promis pour la prochaine fois. En sorte que Raymonde, arrivée à dix-huit ans et plus, sans avoir jamais pu rencontrer l’homme dont sa mère porte le nom, quoique cet homme soit vivant, bon vivant et point divorcé, en conçoit de la surprise et surtout de l’affliction.

Il y a, en effet, un mystère, — et Raymonde en est l’enfant. Elle est née des amours d’une aventurière et d’un lord anglais. Le lord étant venu à mourir, et lui ayant laissé toute sa fortune, la mère de Raymonde s’est mise en quête d’un pseudo-mari qui, moyennant une honorable redevance, et en promettant de se tenir à l’écart, lui procurât un nom et même un titre. Justement le marquis de Croix-Fontaine, d’excellente famille, pourvu de nombreux quartiers de noblesse et de créanciers encore plus nombreux, touchait à l’extrême limite des expédiens. Ces deux ignominies se rencontrèrent. Ainsi fut conclu ce mariage d’une gourgandine et d’un décavé. La marquise de Croix-Fontaine mène à Paris une vie brillante ; elle a un salon où l’on cause politique et littérature ; elle a même de l’influence. Parfois, à l’issue d’une réception, surgit un individu, généralement ivre ; la langue pâteuse et le verbe insolent, quémandant et menaçant, il réclame un supplément d’allocation : c’est le mari. Il arrive en effet que ce gentilhomme quitte le château de Sologne où il mène, entre ses gardes et ses filles de ferme, une vie crapuleuse, pour venir faire à Paris la grande noce. La marquise paie docilement, crainte du scandale, et pour ne pas défaire l’échafaudage compliqué et fragile de sa respectabilité. Telle est la « famille » que le destin jaloux a infligée à la plaintive Raymonde. Pour la tirer de cette caverne, il n’y aurait qu’un moyen : le mariage. Mais c’est ici que commence la difficulté.

Comment l’élégant Gilbert Rivers s’est-il épris de la jeune fille ? L’a-t-il aperçue dans le parloir d’un couvent, comme c’était la mode au bon vieux temps ? Toujours est-il qu’il la retrouve chez la marquise de Croix-Fontaine, fait avec elle toutes sortes de jolis rêves, et ne doute pas que ses affaires ne soient en excellente voie, tant l’accueil de la marquise est encourageant. Mais aux premiers mots d’une demande en règle, tout s’effondre. La mère a pris pour elle les assiduités qui s’adressaient à sa fille ; ce n’est pas un gendre, c’est un amant qu’elle a espéré trouver en Gilbert. Elle a d’ailleurs, pour Raymonde, un autre prétendant de son choix, un politicien sans scrupules et plein d’avenir, qui ne chicanera pas sur la dot, et ne s’embarrassera pas de certaines questions délicates. Dans un tel conflit, placée entre l’élu de son cœur et le protégé de sa mère, de qui Raymonde peut-elle attendre du secours ? Vous l’avez dit : de son père !… Autant cette idée nous semble folle à nous qui savons, autant elle doit sembler simple et de bon sens à une fille ignorante du secret de sa naissance. C’est ici la situation maîtresse de la pièce, et pour laquelle probablement toute la pièce a été faite. Et voilà donc Raymonde partie à la recherche de son père.

Le troisième acte qui nous introduit dans la tanière seigneuriale du marquis de Croix-Fontaine est de beaucoup le meilleur de tout l’ouvrage. Il est d’abord excellent de pittoresque. Dans une salle basse, qui peut être une cuisine, le marquis, attablé avec ses domestiques, joue, boit, fume, ricane et s’enlize dans l’encanaillement : saisissant raccourci, où tient la vision d’une existence de turpitude. Et ce qui vaut mieux encore, c’est le mouvement de tout cet acte, où nous suivons, chez le vieux brigand, l’éveil et le progrès d’une émotion qui, sans doute, n’avait pas figuré au programme de ses arrangemens matrimoniaux. Peu à peu gagné par la grâce et la bravoure de Raymonde, il se sent naître à la paternité pour cette fille qui n’est pas sa fille. C’est une variante de la fameuse « voix du sang. » Je la crois nouvelle ; l’invention en est, en tout cas, ingénieuse et amusante. Les auteurs, qui sont rompus à toutes les roueries du métier, y ont mis une nuance d’ironie à peine perceptible, qui ne nuit pas à l’effet, mais l’excuse en quelque sorte. On est ému et on n’est pas dupe : c’est une sensation complexe et agréablement piquante.

Tout finit bien, c’est-à-dire par un mariage, comme dans Primerose et comme dans toutes les pièces du genre romanesque. Le marquis de Croix-Fontaine, entré résolument dans son rôle de père et armé de tous les droits que la loi lui confère, met à la raison sa méchante femme. Raymonde épousera son gentil prétendu. Elle aura passé à travers ces horreurs, côtoyé l’infamie de sa mère et celle de son faux père, sans en rien soupçonner. Elle est l’hermine qui traverse le bourbier sans y tacher sa blancheur. Ce n’est pas par ce trait que la pièce me parait prêter au reproche d’invraisemblance. Il existe véritablement des êtres de pureté que le pire entourage laisse immaculés. Ce sont, dans la vie réelle, les victimes désignées : il est heureux qu’on ait inventé le théâtre pour y récompenser leur vertu. Mais le personnage du marquis de Croix-Fontaine semble tracé d’un crayon trop accusé, dans une note d’outrance et de caricature. Puisqu’il devait être à la fin le champion de l’innocence, le sauveur de la vertu persécutée et l’instrument de la Providence, devait-on nous le montrer au début si parfaitement ignoble ? Peut-on se relever de si bas ? I-es sentimens honnêtes trouvent-ils à cheminer dans un cœur si corrompu ? De telles déchéances comportent-elles encore un restant d’énergie ? La marquise de Croix-Fontaine, qui est femme de tète, avait-elle rien à redouter d’un tel adversaire ?... Très certainement les auteurs ont prévu l’objection ; mais ils n’en ont pas tenu compte, estimant que, dans ce genre de littérature, ce qu’il faut et ce qui suffit, ce sont des situations fortes, exceptionnelles, extraordinaires, et divertissantes.

Interprétation des plus honorables, où il faut louer surtout Mlle Monna Delza, une Raymonde gracieuse, fine, et vraiment jeune, Mlle Lender excellente en marquise de Croix-Fontaine, M. Joffre comédien d’un art toujours si nuancé et si sûr, et par-dessus tous M, Duquesne qui a dessiné avec un pittoresque de haut goût et mis en plein relief le type du gentilhomme déchu.


Le Typhon de M. Melchior Lengyell, Hongrois, est une œuvre des plus curieuses, qui nous arrive après avoir fait son tour d’Europe et n’aura chez nous guère moins de succès qu’elle en a eu à l’étranger. Elle contient tout juste assez d’exotisme pour que la saveur en soit relevée, mais d’ailleurs point d’obscures clartés ni de niaiseries solennelles, ni d’absurdités géniales. Et c’est par là qu’elle se distingue d’un grand nombre de pièces étrangères qu’on a prétendu imposer à notre admiration. Ce mérite de simplicité revient sans doute, pour une bonne part, à l’adaptateur, M. Serge Basset, et je lui en adresse tout mon compliment. Si d’ailleurs on a fait partout à la pièce de M. Lengyell si bon accueil, c’est qu’elle entre dans le vif de préoccupations qu’on peut dire aujourd’hui européennes. Elle appartient en effet au « théâtre d’idées » qui m’a toujours paru une des formes supérieures de la littérature dramatique. L’auteur est parti d’une idée et il s’est efforcé ensuite d’en trouver la transposition dramatique. Cette idée est une idée ethnique : l’opposition de deux races. Le Typhon est une pièce sur le « Péril jaune. » Mettre le « péril jaune » en quatre actes de prose est une entreprise certainement originale et préférable à celle de mettre l’histoire romaine en madrigaux. Voyons donc comment l’auteur s’en est tiré, et, puisque nous sommes au théâtre, par quels moyens de théâtre il a extériorisé et matérialisé une idée philosophique, politique, économique, sociale, et même religieuse.

Il fallait d’abord nous donner l’impression que le Japon est en conspiration permanente contre nous. C’est avec nos armes qu’il veut et qu’il doit nous battre. L’objet qu’il poursuit est de nous dérober le secret de ce fameux Progrès, dont nous sommes si fiers, en attendant d’en être victimes. Donc une mission a été envoyée à Berlin, dont le chef, Tokeramo, est le type même du Nippon de grande allure et de haute culture. Tokeramo installe, au cœur de la cité allemande, un centre d’informations des plus actifs. L’objet de sa mission est mal défini, parce qu’il est complexe : de toute évidence, le champ de ses opérations s’étend de l’initiation scientifique à l’espionnage international. Nous ne concevons d’ailleurs aucun doute sur l’importance de cette mission et sur la valeur du travail auquel se livre Tokeramo. Nous avons trop présens à l’esprit les souvenirs de l’étonnante guerre russo-japonaise. Nous avons trop constamment sous les yeux l’extraordinaire expansion prise subitement par ce petit peuple, hier ignoré ou raillé, et dont nous avons vu soudain surgir l’inquiétante fortune. La mission de Tokeramo ne nous dit rien qui vaille. On sent planer une menace, rôder un péril.

Ce qu’il y a d’admirable chez nous et que les Asiatiques peuvent nous envier, c’est le progrès des arts mécaniques et ce sont les applications de la science à l’industrie. Mais à ce domaine tout spécial se limite notre supériorité. Pour tout ce qui est mœurs, sentimens, organisation sociale, comment notre civilisation si récente supporterait-elle la comparaison avec raffinement séculaire de l’âme japonaise ? C’est nous qui sommes les Barbares. On le voit bien au cours d’une scène qui met en présence les amis de Tokeramo et deux Berlinois, le professeur Bruck et le journaliste Lindner. Le professeur Bruck étale avec une lourdeur toute germanique sa suffisance et sa vanité de pédant. Le journaliste Lindner injurie ses hôtes à gueule-que-veux-tu. Ceux-ci gardent une politesse imperturbable, souriante et ironique, où se traduit l’orgueil de la race et son mépris pour notre grossièreté.

Où qu’il soit, le Japonais garde au fond de son cœur le regret nostalgique de la terre natale. En séjour ou en exil parmi nous, il subit nos lois et nos usages, mais sans se mêler à notre vie et il continue d’habiter là-bas en esprit. C’est le fait que rend sensible une scène d’une invention très ingénieuse. A peine les visiteurs européens sont-ils partis, changement à vue dans la maison des Japonais. L’électricité s’éteint et des lanternes de couleur s’allument ; aux murs des kimonos remplacent les tapisseries ; vêtus du costume national, Tokeramo et ses amis boivent le thé en échangeant les nouvelles arrivées du pays, et acclamant les victoires prochaines. Cela est tout à fait réussi comme « vision japonaise » pittoresque et animée.

La pièce n’est encore qu’en tableaux. Il faut maintenant qu’elle s’organise en drame, c’est-à-dire que la lutte s’engage entre les deux personnages dont chacun représente une civilisation et une race. Tokeramo est l’un d’eux ; l’autre, bien entendu, sera une femme. Cet apôtre du plus grand Japon, si passionné pour son rôle et qui sait tant de choses, ignore en effet que la première condition de l’apostolat et la première vertu pour un chef de mission est la chasteté. Il a laissé entrer dans sa vie une femme, qui porte un nom charmant et redoutable. Hélène, qui perdit Troie, va perdre maintenant Yeddo et Yokohama ; elle en perdrait bien d’autres : c’est la femme fatale. A vrai dire, cette figure symbolique nous a légèrement déçus. Nous lui eussions voulu un peu plus d’allure. Nous sommes habitués aux Dalilas du romantisme et aux espionnes de grand style qui errent parmi les drames de Sardou. Celle-ci n’est qu’une fille suscitée non par l’enfer, mais par la police. La poésie y perd, si la réalité y gagne. Dans cette liaison, où il ne cherchait que le plaisir, le petit homme jaune est persuadé qu’il n’a rien engagé de lui-même ; il se croit inattaquable aux séductions de la femme, parce que dans son pays la femme n’est qu’une petite chose et non pas une personne. Il se trompe. Il n’a pas fait attention au changement de latitude. Nous sommes en Europe, où il est d’une extrême imprudence de tenir la femme pour une quantité négligeable. Celle-ci a déjà le pouvoir de faire sortir l’Oriental de son beau calme. Une querelle éclate entre eux. Elle l’insulte, elle le défie : lui, fou de colère, l’étrangle.

Ce ne serait là qu’un incident de mélodrame, si ce n’était l’occasion où va se manifester l’esprit de solidarité qui fait de chaque Japonais un héros toujours prêt à se sacrifier quand l’intérêt national est en jeu. Le Japon a besoin de l’homme supérieur qu’est Tokeramo : il ne faut pas que l’accident d’une passion, la misère d’une aventure individuelle, compromette le succès d’une mission entreprise pour le bien général. La condamnation de Tokeramo serait un désastre public. Donc un autre assumera la responsabilité du crime, sera condamné à sa place. — Et c’est l’acte inévitable de la Cour d’assises, tant de fois revu à l’Ambigu et ailleurs.

Tokeramo est mis hors de cause ; mais, à partir de ce moment, il n’est plus lui-même. Il agonise. Est-ce le chagrin, le remords, ou peut-être la phtisie ? Oui, au sens littéral, et suivant le diagnostic des médecins. Mais à prendre les choses de plus haut et en esprit, cette âme de la morte qui maintenant le hante, c’est l’âme d’une autre race qui a pénétré en lui et ruiné son organisme moral. A son tour l’Europe se venge. Elle entraîne son vainqueur dans l’abîme de sa propre corruption. Græcia capta...

La pièce de M. Lengyell fait partie d’une sorte de cycle que nous avons vu se former en ces derniers temps. Tout le monde a présent à l’esprit le beau récit de M. Claude Farrère : la Bataille. Il y a quelques jours, M. de Wyzewa nous donnait sous ce titre : L’expérience européenne de M. Kenrio Watanabé, l’analyse d’une très curieuse correspondance échangée entre un artiste japonais et une jeune Anglaise. A Vienne, où il a rencontré Mertyl Meredith, M. Watanabé est peu à peu devenu éperdument amoureux de la jeune fille et lui a formellement demandé sa main ; à Tokyo, aussitôt qu’il y est revenu, et à peine a-t-il pris contact avec le sol natal, il est guéri de sa folie et reprend sa mentalité de Nippon sérieux. Ces livres et bien d’autres forment toute une littérature, et c’est une littérature européenne. Français, Allemands ou Anglais, ils témoignent de la surprise et de l’émotion qu’ont causées parmi nous les récentes affaires d’Orient, et du prestige qu’exerce sur nos imaginations le petit peuple soudain apparu dans le rayonnement de la victoire. Ils reflètent ce qu’on pourrait appeler : le mirage japonais.

Littérature de polémique et d’utopie, comprenons-le bien. Quand les Romains, dans la défaillance de leur énergie, se heurtèrent à la Germanie, ils s’empressèrent de prêter à l’adversaire redouté toutes les vertus dont ils déploraient chez eux-mêmes la perte ou le déclin. La peuplade demi-barbare devint pour leurs écrivains l’idéal d’un peuple fort. Le Japon est notre Germanie. Nous y localisons toutes les qualités qui nous manquent, ou dont nous voudrions raviver chez nous la ligueur et renouveler la sève. Le mal essentiel de notre société est l’individualisme qui désorganise et décompose, qui dissout les forces et laisse les bonnes volontés isolées et impuissantes. Le Japon nous offre l’exemple d’un pays où le dévouement à la patrie, l’abnégation de l’individu devant la race et la communauté, sont encore des sentimens vivaces. Nous le célébrons à ce titre et ne lui marchandons pas notre encens. Nous saluons en lui cette ardeur conquérante et ce zèle belliqueux, dont le contraste est si frappant avec notre pacifisme humanitaire. Nous admirons dans son cadre le respect des aïeux et le culte de la tradition que nous voudrions rappeler chez nous. Ainsi nous lui faisons honneur de tout ce qui nous fait défaut. — Ce phénomène moral ou ce cas littéraire est connu. Il est intéressant et peut-être utile, à la condition que nous ne soyons pas dupes de l’engouement qui le produit. Ne nous représentons pas comme aussi simples les questions de races, les plus complexes qui soient et les plus décevantes. Ne croyons pas que la « supériorité » émigré tout à coup d’un pays à un autre. Prenons pour ce qu’ils valent des parallèles d’où on omet tout ce qui ne va pas dans un certain sens et ne sert pas une certaine thèse. Le Français du XVIIIe siècle avait tort de dire avec mépris : « Peut-on être Persan ? » L’Européen du XXe siècle aurait tort de soupirer avec humilité et envie : « Si l’on pouvait être Japonais ! »

Le rôle de Tokeramo, qui est toute la pièce, est remarquablement joué par M, de Max ; les bizarreries de son geste, de son accent, de sa prononciation peuvent être mises sur le compte de l’exotisme et passer pour autant de japonaiseries : il reste qu’il donne au personnage une allure originale et vivante.


RENE DOUMIC.