Revue dramatique - 31 octobre 1890

Revue dramatique - 31 octobre 1890
Revue des Deux Mondes3e période, tome 102 (p. 222-226).
REVUE DRAMATIQUE

Le Député Leveau, comédie en quatre actes, en prose, de M. Jules Lemaître.

On l’a dit plus d’une fois: quiconque a un peu lu, un peu vécu, et un peu retenu, n’a pas besoin de connaître le métier d’auteur pour être capable d’un bon roman ou d’un drame émouvant. Mais, de redoubler, et, après Indiana d’écrire Valentine, ou le Demi-Monde après la Dame aux Camélias, voilà qui passe l’effort d’un amateur ou d’un dilettante, et voilà ce qui n’appartient qu’à ceux qui sont nés romanciers ou auteurs dramatiques. Aussi attendions-nous, avec une vive curiosité, tempérée d’un peu d’inquiétude, le second début de M. Lemaître au théâtre. Les mérites assez rares que nous avions jadis cru voir dans Révoltée , allions-nous les retrouver dans le Député Leveau? ou la seconde épreuve allait-elle annuler la première; et la partie décisive serait-elle à recommencer? Nous craignons pour le moins qu’elle ne soit pas encore gagnée.

Non que les qualités manquent dans ces quatre actes; et d’abord on y retrouve dans le dialogue presque tout ce que le style de M. Lemaître a d’habituelle agilité, de singulière souplesse, et d’ingénieuse malice. Un ou deux caractères, bien vus, sont d’ailleurs assez habilement rendus, dans toutes-leurs nuances, sans en excepter celle du léger ridicule qui se mêle, hélas! pour un observateur ironique ou seulement impartial, à ce qu’il y a de plus sincère dans l’expression de nos sentimens les plus forts. Rien de plus original, à cet égard, que certaines parties du caractère de Mme Leveau, si toutefois il ressemblait moins à celui de Mme Guérin. J’ajouterais volontiers que cette mère fait à sa fille d’étranges confidences. Mais enfin elle vit, elle est réelle, elle est vraie. M. Lemaître, qui fait profession d’ironie, semble devoir excellera peindre un jour ce qu’il y a si souvent, sous la rudesse et sous l’insignifiance de la première enveloppe, au fond du cœur des humbles, d’humaine vérité, de sensibilité délicate, de noblesse réelle. Et il y réussira, quand il sera moins hanté de la puérile préoccupation d’être « parisien, » ou quand il aura découvert qu’un certain « sentimentalisme » est ce qu’il y a de plus parisien. Et j’aime encore beaucoup, pour sa justesse et pour sa portée, l’idée première de la pièce de M. Lemaître. Amusé tout d’abord et ensuite un peu scandalisé, je crois, — car je viens de dire qu’il est bon homme au fond, — du caractère hybride et confus, triste et comique à la fois de l’état social au milieu duquel nous vivons; de l’inertie des classes qu’on appelait autrefois dirigeantes, de la grossièreté de celles qui leur ont pris leurs vices avec leur influence; des froissemens et des heurts qui résultent entre elles de l’obligation où elles sont de vivre ensemble, c’est un peu tout cela que M. Lemaître a essayé de nous montrer dans le Député Leveau. On ne saurait trop le louer d’en avoir tenté l’entreprise. Elle passe les ambitions de la plupart de nos auteurs dramatiques. Mais on ne saurait trop regretter qu’il n’y ait qu’à moitié réussi, puisque enfin, si c’était son idée, on ne s’en est pas aperçu d’abord, et il a fallu qu’il nous l’apprît lui-même.

C’est qu’il y a deux ou trois pièces, pour le moins, dans la sienne. Il y a une satire de mœurs politiques qui se joue, si je puis ainsi dire, entre le député Leveau; son collègue centre gauche, le jeune M. Deslignières; et son collègue de droite, le très nul, mais très honorable et très digne marquis de Grèges. Il y a une comédie de mœurs contemporaines : c’est celle de la séduction d’un avoué radical par une marquise authentique, et de la victoire finale du radical sur la marquise. « Le véritable sujet, nous dit M. Lemaître, c’est Leveau roulé par la marquise, puis se vengeant d’elle; c’est la lutte entre la marquise et Leveau. » Enfin, il y a un drame: c’est celui de M. Leveau tâchant d’arracher à sa femme, par d’assez laids et piteux moyens, une demande en divorce. Et il est bien vrai qu’il ne songerait pas à divorcer s’il ne prétendait épouser sa marquise, comme aussi que cette prétention n’aurait jamais germé dans sa cervelle d’avoué s’il n’avait commencé par faire avec Mme de Grèges une espèce d’alliance mondaine et politique. Mais ces sujets n’en sont pas moins trois, dont le dernier remplit tout le deuxième acte, comme le second remplit le quatrième; ils ne se tiennent pas nécessairement; chacun d’eux, l’un après l’autre, tire à lui toute l’attention; et cependant, chacun d’eux valait bien, à ce qu’il semble, que l’on en fît une pièce entière.

De cette indécision s’ensuit je ne sais quelle incertitude, et quelle obscurité dans le dessin des caractères. Qu’est-ce, par exemple, qu’Alphonse Leveau? Un véritable ambitieux, vraiment avide de pouvoir et prêt à tout pour la domination? Je ne pense pas qu’en ce cas, radical, populaire et millionnaire comme on nous le représente, aucune marquise l’eût détourné de son but ou seulement interrompu dans sa course. Ceux-là ne sont pas de vrais ambitieux, ou, pour me servir de l’expression de M. Lemaître, ils ne sont pas nés dompteurs d’hommes, ceux qui sont capables, à cinquante ans, de s’attarder dans les joies de l’amour; et le triomphe suprême des Leveau, c’est de s’imposer tout entiers, — avec leur femme et leur famille, dont la médiocrité leur est comme un perpétuel témoignage de ce qu’ils valent eux-mêmes, — au monde qui les a laissés en quelque sorte s’établir sur lui. N’est-ce donc alors qu’une âme basse et vulgaire, attirée par la séduction d’un titre ou de l’élégance, un Jourdain d’aujourd’hui, qui se laisserait engluer, comme l’autre, au piège d’une coquette, et pour qui, selon le mot célèbre, une duchesse n’aurait toujours que vingt ans? Mais en ce cas, pourquoi divorce-t-il ? pourquoi veut-il épouser la marquise de Grèges? Car comment ne voit-il pas, avant elle et mieux qu’elle, qu’en devenant Mme Leveau, elle perdra justement tout ce qui l’a séduit et tout ce qui le retient en elle : son nom d’abord, son parfum d’aristocratie, et, selon l’apparence, toutes les « relations, » tous les « entours, » toutes les habitudes qui lui ont donné la sensation de gravir en l’aimant, lui, l’avoué de Montargis, plusieurs degrés de l’échelle sociale?

Il ne serait pas impossible que, dans un roman, tout cela s’amalgamât dans l’unité d’un seul caractère. C’est qu’on y pourrait suivre de proche en proche, et pas à pas, la transformation du personnage. Ce qu’il y a d’apparemment contradictoire et d’illogique dans sa conduite, le romancier trouverait des circonstances pour nous l’expliquer et nous le rendre acceptable. Mais, de nous obliger à les imaginer nous-mêmes, tandis qu’il est là, qui par le ou qui agit sur la scène; de nous obliger à nous demander ce qui s’est passé dans l’entr’acte, c’est ce qui n’est pas du théâtre, et même c’est ce qui détruit le plaisir particulier que nous y venons chercher.

Le caractère de la marquise de Grèges n’appellerait-il pas les mêmes observations? Ce qu’il en aurait voulu faire, et ce qu’elle est dans sa pensée, M. Lemaître encore nous l’a lui-même très ingénieusement expliqué. « c’est, nous dit-il, un type très simple d’ambitieuse toute pure, ou plus exactement de dominatrice, nullement amoureuse, par conséquent, mais nullement cocotte ni aventurière. » Mais c’est ce qu’on ne voit pas très clairement dans sa pièce. Pécuniaires autant que politiques, les services qu’elle demande à son millionnaire de radical, ou qu’elle se laisse rendre par lui, ne dégagent pas assez son personnage, ne le différencient pas, ne le distinguent pas assez de celui d’une aventurière. Et, à ce propos, est-ce pour être plus vrai que M. Lemaître a mêlé cette question d’argent dans son drame? Je n’ai pas vu qu’elle y servît de rien ; et il lui était si facile de ne l’y pas introduire ! Mais d’un autre côté, bien plus que comme une « ambitieuse, » ou une « dominatrice, » la marquise de Grèges ne nous a-t-elle pas d’abord été présentée, comme une « curieuse, » une de ces femmes naïvement perverses, tourmentées du désir de savoir comment vivent, de quelle sorte sont faits, et ce que peuvent penser ceux qui ne sont pas du même monde qu’elles, qui n’ont pas les mêmes origines, les mêmes idées, le même langage. N’y a-t-il pas là de la « cocotte, » quoi qu’en dise M. Lemaître ? Le caractère, en tout cas, n’est pas « simple ; » il est au contraire « complexe, » dont je n’ai pas garde de me plaindre; mais il est en même temps « multiple; » et c’est ce qui le rend à la scène obscur et incertain. Lui aussi, comme le caractère du député Leveau, il appartient moins à la comédie qu’au roman.

Enfin le même embarras se retrouve dans la satire politique, et, en passant, c’est ce qui fait qu’en dépit de son titre, le Député Leveau n’est pas ce qu’on appelle une comédie politique. Dirai-je que j’en ai ressenti quelque surprise, et qu’habitué depuis quelque temps à voir M. Lemaître demander compte aux autres de ce qu’ils pensent, — et même de ce qu’ils « croient, « — je m’attendais qu’il prît parti? Oui et non ! Oui; car il semble qu’il y ait de certaines questions que l’on ne doive pas toucher sans dire nettement ce que l’on en pense. Mais non; car, après tout, c’est le droit de l’auteur dramatique, comme du romancier, de se faire le peintre désintéressé, sinon toujours impartial, des mœurs de son temps. Puisqu’il ne prétend pas nous pousser à l’action, il lui est permis de ne pas conclure. Mais il arrive alors rarement que sa pièce en soit plus claire, et c’est le cas du Député Leveau. La preuve n’en est-elle pas que, tandis que le député Leveau nous paraissait à tous un assez vilain homme, égoïste et brutal, et que nous inclinions vers le député Deslignières ou vers le marquis de Grèges, il se trouve, au contraire, que dans la pensée de M. Lemaître, c’est son radical à qui nous eussions dû nous intéresser, et c’est sa victoire que nous devons considérer comme la nôtre ? Et, en vérité, nous ne l’eussions pas cru, si M. Lemaître ne nous l’eût dit lui-même.

Bien des raisons, sans parler de cette affectation de scepticisme dont M. Lemaître s’est fait une brillante originalité, peuvent d’ailleurs expliquer ce qu’il y a d’obscur ou d’équivoque dans la comédie de M. Lemaître. Je n’en toucherai que la principale. Lui aussi, comme les auteurs ordinaires du Théâtre-Libre, lassé des conventions qui règnent encore sur la scène, M. Lemaître voudrait donc mettre en action des caractères plus vrais, plus réels, moins simples, et surtout moins logiques, moins conformes à eux-mêmes que ceux qu’on y voit d’ordinaire, et qui remplissent aussi bien le répertoire d’Emile Augier que celui d’Eugène Labiche. On ne saurait trop l’en féliciter; et depuis cinq ou six ans qu’il travaille dans son feuilleton des Débats à nous délivrer de ces prétendues convenances dramatiques, on ne saurait trop le louer d’avoir voulu montrer lui-même, par son exemple, qu’on peut s’en passer. Mais voici la difficulté. D’une part, selon le mot de M. Dumas, qui a le droit d’en être cru sur le sujet, la qualité maîtresse au théâtre, ou plutôt souveraine, c’est la logique. D’autre part, s’il y a quelque chose d’illogique au monde, c’est la vie, avec ses rencontres, ses hasards, ses accidens, dont il semble qu’il y en ait si peu qui dépendent de nous. « Quand je t’ai épousée, dit durement à sa femme le député Leveau, je ne savais pas ce que je valais. » Chacun de nous pourrait en dire autant, ou même davantage, et si telle combinaison d’événemens venait à se réaliser, il n’y en a pas un sur dix mille qui puisse dire comment il se comporterait. Comment donc accorder le théâtre et la vie ? C’est la question ou le problème que nos classiques avaient résolu jadis par la distinction des genres, en faisant ainsi du théâtre une transposition ou plutôt une interprétation de la vie. Les romantiques y ont répondu à leur tour, en mélangeant le tragique au comique, en essayant de « faire passer à chaque instant l’auditoire du sérieux au rire, des excitations bouffonnes aux émotions déchirantes, » comme ils prétendaient que cela se passe en effet dans la vie. À leur tour, les naturalistes ont mis dans le décor ce qu’ils ne pouvaient pas mettre de réalité dans le langage ou dans l’action de leurs personnages. Et il semble qu’on tâche aujourd’hui de tourner la difficulté en important au théâtre les procédés habituels du roman… Nous saurons, dans quelque vingt-cinq ou trente ans, si l’on y aura réussi.


La Comédie-Française nous a donné l’autre soir, pour les débuts de M. Marais, le Misanthrope, précédé d’un acte de Regnard : Attendez-moi sous l’orme, dont on connaît la rare insignifiance, et suivi d’un acte de Dancourt : la Maison de campagne.

On ne saurait rien imaginer de plus mince, de plus pauvre, de plus « incohérent » que ce méchant vaudeville où dix-huit personnages, qui ressemblent à autant de fantoches, se démènent pendant trois quarts d’heure sans rien dire ni rien faire. Si l’on voulait remettre du Dancourt au répertoire, il semble qu’on eût pu choisir autre chose ; mais je me hâte d’ajouter qu’il le semble peut-être seulement, et qu’aussi bien la nécessité n’en était pas urgente. Dancourt est mort. Laissons-le donc reposer en paix, et, sous le prétexte de quelques traits de mœurs qui sont épars dans son œuvre, ne donnons pas à nos comédiens la peine d’apprendre sa prose, au public l’ennui de l’entendre, et à la critique le chagrin d’en parler.

Pour M. Marais, visiblement ému qu’il était, s’il n’a point paru « supérieur » dans le rôle d’Alceste, il ne l’a joué cependant ni sans intelligence, ni sans art, ni sans succès. Comme d’ailleurs ce n’est point dans le répertoire classique qu’il rendra le plus de services, il y aurait été moins heureux qu’il faudrait encore le louer de s’y être essayé. Mais, dans le répertoire moderne, nous pouvons être assurés, après cette première épreuve, qu’il ne tardera pas à prendre l’une des premières places ; — et, de cela, ce n’est pas lui que nous féliciterons, mais plutôt la Comédie-Française.