Revue dramatique - 31 octobre 1897

Revue dramatique - 31 octobre 1897
Revue des Deux Mondes4e période, tome 144 (p. 205-215).
REVUE DRAMATIQUE

A la Porte-Saint-Martin, la Mort de Hoche, drame en neuf tableaux, de M. Paul Déroulède. — Au Gymnase, les Trois filles de M. Dupont, comédie en quatre actes, de M. Brieux.

La Mort de Hoche est une biographie dramatique en neuf tableaux. Elle appartient au même genre que les drames historiques de Shakspeare ou que les Enfances du Cid (dont le Cid de Corneille n’est qu’un épisode), ou que le Napoléon de Dumas et la plupart de nos Jeanne d’Arc. Ce genre en vaut un autre. Il a ses difficultés propres. En l’absence d’une action continue, d’une intrigue qui relie des tableaux entre eux, il veut beaucoup de mouvement et d’invention dans le détail. Il n’est pas ennemi du sublime, qui est toujours assez difficile à attraper et qui, même atteint, est toujours assez difficile à reconnaître et risque d’être confondu avec le déclamatoire et l’ennuyeux.

M. Paul Déroulède mériterait de faire un chef-d’œuvre. Peut-être le ferait-il, s’il était illettré. Ce qui lui nuit, c’est sa rhétorique. Le chef-d’œuvre, il l’a manqué cette fois encore : mais les qualités morales par lesquelles il mériterait de le faire transparaissent pourtant dans son ouvrage et, çà et là, le soutiennent.

Charmant d’allure, le premier tableau, où Lazare Hoche, sergent aux gardes françaises, se bat avec un mauvais sous-officier réactionnaire et dénonciateur, le traître de la pièce, qui, appliqué à son rôle, suivra Hoche de scène en scène, comme un petit chien. — Au tableau de la Conciergerie, l’appel des condamnés a fait d’autant plus de plaisir qu’il était plus attendu ; et l’on a goûté, chez les victimes, un mélange convenable d’héroïsme, de politesse et de frivolité. — Surtout, l’entrevue de Hoche et de Charette a paru fort belle. Chacun y dit ce qu’il doit dire, et le dit avec beaucoup de force ; et tous deux ont magnifiquement raison. Mais ne trouvez-vous pas que les tournois oratoires de cette espèce, ces luttes entre deux âmes également sublimes — et ennemies — ont quelque chose de troublant, au fond, et de déconcertant ? Que deux âmes comme celles de Charette et de Hoche (telles que les voit M. Déroulède), pétries des mêmes vertus et faites évidemment pour se comprendre et s’unir, se croient des devoirs diamétralement opposés, cela fait paraître avec un éclat presque scandaleux combien une même réalité prête à des interprétations contraires, selon l’éducation, la condition sociale et l’intérêt de ceux qui la jugent ; et ainsi, de ces héroïques discussions à la Corneille, que l’on croirait d’abord propres à hausser les cœurs, se peut dégager une leçon non voulue de pyrrhonisme... Ce qui n’empêche point la dernière réplique de Charette d’être superbe. Hoche vient de lui dire : « Que d’héroïsmes perdus ! — « Rien ne se perd, monsieur », répond-il.

Mais M. Déroulède n’a pas seulement su jeter quelquefois de belles paroles parmi de trop longs discours : il me semble qu’il a conçu le personnage de Hoche d’une façon assez forte et originale.

D’un seul mot, il a fait de Hoche le héros de la légalité. Après Wissembourg, l’Alsace conquise, adoré de son armée, le jeune vainqueur se heurte à Saint-Just, qui le sépare de son ami Chérin et qui lui dérobe le plus qu’il peut de sa gloire. Hoche se soumet. — Le soir même du jour où il s’est marié (à Thionville), il reçoit l’ordre d’aller rejoindre l’armée d’Italie. C’est encore un tour de Saint-Just. Hoche se soumet. — On l’arrête, on l’enferme à la Conciergerie, où on le laisse deux mois. Hoche n’en sort pas révolté. — Pour se débarrasser de lui, on l’envoie pacifier la Vendée : mauvaise affaire, de beaucoup de danger et de peu d’honneur. Hoche se résigne. — Il accepte tout. Il supporte d’abord les Thermidoriens comme il avait supporté les Jacobins. Et cela est d’autant plus admirable qu’il n’a pas du tout d’illusions sur les hommes.

Il y a là, fort bien saisi par M. Déroulède, un sentiment d’abnégation stoïque, qui a dû se rencontrer chez les hommes les meilleurs de cette époque, tout nourris de beaux exemples de vertu antique, d’immolation de l’individu à la cité. Cette force d’obéir quand même et de s’immoler, ils la puisaient dans l’amour idolâtre et mystique de la Révolution. C’était elle qui avait, en leur faveur, et comme d’un coup de baguette, transformé le monde. Elle avait apporté à leur adolescence des heures sublimes, des journées entières d’un enthousiasme sacré. Elle les avait faits libres, et elle les avait faits grands. C’est par elle que Lazare Hoche était général en chef à vingt-six ans : il lui devait bien, en retour, quelque sacrifice. Ses représentans pouvaient, quelquefois, être indignes : mais elle était pure, elle ; et qui eût osé jurer, après tout, que son esprit n’était pas en eux ? Étaient-ils des bourreaux, ou des prêtres sacrificateurs ?... Résister à la Convention, à ses délégués, au tribunal révolutionnaire, n’eût-ce pas été résister à la Révolution elle-même ?... Je crois qu’il était facile d’impressionner profondément un homme comme Lazare Hoche, candide, sérieux, religieusement ému du miracle de sa propre destinée, en lui parlant au nom de la Révolution, qu’il arrivait sans doute à concevoir un peu comme une personne, comme une mystérieuse déesse, comme une austère Sainte Vierge... Car, comme vous savez, il n’y a guère de religion sans anthropomorphisme.

On s’est étonné que le Hoche de M. Déroulède, ayant subi la Terreur, soit récalcitrant à la République thermidorienne. On a dit qu’il démentait par là son caractère. C’est de quoi je ne saurais convenir. Pur comme il est. Hoche a pu accepter, sans trop comprendre, la République impitoyable, mais austère : contre la République débauchée et agioteuse, tout sa pureté se soulève. La Diane sanglante de Tauris peut sembler vénérable aux âmes pieuses, mais non la Vénus des carrefours soutenue du ruffian Mercure. Oui, l’on conçoit très bien que Hoche conspire contre le Directoire, et par le même sentiment qui lui a fait supporter la Terreur.

Mais, alors, qu’il conspire jusqu’au bout, puisqu’à ce moment la conspiration est pour lui le plus saint des devoirs. Il faut avouer que le Hoche du dernier tableau de M. Déroulède est pitoyable. Il est étrange que la défection de Barras, est une accusation calomnieuse à propos d’un million dont il ne peut rendre compte, le décide, en cinq minutes, au suicide. Il n’a qu’à marcher : la calomnie tombera d’elle-même s’il est le plus fort ; et Barras et de ces gens qu’on retrouve le lendemain de la victoire. Mais il est plus étrange encore que Hoche lègue à Bonaparte le soin de sauver la France. Quand on est à même de faire un coup d’État que l’on croit nécessaire et juste, on le fait soi-même (c’est plus sûr) et pour soi. Telle est, ce me semble, la vérité humaine. — Ou peut-être M. Déroulède a-t-il voulu nous peindre un type de soldat honnête empêtré dans la politique, ferme dans les choses de son métier, hésitant et faible partout ailleurs ? Mais non ; car il ne peut avoir eu le dessein de nous diminuer son héros. — Je crains en somme que, dans ce dernier tableau, des ressouvenirs d’il y a huit ou dix ans n’aient troublé la judiciaire de M. Déroulède.

Avec cela, l’œuvre est estimable : donnez, je vous prie, toute sa force à cet adjectif décrié. Et la forme est souvent assez belle dans sa sonorité oratoire. — Louons tout spécialement, parmi les interprètes, MM. Jean Coquelin, Desjardins, Gravier, Volny, Rosemberg et Castillan.

La nouvelle pièce de M. Brieux, les Trois filles de M. Dupont, est une remarquable comédie de mœurs. Elle me paraît, et de beaucoup, la meilleure qu’il ait faite jusqu’ici, la moins didactique de forme, la plus riche d’observation et la plus émouvante.

Les grands sujets traînent : on n’a qu’à prendre. Mais il y faut, en même temps, de la foi et de la force ; assez de candeur pour ne pas craindre d’être banal, et assez de talent pour ne l’être pas. Avec une confiance qui persiste et une habileté croissante, M. Brieux poursuit, au théâtre, la revue des « questions sociales », qui est aussi la revue des travers, vices, erreurs et plaies de notre démocratie. Il nous avait montré le malheur des filles que l’instruction déclasse, la corruption des électeurs et des élus par le suffrage universel, l’hypocrisie et l’insuffisance des institutions philanthropiques, le mal que peut faire la superstition de la science. Tout cela était fort bien. Mais il a rencontré, cette fois, un sujet plus palpitant encore, s’il se peut, et d’un intérêt encore plus vital : c’est à savoir ce qu’il advient des filles pauvres dans la bourgeoisie contemporaine, où un usage abominable ne permet point aux jeunes filles de se marier sans dot.

C’est bien simple : ou elles tournent mal, ou elles ne se marient pas, ou elles se marient mal. Et, dans le fond, celles qui se marient mal ou qui ne se marient pas ne tournent pas mieux que celles qui ont mal tourné. Telles sont les vérités dont la comédie de M. Brieux est la démonstration.

M. Dupont, petit imprimeur de province dont les affaires ne vont pas fort, a trois filles : Angèle et Caroline (toutes deux d’un premier lit) et Julie. Angèle a fait jadis une faute ; chassée par son père « à cause du monde », elle mène à Paris la vie galante. Caroline, montée en graine, est devenue dévote, d’une dévotion étroite et triste. Julie, elle, n’a que vingt ans, et elle est charmante. Il s’agit de lui trouver un mari.

Précisément, M. Mairaut, petit banquier dont les affaires ne vont guère mieux que celles de M. Dupont, cherche une femme pour son fils Antonin. C’est ici que le mariage bourgeois apparaît dans toute sa beauté. Les entrevues où se négocie l’union de Julie et d’Antonin nous font voir des merveilles de plat mensonge et de basse rouerie. C’est la Poudre aux yeux de Labiche poussée à l’amer. Les deux familles se trompent à qui mieux mieux. Les Dupont promettent une dot dont ils savent bien qu’ils ne pourront payer que la moitié. Les Mairaut exploitent le « déshonneur » d’Angèle pour obtenir des conditions plus avantageuses, et taisent soigneusement la ruine d’un oncle d’Antonin, qui passe pour « oncle à héritage ».

Et, comme leurs parens, les jeunes gens mentent, et cherchent à « se mettre dedans », chacun d’eux affectant les sentimens et les goûts qu’il croit être ceux de l’autre. On les a laissés seuls ; et Julie, comme par hasard, se trouve, avant le dîner, décolletée et les bras nus, sous prétexte d’un bal où elle doit aller le soir ; et Antonin, qui ne l’aime pas, mais qui a du sang, est troublé par ces bras : il en saisit un, qu’il baise goulûment et que Julie, révoltée d’abord, puis complaisante par réflexion, revient elle-même lui poser sous la moustache... Du coup, le garçon se décide à la demande officielle...

Le mariage se fait, — pour se défaire bientôt, ne reposant que sur le mensonge. Les premiers mois, cela va à peu près. Les nouveaux époux étant en réalité des inconnus l’un pour l’autre, l’espèce d’étonnement où ils vivent (surtout la femme) suffit, joint à l’amusement de leur installation, pour ajourner le désaccord. — Mais les Dupont et les Mairaut découvrent peu à peu qu’ils se sont mutuellement « roulés ». Les scènes affreuses que se font les parens ont leur répercussion nécessaire dans le ménage des enfans. En même temps, Julie et Antonin s’aperçoivent qu’ils ne sont point tels qu’ils s’étaient décrits l’un à l’autre. Julie surtout, plus intelligente et plus fine, une fois sortie de sa torpeur de jeune mariée, se rend nettement compte qu’elle n’aime pas son mari, et qu’apparemment elle ne sera jamais heureuse.

Jusque-là, la pièce de M. Brieux est une très bonne comédie bourgeoise, genre Picard, si vous voulez, avec plus de saveur. On y retrouve les meilleurs dons de l’auteur de Blanchette, le mouvement, la vie, un air extrême de vérité, l’invention heureuse et abondante du détail familier et expressif. Mais, Antonin et Julie nous ayant été présentés comme des êtres assez médiocres et sans grands « dessous », l’histoire de leur ménage semble ici terminée, soit qu’ils se séparent ou qu’ils se réconcilient superficiellement.

Or tout ce qui précède n’est que bagatelle, et c’est ici que M. Brieux prend son élan.

Très influençable, lui que je crois formé pour écrire des comédies cordiales et naturellement enclin aux solutions et dénouemens optimistes, le voilà qui donne dans le pessimisme éperdument, sans doute parce que le pessimisme est d’apparence plus distinguée et plus philosophique. Il s’est aussi ressouvenu, je suppose, des diverses révoltées, norvégiennes ou françaises, qu’on nous a montrées ces années-ci. Impressionné enfin par ce qu’il y a de féminisme dans l’air, et piqué d’émulation par les derniers tableaux qu’on nous a tracés de l’atroce bataille des sexes, il s’est dit : — Je ferai plus fort que les Tenailles, que la Loi de l’Homme et que la Vassale. Et il a fait plus fort ; il l’a parfaitement et définitivement fait. D’abord parce qu’il a été, lui, équitable pour le mari ; puis, parce que, sur ces irréductibles conflits entre époux, il a osé et su dire le dernier mot et le plus secret. Ce je ne sais quoi de mystérieux qui peut séparer irrévocablement le mari et la femme, et que nos autres moralistes de théâtre nous indiquaient à mots couverts, M. Brieux, par la bouche furieuse de Julie, l’a dit, sur les planches, devant douze cents personnes assemblées, avec une netteté et une précision, une hardiesse et un emportement qui ne peuvent guère être dépassés.

Cette Julie, assez insignifiante jusque-là et qui s’était tranquillement pliée aux manœuvres indispensables pour pêcher un mari, M. Brieux met en elle, tout à coup, une âme d’insurgée. Antonin la priant d’aller à la messe (à cause de sa clientèle, qui est catholique), Julie lui déclare qu’elle n’ira pas, et qu’elle entend être libre, et que leur mariage sans amour fut une abomination, et qu’il lui est étranger, et qu’il lui fait horreur. Et comme il sourit là-dessus avec fatuité, au ressouvenir de leurs nuits, elle lâche tout. Oui, c’est vrai, la première approche de son mari a beau lui être odieuse, elle finit, malgré elle, par sentir du plaisir dans ses bras, un plaisir déshonorant, pour lequel elle le hait d’autant plus et se méprise elle-même, et qui fait que, la brutale ivresse dissipée, elle pleure des larmes de honte et de désespoir qu’il prend, l’imbécile ! pour des larmes de reconnaissance et d’amour. Et, chose étonnante, le banal Antonin, secoué par cette audacieuse confession, comprend à son tour. Il se défend très bien ; il n’a plus, à ce moment-là, ni vanité ni sottise ; il reconnaît que leur mariage ne fut qu’un marché déloyal et bas ; mais il établit très nettement que, dans cette œuvre de mensonge, Julie eut sa large part de responsabilité. Elle en convient, et ainsi tous deux s’avouent coupables, et dès lors nous sentons bien qu’ils ne sont plus si séparés...

Mais ici la scène « rebondit » ou, si vous préférez, « se retourne », comme disent les matins de l’art dramatique. Revirement funeste, et fatal rebondissement. Julie ayant laissé échapper : « Si au moins j’avais un enfant ! » (elle ne s’est, dit-elle, mariée que dans cette espérance). Antonin redevient soudain le pleutre injurieux qu’il était un quart d’heure auparavant. Il lui fait entendre qu’il ne veut point d’enfant, qu’il n’en aura jamais, qu’il fera toujours ce qu’il faut pour éviter une telle catastrophe. Sur quoi Julie lui revomit toute sa haine au visage. Fou de colère — et de désir — il l’empoigne, veut la traîner vers la chambre ; mais de toutes ses forces elle lui mord la main, jusqu’à le faire crier : et c’est, sous nos yeux, la lutte ressuscitée du mâle conquérant et de la femelle récalcitrante aux temps des cavernes et des haches de silex.

Et je ne reproche point à cette vision ce qu’elle a de farouche, mais seulement ce qu’elle a d’inattendu en cet endroit. Toute la scène qui précède ce pugilat est d’ailleurs fort belle ; une situation très vraie, très émouvante, d’un intérêt très général, y est traitée à fond et entièrement, ce qui est rare ; et jamais M. Brieux n’avait écrit avec cette précision, cette souplesse ni cette couleur. Mais il y a, dans le revirement final, un parti pris de violence et d’amertume, un « fait exprès » tragique, une rage de frapper fort, dont j’ai été un peu blessé à la réflexion.

Si Antonin demeurait sans interruption le mari stupide, le « mufle », si j’ose m’exprimer ainsi, des autres pièces féministes, on concevrait que, entre Julie et lui, le malentendu est sans remède. Mais, comme je l’ai noté, Antonin ne répond ni sottement, ni méchamment. Nous le voyons (un peu à l’improviste) s’élever au-dessus de lui-même, se révéler intelligent et sincère, même contre soi. Il dit tout, comme Julie avait tout dit. Il est clair qu’à un moment, par la vertu de leur courageuse confession, tous deux valent déjà mieux, qu’ils sont très près de se comprendre mutuellement et, par suite, de se pardonner et peut-être de s’aimer, car tout cela s’enchaîne. D’autant plus qu’Antonin, avec une sorte d’humilité, méritoire à mon avis, et qui paraît l’indice d’un secret changement moral, supplie sa femme de considérer qu’il l’aime après tout, de la grossière façon qu’il peut, mais profondément, et qu’il ne saurait vivre sans elle. Dès lors on conçoit mal que ce garçon, après ce qu’il vient d’entendre et ce qu’il vient de dire, et les réflexions, nouvelles pour lui, qu’il vient de faire, et les vérités qu’il vient de découvrir, retombe soudain à une telle bassesse de sentimens et persiste à refuser à sa femme, et de ce ton et en ces termes ignominieux, l’enfant qu’elle demande. Oui, plus j’y songe, et plus il me semble que cette conclusion est en désaccord avec le reste de la scène et que l’auteur l’a plaquée là pour nous secouer, pour nous faire peur, et pour nous montrer de quoi il est capable, lui aussi, dans le noir, l’amer et le féroce.

Ou plutôt, c’est qu’il songeait à sa grande scène du « quatre ». S’il n’a pas voulu que Julie et Antonin fussent réconciliés dans la douleur de leur confession, c’est qu’il s’était mis en tête de faire prêcher la sagesse, par la sœur courtisane, à la sœur dévote et à la sœur mal mariée, et qu’il était résolu de sacrifier tout à ce beau dessein... Car M. Brieux, qui est réaliste, et pareillement ibsénien quand il lui plaît, est, par surcroît, romantique, ayant un cerveau très impressionnable, curieux et changeant d’autodidacte ; un cerveau où les acquisitions intellectuelles, faites au jour le jour, et avec une surprise passionnée, ne sont peut-être pas encore toutes rangées dans un ordre parfait. Et cela est charmant.

Il s’agit donc d’amener de Paris Angèle, la sœur égarée, pour que cette fille, avec l’autorité que lui confère une expérience très spéciale, tire la morale désolante de toute la pièce. Une sœur de la première femme de M. Dupont a laissé 60 000 francs à ses deux nièces, Angèle et Caroline. Il faut qu’Angèle vienne signer chez le notaire. La scène où M. Dupont, attendant cette fille pour qui il fut si dur et qu’il n’a pas vue depuis quinze ans, prépare les phrases prudentes et convenables par lesquelles il l’accueillera ; l’arrivée d’Angèle, très « comme il faut », modeste de toilette et de manières ; M. Dupont oubliant les phrases préparées, et tout l’entretien se réduisant à des banalités, sous lesquelles on sent seulement un peu d’embarras et d’émotion ; si bien que M. Dupont constate avec étonnement que « mon Dieu ! ça s’est très bien passé... », tout cela est d’une vérité excellente, d’une touche mesurée, juste et fine. Et cela a produit grand effet, comme font toujours les scènes très simples, mais pleines de sous-entendus navrans, et où l’on voit bien qu’il ne peut rien y avoir, mais où il est horriblement triste qu’il n’y ait rien...

Je me suis rappelé le Père Achille de M. Alphonse Daudet (Etudes de paysages). Un vieil ouvrier a eu un fils d’une maîtresse avant son mariage. Ce fils, devenu grand garçon, vient voir son père, « seulement pour le voir, pour le connaître. C’est vrai, ça m’a toujours un peu taquiné de ne pas connaître mon père. — Sans doute, sans doute ; vous avez bien fait, mon garçon », dit le père Achille. Ils vont prendre un litre chez le marchand de vin. « Qu’est-ce que vous faites ? demande le père ; moi, je suis dans la charpente. » Le fils répond : « Moi, dans la serrurerie. — Est-ce que ça va bien, chez vous, les affaires ? — Non, pas fort. » Et la conversation continue sur ce ton. Rien à se dire, rien... Le litre fini, le fils se lève : « Allons, mon père, je ne veux pas vous retarder davantage ; je vous ai vu, je m’en vais content. Au revoir ! — lionne chance, mon garçon. » Ils se serrent la main froidement ; l’enfant part de son côté, le père remonte chez lui ; ils ne se sont plus jamais revus. — L’entrevue de M. Dupont et d’Angèle n’est pas la même chose, mais c’est quelque chose d’analogue ; et c’est aussi bien.

Le parti pris pessimiste et romantique, le « fait exprès » morose et un peu déclamatoire sévit surtout au dernier acte. Julie veut le divorce. Antonin le lui refuse et serre impérieusement sur elle les « tenailles » du code. Cependant, la dévote Caroline, à qui son digne père essaye de soutirer sa part de l’héritage de la tante (oh ! la jolie scène encore de comédie acre !) a sournoisement donné 15 000 francs à un certain Courthezon, employé dans l’imprimerie et inventeur de son état, un vieux garçon bizarre que la pauvre fille aime en secret ; et voilà qu’elle apprend qu’il a un faux ménage et qu’il est père de deux enfans. Du coup, la dévote cesse de croire en Dieu et tombe dans les bras de sa sœur la cocotte, qu’elle avait traitée jusque-là avec le mépris le plus intolérant. Elle regrette presque de n’avoir pas mal tourné elle aussi, tandis que Julie déplore d’être mariée et songe à fuir le toit conjugal pour vivre seule de son travail, dans une petite chambre, comme Caroline. « Ah ! ma pauvre enfant ! dit l’ex-dévote, ne fais pas cela. Si tu savais ! » Et elle raconte ses souffrances, ses humiliations, et la détresse de son cœur inassouvi. Vraiment, c’est encore Angèle qui a choisi la meilleure part. « Moi ? hélas ! si vous saviez ! » fait à son tour la fille galante ; et elle dit les misères de. sa vie, les jours où elle a manqué de pain, et les affres de son métier de joie, et la honte et la nausée « de ne pouvoir choisir »... Et, toute pleine elle-même de navrement, la sage courtisane exhorte la triste épouse et la triste vierge à la résignation. Et la plainte des trois sœurs monte et se prolonge en couplets alternés, d’un style qu’on voudrait ici plus fort et moins inégal au dessein d’une scène qui n’est pas sans grandeur. Enfin Mme Dupont, survenant : « Angèle a raison, mes filles ! » Et la bonne dame explique à Julie que les neuf dixièmes au moins des femmes de France sont logées à la même enseigne, et qu’elle-même a toujours subi avec horreur les embrassemens de M. Dupont...

Voilà qui est complet. La pièce, commencée presque en vaudeville, continuée en drame, finit en lamentation d’apocalypse. C’est effrayant. Mais une chose nous rassure un peu. Il se pourrait qu’il y eût quelque convention et quelque artifice dans cette conclusion épouvantable.

Qu’Angèle, installée (après des traverses, il est vrai) dans une liaison confortable, nous découvre en elle de tels abîmes de désespoir ; que Caroline, durement déçue dans son besoin d’aimer, renonce, à cause de cela même, à la seule consolation qui lui reste et qui est sa foi religieuse, ce sont là des imaginations où il semble bien que M. Brieux n’ait pas été conduit par la seule force de la vérité. Cette idée que les femmes galantes sont des personnes très tristes au fond, et d’ailleurs capables d’infinies délicatesses morales, et cette autre idée que la dévotion des vieilles filles n’est qu’une duperie de leur cœur et de leurs sens insatisfaits, et que l’amour de Dieu n’est chez elles qu’une forme détournée de la « concupiscence », je ne dis pas que cela soit sans vérité : je dis que cela n’est pas sans quelque banale outrance et qu’on y sent un peu le poncif littéraire.

Et quant à Julie, ah ! comme M. Brieux nous l’a finalement gâtée ! Elle se résigne à son mari, en nous laissant entendre qu’elle ne tardera pas à prendre un amant. Ce trait, ajouté par M. Brieux, lui a probablement semblé fort et hardi, tout à fait digne du peintre implacable, désenchanté, qu’il a voulu être cette fois. Mais alors que devient la noblesse morale de Julie, ses idées naïvement intransigeantes sur l’amour, tout ce par quoi elle nous avait intéressés ? Elle déteste son mari parce qu’elle ne l’a pas choisi librement, parce qu’il lui a menti avant de l’épouser, et parce qu’elle s’est trouvée être sa femme, ou plutôt sa proie, sans seulement le connaître. Mais l’amant sur qui elle jette son dévolu, — un jeune homme que nous avons entrevu au deuxième acte et qui a bien l’air d’un sot prétentieux, — l’aura-t-elle choisi davantage ? Ne le prendra-t-elle pas pi)arce que le hasard le lui offre et que c’est lui, et non un autre, qui est l’ami de la maison ? Ne lui mentira-t-il pas en lui faisant la cour ? et lorsqu’elle deviendra sa maîtresse, le connaîtra-t-elle mieux qu’elle ne connaissait son mari avant la nuit de noces ? Et si l’amant ne lui fait même pas le plaisir abominable, mais sûr, qu’elle reçoit de son époux, continuera-t-elle indéfiniment ses expériences ? En réalité, les conditions que Julie et ses pareilles veulent au mariage sont presque impossibles à réunir toutes. Il y faudrait une société parfaitement oisive et sans besoins, un monde idéal de cours d’amour. Les époux ne se connaissent presque jamais avant le mariage, et se connaissent rarement après. Beaucoup s’en accommodent ; il n’est pas nécessaire de se comprendre à fond pour se supporter ; un malentendu qu’on n’approfondit pas peut durer toute une vie sans trop de gêne. L’objet du mariage n’est pas de faire vivre les gens dans de perpétuelles délices. Un seul cas rédhibitoire : la répugnance physique ; et Julie avoue qu’elle ne l’éprouve pas toujours. Ces minutes un peu vives, qu’elle déteste, n’en sont pas moins une façon de dédommagement à son triste sort, et lui seraient, — si, après les avoir accueillies, elle ne se croyait obligée de les abominer, — comme une préparation à une entente d’une autre sorte avec son mari. Car, il n’y a pas à dire, ces minutes la font sa complice ; et, si elle avait le cœur mieux placé, elle voudrait aimer son mari, puisque c’est le seul moyen qu’elle ait de ne pas rougir d’elle-même. Et elle y arriverait. Le rôle de la volonté dans l’amour est considérable. En tout cas, je le répète, puisqu’elle se propose de tenter l’adultère dans les mêmes conditions, exactement, qu’elle a tenté le mariage, ses généreuses colères et ses belles exigences du troisième acte n’ont plus aucun sens. Ce n’est plus une féministe, ce n’est plus une ibsénienne ; ce n’est qu’une farceuse. — Bref, je crains que le parti pris morose de M. Brieux ne lui ait fait fausser tour à tour le caractère et le personnage des trois malheureuses sœurs.

Le dernier acte des Trois filles de M. Dupont n’est, décidément, qu’une pessimisterie. La pièce finirait sur une impression atroce, si elle ne finissait sur une sensation d’artifice. Ici, d’ailleurs, le didactisme, l’espèce de « c. q. f. d. » cher à l’auteur reparaît un peu trop... Mais, avec tout cela, la pièce, dans son ensemble, est merveilleusement vivante et comme foisonnante. Le talent de M. Brieux croît d’année en année, et ce talent me ravit, parce que ce n’est un talent ni d’humaniste, ni d’auteur mondain, et qu’il s’y trouve, à la fois, de l’ingénuité et de la pénétration, de la probité et de la malice, du réalisme et de l’idéologie, du bonhomme Richard et du Schopenhauer, de la maîtrise — et un trouble, une incertitude extrêmement intéressante dans sa sincérité. — Et quel bon type, quel type de haute comédie vraiment, que M. Dupont ! Sans compter tout ce que j’oublie.

M. Lérand (Dupont) et M. Mayer (Antonin) sont deux grands comédiens. Mlle Duluc a joué le rôle de Julie de toute son âme et de tous ses nerfs et avec la sincérité la plus frémissante. Mme Cécile Caron a composé celui de la dévote Caroline de très pittoresque façon. Mlle Mégard est une délicieuse Angèle, si douce, si navrée. Et je loue tous ensemble et sans détailler leurs mérites, mais je loue très sérieusement Mme Samary (Mme Dupont), Mme Jenny Rose (Mme Mairaut), M. Nertann (Mairaut) et M. Numès (Courthezon).


Le Vaudeville et les Nouveautés ont donné deux légères comédies, diversement charmantes, et qui ont beaucoup plu toutes deux : Jalouse, de M. Alexandre Bisson, et Petites folles, de M. Alfred Capus. Je les retrouverai le mois prochain ; — comme aussi le théâtre Antoine, à qui je souhaite de tout cœur la bienvenue et dont les débuts ont été si heureux.


Vous parlerai-je de l’étonnante « affaire Dubout » ? Non ; pas aujourd’hui. J’attendrai que la justice ait prononcé, puisque M. Dubout a cru devoir lui soumettre ses doléances d’auteur tombé.


JULES LEMAITRE.