Revue dramatique - 31 mars 1911

Revue dramatique - 31 mars 1911
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 2 (p. 697-708).
REVUE DRAMATIQUE


VAUDEVILLE : Le Tribun, pièce en trois actes par M. Paul Bourget. — RENAISSANCE : La Gamine, comédie en quatre actes par MM. Pierre Veber et Henry de Gorsse. — THEATRE-REJANE : L’Oiseau bleu, féerie en six actes et douze tableaux par M. Maurice Maeterlinck. — THEATRE DES ARTS : Fantasio. — THEATRE SHAKSPEARE : Peines d’amour perdues.


Il se joue en ce moment dans notre pays, et, me dit-on, dans tous les pays de notre vieille Europe, un grand drame, où nous sommes tous acteurs en même temps que spectateurs. Il a pour sujet la lutte qui se poursuit entre toutes les forces de destruction coalisées, et tout ce que notre passé nous a laissé d’institutions chères et sacrées. Pendant des siècles nous avons vécu sur un idéal qui unissait dans une complexité harmonieuse et dans un tout indissoluble ces élémens : religion, patrie et famille. Cet idéal a-t-il fait son temps ? Doit-il céder la place à un autre dont l’heure serait venue ? Ou au contraire, est-il le seul dont nous puissions nous accommoder, en sorte que sa disparition ne laisserait après elle que des ruines ? La résistance est opiniâtre, si l’attaque est à la fois violente et méthodique : il ne s’agit de rien de moins que d’une civilisation qui ne veut pas mourir, d’un monde qui lutte pour la vie. De là vient cette atmosphère de combat, que nous sentons peser sur nous et qui rend notre époque si dramatique, au sens propre du mot, puisque drame signifie combat. Ce conflit, essentiel à notre temps, est celui même que M. Paul Bourget, depuis qu’il écrit pour le théâtre, s’est proposé de mettre à la scène. Chacune de ses pièces déjà représentées : le Divorce, l’Émigré, la Barricade, en était un épisode. Ainsi en est-il encore pour le Tribun. C’est ce qui donne à ces pièces une portée exceptionnelle, et qui éveille en leur faveur, dans la partie du public la plus intelligente, un intérêt tout spécial, une curiosité réfléchie et émue. On sent que ce n’est pas ici un pur jeu. Le drame imaginaire auquel l’auteur nous fait assister est le reflet, ou, mieux encore, l’émanation d’un autre drame réel, trop réel, où nous sommes engagés de toute notre personne et d’où dépend notre avenir. La fiction baigne dans cette réalité palpable, tangible, qui nous enveloppe de toutes parts. Nous avons l’impression que par-delà l’aventure particulière des héros d’un soir, c’est nous-mêmes et c’est nous tous dont on agite les intérêts et dont le sort est en question. Ajoutez que, contrairement à l’usage du théâtre qui chez nous prend presque toujours le parti de l’individu contre la collectivité et se range volontiers contre l’ordre établi du côté de ceux qui veulent s’en affranchir, les pièces de M. Bourget inclinent à la défense de la tradition. On voit dès lors ce qui fait leur originalité, et pourquoi elles ont une place à part et qui n’est qu’à elles dans la littérature dramatique d’aujourd’hui.

La forme adoptée par M. Bourget pour le Tribun est cette coupe en trois actes très en faveur parmi les auteurs de ces dernières années et qui semble devenue la forme classique des pièces à idées, que ce soient les Tenailles de M. Paul Nervieu, la Blanchette de M. Brieux, ou le Duel de M. Lavedan. On peut en préférer une autre, plus large, plus libre, plus souple, qui se prête davantage à des études un peu poussées des types et des milieux, qui permette à l’action quelques momens d’accalmie, aux nerfs du spectateur quelques instans de détente. Je crois, pour ma part, qu’on reviendra aux cinq actes de l’ancien théâtre et des plus belles comédies d’Augier et de Dumas. L’art reprendra quelque jour l’ampleur de sa composition et la tranquillité de ses lignes. Mais nous traversons une période de fièvre. Le public pressé, hâtif, et vite à bout de ses facultés d’attention, apprécie, au théâtre comme ailleurs, l’art des raccourcis. Le Tribun est un de ces drames serrés et ramassés, où l’action, qui ignore les détours et les repos, nous mène droit au but dans une >espèce d’emportement.

Rien d’ailleurs qui ressemble moins à l’art matérialiste et violent qui, en ces derniers temps, a semblé prendre dans notre production théâtrale une prédominance si fâcheuse. La différence essentielle et qu’il importe de noter d’abord une fois pour toutes, est qu’ici la situation, quelque poignante qu’elle puisse être en soi, n’est pas à elle-même son objet et n’est pas le principal de la pièce. Elle est pour l’auteur non pas un but, mais un moyen. Elle lui sert d’armature et de support pour soutenir l’œuvre, qui est une œuvre d’idées. Les faits ne prennent ici de valeur que par le retentissement qu’ils ont dans les consciences. C’est dans ces conflits d’idées et dans ces révolutions de conscience que réside tout l’intérêt. Faute de se mettre exactement à ce point de vue, on risque de mal apprécier ce genre de théâtre. Et ceux qui, tout en louant le Tribun pour ce qu’il enferme de philosophie, l’ont tout de même jugé comme ils auraient fait n’importe quel chef-d’œuvre de mécanique théâtrale, lui ont fait tort de l’essentiel, et « laissé sur le vert le noble de l’ouvrage. »

C’est d’une idée que M. Paul Bourget est parti. Il l’a lui-même exposée mieux que nous ne saurions faire. « Plus j’ai observé notre époque, écrit-il, « plus j’ai cru voir que toute une part des maux dont nous souffrons, venait de la méconnaissance de cette loi, formulée également par le catholique Bonald et par l’empirique Auguste Comte, par le romancier Balzac et par le naturaliste Haeckel : « L’unité sociale est la famille et non l’individu… » Si cette loi est vraie, essayer d’organiser la société en fonction de l’individu, c’est proprement aller contre la nature. L’homme possède ce dangereux pouvoir. Il peut penser faux et imposer son erreur aux faits jusqu’au moment où les faits prennent leur revanche. Ils la prennent toujours. » Imaginer un cas, agencer une « espèce, » non pas pour démontrer, mais pour rendre sensible cette idée et pour « l’illustrer, » tel est le problème qui se posait à l’écrivain.

Pour y apporter une solution, M. Bourget devait chercher autour de lui ses matériaux. Certes, il ne s’est pas borné à transporter à la scène, en le démarquant, quelque scandale récent ; il n’a pas pris ses acteurs parmi les personnages connus de l’actuelle comédie politique ; ce genre de littérature à allusions et à clef serait tout à fait indigne de lui, et, tout le monde en convient, le Tribun en est à cent lieues. Toutefois, dramaturge ou romancier, un auteur ne peut peindre que ce qu’il voit. Il emprunte aux spectacles du jour des fragmens de réalité qu’il recompose à son gré, aux hommes en vue des traits qui lui serviront pour une création originale. Cela suffit, mais cela est nécessaire pour écarter le soupçon de construction en l’air, de création artificielle et arbitraire, et donner aux choses et aux gens la marque d’une époque.

Donc ceci est une histoire d’aujourd’hui, à peine en avance de quelques heures sur la date où nous sommes. Le socialisme intégral est au pouvoir, en la personne d’un certain Portal, président du Conseil. Celui-ci est un ancien professeur de philosophie, qui a trouvé sa voie dans la politique. Comme il a une carrure épaisse et un fort coup de gueule, on l’appelle le Tribun. De l’École normale où il s’est formé parmi les livres et les conférences, dans l’enseignement de ses professeurs et dans la conversation de ses camarades, loin de toutes réalités pratiques, il a passé à l’atmosphère non moins artificielle du Parlement. Unissant en lui le double néant des idées abstraites et des mots creux, il est l’idéologue mâtiné de bête oratoire. Toute la lyre et toute l’horreur. Et il est le sectaire. Ses idées, il y croit ; ses mots, il en est dupe. Il a une doctrine, et même il en a plein la bouche. Intègre d’ailleurs et de mœurs propres, sans appétit d’argent ni de jouissances grossières, et différant en cela de presque tous ceux qui l’entourent, il n’a qu’une passion, celle du pouvoir. Il l’aime, d’abord et cela va sans dire, par égoïsme, pour cette satisfaction toute personnelle de se gonfler de son importance et pour cet enivrement de se dire, comme il le fait avec ingénuité, qu’il est le maître de la France ; quoique tribun, on est homme. Mais il l’aime aussi parce qu’il y voit l’unique moyen pour faire triompher les idées dont il attend le plus grand bien général, le règne enfin réalisé de la justice. Ces idées se résument dans la guerre déclarée à la famille, seul vestige encore vivace de l’ancien monde, dernier obstacle à l’avènement de l’humanité future. La ruiner est le but où il tend de tout son effort. Il est l’auteur d’un lot de projets de loi : diminution de l’autorité paternelle, élargissement à l’infini du divorce, suppression de l’héritage. Il n’a même accepté la présidence du Conseil que pour hâter le vote de cette législation de table rase. C’est le fléau de Dieu pour troisième République.

Non content de croire à ses idées, il les applique. Il s’est marié, car dans les temps futurs on se mariera encore ; mais ce mariage de l’avenir, qui ne sera qu’un contrat de louage, analogue à tous les autres, ressemblera aussi peu à ce que nous appelons encore le mariage, que le chien constellation ressemble au chien animal aboyant. Il est même bon mari, — à sa manière, — en ce sens qu’il ne trompe pas sa femme et se laisse tranquillement adorer par elle, qui est une brave femme, un peu timide, un peu humble et aisément satisfaite de son rôle de première servante auprès du maître. Mais qu’entre cette femme et lui il y ait un lien de solidarité, et que l’un puisse avoir à répondre des actes de l’autre, vous ne l’en feriez jamais convenir. Chacun n’est responsable que de soi-même. C’est ce qu’il répète à un sien collègue, Saillard, ministre des Postes et mari trompé de la belle Mme Saillard. Que vient-il gémir sur son déshonneur et parler, ce cocu triste, d’une honte qui rejaillit sur lui ? Les fautes sont individuelles.

Portal a un fils, Georges. Il a été pour lui un bon père, — à sa manière, — sans intimité et sans tendresse. Comment lui aurait-il inspiré le goût de l’intérieur familial, de ce que les autres enfans appellent de ce nom charmant : « la maison ? » Il est l’homme des réunions publiques, du forum et de la rue. Comme principes d’éducation, il lui a administré les bonimens qui composent son programme social et politique. Le résultat a été de faire de ce garçon un parfait anarchiste… Et le président du Conseil a pris ce jeune anarchiste pour chef de cabinet.

N’oublions pas l’ami du grand homme, le sympathique Bourdelot. Ancien camarade d’École, compagnon de brasserie et partenaire de palabres, tandis que Portal se poussait dans le monde, il restait, lui, l’homme des interminables discussions entre deux bocks. C’est le bohème dans une société où Giboyer est devenu un personnage. Car Bourdelot, journaliste à la manière d’Arthur Ranc, est un personnage avec lequel il faut compter. Il n’est pas seulement le séide de Portal : il le suit, mais comme un surveillant attaché à ses pas. Théoricien sans merci, il ne lui permet pas de s’écarter de la pure doctrine. Il est sa conscience, si j’ose m’exprimer ainsi… Et mentionnons encore le bijoutier Claudel, un honorable négociant, fourvoyé dans la galère politicienne, et qui aperçoit je ne sais quel lien entre le triomphe du socialisme et la prospérité des commerces de luxe. C’est le gogo du parti. — Voilà le milieu et les personnages. C’est merveille que, dans le peu d’espace et de temps dont il disposait, l’auteur ait su, par des indications forcément brèves et un peu sommaires, mais d’une justesse et d’une précision remarquables, leur prêter cette solidité et ce relief.

D’où va naître le drame ? Or nous apprenons que Portal est sur la piste d’une affaire de corruption parlementaire qui va définitivement noyer dans la boue la république bourgeoise, ouvrir toutes grandes les écluses à la Révolution, et changer le Tribun en Dictateur. Un industriel, Moreau-Janville, et son âme damnée Mayence ont acheté des députés et aussi des sénateurs. Le carnet contenant les talons des chèques doit être quelque part, et Portal a comme un pressentiment qu’il mettra la main dessus. C’est de la politique, et on s’en aperçoit tout de suite… D’un autre côté on porte à notre connaissance certains incidens d’ordre privé : un collier de 150 000 francs a été volé au bijoutier Claudel ; ce bijoutier a reçu par la poste cent billets de mille francs que son voleur inconnu et repentant lui envoyait sous enveloppe à titre de restitution ; enfin la femme du bijoutier est la maîtresse du jeune Portal. Nous n’apercevons pas encore nettement, mais nous soupçonnons qu’un lien doit exister entre cette affaire d’État et cette affaire de famille. Tous ces points noirs vont se rejoindre, tous ces nuages vont se condenser, et l’orage dont ils étaient gros va éclater au second acte, l’acte de drame, d’un drame serré, intense, qui va nous mener dans un crescendo d’émotion jusqu’à une minute extraordinairement pathétique.

Une conversation de Moreau-Janville et de son compère Mayence nous met d’emblée dans le secret : le carnet dénonciateur a été remis au fils Portal ; le fils Portal l’a vendu cent mille francs à Mayence ; il s’est procuré ainsi la somme dont il avait besoin pour faire au bijoutier Claudel une pseudo-restitution et de cette façon empêcher celui-ci, qui était à la veille de déposer son bilan, de s’expatrier et par conséquent d’emmener Mme Claudel. Le tribun ignore tout. Peu à peu, par déchirures successives, le jour va se faire à ses yeux, la vérité va lui apparaître. Cette progression dans la découverte donnera à l’acte son dessin et son mouvement. Portal est déjà en possession d’un premier indice : il a reconnu sur le livre de la poste l’écriture de son fils : c’est Georges qui a envoyé les cent mille francs. Cette somme énorme, d’où peut-il la tenir ? Une explication baroque et mensongère du jeune homme ne l’abuse qu’un instant. Les insinuations de Mayence et de Moreau-Janville l’ont bientôt remis sur la véritable piste. Soudain l’évidence éclate : ces cent mille francs sont le prix d’une trahison. Lui, Portal, a pour fils un voleur et un traître ! Il fera justice. Un coup de téléphone au procureur de la République. Dans un quart d’heure, Georges sera arrêté. Sous le regard implacable de ce père justicier, le fils ne cherche plus à se défendre et le consulte seulement-sur le verdict : « Papa, faut-il que je me tue ? » Cette phrase, qui n’est pas une phrase, ces mots, si simples, si vrais, et qui tout d’un coup font rentrer en scène celle qu’on oubliait, la nature, sont la parole magique qui dégrise le tribun de son enivrement stoïque et l’éveille de son cauchemar romain. Il suffoque, il est près d’étouffer, il ouvre la fenêtre, respire un peu d’air. Déjà, il n’est plus le même homme. Quand arrive le procureur, il lui bredouille on ne sait quelle histoire qui n’a aucun rapport avec l’affaire en question. Car on ne livre pas son fils. Brutus n’était pas un héros : c’était un monstre. Brutus n’a qu’une excuse : c’est de n’avoir jamais existé…

Cet acte est, pour la franchise de l’exécution, pour la vigueur de la touche et la plénitude du rendu, et tout à la fois pour la puissance et la sobriété, une chose achevée. Aucun dramaturge de carrière n’y aurait apporté plus de sûreté de main que ce romancier d’hier. L’effet a été considérable. Peu s’en est fallu même qu’il ne nuisît au reste de la pièce. Il s’est produit, les premiers soirs, un phénomène curieux. Le public de la répétition générale et de la première représentation, qui est un public de théâtre et dans ses appréciations se place exclusivement au point de vue « théâtre, » s’en allait dans les couloirs en répétant : « Voilà un acte magnifique. Et voilà une pièce terminée. Le père a épargné son fils. C’est le dénouement. Tout est fini. Ce qui viendra maintenant n’a aucune importance. On peut s’en aller. » Et le fait est qu’il a écouté le troisième acte d’une oreille distraite, avec une sorte de prévention, comme un acte inutile et qui fait longueur… C’était tout bonnement déséquilibrer la pièce, et oublier qu’elle n’a été écrite que pour nous montrer ce que deviendront, après ce choc intime, les théories exposées au premier acte par Portal. Il est vrai que M. Guitry, en donnant tout son effet au second acte et ensuite abandonnant à peu près la partie, a contribué pour sa forte part à cette erreur. Erreur toute « professionnelle » de « spécialistes, » et que le public des autres représentations n’a pas commise. En retournant écouter le Tribun, j’ai constaté que, devant un auditoire sans habitudes et préjugés de métier, l’œuvre reprend l’harmonie de son ensemble et que chaque partie s’y retrouve à son plan, avec sa véritable valeur.

Or dans ce drame d’idées, c’est bien le troisième acte qui était l’acte attendu et nécessaire, puisque c’est celui où nous allons assister à un changement dans les idées du tribun, à un renouvellement dans sa conscience. Le coup d’émotion du second acte n’était que le moyen employé pour amener cette révolution dans le domaine de la pensée. Portal vient de subir ce heurt, — que connaissent bien et que connaissent seuls ceux qui ont passé par une grande épreuve, — cette crise après laquelle nous regardons l’univers avec des yeux changés ; alors nous avons peine à nous reconnaître nous-même : l’image de celui que nous avons été nous fait horreur. Que va-t-il résulter de là pour le héraut du socialisme intégral ?

Cet acte de psychologie, venant après l’acte de drame, n’est pas seulement l’acte des délicats, c’est celui sans lequel la pièce serait dénuée de toute espèce de sens. L’impression n’en est pas moins poignante que celle du second acte, mais elle est de qualité plus subtile. Le mouvement est d’ailleurs le même, transposé seulement de l’ordre des faits dans celui des idées. C’est encore l’émotion progressive, le trouble grandissant chez un homme à qui peu à peu se découvre la vérité, mais cette fois la vérité de sa propre conscience. La notation psychologique y est d’une grande finesse. Au début de l’acte, nous voyons le tribun, avec les fortes têtes de son groupe, préparer son grand discours de la prochaine séance et se livrer à la petite cuisine des interruptions combinées d’accord avec des compères pour amener des répliques foudroyantes et des improvisations apprises par cœur. Il est toujours « le tribun. » Il devait l’être en effet quelque temps encore ; le revirement ne se produit pas tout d’un coup : on se surprend d’abord à faire les mêmes gestes, à dire les mêmes mots que par le passé. On « continue. » Il faut un peu de temps pour s’apercevoir que ces gestes et que ces mots ne correspondent plus à aucune réalité intérieure. Peu à peu l’abîme se creuse et nous sentons s’écrouler en nous l’édifice auquel la base vient de manquer. Ainsi chez Portal : son esprit travaille sur la conduite qu’il vient de tenir. Homme public, qui vient de découvrir un criminel contre l’État et qui allait le livrer à la justice, il ne l’a pas livré, parce que ce criminel est son fils. C’est donc qu’entre le père et le fils il y a un lien irréductible : ce lien, créé par la nature, consacré par la société, est le lien de famille. La famille n’est pas seulement une création artificielle de la société, elle est l’organisation d’un fait naturel. La détruire, la ruiner, la miner, c’est aller contre la nature, et commettre un crime. Lorsque le tribun s’en rend enfin compte, mais alors seulement, la pièce est terminée. La toile tombe sur cette parole d’une austère beauté : « C’est notre honneur à nous autres, hommes d’idées, que, lorsque nous apparaît la fausseté des idées auxquelles nous avions cru, nous n’hésitons pas à en changer. » Voilà bien cette fois le dénouement, le seul que comportât cette tragédie psychologique, le seul qui pût résoudre cette crise de conscience en trois actes.

Comme toutes les œuvres chargées de pensée et empruntées directement aux préoccupations du moment, le Tribun a été en proie aux polémiques. Parmi les objections qu’il a soulevées, signalons-en au moins quelques-unes. « Est-ce bien là un plaidoyer pour la famille ? a dit quelqu’un. La soudaine et violente émotion qui s’empare de Portal n’est chez lui que l’écho de la fameuse et un peu désuète « voix du sang. » Cette voix du sang qui nous est connue par des tas de mélodrames, pièces généralement dépourvues de tout contenu psychologique, il l’aurait pareillement entendue, si Georges eût été un « enfant de l’amour. » Quel rapport y a-t-il donc entre ce mouvement réflexe et la constitution de la famille à l’ancienne mode ? » L’objection est spécieuse, elle ne me paraît pas très topique, puisque le sentiment familial n’est pas la contradiction du sentiment naturel, mais qu’il en est l’épanouissement, la forme supérieure qui le complète et l’achève.

Une autre objection porte sur le caractère du tribun. Un des hommes de l’esprit le plus pénétrant, le plus souple aussi, le plus mesuré et le plus nuancé, mais à qui les méfaits du régime actuel arrachent quelquefois des paroles violentes, disait devant moi : « Quelle étrange manie a ce Bourget, de donner toujours raison à ses adversaires ! Son tribun, révolutionnaire et franc-maçon, est un homme parfait. Comme si c’était possible ! Nous les connaissons, ces gens-là. Ils sont bien trop bêtes pour cela, et trop méchans… » Les termes sont vifs, mais la remarque subsiste. Il est clair que, pour méconnaître ce que la famille, et surtout la famille française, représente de fort et de délicieux, il faut avoir l’intelligence fermée à certaines vérités, et le cœur à certaines tendresses. Je ne doute pas que ce ne soit aussi l’avis de M. Bourget. Il a idéalisé son tribun. Mais il devait le faire, y étant obligé par les nécessités mêmes de ce genre de théâtre. Qu’il se fût agi en effet d’un vulgaire politicien, la pièce n’avait plus de sens. Il fallait ici un homme assez haut placé dans l’échelle des valeurs morales pour avoir cru sincèrement à un idéal, même faux, et pour être capable de le répudier publiquement, quand il en a reconnu la fausseté et la malfaisance. A défaut d’une « démonstration » que le théâtre ne peut guère prétendre à nous fournir, le Tribun est une « expérience » instituée par un moraliste auteur dramatique. Le sérieux de la pensée n’y a d’égale que la vigueur de la mise en œuvre. La littérature dramatique ainsi comprise remplit tout son objet, qui est de faire réfléchir le spectateur après l’avoir intéressé et de le mener à la pensée par l’émotion.

M. Guitry, chargé de personnifier le tribun, est tout à fait l’homme du rôle. Pour apprécier ce qu’il a été au second acte, il n’y a qu’un mot qui serve : il y a été admirable. Ce que j’ai encore le plus goûté dans son jeu, c’en est la partie muette, la façon dont il sait faire passer sur son visage le reflet de ses émotions successives, et nous rendre sensible tout le travail intérieur. J’ai déjà dit qu’au troisième acte nous ne l’avions plus retrouvé. Artiste très personnel, il voit surtout dans un rôle certains effets à produire. Le reste ne l’intéresse peu. Seulement, il arrive que ce reste ait malgré tout pour la pièce une certaine importance. A côté de lui, il faut citer, tout de suite, M. Joffre qui a composé avec une sûreté et une finesse de nuances des plus remarquables le rôle de Moreau-Janville, le corrupteur honnête. M. Lérand traduit très, bien le flou du caractère de Bourdelot, qui consiste à n’avoir pas de caractère. M. Lamothe dans le rôle du fils Portal n’a pas manqué de jeunesse et de flamme. Les rôles de femmes sont convenablement tenus par Mmes Grumbach et Roggers.


Je me suis attardé à étudier le Tribun, et il me reste bien peu de place pour les autres pièces. Mais ce sont des pièces heureuses qui n’ont pas d’histoire. A la Renaissance, au lendemain du Vieil homme, M. Tarride a compris la nécessité de dissiper l’impression laissée par ce spectacle pénible. Il avait justement sous la main une pièce de MM. Pierre Veber et Henry de Gorsse, la Gamine, tour à tour gaie et sentimentale, côtoyant parfois le vaudeville, et d’autres fois avoisinant la comédie. D’ans l’austère et dévot intérieur de ses tantes, à Pont-Audemer, Colette s’ennuie. Mise en demeure d’épouser un jeune crétin de l’endroit, Alcide Pingouin, elle prend la clé des champs, et débarque un beau matin, à Paris, chez le peintre Delannoy, membre de l’Institut, qui s’est jadis intéressé à ses barbouillages. L’arrivée de cette échappée de province chez le vieux célibataire donne lieu à toute sorte d’incidens comiques qu’il n’est pas très difficile d’imaginer. Colette qui est jeune, qui a besoin d’aimer, est persuadée qu’elle est amoureuse de son protecteur quinquagénaire. Nous sommes un peu inquiets : les quinquagénaires au théâtre ont, depuis quelque temps, trop de succès auprès de ces vertes « jeunesses. » Arnolphe ne trouverait plus de cruelles auprès des Agnès du XXe siècle. La présence d’un élève du maître, qui est précisément un « pays » de Colette, sauve la situation. Tout finit par un mariage assorti. Le tableau des mœurs provinciales au premier acte est très amusant, dans une note caricaturale. La gamme des sentimens, aux deux actes suivans, est très heureusement notée. La Gamine aura beaucoup de succès. Un de ceux que je lui souhaite serait d’amener M. Pierre Veber à un genre de comédie un peu plus solide, dont il est très capable, et dont les meilleurs amis de son talent ne le tiennent pas quitte.

Mlle Lantelme a été tout à fait charmante dans le rôle de la Gamine ; M. Boucher très amusant dans le rôle grotesque d’Alcide Pingouin, « l’enfant de Joseph. » M. Candé, dans le rôle de Delannoy, a beaucoup de naturel et d’autorité.

Depuis plusieurs années déjà, l’Oiseau bleu était connu et goûté des lettrés. Dans toute l’œuvre de M. Maeterlinck, il n’y a rien de plus charmant. C’est un rêve, comme vous savez. Deux enfans, Tyltyl et Mytyl, rêvent que, guidés par la Lumière, ils partent à la recherche de l’Oiseau bleu. Puis, l’ayant cherché à travers toutes, sortes de pays et d’aventures, ils reviennent sans l’avoir trouvé. Ainsi les hommes, dans leur vaine poursuite du bonheur. Ceci n’est pas un conte de fées. Il n’y a rien de moins symbolique que les contes de fées. Mais le souvenir s’en retrouve ici partout. Les choses dont l’âme prend une forme visible, les bêtes qui parlent un langage assorti à leur caractère, les arbres dont chacun a un murmure qui lui est propre, les personnages allégoriques qui ressemblent à ceux de nos vieilles Moralités, le Bonheur-de-ne-rien-comprendre, et le Plaisir d’être insupportable, tout cela forme un ensemble infiniment gracieux. Il y a un mélange de candeur et de préciosité tout à fait savoureux. Et pour faire de cette « féerie philosophique » l’œuvre d’un poète, il suffisait d’un tableau, celui qui ouvre devant nous le pays du Souvenir. Ceux qui ne sont plus et qui dorment là-bas, s’éveillent et reprennent vie, dès que l’un de nous pense à eux. Voilà une trouvaille de sensibilité vraie et pieuse.

L’Oiseau bleu avait, je crois bien, déjà fait son tour d’Europe. En Angleterre, en Russie, on l’a joué avec grand succès. Je doute pourtant qu’on ait pu le présenter avec plus de goût que vient de le faire Mme Réjane. Décors, costumes, jeux de lumière, c’est un ensemble, une harmonie vraiment exquise. Spectacle délicieux qui fait rire les petits et rêver les grands. Le rôle de Tyltyl est très bien joué par Delphin qui a vingt-cinq ans et en paraît dix, celui de Mytyl par la petite Odette Carlia, une de ces gamines qui ont un toupet d’enfer. Tous les autres interprètes sont excellens.

Le Théâtre des Arts, sous l’intelligente direction de M. Rouché, a entrepris de réformer l’art de la mise en scène. L’idée lui est venue du Deutscher Theater de Berlin, autant que des ballets russes de ces dernières saisons. On s’est aperçu que le luxe matériel de la mise en scène, quand elle est confiée à des décorateurs professionnels, et le souci exagéré de la réalité dans l’imitation finissaient par nuire à l’impression et bornaient l’imagination au lieu de lui venir en aide. Enfin, on s’est souvenu qu’un décor est une œuvre peinte, et qu’elle n’a qu’à gagner à être conçue par un peintre. Puisque les grands artistes d’autrefois ne dédaignaient pas de mettre la main à des œuvres de ce genre, on a cru que ceux d’aujourd’hui n’échoueraient pas où leurs aînés avaient si bien réussi. On a eu raison de le croire. Le Théâtre des Arts est à cette heure une des plus divertissantes expositions de peinture. La partie littéraire est par malheur ce qui laisse un peu à désirer. On sent qu’elle n’a pas été prévue dans le programme. On ne s’en plaint pas quand, à défaut de nouveautés, la direction nous offre un ballet de Molière, le Sicilien, avec la musique de Lulli, ou lorsqu’elle reprend Fantasio.

Fantasio est une des pièces qui, dans le théâtre de Musset, souffrent le plus d’une représentation vulgaire. Elle a toujours été affreusement montée. M. Georges d’Espagnat, qui est un peintre délicat, en a fait quelque chose de tout à fait joli. Il a composé un cadre du plus charmant rococo bavarois, où se meuvent à souhait le lyrisme et la préciosité romantiques de Musset. Il ne fallait pas moins que cela pour rendre quelque vie au héros de cette fantaisie. Le rôle de Fantasio est tenu avec beaucoup de jeunesse et de feu par M. Gaston Dechamps. Il a beau faire, beaucoup de choses qui plaisent encore à la lecture, par la magie du style, paraissent aujourd’hui assez froides à la scène. Ce qui ressort, au contraire, avec une vie inattendue, ce sont les parties de farce et de caricature. Ce théâtre de Musset est plein de fantoches délicieux, de grotesques ou d’ahuris, dont le comique un peu outré ne manque pas de saveur ; le prince de Mantoue et son officier d’ordonnance inaugurent la lignée des Blasius, des Bridaine, de cette humanité falote qui sera celle des comédies de Meilhac et Halévy, le Petit Duc ou la Grande-Duchesse de Gérolstein.

On sait que M. Camille de Sainte-Croix a entrepris de jouer toutes les pièces de Shakspeare. Il poursuit son dessein avec une obstination méritoire et un doux entêtement. Il n’a ni théâtre, ni troupe ; mais la bonne volonté lui en tient lieu. Sans lui, nous n’aurions jamais entendu Peines d’amour perdues. Et c’eût été dommage, car on ne sait pas, si on ne l’a entendue, ce que ce peut être qu’une pièce toute en concetti et à quel état d’exaspération elle peut amener le spectateur respectueux d’un grand nom.


RENE DOUMIC.