Revue dramatique - 31 octobre 1881

Revue dramatique - 31 octobre 1881
Revue des Deux Mondes3e période, tome 48 (p. 215-224).
REVUE DRAMATIQUE

Château-d’Eau : Malheur aux pauvres ! — Gaîté : Monte-Cristo. — Gymnase : les Premières Armes de Richelieu. — Comédie-Française : Britannicus, l’École des maris. — Odéon : Marie Touchet, le Diner de Pierrot.

J’ai surpris, ces jours derniers, dans un de nos ministères, les doléances d’un brave homme qui n’avait pu, faute d’une pièce, toucher deux trimestres échus de sa pension de retraite. Cette pièce qui lui manquait, c’était un certificat de vie daté de la fin du premier trimestre : il avait négligé de l’apporter, pensant qu’il aurait assez d’un certificat pareil daté de la fin du second. Oh ! que nenni ! l’administration ne se contente pas de si peu. « Mais, gémissait ce vieillard, si je vivais en juin, c’est apparemment que je n’étais pas mort en janvier. — Rien ne le prouve, » répondait l’employé, de ce ton d’autorité un peu ombrageuse et méfiante, qui sied mieux que tout autre à un sage interprète des règlemens.

Le public est moins rigoureux que MM. les scribes des finances ; et puisqu’à cette place j’ai raconté, le 1er juillet de cette année, comment le drame ou du moins le mélodrame avait péri, — par l’abus de l’intrigue et de l’invention saugrenue, par la disette d’observation et la pénurie de style, — peut-être il paraîtra superflu que je renouvelle, le 1er novembre, ce certificat de mort, et vous me dispenserez de redire pour quelles raisons les écrivains qui cherchent fortune sur l’ancien « boulevard du crime » sont réduits sous peine de mécompte à modifier leurs procédés. Nous tiendrons pour acquis, si vous le permettez, que le vieux drame est mort, et, sans récriminer davantage, nous guetterons avec intérêt la venue du drame nouveau. Quel sera celui-ci ? Nous n’en savons rien au juste, sinon qu’il aura sans doute les vertus contraires aux vices de l’ancien. En attendant qu’un écrivain paraisse qui lui communique ces vertus, — c’est-à-dire qui possède son art, mais surtout pour en dédaigner l’artifice, — qui sache animer des hommes, — et aussi les faire parler, — il est naturel que les fournisseurs ordinaires des théâtres essaient de donner le change au public sur sa propre indifférence par des moyens moins rares, et de nous faire, s’il est possible, prendre patience à moins de frais. Puisqu’on se désintéresse de ce drame qui se pouvait appeler une tragédie bourgeoise, comme on s’était dégoûté jadis de la tragédie aristocratique, il est naturel que les auteurs descendent à la tragédie populaire, c’est-à-dire à cette sorte de drame où ne figurent que des plébéiens. La vogue récente de certaine pièce adaptée d’un roman fameux est faite pour les y animer, et c’est un exemplaire de ce genre que j’espérais voir, quand le mois dernier l’un des théâtres où s’abrite l’agonie du drame a fait paraître sur son affiche Malheur aux pauvres ! de M. Alexis Bouvier.

Les lecteurs de la Revue ignorent l’œuvre et peut-être jusqu’au nom de ce romancier, l’un de ceux qui disposent aujourd’hui le plus souverainement du tirage quotidien des journaux à un sou. Je ne saurais dire à combien d’âmes, pour cette faible somme, M. Bouvier dispense chaque matin leurs émotions de la journée. Il a cet avantage sur la plupart de ses confrères, tristement aplatis dans le bas rez-de-chaussée des petites gazettes, qu’il connaît au moins les mœurs d’une certaine classe de ses personnages, de la plus humble justement, à laquelle appartiennent la plupart de ses lecteurs, et qu’il dépeint ces mœurs, en quelques passages de ses feuilletons, avec une brutalité qui ne laisse pas d’être sincère. Donc malgré ce titre, Malheur aux pauvres ! qui sonne comme un signal ironique de revanche et d’émeute et pourrait s’inscrire sur le drapeau noir levé pour la guerre sociale, il était permis d’attendre de M. Alexis Bouvier une vigoureuse étude de mœurs populaires ; — et si quelque délicat murmure qu’il eût fait bon marché de cette attente, je le préviens que j’ai pour le condamner l’autorité de M. Guizot.

M. Guizot ! on ne s’attendait guère à voir M. Guizot dans cette affaire. Il est avéré que son faible n’était pas pour la canaille, ni même pour le canaille en fait de littérature ou d’art. Même M. Zola, que je sache, n’a jamais prétendu que la nature eût suscité M. Guizot un demi-siècle avant son ère pour l’annoncer aux nations. Pourtant c’est le chef des censitaires qui va m’excuser ici de témoigner tant d’intérêt pour un genre suspect aux honnêtes gens ; — et si quelqu’un s’étonne de découvrir chez ce politique une telle équité de goût, une si parfaite abnégation sur ce qui touche aux belles-lettres, je le prierai seulement de signaler à nos rédacteurs de circulaires officielles ce surprenant exemple de liberté d’esprit.

C’est dans le touchant ouvrage consacré par Mme de Witt à la mémoire de son père que je trouve cette lettre adressée à sa mère, le 5 octobre 1821, après une représentation de la Gazza ladra : « La pièce elle-même, écrit M. Guizot, la pièce, toute bête qu’elle est, m’a vivement préoccupé… Les sentimens les plus profonds dans les natures les plus simples, les situations les plus puissantes dans les destinées les plus obscures, il y a là quelque chose de neuf et de singulièrement dramatique. On s’est trompé sur le drame : on l’a pris dans la bourgeoisie, dans cette région moyenne des existences où souvent tout est vulgaire sans que rien soit simple. Des idées et des sentimens naturels dans des esprits sans culture, les combinaisons tragiques de la destinée humaine dans une sphère complètement ignorée, des événemens qui remuent et qui développent tout l’homme dans une nature tout à fait étrangère au monde et qui n’a pas reçu le pâle reflet des classes supérieures, voilà d’où l’on peut tirer quelque chose de très vrai et de profondément saisissant. Une tragédie bourgeoise est presque nécessairement livrée à la puérilité et à l’emphase ; une tragédie populaire pourrait être simple et terrible. »

Le morceau est curieux sous la plume de ce docteur de la bourgeoisie triomphante. Notez d’ailleurs que celui-là, dont plus tard on devait citer, avec tant de colère et de haine, les dures paroles sur « le travail pénible, répugnant et mal rétribué, » qui n’est pour le peuple « qu’un frein nécessaire, « celui-là même achevait ainsi la lettre que je viens de rappeler : « Les lois de la société tombent de haut, et quand elles arrivent dans les classes inférieures, elles y commettent toutes sortes de méprises. De la misère, des nécessités pressantes et partout réprimées, des combinaisons très simples, très nobles, des situations que le cours général des choses traite et bouleverse sans raison, sans pitié, parce que les individus n’attirent jamais d’avance l’attention, enfin toutes les forces de la nature humaine aux prises avec toutes les vicissitudes, toutes les chances de la destinée humaine, un homme de génie trouverait là, j’en suis sûr, les effets les plus neufs et les plus puissans. »

Cet homme de génie est-il né ? S’il l’était, M. Guizot serait mort presque au seuil de la terre promise. D’aucuns peut-être affirmeront que tel est son cas ; mais je doute que l’Assommoir eût suffi pour que l’hermite du Val-Richer regardât comme accomplie la prophétie de sa jeunesse. J’ai peine à croire qu’il eût chanté, en apprenant le succès de M. Busnach, un glorieux Nunc dimittis : il me semble que l’œuvre ne l’eût pas satisfait de tous points. Les personnages en sont bien, comme il le demandait dans cette lettre, dénués de toute culture, étrangers au monde, éloignés du reflet des classes supérieures ; ils s’agitent, à son gré, dans une destinée obscure ; ils sont pressés par la misère, ils ont des aventures les plus ordinaires du monde ; mais M. Guizot voulait que tout cela fût à la fois très simple et très noble, et je crains que certaines situations de l’Assommoir, pour simples qu’elles soient, n’eussent paru à ce puritain de trop douteuse noblesse.

Aussi bien ce n’est pas des « naturalistes, » quelque’ sens qu’on attache plaisamment à ce mot, ce n’est pas des a naturalistes » plutôt que d’autres qu’il faut attendre et réclamer la tragédie populaire. Si le « naturalisme » est quelque chose, c’est une méthode et non un parti-pris de préférence pour une catégorie d’objets. L’un des chefs de l’école, et l’un des plus légitimes, sinon des mieux désignés à l’engoûment du public, M. Edmond de Goncourt, a fort bien débrouillé la chose dans la préface de son dernier roman. Il a déclaré, — il avait qualité pour le faire, — que cette méthode ne doit pas servir seulement à « décrire ce qui est bas, ce qui est répugnant, ce qui pue, » mais encore à « définir dans de l’écriture artiste ce qui est élevé, ce qui est poli, ce qui sent bon, » à « donner les aspects et les profils des personnes raffinées et des choses riches. » Pourquoi les naturalistes, ou du moins plusieurs d’entre eux, s’adonnent-ils si volontiers à l’étude de « la canaille ? » Parce que « la femme et l’homme du peuple, plus rapprochés de la sauvagerie, sont des créatures simples et peu compliquées, » tandis que dans les hautes classes l’originalité de chaque personne est déterminée par des demi-teintes, par des nuances, par des « riens insaisissables. » L’observateur a plus vite fait et plus facilement de décrire des organismes grossiers et primitifs que les produits extrêmes d’une savante culture. Mais M. de Goncourt avertit les « jeunes, » les pupilles du parti que le temps est déjà passé de ces commodes besognes, qu’il est urgent d’éprouver et de justifier la méthode en l’appliquant à de plus précieux objets, que là maintenant gît le succès pour eux « et non plus dans le canaille littéraire, épuisé par leurs devanciers. » Prenez garde seulement que M. de Goncourt parle aux faiseurs de romans, non aux auteurs dramatiques. Il n’est pas prouvé que le populaire, sinon « le canaille, » épuisé pour les uns, le soit aussi pour les autres.

En effet, ce genre, annoncé par M. Guizot, demeure intact après même qu’on a semblé en faire abus, — et, je vous prie, à quelle époque ? Justement sous cette monarchie bourgeoise dont M. Guizot fut ministre ; si bien que ce semblant d’abus le dégoûta peut-être de tout un ordre d’ouvrages qu’il avait appelés de ses vœux. Rappelez-vous l’Ouvrier, les Deux Serruriers, les Mystères de Paris, le Chiffonnier de Paris et tous ces mélos prétendus humanitaires, dont l’humanitairerie contribua, par l’imprudence ou par la malice des auteurs, à préparer l’atroce malentendu de juin 1848. C’est au moment où ces pièces étaient le plus en vogue qu’un directeur de prison disait à Jules Janin : « A-t-on joué un mauvais drame, je m’en aperçois bien vite au nombre de jeunes détenus qui m’arrivent. » Sous prétexte de nouveauté pittoresque ou de philosophie sentimentale, c’étaient les pires méprises, les plus fâcheux préjugés que les dramaturges du boulevard flattaient dans l’esprit de la foule. Mais considérez un peu la matière de ces ouvrages : vous ne les trouverez pas, comme vous pourriez croire d’après les titres, composés de peuple pur, mais bien d’un méchant alliage de peuple et de bourgeoisie. Riche et Pauvre est le nom d’un mélodrame de Souvestre : il conviendrait à presque tous au moins comme sous-titre. Dans tous l’habit infâme coudoie la blouse honnête ; dans aucun l’on ne consent à rester entre blouses. La passion politique, la haine sociale anime l’auteur, non le souci de la nature, non l’intérêt de l’art : il faut mettre en balance, avant de les mettre aux prises, le satisfait et le prolétaire ; il faut prouver que ceci vaut mieux que cela, pour justifier, disons mieux, pour glorifier tout à l’heure ceci qui tuera cela ; l’auteur n’a point d’autre pensée en tête. Dans ses Mémoires d’un vaudevilliste, le marquis de Rochefort, l’ancien rédacteur du Drapeau blanc, — le père du pamphlétaire qui gouverne aujourd’hui Belleville, — le marquis de Rochefort prend Béranger pour responsable du sang versé en 1830, et il l’apostrophe en ces termes : « Monsieur Béranger, vous deviez bien un dernier dithyrambe à ceux qui se sont fait tuer en bourrant leur fusil avec vos chansons politiques ! » À ce compte, après les journées de juin et sans attendre la commune, que dire de l’auteur des Deux Serruriers et du Chiffonnier de Paris, — M. Félix Pyat ? Non, non, malgré le mensonge du titre et de quelques costumes, rien de plus éloigné que ces déclamations scéniques du pur drame populaire, et si ce drame paraissait demain, ce serait presque une nouveauté.

Car il est temps de vous le dire, ce drame n’a pas paru ; et le sujet de cette étude, aux yeux de votre serviteur du moins, n’a qu’un défaut : c’est qu’il n’existe pas. La première mesure à prendre, pour le bon ordre littéraire, dans les théâtres où l’on pense que le drame peut renaître, serait l’établissement de deux magasins ou vestiaires distincts : celui des habits et celui des blouses ; le costumier ne laisserait pas sortir un seul habit de ses armoires à moins de tenir toutes les blouses sous clef. L’intrusion d’un habit parmi les blouses est le signe certain d’une pensée qui se moque de la nature, qui gâte et corrompt l’œuvre d’art. Soyez sûr, quand vous voyez un comte s’introduire chez une blanchisseuse dont le mari est à l’hôpital, soyez sûr que œ comte va violer cette blanchisseuse et que ce viol ne sera pas stérile. C’est justement ce qui arrive dans le drame de M. Bouvier. Pour peu que vous teniez à la vérité des mœurs, vous rabattrez, dès que paraîtra ce comte, de l’intérêt que vous portez à l’ouvrage. Vous ne suivrez que d’un esprit distrait les péripéties de la vengeance que le mari de la blanchisseuse tirera de son insulteur. A peine si vous remarquerez que la pièce est plus clairement ordonnée, mieux conduite et plus vivement que la plupart des pièces tirées, comme celle-ci, de romans-feuilletons ; à peine si vous garderez assez d’équité pour applaudir comme elle le mérite Mme Marie-Laure, fort touchante dans le rôle de cette Lucrèce de faubourg ; vous serez tout à votre rancune contre ce traître d’auteur qui vous donne appétit de littérature et de vrai drame pour ne vous rien servir que la viande creuse d’un mélo, et vous repousserez avec colère ce ragoût d’aventures qui ne saurait tenir lieu de substantielle nouveauté. Nous attendions de M. Bouvier une étude de mœurs populaires, et telle scène de son drame prouve qu’il pouvait nous la donner. Qu’il nous raconte la Belle et la Bête plutôt que cette fable déplaisante du comte et de la blanchisseuse ; alors nous n’exigerons pas de lui même une parcelle de vérité, et si nous ne prenons à ce récit qu’un plaisir médiocre, cependant nous n’aurons pas le droit de nous plaindre d’une déconvenue.

C’est qu’en dehors de l’étude des caractères et des mœurs, encore un coup, au théâtre, il n’est plus de salut. Qui me citerez-vous, de grâce, mieux doué que Dumas père pour l’invention des aventures et la conduite des intrigues ? Et parmi tous ses ouvrages, quel pourrez-vous marquer où sa trouve une plus grande richesse, une plus merveilleuse variété d’événemens, que dans ce fabuleux récit des malheurs, des justices et des vengeances du prisonnier Dantès, comte de Monte-Cristo ? A chaque page du roman, dans chaque scène du drame éclate ce génie d’imagination que Michelet reconnaissait pour une force de la nature, et qui pouvait se targuer, comme Dantès lui-même, des libéralités de Dieu, « qui n’avait rien à lui refuser. » en bien ! le mois dernier, les directeurs de la Gaîté nous ont conviés à la reprise de Monte-Cristo. Les hommes déjà mûrs se rendaient à ce spectacle comme à une fête commémorative de leur jeunesse encore proche ; nous étions, nous leurs cadets, dans une attente animée d’allégresse ; le double prestige du nom de l’auteur et du titre charmait par avance le public assemblé. De ce plaisir et de ces émotions que tous se promettaient, faut-il dire qu’à l’épreuve personne n’a rien ressenti ? Non, sans doute, et nous reconnaissons que cette mauvaise herbe de l’ennui n’a pas envahi encore l’édifice du grand Dumas. Mais quel genre de plaisir goûtait ce public si favorable, ou du moins si bien averti qu’il devait trouver dans l’ouvrage de quoi s’amuser ? Chacun suivait les péripéties du drame comme une série de tours ingénieux ; chacun admirait l’aimable prestesse de l’auteur, sa vive bonhomie, son air de franchise, de belle humeur et de force, son esprit de ressources et son imperturbable aisance ; comment il s’engageait dans un pas difficile, et comment tout d’un coup il s’en tirait. Mais de s’intéresser aux personnages du drame, de croire à leur existence, à leurs joies, à leurs douleurs, d’avoir enfin cette illusion que doit procurer le1 théâtre, de cela, entendez-vous, il n’était pas question. Et si le public, dans cette soirée, n’a pas eu son compte de plaisir et d’émotions, ce n’est pas, quoi qu’on ait dit, parce que l’ouvrage, tel quel, est incomplet, parce qu’on ne représente à la Gaîté que les deux premiers des quatre drames qui forment la légende scénique de Monte-Cristo, et qu’ainsi nous voyons seulement récompenser les bons et non punir les méchans. Non, non, nous n’avons pas toujours au théâtre une idée si présentement exacte de la justice distributive ; l’espèce humaine au fond est optimiste, parce qu’elle est débonnaire et parce qu’elle est présomptueuse ; elle croit plus solidement au paradis qu’à l’enfer, et quand la famille Morel a reçu le prix de ses bonnes œuvres, nous nous passerions à la rigueur de voir le comte de Morcerf et M. de Villefort obtenir le châtiment de leurs fautes.

Ce qui nous gêne à présent, ce n’est même pas, comme on pourrait croire, le décousu de l’intrigue après les coupures que M. Maquet a faites pour cette reprise, ni l’obscurité de certaines scènes que d’autres éclairaient jadis : ce n’est rien de tout cela, car telle scène se suffit à elle-même, les spectateurs l’acceptent sans trop s’occuper de ce qui la précède ou la suit, et bénévolement ils consentent à interrompre, à reprendre, à morceler, pour ainsi dire, leur amusement ou leur intérêt. Qu’est-ce donc qui fait qu’on n’assiste plus à ces aventures qu’avec ce détachement d’esprit si contraire au plaisir propre du théâtre ? Qu’est-ce qui fait qu’on ne souffre pas, qu’on n’espère pas avec le héros, mais qu’on regarde seulement le drame comme un exercice de l’auteur, et qu’on met seulement à considérer par quel expédient il se tirera d’affaire à peu près la même curiosité qu’à guetter comment le gros M. Dumaine, chargé de représenter Dantès, se substituera dans un sac au maigre M. Talien ? Oui, en vérité, c’est un intérêt de même sorte : on prend à voir évoluer l’imagination considérable et pourtant si leste de Dumas à peu près le même plaisir qu’à voir M. Dumaine manœuvrer sa corpulente personne ; le génie de l’auteur et le visage de l’acteur ont le même air de cordialité copieuse, mais ni l’un ni l’autre ne nous fait croire à la réalité du héros. Et pourquoi, je vous prie, sinon parce que ce héros, comme la plupart des personnages qui l’entourent, n’est qu’un semblant d’homme ballotté par de prodigieux événemens ? Or les événemens ne nous touchent plus guère ; les apparences matérielles de la vie ne savent plus nous tromper : la seule chose, à présent, qui nous importe est la présence de l’homme ; le seul spectacle qui nous attache est celui d’une âme telle que la nature l’a faite ou que la société l’a modifiée ; ce que nous prisons, en fin de compte, ce n’est plus, l’invention ou l’arrangement des faits, c’est l’étude féconde des caractères et des mœurs.

Et cela est si vrai que dans ce drame de Monte-Cristo dans cette forêt d’événemens qui est bien une forêt magique, parmi ces tableaux qu’un enchanteur fait se dérouler devant nos yeux, un seul a charmé pour un moment notre esprit et nous a donné cette illusion, cette hallucination que le reste n’avait pu nous fournir et qui seule au théâtre, détermine la sympathie. Ce tableau, est-ce l’un de ceux où domine ce merveilleux humain, dont l’abus ne déplaisait pas, il y a quelque cinquante ans, aux lecteurs de Monte-Cristo ? Nullement ; qu’y voit-on ? Rien d’extraordinaire. Un misérable aubergiste et sa femme vendent à un marchand de passage un diamant qu’un voyageur leur a donné : à peine ont-ils touché le prix de la vente que cette richesse nouvelle, corrompt leur âme mauvaise. La femme, pire que l’homme, est tentée la première, et la contagion de son désir gâte la volonté du mari : si l’on tuait ce marchand, on rentrerait en possession, de la pierre, et, du coup, on doublerait cette fortune commençante. Caderousse, l’aubergiste, hésite et s’effraie ; mais la terrible Carconte, cette Macbeth de grand chemin, arme son bras et le pousse : le marchand est condamné. Voilà un incident comme chaque jour nous en pouvons lire à la troisième page des journaux ; et sûrement ce n’est pas l’invention de cet épisode qui a fait bouillonner le plus le cerveau de Dumas père. Mais c’est là une éclaircie sur la vie intérieure de deux âmes, un bout de chapitre de psychologie en action ; et pour grossière que soit cette psychologie, au regard de celle de Shakspeare, elle nous intéresse plus que ce fatras d’aventures où grouille et se démène le reste du drame. Il est vrai que M. Léon Noël, un acteur peu connu, prête à ce rôle de Caderousse, par la précision de son jeu, une valeur littéraire, et que Mme Honorine, sa digne camarade, découpe en un relief terrible la silhouette de la Carconte. Mais, vainement M. Dumaine, M. Clément Just et les autres s’efforceraient de serrer ainsi de près leurs personnages : ils ne réussiraient, pour ainsi dire, qu’à faire éclater ces héros en baudruche. S’ils se risquaient une fois à débiter simplement : leurs tirades, on s’apercevrait qu’elles sont vides, et, de cette rotondité qui en impose, leurs discours retomberaient à une platitude lamentable. Au contraire, Caderousse et la Carconte, sans gonfler des périodes, émettent des voix humaines : vox hominem sonat. Nous sentons, sous leurs costumes des êtres vivans comme nous, et voilà pourquoi ce tableau de « l’Auberge, du Pont de Gard, » seul entre les douze, qui restent de Monte-Cristo, garde le pouvoir de nous arracher à nous-mêmes et de nous donner proprement l’illusion dramatique. Les exemples abondent à l’appui de nos doctrines, même dans ces mois de demi-saison qui sont encore pour les théâtres une quasi morte saison. Le Gymnase vient de reprendre les Premières Armes de Richelieu. Pesez-moi, s’il vous plaît, ce qui reste de ce vaudeville : rien ou presque rien. Les gens maussades qui se souviennent d’avoir été gais, ou simplement les gens un peu plus âgés que nous à qui ce léger ouvrage avait plu dans sa nouveauté, accusent Mlle Granier de tout le mal, parce qu’elle ne leur a pas rendu le plaisir que Déjazet leur faisait éprouver. Cette sévérité, à mon avis, est injuste. Mlle Granier, dit-on, n’entend rien au caractère de Richelieu. Mais le caractère du Richelieu de MM. Bayard et Dumanoir n’est nullement le caractère du Richelieu de l’histoire, ni même, si j’ose dire, aucun caractère. Il n’existe pas, en bonne psychologie, cet aimable polisson que les auteurs nous donnent pour le futur bourreau de Mme Michelin. S’il est né quelque part, c’est entre les frontières de cette région que M. Meilhac appelait un jour la Scribie ; et justement, s’il ressemble à quelqu’un par un air de famille, c’est bien moins à « la petite poupée » de Mme la duchesse de Bourgogne qu’au Petit Duc de MM. Meilhac et Halévy. Celui-là du moins était un petit duc anonyme, qui ne compromettait par son peu de consistance aucune mémoire historique et ne cherchait pas à s’en faire accroire sur la foi d’un blason. Pour quiconque n’estime que la réalité morale, je doute que Déjazet, avec toute sa finesse, donnât plus de prix au Richelieu des Premières Armes, ce Chérubin de pacotille que ne fait Mlle Granier avec sa bonne humeur. Même, si je me figure Déjazet d’après les rapports de ses admirateurs, j’avancerai que Mlle Granier se rapproche plus qu’elle du personnage esquissé ici par l’auteur du Gamin de Paris ; partant, je la tiendrai quitte de toute chicane et l’applaudirai librement pour sa grâce, pour son esprit, pour sa gentillesse, comme j’applaudis pour sa drôlerie et pour sa verve Mlle Marie Magnier dans le rôle d’une grande dame telle que Louis XIV n’en vit certainement aucune. De ce débat, je ne retiens qu’une chose, c’est que, si Beaumarchais eût écrit les Premières Armes de Richelieu, la pièce aurait quelque cent ans et serait plus jeune que celle-ci, qui en a quarante. Beaumarchais n’eût pas mieux machiné que MM. Bayard et Dumanoir la scène où Richelieu montre, d’une part, au chevalier de Matignon la baronne de Bellechasse, d’autre part, au baron la fiancée du chevalier, enfermées chez lui, chacune dans un boudoir. Qu’est-ce donc que la pièce de Beaumarchais aurait eu de plus que celle qui nous occupe ? Oh ! mon Dieu ! presque rien : l’observation et le style, c’est-à-dire la vie et l’expression de la vie : je ne connais pas au théâtre d’autre chances de durée.

Savez-vous une intrigue plus naïve, un sujet plus simple et moins fourni d’événemens que celui de l’École des maris d’un certain Molière ? Cependant cette vieille pièce nous a charmés l’autre soir et justement, si je ne me trompe, par les mérites dont je parle. M. Thiron, dans Sganarelle, est délicieux de comique ; mais il semble, à relire le rôle, qu’on n’y puisse être autrement. Cette fin de soirée nous a ranimés, après les débuts assez froids, dans le personnage de Britannicus, d’un jeune tragédien, M. Garnier, qui sort du Conservatoire et n’a profité que raisonnablement des leçons de M. Régnier. Mais après Beaumarchais voilà que je cite Molière ; et je m’aperçois que c’est à propos de Bayard et de Dumanoir. Fuyons vite le reproche d’écraser sous de si grands noms des contemporains qui ne prétendent qu’à de moindres honneurs. Je ne citerai aucun des maîtres du badinage égrillard pour opprimer par son souvenir M. Bertrand Millanvoye, l’auteur du Dîner de Pierrot, représenté à l’Odéon. Le piment de ce hors-d’œuvre, agréablement servi par M. Porel et par Mlle Chartier, n’est pas pour offenser le palais du public, après qu’il a goûté plus de trois cents fois le dernier acte de Divorçons. D’ailleurs M. Millanvoye tourne le vers avec esprit, et son style n’est pas leste seulement au mauvais sens du mot. L’auteur de Marie Touchet, le petit drame rimé qui accompagne le Duel de Pierrot sur l’affiche, est, paraît-il, jeune et poète : je ne voudrais pas le contrister. Je ne dirai rien de sa pièce, à peine un mot de sa préface : car Marie Touchet a sa préface comme Hernani et Cromwell. M. Rivet nous apprend qu’il accepte pour devise cette parole de M. Yacquerie : « Défigurez, mais transfigurez ! » Il voulait transfigurer Charles IX et sa maîtresse ; l’intention vaut qu’on lui pardonne de les avoir défigurés. Aussi bien je dois le ménager par gratitude spéciale : il m’a donné l’idée de relire, en rentrant chez moi, la Saint-Barthélémy de M. Charles de Rémusat.


Louis GANDERAX.