Revue dramatique - 31 octobre 1908

Revue dramatique - 31 octobre 1908
Revue des Deux Mondes5e période, tome 48 (p. 217-228).
REVUE DRAMATIQUE


RENAISSANCE : L’Emigré, pièce en quatre actes, par M. Paul Bourget. — THEATRE REJANE : Israël, pièce en trois actes, par M. Henry Bernstein. — COMEDIE-FRANÇAISE : Le bon Roi Dagobert, comédie en quatre actes en vers, par M. André Rivoire.


Chaque fois qu’on nous donne une pièce tirée d’un roman, le critique soucieux des principes et respectueux des bonnes méthodes nous conseille : « Oubliez le roman ! Ignorez qu’un roman ait déjà été écrit sur ce sujet ! » Et souvent en effet nous y arrivons sans trop de peine. Mais il est bien impossible d’entretenir les lecteurs de cette Revue de l’Emigré, comme s’ils en entendaient parler pour la première fois. Le marquis de Claviers-Grandchamp est de ceux qui ne se laissent pas si facilement oublier. Cette figure, une des plus puissantes qu’il y ait dans le roman contemporain, reste gravée une fois pour toutes dans la mémoire. On sait le phénomène qui se produit à propos de ces créations de la littérature. Après quelque temps écoulé, il se peut que nous n’ayons plus aussi présens à l’esprit le récit lui-même et ses incidens ; mais le personnage, se dégageant peu à peu de la fiction à laquelle l’auteur l’avait mêlé, émerge à mesure et prend place parmi les types d’humanité en qui nous nous habituons à personnifier une idée, un tempérament, une classe sociale. Il s’en faut que celui-ci ait été du goût de tout le monde, et on a bataillé ferme autour du héros de M. Paul Bourget. Plusieurs ont su gré au romancier d’avoir prêté si grande allure et si beau langage au représentant de la vieille France. D’autres lui ont reproché, non sans âpreté, d’avoir incarné toute l’aristocratie dans ce gentilhomme fastueux et inutile. Ce que nul n’a contesté, c’est que le type se détachât en plein relief. Il est l’émigré à l’intérieur, tel qu’on peut le rencontrer dans la France du XXe siècle, et assez différent de ce qu’il eût été quatre-vingts ans plus tôt. L’émigré rentré de la Restauration, celui qui n’a rien oublié et rien appris, revenait avec ses rancunes et ses convoitises et boudait une société où il ne retrouvait ni sa place ni son rang de jadis : « Crève donc, société ! » Le marquis de Claviers-Grandchamp a pris son parti ; il subit la force des choses ; il se résigne à son isolement. Persuadé que pour ceux de sa caste il n’y a plus rien à faire et que les temps sont accomplis, il s’attache uniquement à ne pas se compromettre avec un monde qu’il méprise comme il en est repoussé. Point de concession ni de transaction. Il n’abandonne rien de ses idées, ne fait fléchir aucune de ses préventions, ne laisse discuter aucun de ses goûts. Tout son effort ne va qu’à ne pas se laisser entamer. Survivant d’une autre époque, il traverse la nôtre sans s’y mêler. Mourir ne l’effraie pas, mais il veut mourir tout entier. De là cette impression de vigueur qu’il produit, à la manière des êtres tout d’une pièce. De là cette sérénité, récompense de ceux qui se sont mis d’accord avec eux-mêmes et qui ont réalisé en eux l’unité. Peut-être, nous autres, sommes-nous frappés d’une certaine disparate qu’il y a entre son habituelle grandiloquence et l’extraordinaire légèreté de sa conduite. Mais c’est un soupçon dont il n’est pas même effleuré. Il a l’esprit en repos. Il s’est fait de son oisiveté, de son imprévoyance, de sa frivolité, autant de graves devoirs. Il excelle à se donner le change. Tel est chez lui ce mélange infiniment savoureux d’inconscience et de réflexion, de gaieté insoucieuse et de haute mélancolie. Non, en vérité, on ne peut tenir un bonhomme si fièrement campé pour un inconnu. Ne feignons donc pas d’ignorer un roman qui nous est familier. Remettons-nous-le en mémoire, au contraire, et partons de là pour étudier la pièce de M. Bourget. Assistons au travail qui a pu être celui de l’auteur pour transposer son œuvre dans le mode dramatique. Et puisqu’il s’est imposé la tâche de la « repenser, » comparons-en les deux états, pour constater à quelles conditions un roman devient œuvre de théâtre.

On a dit, de tous les côtés : « L’Émigré, c’est le marquis de Claviers-Grandchamp. Il n’y a que lui, on ne voit que lui, il concentre sur lui toute l’attention. Si absorbante est sa personnalité qu’il rejette dans l’ombre tous les autres rôles : ceux-ci n’existent que par rapport à lui. C’est ici une pièce à un personnage avec des comparses autour. Au surplus on ne s’en plaint pas ; tant le type est curieux, amusant, et tant il dégage de vie ! Certes ce n’était pas commode de dessiner une telle figure ; mais une fois qu’on avait en main ce protagoniste, la pièce était faite… » Erreur complète ! Un tel raisonnement témoigne d’une entière méconnaissance des lois du théâtre. Un caractère ne suffit pas à faire une pièce, et il n’est même pas un commencement de pièce. La Bruyère eût été un détestable auteur dramatique, et il l’a bien prouvé le jour où, refaisant le Tartufe de Molière, il lui a substitué un Onuphre beaucoup plus vrai mais déplorablement peu scénique. Une des causes qui ont fait la faiblesse de la comédie au XVIIIe siècle, est que les auteurs d’un Méchant, d’un Glorieux ou d’autres pièces agencées autour d’un caractère, ont confondu le métier d’auteur dramatique avec celui de moraliste. Au surplus, il s’en faut que M. Bourget ait donné au rôle de l’Émigré le développement énorme qu’on prétend ; il l’a plutôt, reculé à l’arrière-plan. Il n’est pas exact que le marquis soit continuellement en scène, ni que sa volonté impérieuse courbe les têtes et maîtrise les événemens. Au premier acte nous le voyons juger à titre d’arbitre une contestation entre un fermier et un journalier ; et c’est, si l’on veut, une survivance du seigneurial droit de justice ; mais d’ailleurs l’arbitrage est prévu, admis, réglé par la législation ouvrière la plus moderne : ce n’est pas encore cela qui nous replonge en pleine féodalité. Nous constatons aussi que ce gentilhomme ne se soucie aucunement que son fils épouse une lectrice ; c’est un sentiment qu’il partage avec beaucoup de parens bourgeois. Au second acte, il n’a qu’un rôle muet : il est l’ami venu prendre des nouvelles d’un ami agonisant ; du reste il ne comprend ni ne soupçonne le drame intime dont le secret vint de nous être révélé et qui le touche de si près. A l’acte suivant, il discute, il supplie, il ordonne, sans rien obtenir. Au dernier acte, nous assistons à « la fin d’un marquis ; » il apprend qu’il n’est pas le père de son fils ; il est obligé de vendre le domaine héréditaire ; il reconnaît le mariage fait malgré lui et que naguère il repoussait avec tant d’énergie : il s’avoue vaincu. Volontaire, entêté, durant toute la pièce il a résisté, inutilement d’ailleurs ; mais aucune initiative n’est partie de lui. Une pièce de théâtre ne vit que d’action. Et le rôle du marquis n’est le principe d’aucune action.

Faut-il croire alors que l’élément dramatique de l’Émigré consistât dans la révélation qui frappe Landri en plein cœur, en lui découvrant le secret de sa naissance ? La pièce enclose dans le récit était-elle ce drame de famille : l’adultère installé au foyer du marquis, la vérité éclatant après tant d’années ? L’auteur n’a-t-il eu qu’à dégager cette charpente intérieure des développemens, tableaux, études de mœurs dont il l’avait recouverte ? Mais ce n’est là qu’une « situation. » Et une situation n’est rien par elle-même : elle ne vaut que par la façon dont elle est amenée et par les conséquences que l’auteur en déduit. Nous venons précisément d’en avoir la démonstration grâce à la singulière coïncidence qui, dans quatre des pièces jouées coup sur coup en quelques semaines, a ramené la même péripétie. Landri de Claviers n’est pas le fils du marquis de Claviers ; mais pas davantage, dans Israël, le jeune Thibault, prince de Clare, n’est le fils de son père. Dans la Maison en ordre, la pièce de Pinero, dont le Vaudeville nous a donné une adaptation, l’honnête, la paisible, l’exemplaire Annabel a parfaitement fauté ; on découvre qu’elle a eu un fils de son amant, et cette découverte porte à sa mémoire honorée une certaine atteinte. Il n’est pas jusqu’au petit Fouchard, qui, dans la pièce de MM. Raymond et Sylvane, au Gymnase, n’ait pour père selon la loi un facteur rural et selon la nature un gendarme. Or l’Émigré et Israël sont deux pièces aussi différentes qu’il est possible ; la Maison en ordre est un mélange du drame larmoyant à la manière du XVIIIe siècle, et de la caricature outrancière dans le goût anglais ; le Petit Fouchard est une farce tout à fait dénuée de prétentions, mais non dépourvue de bonne humeur et de gaieté facile. On voit par là le peu d’importance de la « situation » au théâtre. Ç’a été le tort de beaucoup de romanciers, de croire que tout roman qui enferme une situation dramatique est, de ce seul fait, destiné à devenir œuvre de théâtre.

Pour qu’il y ait théâtre il faut qu’il y ait conflit. Or le roman de M. Bourget reposait tout entier sur un conflit, celui qui met aux prises le vieux marquis et Landri, le père et le fils, comme on continuera quand même à les appeler. C’est ce qui désignait l’œuvre pour la scène. Tout l’effort du dramaturge n’a dû consister qu’à rendre ce conflit plus accusé, à en augmenter l’intensité, à y subordonner toute la marche, tous les incidens de l’action.

Ce conflit est un conflit d’idées. Les deux hommes ont une manière différente, opposée, de concevoir le rôle de l’aristocratie, et la défendent l’un et l’autre par les meilleurs argumens. C’est un des traits qui caractérisent l’art de M. Bourget au théâtre. Au lieu d’abonder dans un sens qui serait celui de sa propre opinion, il s’efforce de rester impartial. Au lieu de jeter dans la balance le poids qui l’entraînerait d’un côté, il s’ingénie à maintenir les deux plateaux en équilibre. Cette coquetterie de loyauté nous avait déjà beaucoup frappés dans le Divorce. Elle se retrouve, au même degré, dans les plus belles scènes de l’Émigré. Chacun des adversaires s’explique avec une sincérité si évidente, d’après des principes si solides, avec une logique si serrée, qu’on est aussitôt tenté de lui donner raison. C’est ici qu’on peut, sans honte, être toujours de l’avis du dernier qui vient de parler. Le vieux marquis, nous l’avons vu, estime que, pour qui veut garder sa place, le bon moyen est de n’en pas bouger : il est partisan de l’immobilité. Landri tout au rebours. On devine chez lui un travail de pensée qui, à mesure, l’écarte davantage de son père. Il aime, il respecte, et, d’une certaine manière, il admire ce père ; mais ce qu’il ne saurait faire, c’est de penser comme lui. Malgré lui, il le juge. Et c’est en se plaçant au même point de vue que lui, comme doit le faire un bon logicien, qu’il est amené à le désapprouver. Admettons en effet que la fortune du pays soit liée à la survivance d’une classe dirigeante : rien ne dure, qu’en se transformant. Nous n’empêcherons ni le temps de marcher, ni les choses de changer autour de nous ; et puisque le milieu se modifie, le devoir social d’une classe qui veut vivre est de s’y adapter. Cela lui apparaît clairement et aussi qu’une classe dirigeante, quand elle a cessé de diriger, n’a plus de raison d’être. En quoi consiste, en effet, cette vie noble que le marquis se vante d’avoir menée ? Il a chassé, il a donné des dîners ; il a donné des dîners et il a chassé ; il n’a jamais fait autre chose. Il n’y a peut-être pas de quoi être si fier. Il est vrai qu’il a dépensé sans compter, ce qui a grand air, mais qui aboutit à des réalités terriblement vulgaires, le jour où les dépenses excèdent les revenus. Il est vrai qu’il s’est fait voler, jusqu’à l’entière déconfiture ; ce qui peut être d’un gentilhomme, mais qui est aussi et plus sûrement d’un sot. Au bout d’une pareille existence, il y a la culbute. Et c’est le sort auquel n’échappe pas la maison de Claviers-Grandchamp, menée aux abîmes par son chef. Lui, au contraire, Landri, voudrait vivre et agir. Une carrière restait ouverte devant lui, la carrière militaire : il y est entré avec enthousiasme, il s’attache avec opiniâtreté à y rester. Il aime son métier de toute son âme, parce qu’il se rend compte que ce métier le rattache à la vie générale de son époque.

Ce conflit de deux idées est aussi bien celui de deux caractères et de deux tempéramens. Dirai-je que j’imagine le marquis plus sanguin et Landri plus nerveux ? Mieux vaut ne pas nous aventurer dans ces considérations physiologiques et nous en tenir à l’étude des âmes. Autoritaire et intransigeant, le marquis est possédé de l’horrible manie de la certitude. Landri est une âme inquiète : le doute le travaille et le scrupule le met au supplice. La famille d’esprits à laquelle il appartient le rattache à cette catégorie de jeunes hommes, tels qu’on en rencontre si souvent dans les romans de M. Bourget. La complexité de la vie moderne retentit dans leur conscience et y retentit douloureusement. Ils se replient sur eux-mêmes, ils se regardent penser, ils s’analysent, ils scrutent les motifs qu’ils ont d’agir. Ce travail critique affine et exaspère leur sensibilité. Ce qui achève de faire de Landri une âme tourmentée, c’est qu’il a beau avoir rejeté les préjugés de sa caste, il les retrouve au fond de son être où les y a déposés l’éducation. Il a beau les répudier aujourd’hui, ils ont jadis fait partie de lui-même. Il ne peut s’en détacher sans qu’il y ait déchirure. Il sent que la désapprobation de son entourage est sur lui, et comment n’en serait-il pas affligé ? Mais il ne se résigne pas. Au lieu de se laisser enlizer et d’attendre passivement la mort où le marquis accepte de s’ensevelir avec toute une caste, il fait effort pour se dégager, pour aller vers ce qui lui semble être le salut. Et ainsi il mène le drame. Le rôle du marquis est au centre de la pièce, sans doute, mais à la manière d’un bloc ; il est l’obstacle contre lequel se heurte pour en triompher la volonté agissante de Landri.

L’antagonisme que nous venons d’indiquer et qui couve depuis longtemps, éclate d’abord pour une question de mariage. Cela est dans l’ordre. Il est naturel et il est fréquent que l’amour mette le fils en révolte contre les siens, et l’amène à proclamer et à revendiquer son indépendance. Il n’y a d’ailleurs rien que de parfaitement honorable dans le goût qui porte Landri vers Mme Ollier, et l’amour qu’il éprouve pour elle est de la qualité la plus noble. Cette jeune femme n’est pas du tout une intrigante ; elle est la veuve d’un officier qui fut le camarade de Landri ; elle n’a accepté que provisoirement et dans un moment de crise la situation un peu subalterne qui est encore la sienne auprès des dames de Charlus. Elle est la première à déclarer que ce projet de mariage est absurde et quasiment coupable. On voit alors comment peut se poser la question, et quelles seront ici les deux thèses en présence. Landri aime ; celle qu’il aime et dont il est aimé est irréprochable ; pourquoi ne l’épouserait-il pas ? C’est pour lui qu’il se marie, pour assurer son propre bonheur et pour fonder un foyer qui soit à son gré. Telle est la thèse individualiste. À ce raisonnement le marquis en oppose un autre, qui met au-dessus du bonheur de l’individu les intérêts de la famille. L’homme qui porte un grand nom doit le léguer intact, comme il l’a reçu. Dépositaire d’une tradition, il n’est pas libre de se refuser à la continuer. A ceux qui l’ont précédé et de qui il tient tout ce qu’il est, il doit de ne pas leur imposer une alliance qui serait une dérogation.

Après ce débat d’ordre privé, nouveau débat relatif aux affaires publiques, à propos de la question des inventaires. Landri de Claviers-Grandchamp, par suite de la démission d’un capitaine, catholique et qui ne veut pas manquer à ses croyances, est désigné pour prêter le secours de la force armée à un commissaire de police chargé de procéder à un inventaire d’église. Que doit-il faire ? Quoiqu’une telle besogne lui répugne, il obéira. Il est soldat et ne connaît aucune considération qui puisse primer le devoir militaire. La discipline est la force des armées ; où en serait-on si l’officier donnait l’exemple de discuter les ordres reçus ? C’est la grandeur du métier qu’il suppose, à tous les degrés de la hiérarchie, l’abnégation, le sacrifice du point de vue personnel… Un tel langage paraît au marquis une sorte de félonie. Avant d’être un officier de dragons, Landri n’était-il pas un chrétien ? Au-dessus de tous les sentimens il y a la foi ; au-dessus de la consigne il y a la conscience : on ne discute pas avec Dieu… L’une et l’autre des deux argumentations est d’ailleurs sans réplique. Les adversaires resteront sur leurs positions, sans qu’il y ait aucune chance ni de les réduire, ni de les amener à composition : « Quels temps que ceux qui amènent d’honnêtes gens à se traiter en ennemis ! » dit, ou à peu près, un des personnages. C’est le mot de la situation. — Le troisième acte, consacré tout entier à ce débat qui met aux prises l’idée militaire et l’idée religieuse, est sans conteste la plus belle partie de l’ouvrage. M. Bourget excelle à ces discussions d’idées. Mais ce qu’il importe de noter, c’est qu’elles jaillissent naturellement de l’action ; elles ne sont en aucune manière des hors-d’œuvre et rien ne serait plus faux que de les présenter comme d’admirables digressions. Elles font partie intégrante du drame ; elles sont le drame lui-même. Et c’est ce que nous avons essayé de montrer. La pièce de M. Bourget n’étant ni la peinture d’un caractère, ni la mise en œuvre d’une situation, mais bien l’étude d’un conflit, c’est ce conflit même qui éclate et s’exprime dans ces discussions ; de là leur valeur dramatique.

On voit ainsi comment les deux versions de l’Émigré se conforment l’une et l’autre à la loi de deux genres essentiellement différens. Le roman a pour objet de nous montrer les modifications progressives que subit un être ou un milieu sous la pression des circonstances. M. Bourget nous avait, dans son livre, fait assister à la décadence d’un homme qui sous nos yeux passe de la richesse à la ruine, et de la superbe à l’aveu de sa défaite : il nous avait montré une maison, minée par un sourd travail intérieur et qui s’effondre, une race démissionnaire et qui abdique. Le théâtre nous doit le spectacle d’une volonté en lutte contre une autre volonté ou contre des obstacles matériels. Il fallait donc que l’économie de toute l’œuvre fût modifiée profondément. Accentuer le rôle de Landri, souligner l’opposition des deux hommes, c’est en quoi a consisté le travail de l’auteur dramatique. Le mérite de M. Bourget est de ne pas s’être contenté d’adapter un roman à la scène, comme on le fait trop souvent. Sa pièce est une autre version du même sujet. Elle a réussi par les mêmes qualités qui, dans une œuvre précédente, avaient fait merveille : la franchise de l’action, la simplicité des moyens, mais disons aussi la noblesse de la conception. Il n’y a ici que d’honnêtes gens ; on est reconnaissant à l’auteur de nous transporter dans une atmosphère morale qui contraste avec celle de tant d’autres pièces d’aujourd’hui ! Après l’éclatant succès du Divorce, c’était pour M. Bourget jouer une grosse partie que de tenter de nouveau la fortune du théâtre. On peut dire que l’auteur de l’Émigré l’a gagnée. De telles œuvres sont un honneur pour notre scène.

M. Guitry a assumé la tâche difficile de personnifier le marquis de Claviers-Grandchamp. Il serait puéril de remarquer qu’il n’est pas l’homme du rôle. Louons-le plutôt de l’intelligence avec laquelle il s’est tiré d’une épreuve ardue. Il n’est ni Bressant, ni même Delaunay, mais il est lui-même. A défaut d’une distinction qui chez lui aurait toujours semblé empruntée, il nous a conquis par sa belle cordialité. Il est éminemment sympathique. Et il a des momens de passion, de colère, d’émotion, de violence qui ont fait sur le public une impression très vive. M. Capellani a mis beaucoup de chaleur dans le rôle de Landri. Mlle Dorziat a de la mélancolie et de la grâce dans le rôle un peu effacé de Mme Ollier. M. A. Dubosc a joué avec un tact dont il faut beaucoup le féliciter, la fameuse scène du « délire onirique. »


M. Henry Bernstein est un des écrivains de la jeune génération les mieux doués pour le théâtre. Nous avions déploré jusqu’ici qu’il eût adopté une manière brutale où il était condamné à une sorte de fâcheux crescendo. Et nous regrettions qu’il prêtât à ses personnages un dialogue trop fleuri de termes d’argot. Sa dernière pièce, Samson, poussait jusqu’à l’exaspération tous ces défauts. M. Bernstein semble avoir compris qu’il faisait fausse route, qu’il gâchait un talent d’ailleurs incontesté et qu’il était en train de lasser le public. Israël marque un effort vers un art d’une qualité plus relevée. Nous lui en savons infiniment de gré et nous souhaitons que désormais, revenu des outrances du début, il consacre son entente de la scène et son art vigoureux à des tâches dignes de lui.

Il nous faut toutefois faire sur l’œuvre nouvelle qu’il vient de nous donner plus d’une réserve. Nous croyons d’abord que le sujet — celui du moins qu’annonce le titre de la pièce — est de ceux qu’en aucun cas on ne devrait mettre au théâtre. Au lendemain du Retour de Jérusalem, nous n’avions pas dissimulé quelle était sur ce point notre opinion. Le pays venait d’être cruellement divisé ; à quoi bon renouveler le souvenir de ces divisions et en raviver la souffrance ? Il n’est pas vrai que tous les sujets s’adaptent indifféremment à toutes les formes littéraires. Il en est qui pourront convenir à l’histoire, à la critique, ou encore au discours public et à la polémique des journaux, mais qu’il sera de bon goût d’écarter résolument de la scène. Au théâtre il s’agit d’associer tous les spectateurs à une même émotion, d’unir le public tout entier dans un sentiment commun. Cela est impossible, quand on prend pour point de départ un antagonisme qui procède d’élémens irréductibles… Notre avis est resté le même, ou plutôt l’audition d’Israël nous y a confirmé. Pour notre part, rien ne nous choque plus que d’entendre reprocher sur la scène à un homme qu’il soit juif ou qu’il soit chrétien. Et il nous a bien semblé que cette impression était générale, que ce malaise était celui de tout le public : le dialogue tombe dans une atmosphère de gêne et de contrainte, où s’évanouit le plaisir que nous venons chercher au théâtre.

Quoi qu’il en soit, et puisque nous y sommes bien forcés, admettons le sujet ; il reste à savoir si l’auteur en a su tirer les développemens qu’il comportait et que nous attendons de lui. Car au moment où il arrête son choix sur un thème, et que ce soit à tort ou à raison, l’écrivain s’engage à le traiter. Une pièce qui s’intitule Israël doit porter à la scène la « question juive. » Quelle est donc cette question et en quoi consiste-t-elle ? À quels traits se reconnaît la race juive ? Quel est son rôle dans notre société ? Autant de points sur lesquels M. Bernstein oublie de nous renseigner. Il n’y a dans sa pièce ni un tableau de mœurs, ni une peinture de caractère, ni une analyse de sentimens. Nous venons d’entendre parler pour ou contre les Juifs pendant trois heures d’horloge ; nous les connaissons après cela aussi peu que devant. Nous en voulons à l’auteur qui n’a pas tenu la promesse de son titre, qui ne s’est pas conformé aux nécessités de son sujet, qui s’est dérobé à la logique de l’idée qu’il a lui-même mise en avant.

Le fait est qu’entre une étude du monde juif et l’intrigue qui se déroule à travers les trois actes d’Israël il n’y a aucun lien nécessaire et pour ainsi dire aucun rapport. Les mêmes incidens se passeraient aussi bien, et sans aucune différence appréciable, dans tout autre milieu. Voici, en effet le drame, réduit à son squelette. Épris, comme il l’est, des situations exceptionnelles et violentes, M. Bernstein nous en propose une qui est, à souhait, atroce et inextricable : un homme en a publiquement insulté un autre ; un duel s’impose ; or l’insulteur découvre qu’il est le fils de l’insulté. Que faire ? Des excuses ? Ce serait le meilleur moyen d’éveiller la méfiance du monde et de mettre les indiscrets sur le chemin de la vérité, c’est-à-dire de publier la faute d’une mère et le déshonneur d’une famille. Nulle issue, hormis celle du suicide, qui est comme on sait le coup de désespoir des auteurs aux abois. Dans la pièce de M. Bernstein, l’insulteur est le jeune prince Thibault de Clare, catholique ultra ; l’insulté est un banquier juif qui répond au nom de Guttlieb. Mais supposons les deux adversaires appartenant à la même race, professant la même religion : la querelle ne peut-elle avoir été provoquée par un antagonisme politique, par une discussion d’intérêt, par une rivalité quelconque ? Ne peut-elle avoir éclaté à une table de jeu ? N’avons-nous pas vu tout à l’heure, dans la pièce de M. Bourget, deux officiers de mêmes croyances prêts à en venir aux mains ? Changez la classe sociale, le pays, l’époque même, toute la pièce subsiste : le supplice de la mère, les angoisses du fils, son horreur à mesure qu’il soupçonne et qu’il découvre la vérité, le désespoir qui le conduit à la mort volontaire. Il n’y manque que les tirades sur les Juifs ; concluons donc qu’elles sont surajoutées et plaquées.

Comme il s’est dispensé de rattacher l’action de son drame au cadre où elle évolue mais dont elle reste indépendante, M. Bernstein, pour poser ses personnages, s’est contenté d’indications sommaires. C’est pourquoi nous n’arrivons à nous intéresser à aucun d’entre eux. Ils sont tous également déplaisans, mais ils sont surtout inconsistans. Leur caractère nous échappe, à supposer qu’ils en aient un, et leur conduite nous reste inintelligible. Ce jeune prince de Clare, on nous le donne pour l’espoir du parti : il est éloquent, il est brave ; et tout ce qu’il trouve à faire pour servir la cause catholique, c’est de renverser d’un revers de canne le chapeau d’un de ses compagnons de cercle qui a deux fois son âge ! Et il sait que ce Guttlieb a été jadis traité en ami par ses parens ! Et il ne s’avise pas que ces anciennes relations lui imposent une sorte de neutralité ! Voilà un pauvre chef de parti, un médiocre chef de famille, mais surtout un triste héros de théâtre. L’auteur a-t-il voulu le donner en effet pour un écervelé, et détourner de lui notre sympathie ? Rien ne le fait croire. La duchesse de Croucy, une fière aristocrate et une catholique convaincue, a eu un amant ; et ç’a été un banquier juif ! A-t-elle été amenée par des besoins d’argent, et pour échapper à la ruine, à consentir à un atroce marché ? Non pas. Elle s’est donnée librement à ce Guttlieb. Cela est fort invraisemblable. Et Guttlieb ! Il paraît qu’il est doucement ému d’avoir pour fils ce farouche antisémite et qu’il trouve dans la manière dont Thibault mène la campagne un je ne sais quoi de sémitique qui lui plaît. Tout de même, il fait de son côté de l’anticléricalisme, ce qui est de la dernière imprudence quand on a de par le monde un fils qui est un champion de l’autel. L’hostilité de Guttlieb contre les prêtres ne vient d’ailleurs pas de ce que vous pourriez penser. Mais il aurait voulu que le confesseur de la duchesse de Croucy permît à celle-ci de revoir son amant — en tout bien tout honneur. L’ecclésiastique n’ayant pas compris de cette manière son devoir sacerdotal, c’est de cela qu’il en veut aux Jésuites : il leur reproche que leur morale ne soit pas assez accommodante. Et voilà, d’après lui, le crime de l’Église… Ces gens sont bien extraordinaires !

Le dernier acte, où le prince de Clare se lamente sur la lutte vraiment intestine des deux êtres qui sont en lui, le juif et le chrétien, nous a paru terriblement subtil, alambiqué et partant obscur. Je ne suis même pas sûr que nous ayons écouté ces doléances avec toute la gravité qui eût convenu. Que voulez-vous ? Ce drame noir ne nous émeut pas. Ces personnages nous ont trop l’air de bonshommes fabriqués tout exprès pour nous faire peur. Nous conservons notre liberté d’esprit. Nous songeons que la destinée est une grande mystificatrice, une artiste en ironie. Elle a pris le jeune Thibault comme jouet. Lui donner pour père un Juif, c’était bien le plus joli coup à faire à un antisémite !

M. Bernstein est demeuré fidèle, malgré lui peut-être, au théâtre de situation. Il lui faudra rejeter avec plus de décision des procédés dont il est resté prisonnier. Il sait son métier comme pas un ; il lui reste à se soucier davantage de l’observation et de l’analyse ; c’est à cette condition qu’il pourra ambitionner le genre de succès que nous lui souhaitons

Elle non plus, Mme Réjane n’est pas une spécialiste des rôles aristocratiques. Elle n’est pas très grande dame, mais elle est suffisamment touchante et mère éplorée, sous les traits de la duchesse de Croucy. M. Gauthier, — si admirable dans le Divorce ! — nous a plu encore dans le rôle du prince de Clare, par son naturel, son emportement, et une sorte de sécheresse bien d’aujourd’hui. Louons M. Signoret du tact avec lequel il a composé le personnage de Guttlieb.


Sentimental et gai, c’est décidément la formule adoptée aujourd’hui pour le théâtre en vers. Il nous faut bien la subir, et constater qu’elle agrée au public, puisqu’il vient encore d’accueillir avec faveur le bon Roi Dagobert. Ce Dagobert est celui de la légende ou plutôt de l’imagerie d’Épinal. Nous nous attendions à voir en lui un pauvre d’esprit, un niais, une girouette ; on nous l’a changé en un rêveur et en un amoureux volage ; inclinons-nous devant les droits de la poésie ! M. André Rivoire est un poète délicat, d’inspiration discrète et mélancolique. Il a voulu cette fois s’essayer dans la drôlerie, et celle-ci par le temps qui court n’allant guère sans un peu de grivoiserie, il s’est mis au travail consciencieusement, en homme décidé à faire tout son devoir. Après de laborieuses préparations, il est arrivé enfin à nous montrer le roi Dagobert, la nuit, entre deux femmes et cherchant sur les lèvres de l’une le goût des baisers de l’autre. C’est un effet de vaudeville qui à notre avis n’appelait pas nécessairement le vers ; cette situation de Palais-Royal nous a légèrement déconcertés dans le cadre de la Comédie-Française. Et cela a quatre actes. Pour une bluette, c’est un peu long.

L’excellente interprétation de la Comédie-Française a très heureusement servi la pièce de M. Rivoire. Le rôle du bon roi Dagobert est fait, je ne dirai point à la taille, mais à la mesure de M. Berr qui y montre une fertilité de ressources des plus remarquables. M. Leloir nous a présenté du bon saint Éloi une effigie qui est parfaite de relief caricatural. Mlle Leconte est la poésie et la tendresse même dans le rôle de l’esclave Nantilde. Tous les autres s’acquittent à souhait de leur emploi


RENE DOUMIC